Couverture de RFAP_128

Article de revue

Les cadres du ministère des affaires étrangères et européennes face à la LOLF

Pages 717 à 728

Notes

  • [1]
    Laboratoire « Professions, institutions, temporalités » (Printemps), valerie. boussard@ printemps. uvsq. fr
  • [2]
    Laboratoire « Georges Friedmann », mmarc. loriol2@ libertysurf. fr
  • [3]
    Dujarier (Marie Anne), L’idéal au travail, Paris, PUF, 2006; Mispelblom (F.), Encadrer, un métier impossible, Paris, Armand Colin, 2006.
  • [4]
    L’objet de cette recherche, entamée en 2006, est de mettre au jour les spécificités du travail diplomatique. Participent à cette recherche conduite sous la direction de Marc Loriol, Va lérie Boussard, Françoise Piotet, Vincent P orteret et David Delfolie. Les résultats présentés ci-après sont le fruit d’entretiens (menés avec plus de quarante cadres) et d’observations du travail menées entre 2006 et 2008, au sein de différentes entités du ministère.
  • [5]
    Bazouni (Yvan), Le métier de diplomate, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2005.
  • [6]
    Dickie (J ohn), The new Mandarins. How British foreign policy works, London, I.B. Ta uris, 2004.
  • [7]
    Stefanovitch (Yvan), Aux frais de la princesse, J.-C. Lattès, 2007.
  • [8]
    « Ambassadeur, un métier qui doit se moderniser », Le Figaro, 2 avril 2008.
  • [9]
    Brunetière (J ean-René), « Les indicateurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006/1.
  • [10]
    Berry (Michel), « Une technologie invisible : l’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains », Documents du Centre de recherches en gestion (http ://crg.polytechnique.fr/), juin 1983; Boussard (Va lérie), « Quand les règles s’incarnent. L’exemple des indicateurs prégnants », Sociologie du travail, 43,2001,533-551; Boussard (Va lérie), « Controverses autour des indicateurs de gestion dans les caisses d’allocations familiales », in Maugeri (S.) dir., », Délit de gestion, Paris, La Dispute, 2001.
  • [11]
    Dont Trosa (Sylvie), « La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : contrôle ou liberté ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006, p. 57 à 68 et Winicki (Pierre), « Loi organique relative aux lois de finances (LOLF), gestion des ressources humaines et nouvelles compétences managériales », Revue française d’administration publique, no 117,2006, p. 11 7 à 129.
  • [12]
    W inicki (Pierre), Ibid.
  • [13]
    Comme le suggère le récent Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France (2008-2020) remis en juillet 2008 au Président de la République.
  • [14]
    Gadrey (J ean), « Le service n’est pas un produit : quelques implications pour l’analyse économique et pour la gestion », P olitiques et management public, 1991, vol 9.
  • [15]
    Dujarier (Marie-Anne), L’idéal au travail, Paris, PUF, 2006.
  • [16]
    En 2007, le service de communication du ministère a produit un documentaire destiné à présenter au