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Article de revue

Politique salariale et mode de rémunération dans la fonction publique en France depuis le début des années 2000 : mutations et enjeux

Pages 213 à 229

Notes

  • [1]
    Sauf en matière de santé et de sécurité au travail.
  • [2]
    L’enquête Salsa, élaborée dans le cadre d’une recherche menée par Baudelot et alii. (2014), cofinancée par le CEPREMAP et la DGAFP, a été menée auprès d’un échantillon représentatif de 3000 agents de la Fonction Publique.
  • [3]
    Rappelons que le premier décile (D1), est le niveau de salaire tel que 90 % de salariés gagnent plus, et 10 % gagnent moins : symétriquement, le neuvième décile (D9) est le seuil de salaire tel que 10 % des salariés gagnent plus et 90 % gagnent moins.
  • [4]
    : Dans le cadre d’une recherche européenne à laquelle nous avons participé (dont les résultats ont été présentés dans Grimshaw, Marino et Rubery. 2012) , nous avons procédé à un ensemble d’entretiens avec différents acteurs au niveau national et territorial, ainsi qu’à deux études de cas approfondies de municipalité ; parmi les entretiens de «cadrage» au niveau confédéral et territorial, nous avons interrogés 5 responsables syndicaux, issus de trois syndicats (CGT, CFDT et FO)

1 Les politiques salariales dans les services publics en Europe ont connu des mutations importantes au cours des quinze dernières années, sous la double impulsion de l’introduction du new public management (Ferlie et al., 1996) et des politiques d’austérité renforcées par les difficultés budgétaires depuis 2008 (Vaugham‑Whitehead, 2013). Ces dernières se sont notamment traduites le plus souvent par des gels voire des diminutions de salaires, générales ou ciblées. La France a elle aussi été touchée par ces mutations, même si elles y ont été moins profondes que dans d’autres pays, comme le Royaume‑Uni ou les pays d’Europe du Sud (Grimshaw et al., 2012 ; Gautié, 2013). La politique salariale dans la fonction publique en France peut être analysée à l’aune de ces deux facteurs déterminants étroitement articulés. Tout d’abord la volonté de maîtriser la croissance de la masse salariale s’exprime dès le début des années 1980 et ne fait que se renforcer par la suite, notamment avec l’adoption de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) en 2001, puis la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007. Cette même contrainte budgétaire sous‑tend la politique de Modernisation de l’action publique (MAP), même si elle ne s’y réduit pas. Ensuite, une logique inspirée du nouveau management public a conduit à introduire des réformes plus structurelles du système de rémunération qui, depuis l’origine, incarne la fonction publique de carrière, afin de le rapprocher d’une fonction publique d’emploi plus axée sur le métier et supposée plus apte à répondre à des enjeux d’attractivité (de certains métiers) et d’incitation (des personnels) – (Pêcheur, 2013).

2 Le système de rémunération et plus largement d’emploi de la fonction publique française est dans une grande mesure une illustration archétypale de la logique de marché interne (Doeringer et Piore, 1971), fondée sur un système de carrière (career‑based system). Les politiques d’austérité salariale, ainsi que les réformes plus structurelles mettent à mal cette logique, et, en développant l’individualisation et la logique de métiers, poussent vers une logique de type marché professionnel (Marsden, 1989) illustrée par les systèmes publics d’emplois (position‑based systems). Cet article se propose de faire le point sur les évolutions des politiques salariales menées par l’État depuis le début des années 2000, d’en apprécier les effets et d’en analyser les enjeux, notamment en termes de dialogue social. Il mobilise des travaux existants mais s’appuie aussi sur des recherches originales, exploitant aussi bien des enquêtes statistiques que des études de terrain. Après avoir rappelé les grandes lignes de la politique salariale et des réformes du mode de rémunération, nous en étudierons les conséquences pour les agents, avant d’analyser comment les organisations syndicales ont pu peser sur ces évolutions au niveau central comme au niveau local.

Austerité salariale moderée et tentatives de réformes plus structurelles

3 Aborder la politique salariale de l’État employeur nécessite d’abord de rappeler rapidement les spécificités du mode de rémunération dans la fonction publique. Les agents publics ne sont pas régis par le code du travail [1] qui s’applique aux salariés du privé et cette particularité s’explique par la volonté de soustraire l’appareil de l’État aux détenteurs momentanés du pouvoir politique (Rouban, 2009 ; Dreyfus, 2012) et, plus largement, de permettre à l’agent public d’assurer des missions d’intérêt général sans crainte d’arbitraire de la part du pouvoir ou des intérêts particuliers. Signe de leur spécificité eu égard aux salariés du privé, les agents titulaires de la fonction publique perçoivent non pas un salaire (rémunération contractuelle contrepartie du travail dans le cadre d’un échange marchand) mais un traitement, associé à leur statut, qui leur permet d’assurer les missions dont ils ont la charge.

4 Dans ce cadre juridique, la fonction publique – d’État (FPE), hospitalière (FPH) et territoriale (FPT) – est principalement organisée selon une logique de carrière : les fonctionnaires sont recrutés en début de carrière, par concours, et rejoignent un corps (ou « cadre d’emploi » dans la FPT). Pour garantir le déroulement de carrière, chaque corps est constitué de deux ou trois grades eux‑mêmes décomposés en plusieurs échelons. Le saut d’un grade à l’autre passe par une procédure sélective, tandis que le passage d’échelons est fondé sur l’ancienneté, afin de prendre en compte l’expérience. La grille de la fonction publique détermine la partie de la rémunération appelée traitement indiciaire, au sens où il définit en nombre de points d’indice : ce que doit recevoir chaque fonctionnaire selon son corps d’appartenance, son grade et son échelon. La valeur du point d’indice, commune à l’ensemble de la fonction publique, est déterminée par décret chaque année et permet de transcrire directement le nombre de points en rémunération. Néanmoins le traitement indiciaire ne constitue pas toute la rémunération du fonctionnaire. Tout d’abord s’y ajoute une indemnité de résidence et un éventuel supplément familial de traitement lié au nombre d’enfants à charge. Ensuite, une partie de la rémunération est composée de diverses primes (traitement indemnitaire) généralement censées compenser des contraintes inhérentes à des postes particuliers, mais intégrant aussi la rémunération des heures supplémentaires ainsi que diverses primes de performance. La part des indemnités et primes dans la rémunération brute totale est importante, puisqu’elle atteignait en 2011, pour les agents titulaires, en moyenne 24,3 % dans la fonction publique d’État et de l’ordre de 22,9 % dans la fonction publique territoriale (les données pour la FPH ne sont pas disponibles). La politique salariale de l’État‑employeur peut donc s’exercer non seulement sur la valeur du point d’indice (au niveau central) mais également sur la hiérarchie de la grille elle‑même (toujours au niveau central) et sur le régime indemnitaire (dont une partie se détermine à un niveau plus décentralisé).

5 Au total, on a donc un système complexe – on comptait par exemple en 2013 environ 1 700 régimes indemnitaires différents dans la seule FPE (Pêcheur, 2013) – dont la gestion s’opère à différents niveaux. Nous nous intéressons principalement dans cette section à la politique impulsée au niveau central par l’État.

Poursuite de la désindexation puis du gel du « point d’indice », et mesures de compensation

6 La politique salariale de l’État s’inscrit dans un mouvement de long terme de désindexation du point d’indice. En 1983, afin de lutter contre l’inflation et de contrôler la masse salariale publique, il est mis fin à l’indexation du point d’indice sur la hausse des prix. Cette désindexation, en phase avec un phénomène plus général de désindexation des salaires – abandon de l’échelle mobile des salaires, désindexation des pensions de retraites etc. (Meurs, 1993) – s’est traduite par la baisse continue de la valeur réelle du point d’indice, dont la valeur nominale finit même par être gelée à partir de juillet 2010. Sur la période récente, entre 2000 et 2013, l’indice des prix a ainsi augmenté de 24,4 % contre une hausse nominale d’uniquement 9,1 % du point d’indice. (Figure n° 1).

Graphique n° 1 – Point d’indice, indice des prix à la consommation et minimum de traitement de la fonction publique (2000‑2013), base 100 en 2000

Graphique 1

Graphique n° 1 – Point d’indice, indice des prix à la consommation et minimum de traitement de la fonction publique (2000‑2013), base 100 en 2000

Source : INSEE et DGAFP. 2014

7 La valeur du point étant fixée au niveau central et s’appliquant à l’ensemble des agents titulaires de la fonction publique, son impact potentiel sur les finances publiques est par conséquent considérable. Ainsi, en 2012, augmenter de 1 % la valeur du point d’indice qui sert de base à la rémunération des fonctionnaires aurait coûté 1,8 milliard d’euros, selon les estimations de la Cour des comptes, (Cour des comptes, 2012, 138), soit l’équivalent de près de 0,9 % du produit intérieur brut.

8 Cette politique d’austérité a vu cependant ses effets sur le pouvoir d’achat atténués par trois types de mesure. La première est l’adoption, en 2008, de la Garantie individuelle du pouvoir d’achat (GIPA) : les agents, fonctionnaires ou non, dont la rémunération individuelle totale (i.e. primes incluses) a moins augmenté que l’indice des prix à la consommation sur une période de quatre ans, reçoivent une prime compensatoire à l’issue de ces quatre années. Cette mesure, qui ne s’applique qu’au personnel en poste tout au long des quatre années, a été reconduite par la suite. En 2012, le gouvernement estimait par exemple à 130 000 le nombre de bénéficiaires potentiels dans la fonction publique d’État, pour un montant moyen de 719 euros bruts, qui est loin d’être négligeable (Besson et al., 2014).

9 Une seconde série de mesures compensatoires portent sur les primes et rémunérations annexes. Les agents de l’État ont d’abord bénéficié, comme les salariés du privé, des exonérations de cotisations sociales et réductions d’impôts sur les heures supplémentaires dans le cadre de la loi Travail, emploi et pouvoir d’achat (TEPA), sur la période d’août 2007 à août 2012 (date de son abrogation). On peut penser que ces incitations fiscales – concomitantes avec de fortes réductions d’effectifs – ont favorisé le développement des heures supplémentaires, et on constate effectivement que, par exemple dans la FPE, les indemnités pour ces dernières ont progressé de 17,8 % en 2009, de 9,8 % en 2010, et encore de 4,8 % en 2011. Par ailleurs, à partir de 2007, des possibilités ont été ouvertes pour convertir des jours de congés (congés annuels de RTT, ou jours accumulés dans les comptes épargne‑temps) en rémunération. On reste donc dans la logique du « travailler plus pour gagner plus », ou plus exactement, pour aider à compenser les effets du ralentissement puis du blocage (hors effet carrière) du traitement indiciaire.

10 Une troisième mesure, plus ancienne et de nature différente – notamment en cela qu’elle n’a pas été conçue dans une logique de compensation de la moindre progression du traitement indiciaire liée au décrochage du point d’indice, mais qu’elle en est au contraire, dans une certaine mesure, une conséquence –, concerne les agents au bas de la hiérarchie salariale. Même si le SMIC ne concerne que le secteur privé, un arrêt du conseil d’État a établi, en principe général de droit, que le minimum de rémunération d’un agent titulaire ne saurait être inférieur au SMIC (arrêt du Conseil d’État du 23 avril 1982, Ville de Toulouse contre madame Aragnou). En conséquence, le minimum de traitement indiciaire de la fonction publique (1er échelon du grade le plus bas des corps les moins rémunérés, sur une base mensuelle à plein temps) a dû s’indexer sur la valeur mensuelle du SMIC (à plein temps) quand celui‑ci a fini par le rattraper. La valeur du point stagnant, c’est par le biais d’une augmentation du nombre de points d’indice afférents au traitement minimum de base que cette indexation s’est finalement traduite – ce nombre de points d’indice passant ainsi de 253 en 2000 à 309 en 2013. Comme l’indique le graphique n° 1, le pouvoir d’achat du minimum de traitement a progressé de façon importante, notamment depuis 2005, l’accroissement du nombre de points faisant plus que compenser la perte de pouvoir d’achat du point. Au total, de ce tassement de la grille (cf. sur ce point les critiques de Pêcheur, 2013), il résulte qu’un nombre toujours croissant d’agents se retrouve avec une rémunération proche du SMIC, et les effectifs concernés sont considérables : l’augmentation du SMIC en janvier 2013 s’est répercutée directement ou indirectement sur plus de 945 000 agents de la fonction publique soit près de 18 % de l’ensemble (Conseil des ministres, 2013).

Le développement des politiques catégorielles

11 La désindexation puis le gel du point d’indice marque le déclin d’une politique générale des salaires, l’indexation du minimum de traitement sur le SMIC restant de fait la seule mesure transversale (i.e. s’appliquant à toutes les administrations et tous les corps) concernant le traitement indiciaire. Pour ce dernier, les politiques catégorielles se sont substituées aux mesures générales. Tout d’abord, pour certains corps ou catégories des mesures de reclassement ou de revalorisation ont mis en cohérence la grille avec l’évolution des qualifications. C’est le cas du passage en catégorie A des infirmières en raison de l’allongement de leur formation. Certains grades sont revalorisés, c’est le cas des personnels d’éducation et d’orientation du ministère de l’éducation nationale en 2012 qui bénéficient ainsi d’une amélioration de leur début de carrière. On peut également noter dans ce cadre la réforme des corps et carrières des personnels actifs de la police nationale, ou encore le plan de revalorisation des carrières des personnels de surveillance de l’administration pénitentiaire qui se déroulent sur la période 2004‑2010. Avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) mise en place à partir de 2007, le gouvernement de l’époque s’était engagé à redistribuer sous forme de rémunération la moitié des économies réalisées par le non renouvellement d’un départ à la retraite sur deux – mesure phare de la RGPP –, qui en résume dans les faits la perspective avant tout comptable (OCDE, 2012). Loin de marquer un relâchement de la politique d’austérité salariale au niveau global, cette mesure a permis de dégager des marges pour la politique catégorielle. Si plus de la moitié de la masse salariale économisée grâce au non remplacement de la moitié des départs à la retraite a été effectivement redistribuée, les ministères ont été traités de manière très inégale : par exemple à hauteur de 65 % de la masse salariale économisée au ministère des finances, de 30 % seulement au ministère de l’agriculture.

Des tentatives de réformes structurelles du mode de rémunération

12 La dernière décennie, et plus particulièrement à partir de 2007, a vu aussi des tentatives de réformes plus structurelles, s’inscrivant dans la logique du nouveau management inspiré des méthodes de gestion des ressources humaines du secteur privé afin, officiellement, de rendre l’emploi public plus flexible et plus efficace. Conçue par des cabinets de conseil privés autour des notions de rationalisation et de modernisation, la RGPP s’inspirait de la culture du New public management et se référait notamment à l’expérience canadienne. « Faire mieux avec moins » consistait, d’une part, dans une logique d’économie des moyens, à diminuer les dépenses publiques et surtout les emplois, et, d’autre part, à mettre en place des critères de performance gestionnaire et comptable. En termes de salaire, ceci se traduisait par la volonté affichée d’avoir moins d’agents mais mieux payés (Bacache, 2012). Ces tentatives de réformes structurelles vont dans le sens d’une plus forte individualisation des salaires. Des primes à la performance sont instaurées dès 2004 pour les « managers ». En 2009, l’entretien professionnel annuel est réformé, pour en faire un outil d’évaluation individuelle, permettant de définir des objectifs pour l’année à venir et d’apprécier les résultats par rapport aux objectifs fixés l’année précédente. La même année une nouvelle prime est introduite, afin de se substituer progressivement à l’ensemble des régimes indemnitaires, la Prime de fonction et de résultat (PFR), dont une partie dépend de la fonction exercée mais une autre des résultats de l’agent. Cette PFR vise à renforcer la logique des métiers et des fonctions contre la logique du corps, et la logique de la performance individuelle contre celle de l’ancienneté. La volonté de réformer le mode de rémunération des agents publics s’inscrit dans une démarche plus large visant à transformer progressivement la fonction publique de carrière en une fonction publique d’emplois, davantage fondée sur une logique de métier et plus proche des pratiques du secteur privé. Dans cette optique, a été menée une politique visant à fluidifier le marché interne par la fusion de nombreux corps et l’assouplissement des règles du statut. Le nombre de corps de la fonction publique d’État est ainsi passé de 700 en 2005 à 380 en 2010 ; il devrait n’être plus que de 230 en 2015. Dans le même temps, la tendance est à la « typisation » des corps restant (Moniolle, 2014) – i.e. l’uniformisation des grilles (bornes indiciaires et déroulé dans les grades selon les corps), surtout pour la catégorie C, et, dans une moindre mesure, pour la catégorie B.

13 La définition des métiers se superpose aujourd’hui à la typologie des corps, et un Dictionnaire interministériel des compétences des métiers de l’État (DICO) est même créé en 2011, après le Répertoire interministériel des métiers de l’État (RIME). Parallèlement, la mobilité externe a été encouragée par l’ouverture de concours de recrutement visant à attirer des professionnels du privé et l’assouplissement du recrutement de contractuels qui deviennent de plus en plus nombreux y compris dans les postes élevés (Audier, 2015). L’objectif est de « développer la démarche métier au sein des trois fonctions publiques » (DGAFP, 2011). En 2009, est également votée la loi sur la mobilité, qui facilite et encourage les détachements d’un corps à l’autre, mais également entre le secteur privé et le secteur public, et qui étend le recours à des agents non‑titulaires pour des remplacements de fonctionnaires (au‑delà des absences pour congé maternité ou parental).

Incidences sur les rémunerations et ressenti des agents

Une incidence limitée en termes de pouvoir d’achat individuel, mais un fort mécontentement salarial

14 Au niveau individuel, l’augmentation du salaire de base d’un agent ne peut provenir que de quatre sources : une mesure générale de revalorisation du point d’indice, une mesure catégorielle consistant à ajouter des points d’indices à certains échelons, grades ou corps, une hausse de la part variable ou primes et, enfin, un avancement dans la grille suite à une progression de carrière liée à l’ancienneté ou à une promotion – « l’effet de carrière » nommé, au niveau global, « glissement vieillesse technicité » (GVT). Pour l’État employeur, l’indicateur pertinent pour apprécier l’évolution du pouvoir d’achat est l’évolution annuelle en termes réels de la Rémunération moyenne des personnels en place (RMPP) : celle‑ci mesure l’évolution sur l’année de la rémunération globale (i.e. primes incluses) des agents déjà présents l’année précédente. Elle tient donc compte de toutes les sources d’augmentation individuelles, dont la progression de carrière. Pour les syndicats, il est illégitime de mesurer ainsi le pouvoir d’achat. Comme l’a résumé un leader syndical lors de l’une de nos études de cas, elle consiste « en un déni du droit à la carrière ». Dans le même ordre d’idée, Bouzidi et al. (2007) soulignent qu’« utiliser le GVT pour masquer la dévalorisation des carrières s’apparente à un seigneuriage, et même à une renégociation unilatérale de la dette vis‑à‑vis des agents ». En d’autres termes, ce serait donc une remise en cause du contrat social qui lie (faute d’un contrat de travail explicite) l’État‑employeur à ses agents. Pour les syndicats, le seul indicateur légitime est donc la valeur du point d’indice (et l’évolution du nombre de points d’indice à échelon et grade donnés).

15 L’enjeu autour de la mesure est d’autant plus important que l’écart entre les deux indicateurs de mesure est très fort : ainsi, si on prend l’exemple des agents de la FPE, entre 2000 et 2011, le pouvoir d’achat mesuré à l’aune du point d’indice a reculé d’environ 12 % (cf. la figure n° 1 plus haut) alors que, basé sur la RMPP, il a augmenté de l’ordre de 1 à 3 % selon les années, soit environ 15 % en termes réels sur la période (graphique n° 2).

Graphique n° 2 – Taux de croissance de la RMPP et taux de croissance de l’indice des prix (2000‑2011)

Graphique 2

Graphique n° 2 – Taux de croissance de la RMPP et taux de croissance de l’indice des prix (2000‑2011)

Source : DGAFP (2013).

16 Le sentiment de stagnation, voire de perte de pouvoir d’achat, est pourtant très fort parmi les agents. En témoigne une enquête auprès d’un échantillon représentatif de salariés de la fonction publique, menée en 2011 (Enquête « Salsa‑Fonction publique » [2]), où 21 % des enquêtés déclaraient que « le pouvoir d’achat de leur salaire » avait stagné au cours des cinq dernières années, et 64 % qu’il avait baissé (Baudelot et al., 2014). Ces mêmes auteurs montrent que la satisfaction salariale semble s’être dégradée de façon notable dans la fonction publique depuis la fin des années 1990, en même temps qu’augmentait la frustration salariale vis‑à‑vis du privé. Si la conviction de gagner moins que dans le privé à travail comparable est très répandue, il se double, dans la grande majorité des cas, du sentiment que les avantages de la fonction publique (titularisation, horaires...) ne compensent pas cet écart.

Des effets significatifs sur les écarts de salaire en début de carrière et sur la progression du salaire à l’ancienneté

17 Pour mieux saisir les ressorts du mécontentement salarial, il faut aussi analyser l’incidence de la politique salariale sur la structure des rémunérations (et pas seulement l’évolution de leur niveau). À première vue, et à un niveau très global, un tel effet semble limité : depuis le début des années 2000, le rapport inter‑décile ne montre qu’un léger tassement, comme d’ailleurs dans le secteur privé. Ainsi, d’après nos estimations à partir de l’enquête « Emploi » (INSÉE), pour les salaires horaires (primes incluses) nets de cotisations sociales, le rapport D9/D1 passe de 2,56 dans la fonction publique (2,85 dans le privé) en 2004 à 2,44 (respectivement 2,78) en 2010 [3]. Ce léger tassement résulte principalement du fait que le traitement minimum de la fonction publique, aligné sur le SMIC, a, comme on l’a vu, progressé plus vite que le salaire moyen au cours de la période.

18 Cependant cet indicateur masque des évolutions plus profondes dans la structure des rémunérations selon l’ancienneté et selon le niveau de qualification des agents. Pour l’illustrer, prenons l’exemple de deux corps généralistes, qui n’ont pas connu de revalorisation catégorielle au cours des dix dernières années : les adjoints administratifs (AA) et les administrateurs territoriaux (AT). Les AA sont au bas de la hiérarchie des corps de la catégorie C ; les AT, qui sont des cadres, sont en catégorie A. Les premiers ont subi un net aplatissement de la carrière : alors que le traitement indiciaire d’un AA ayant dix ans d’ancienneté et ayant bénéficié de l’avancement le plus rapide était supérieur de plus de 14 % à celui d’un AA débutant en 2003, le différentiel s’est réduit à moins de 2 % dix ans plus tard (Tableau n° 1). Pour les AT, en revanche, l’amplitude, nettement plus importante, est restée stable au cours de la période (i.e. un différentiel de l’ordre de 62 % entre un AT ayant dix ans d’ancienneté et un AT débutant en 2013 comme en 2003). On retrouve là les effets directs du tassement des premiers échelons des catégories C, par l’indexation sur le SMIC. Pour en limiter les conséquences, il a certes été procédé, lors de chaque augmentation du SMIC, à des revalorisations indiciaires des premiers échelons de la catégorie C, mais de manière dégressive (i.e. la revalorisation diminuant au fur et à mesure que l’on monte dans la grille). Ainsi, si l’indice du premier échelon des AA a augmenté de 46 points (+ 17,5 %), l’indice du 7e échelon n’a augmenté que de 15 points (+ 5 %). Conscient du caractère intenable d’un tel « rabotage », le gouvernement a entrepris en 2014 une remise à plat concertée des grilles de la catégorie C en vue d’une revalorisation des 1 645 000 agents qui en relèvent, avec, pour ceux rémunérés autour du SMIC, une hausse moyenne de 46 euros bruts par mois sur la période 2014‑2016. Une revalorisation de la catégorie B était en chantier au moment de la rédaction de cet article.

19 La structure des rémunérations selon les niveaux de qualification a elle aussi été fortement affectée, avec un resserrement important des écarts, du moins pour les traitements d’entrée. Dans nos exemples, ces derniers ont progressé beaucoup plus pour les AA (+24,4 % en termes nominaux entre 2003 et 2013) que pour les AT (+ 6,1 %), les AA ayant bénéficié de la conjonction de la hausse du SMIC et de la hausse du point d’indice jusqu’en 2010, alors que seule cette dernière a joué pour les seconds, dont la grille n’a pratiquement pas changé. Et alors qu’un AT débutant gagnait un salaire supérieur de 71,5 % à celui d’un AA débutant en 2003, le différentiel s’est réduit à 46,3 % dix ans plus tard (tableau n° 1). Cependant au total, si on fait le bilan de la dernière décennie, ces évolutions des rémunérations relatives contribuent au mécontentement croissant évoqué plus haut. En bas de la hiérarchie indiciaire, l’aplatissement des carrières génère un sentiment de stagnation – même si la rémunération progresse du fait des hausses du SMIC – et pose des problèmes de motivation. Chez les catégories plus qualifiées, la très forte réduction du différentiel de salaire d’entrée par rapport aux catégories les plus basses alimente un sentiment de déclassement et pose un problème d’attractivité. Les politiques catégorielles adoptées notamment au cours des années 2000 sont restées trop partielles et limitées pour contrecarrer ces phénomènes.

Tableau n° 1 – Évolution des traitements indiciaires (i.e. salaires de base hors primes). (a) Adjoints administratifs (2ème classe – i.e. grade le plus bas) ; catégorie C.

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Tableau n° 1 – Évolution des traitements indiciaires (i.e. salaires de base hors primes). (a) Adjoints administratifs (2ème classe – i.e. grade le plus bas) ; catégorie C.

* Il s’agit du traitement indiciaire maximum atteignable au bout de 10 ans de carrière en supposant que le salarié est resté dans le même corps et n’a pas été promu à un grade supérieur.
Source : document élaboré à partir des grilles indiciaires de la fonction publique

Tableau n° 1 – Évolution des traitements indiciaires (i.e. salaires de base hors primes). (b) Administrateur territorial” (classe normale ‑ i.e. grade le plus bas) ; catégorie A.

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Tableau n° 1 – Évolution des traitements indiciaires (i.e. salaires de base hors primes). (b) Administrateur territorial” (classe normale ‑ i.e. grade le plus bas) ; catégorie A.

* Il s’agit du traitement indiciaire maximum atteignable au bout de 10 ans de carrière en supposant que le salarié est resté dans le même corps et n’a pas été promu à un grade supérieur.

Les effets incertains de l’individualisation et de la rémunération à la performance

20 Il est beaucoup plus délicat de tenter d’estimer l’effet de l’individualisation et notamment de la mise en place de la prime à la performance. Il faut souligner que celle‑ci (avant que sa généralisation soit officiellement suspendue – cf. plus bas) ne semble avoir concerné qu’un nombre très limité d’agents – environ 115 000 en 2012, d’après l’OCDE (2012). On peut donc supposer qu’elle n’a eu qu’une incidence limitée sur l’évolution des rémunérations et leur hiérarchie. La réticence à l’introduction d’une prime individuelle à la performance reste forte au sein des agents publics. Ainsi, selon les résultats de l’enquête Salsa (cf. plus haut), en 2011, seuls 17 % des salariés de la fonction publique pensaient que l’introduction d’une prime à la performance individuelle est (ou serait) « une bonne idée facilement réalisable », contre 51 % qui pensaient que ce serait une « bonne idée mais difficilement réalisable », et près de 30 % que ce serait simplement « une mauvaise idée » (Baudelot et al., 2014). De nombreuses études (voir sur ce point par exemple Bacache, 2011 ; Melnik et Guillemot, 2010), ont montré que ce type de prime pouvaient avoir des effets contraires à ceux escomptés, car les incitations monétaires peuvent démotiver les agents si elles diminuent davantage les motivations intrinsèques (l’intérêt du travail lui‑même) qu’elles n’augmentent les motivations extrinsèques (monétaires). Elles peuvent notamment créer des fortes frustrations si les différences de traitement apparaissent arbitraires. Le rapport de l’OCDE (2012) rappelle que les rémunérations variables mises en place dans les services publics étaient de l’ordre de 12 % du salaire fixe et que cette variabilité des rémunérations peut engendrer des effets négatifs sur la motivation si les différences de rémunération ne sont pas perçues comme légitimes.

Stratégies syndicales et enjeux pour la négociation collective

21 Face aux mutations importantes de la politique salariale, il est intéressant d’analyser les réactions des syndicats, et, plus largement, la manière dont le dialogue social au sein de la fonction publique a été affecté. Ces mutations posent en effet un défi important aux organisations syndicales, comme cela a d’ailleurs été le cas dans les autres pays qui les ont mises en œuvre (Camfield, 2007 pour l’exemple du Canada). Au‑delà de la confrontation au niveau central, en premier lieu autour du point d’indice et de la PFR, il faut élargir l’analyse à d’autres enjeux et aussi la porter à un niveau plus décentralisé.

Opposition à la politique d’austérité salariale et à la prime à la performance

22 Le statut de la fonction publique de 1946 – et sa rénovation en 1984 – reconnaît une place importante à la négociation collective dans la politique salariale mais en limite en même temps fortement l’effectivité : contrairement au secteur privé, il n’y a aucune obligation légale à négocier, et la fin des négociations salariales fait l’objet de « relevés de conclusion » sans valeur contraignante pour l’employeur public. C’est donc par décret que les hausses générales de salaires deviennent effectives. L’idée que l’État puisse déléguer sa souveraineté aux représentants syndicaux a toujours semblé incompatible avec le statut de la fonction publique, et plus récemment, la plupart des syndicats se sont eux‑mêmes opposés, lors de la discussion sur la rénovation du dialogue social à la fin des années 2000, à ce que les accords acquièrent une valeur juridique directe (Siwek‑Pouydesseau, 2009). La loi de juillet 2010 sur la rénovation du dialogue social dans la fonction publique entérine l’engagement de l’État à mettre en œuvre les accords avec les partenaires sociaux, mais sans imposer une contrainte légale (cet engagement reste donc avant tout politique). De fait, cette évolution du cadre législatif semble avoir eu peu d’impact à première vue : malgré une forte opposition des syndicats à la politique de désindexation puis du gel du point d’indice, qui pour certains, comme on l’a souligné plus haut, remet en cause les principes même de la logique de carrière, celle‑ci n’en a pas moins été appliquée. Cependant, on a aussi noté qu’un certain nombre de mesures compensatoires ont été adoptées, et on ne saurait donc parler d’un échec total de la mobilisation syndicale sur ce point.

23 Le pouvoir des syndicats reste de fait relativement important au sein de la fonction publique française. Le taux de syndicalisation y est un peu plus de trois fois plus élevé que dans le privé (Wolff, 2008). De plus, en France, les grèves et les mobilisations de travailleurs sont souvent plus importantes dans le secteur public que dans le secteur privé. L’influence particulière des syndicats se mesure aussi à la diffusion d’une culture égalitaire au sein de la fonction publique et à sa capacité de mobilisation autour de ces valeurs. Ces valeurs d’égalitarisme constituent une forme d’ethos de la fonction publique française que L. Rouban (2010) avait déjà mise en exergue dans une perspective comparative. Nous avons retrouvé l’importance de ces valeurs au cours des entretiens que nous avons menés auprès de responsables syndicaux [4]. Ces valeurs se diffusent d’autant plus au sein de la sphère syndicale que la plupart des syndicats de fonctionnaires sont confédérés au sens où ils sont rattachés aux grandes centrales syndicales nationales, qui couvrent aussi bien le secteur public que privé. C’est cette culture égalitariste qui explique notamment les fortes réticences syndicales à l’égard de la prime à la performance – en phase avec un sentiment assez largement partagé par les agents, comme on l’a noté plus haut.

24 Sur ce point, les syndicats semblent avoir obtenu gain de cause, puisque l’abandon de la partie performance de la PFR a été annoncé début 2013 par le nouveau gouvernement. On peut y voir aussi une concession pour mieux faire passer le fait que, contrairement aux espoirs syndicaux, le gel du point d’indice était lui maintenu. Pourtant, la PFR a été remplacée par une nouvelle structure indemnitaire qui lui ressemble et qui de même ne recueille pas l’adhésion syndicale. En mai 2014 est mis en place une « Indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise » et, d’autre part, « un complément indemnitaire annuel » qui rappellent la PFR dans ses deux dimensions de primes à la fonction et à la performance sans que ce dernier terme soit utilisé puisqu’il est remplacé par la notion d’engagement. Le complément indemnitaire n’est pas obligatoire mais est déterminé lors de l’entretien annuel au vu de « l’engagement professionnel et à la manière de servir » et est versé annuellement. L’indemnité de fonction dépend, elle, de la fonction effectivement exercée et du parcours de l’agent. Elle est versée mensuellement. Ce nouveau régime indemnitaire devrait s’appliquer à l’ensemble de la fonction publique au fur et à mesure des décrets d’application qui déterminent la fourchette des montants suivant les corps.

Déplacement de la négociation et enjeux catégoriels

25 Le conflit autour de l’indexation du point d’indice sur l’inflation et l’opposition à la PFR ne sauraient résumer entièrement les enjeux du dialogue social autour de la rémunération. On doit souligner d’ailleurs que certains syndicats, comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT), de tradition plus réformiste, sont moins revendicatifs que d’autres sur cette question (Siwek‑Pouydesseau, 2009). On ne saurait pour autant surestimer les différences entre syndicats, notamment dans la période la plus récente. Ces derniers se retrouvent en effet sur l’essentiel (dénonciation du gel du point d’indice, refus d’une réforme du régime indemnitaire dans le sens d’une plus grande individualisation et prise en compte de la performance). En atteste notamment la journée d’action qui a réuni 15 mai 2014 l’ensemble des syndicats de la fonction publique (à l’exception de FO, d’accord cependant sur les revendications salariales). Cette journée dénonçait la politique d’austérité salariale et exigeait « une revalorisation immédiate du point d’indice, la refonte de la grille indiciaire permettant la revalorisation de tous les métiers et des mesures de rattrapage ». Quatre mois plus tôt, la CFDT et l’UNSA avaient claqué la porte des négociations sur la réforme du régime indemnitaire, à laquelle la CGT et FO étaient fortement opposées.

26 Quoiqu’il en soit, on note un certain déplacement de la négociation de la question de l’augmentation générale des salaires à celle des augmentations plus ciblées et plus catégorielles (notamment concernant les régimes indemnitaires, ou les taux de promotion au sein des corps), ou vers de nouveaux champs, comme celui des inégalités entre hommes et femmes. Ainsi, un accord a été signé par l’État, les collectivités locales et hospitalières et tous les syndicats, en vue de « mener une politique volontariste de suppression des inégalités salariales entre les femmes et les hommes » (ministère de la réforme de l’État, 2013). En même temps, on assiste à un certain glissement vers d’autres objets de négociations que les salaires. Ce glissement a été encouragé par la loi de juillet 2010 « relative à la rénovation du dialogue social dans la fonction publique » évoquée plus haut. Celle‑ci, en même temps qu’elle modifie les règles du dialogue social (notamment concernant la définition des syndicats « représentatifs », i.e. habilités à négocier et signer des accords), étend le champ de la négociation à tous les domaines, au‑delà des seules questions salariales et de ce point de vue le dialogue social s’en trouve élargi.

27 Un déplacement de fait, jamais explicité ni même accepté comme tel par les syndicats, est celui de la question du salaire vers celle de l’emploi. Ce glissement résulte de la politique de l’État‑employeur qui a joué sur l’arbitrage salaire‑emploi de manière plus ou moins explicite, et ce, de deux manières différentes (et même contradictoires) selon les périodes (Bacache, 2012). Jusqu’en 2007 (élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République), et de nouveau à partir de 2012 (élection de François Hollande), l’État a en quelque sorte compensé en partie le blocage des augmentations du pouvoir d’achat du point d’indice par l’augmentation des effectifs, ou leur maintien. Seule la période 2007‑2012 été marquée par un arbitrage emploi/salaire inversé et clairement explicité : l’État a réduit le nombre de fonctionnaires, en s’engageant à redistribuer, comme on l’a noté plus haut, une partie des économies à ceux qui restent en place sous forme d’une rémunération accrue. Une autre concession à une revendication forte des syndicats a été l’adoption périodique de mesures visant à réduire la part des travailleurs précaires, en transformant des contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée ou en titularisant des employés non fonctionnaires – la dernière loi en la matière (dite « Sauvadet ») ayant même été adoptée durant la période 2007‑2012, période de fortes diminutions d’emplois dans la fonction publique d’État. De ce point de vue, jusqu’à maintenant, la pression syndicale a donc permis d’atténuer les effets de la stratégie « d’externalisation interne » (i.e. le recours à des recrutements de non titulaires) sur la segmentation de l’emploi public.

28 C’est dans ce contexte que l’on peut essayer de comprendre comment les politiques catégorielles ont été accompagnées par les organisations syndicales. On peut prendre ici l’exemple de la profession des enseignants, qui représente à elle‑seule plus de 22 % de l’ensemble des salariés de la fonction publique. Bouzidi et al. (2007) montrent comment leur salaire relatif a fortement baissé depuis le milieu des années 1980. S’interrogeant sur le fait de savoir pourquoi les syndicats des enseignants ne se sont pas opposés davantage à cette érosion, ils avancent l’hypothèse d’un changement d’objectifs de ces derniers, qui auraient accordé la priorité à l’augmentation des emplois plutôt qu’à celle du salaire. Selon ces auteurs, la cause principale en serait la féminisation croissante de la profession. Mais d’autres arguments peuvent être aussi pris en considération, comme le choix de refuser une baisse de l’encadrement dans un contexte d’échec scolaire accentué, et le fait de valoriser la formation professionnelle des entrants comme facteur d’attractivité.

29 Sur la période 2007‑2012, la compensation salariale des baisses d’emploi a été inégale, comme on l’a noté plus haut, mais plus forte dans les administrations et/ou pour les corps où les syndicats ont un pouvoir de blocage important. Ainsi par exemple, au ministère des finances, où la syndicalisation est élevée et la capacité de mobilisation particulièrement forte, les compensations salariales – accompagnant des restructurations et baisses d’effectifs importantes – ont été élevées, du moins pour certaines catégories, si bien que selon un rapport parlementaire, même si les chiffres fournis manquent de transparence, il semblerait qu’au total, malgré la diminution d’effectifs, la masse salariale globale n’ait pas diminué (Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, 2011).

Mobilisation et compensations partielles au niveau local : l’exemple des collectivités territoriales

30 C’est également au niveau local que les syndicats ont pu influencer les politiques salariales, comme le montre notamment l’exemple des municipalités qui ont, comme les autres collectivités territoriales, une plus grande marge d’autonomie en la matière que les administrations centrales, notamment concernant les promotions et la détermination des primes. Même si au niveau local il n’y a officiellement pas de négociations salariales, des modes de concertation plus ou moins formels existent, et les syndicats peuvent aussi peser sur les choix des exécutifs municipaux par la mobilisation (et notamment la grève) comme le montrent des éléments recueillis lors d’une étude exploratoire auprès de plusieurs municipalités (Audier et al., 2012), Il en est ainsi, par exemple, lorsque pour obtenir l’octroi de « 150 euros net pour tous », titulaires et précaires (de la catégorie C), les employés municipaux d’une des communes enquêtées ont débrayé à répétition. Leur succès a d’ailleurs suscité des mouvements similaires dans des communes voisines. D’une façon plus générale, on a pu constater que les conflits, qui vont parfois jusqu’à des débrayages, portent de plus en plus souvent sur l’exigence d’indemnités‑primes destinées à compenser des allongements et des modifications du temps de travail voire de l’organisation du travail (horaires particuliers notamment) dans les écoles, les piscines, les lieux culturels, etc. L’alourdissement du travail est aussi invoqué, notamment lorsque les postes ne sont pas tous pourvus. D’autres conflits ciblent directement la revalorisation de l’indemnité d’administration et de technicité (IAT) ou, à défaut, tendent à obtenir une revalorisation de la prime de présence (23 euros par mois dans une des communes) voire, le cas échéant, la mise en place d’une « prime d’intéressement à la performance collective ».

31 C’est que les trois‑quarts des employés des municipalités sont des personnels de catégorie C, et on a vu qu’ils ont été les plus concernés par les tassements des carrières et le blocage du point d’indice, même si ceux d’entre eux aux échelons les plus bas ont pu bénéficier des hausses du SMIC. C’est donc plus particulièrement ces agents qui ont fait l’objet de la mobilisation des syndicats, et, par là, de l’attention des responsables de ressources humaines, par crainte notamment des effets pervers potentiels en termes de motivation et d’attractivité. Trois types de mesures semblent avoir été généralement déployés. Le premier est la pratique très répandue des avancements d’échelon accélérés – les grilles prévoyant, pour cette catégorie, d’assez larges fourchettes dans la durée de station à chaque échelon (de 18 à 24 mois, de 24 à 36 mois ou de 36 à 48 mois selon les échelons). Dès qu’il atteint la durée minimale requise (par exemple 18 mois), l’agent est promu à l’échelon supérieur. Un second levier est la modulation à la hausse des diverses primes – le traitement indiciaire restant déterminé au niveau national. Même si celles‑ci sont encadrées par des règles nationales, leur variation peut‑être importante (de 1 à 6 dans les municipalités que nous avons étudiées), et les primes de base (i.e. hors primes liées à des sujétions particulières comme le travail de week‑end ou de nuit) peuvent représenter jusqu’à 15 % de la rémunération totale. Enfin, certaines municipalités développent des avantages connexes (jours de congés supplémentaires, plan de souscription à une assurance santé complémentaire, mois « cadeau » lors du départ en retraite, etc.) adoptant de fait une conception globale de la rémunération, assez étrangère jusqu’ici à la culture de la fonction publique mais finalement tolérée par les syndicats, contraints d’accepter ces compensations, parfois seules marges de liberté des municipalités. Les risques de remise en question de ces avantages locaux pour des raisons budgétaires font d’ailleurs l’objet de menaces de conflits récurrentes.

32 Au niveau local aussi, ces politiques ont pu s’inscrire dans un arbitrage implicite entre emploi et rémunération au sens large – les politiques de modération d’embauches, ou même dans certains cas d’externalisation de certaines activités, permettant de dégager plus facilement des marges financières. Au total, les politiques mises en œuvre varient d’une municipalité à l’autre, créant par là des inégalités croissantes. Les facteurs de variation, outre les marges financières (qui dépendent beaucoup des ressources fiscales) et les options politiques, renvoient notamment aux rapports de force locaux. Ainsi comme on l’a vu, dans l’une des municipalités étudiées, une grève très suivie a permis une forte augmentation de prime (de l’ordre de 150 euros mensuels pour les catégories C) pour les personnels les moins qualifiés, les plaçant à un niveau près de six fois supérieur à celui de certaines municipalités limitrophes.

33 * * *

34 Au terme de cette analyse, la conclusion générale qui semble s’imposer est que même si l’on ne doit pas sous‑estimer l’ampleur de certaines mutations, c’est donc une certaine résilience du système d’emploi et de rémunération de la fonction publique française qui semble l’emporter – même sa pérennité est incertaine, étant donnée la pression croissante en faveur d’économies budgétaires, qui limitent de plus en plus les marges de manœuvre aussi bien en termes de politiques catégorielles que de compensations au niveau local. Les syndicats n’ont pas pu empêcher l’austérité salariale au niveau global. Ils ont pu cependant obtenir certaines compensations, au niveau central mais aussi, dans certaines administrations, au niveau local (avancements accélérés, accroissement des primes, obtention d’autres avantages…). Ils ont pu aussi, dans certains cas, peser sur les politiques catégorielles. En revanche, ils ont connu un succès plus direct dans leur résistance aux mutations structurelles associées au New public management : l’abandon de la prime individuelle aux résultats et l’intégration dans le statut de la fonction publique d’un certain nombre de salariés en emplois contractuels résultent d’une opposition qui reste forte aussi bien à l’individualisation des rémunérations qu’au contournement du statut de fonctionnaire.

35 Cependant, deux remarques invitent à nuancer le constat d’une ampleur limitée des mutations récentes et de leur faible incidence sur la rémunération des agents. Tout d’abord, il semble qu’effectivement la politique d’austérité salariale, articulée à une indexation de fait des basses rémunérations sur le SMIC, ne s’est pas traduite par une augmentation des inégalités de salaires au niveau global. Une fois prises en compte les progressions de salaire à l’ancienneté ou résultant des promotions, elle n’a pas entraîné non plus, en moyenne, des pertes de pouvoir d’achat au niveau individuel (même si de telles situations existent évidemment, notamment pour ceux qui n’ont pas ou plus de progression de carrière possible). Mais une analyse plus approfondie révèle cependant un impact important sur la structure des salaires relatifs qui se manifeste par un aplatissement des carrières salariales au bas de la hiérarchie et une forte réduction des écarts des salaires d’entrée entre niveaux de qualification. Ces évolutions contribuent au fort sentiment d’insatisfaction salariale à la fin de la première décennie des années 2000 et posent des problèmes aussi bien en termes de motivation que d’attractivité pour certaines professions. Pour les syndicats, le fait que seuls les avancements de carrière (par promotion ou à l’ancienneté) permettent de faire progresser ou de simplement maintenir le pouvoir d’achat des agents constitue une profonde remise en cause des fondements même du système de la fonction publique de carrière. Ensuite, on constate, au niveau central, le développement d’une politique plus catégorielle, et, on assiste, au niveau local – comme on a pu le voir avec l’exemple de certaines municipalités – à une diversification des politiques de rémunération « extra‑indiciaires » (via les primes et autres avantages), selon les rapports de force et les marges de manœuvre financières propres à chaque entité. Il semble que l’on assiste à un processus de fragmentation croissante de la politique salariale dans la fonction publique, qu’il faudrait analyser plus en détail par des recherches à venir. Ce qui amène, là encore, à nuancer le constat de résilience d’un système qui n’aurait connu que des ajustements « paramétriques » (tels que le gel du point d’indice), sans réformes structurelles d’ampleur.

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Mots-clés éditeurs : négociations salariales, politiques salariales, fonction publique

Date de mise en ligne : 11/06/2015

https://doi.org/10.3917/rfap.153.0213

Notes

  • [1]
    Sauf en matière de santé et de sécurité au travail.
  • [2]
    L’enquête Salsa, élaborée dans le cadre d’une recherche menée par Baudelot et alii. (2014), cofinancée par le CEPREMAP et la DGAFP, a été menée auprès d’un échantillon représentatif de 3000 agents de la Fonction Publique.
  • [3]
    Rappelons que le premier décile (D1), est le niveau de salaire tel que 90 % de salariés gagnent plus, et 10 % gagnent moins : symétriquement, le neuvième décile (D9) est le seuil de salaire tel que 10 % des salariés gagnent plus et 90 % gagnent moins.
  • [4]
    : Dans le cadre d’une recherche européenne à laquelle nous avons participé (dont les résultats ont été présentés dans Grimshaw, Marino et Rubery. 2012) , nous avons procédé à un ensemble d’entretiens avec différents acteurs au niveau national et territorial, ainsi qu’à deux études de cas approfondies de municipalité ; parmi les entretiens de «cadrage» au niveau confédéral et territorial, nous avons interrogés 5 responsables syndicaux, issus de trois syndicats (CGT, CFDT et FO)

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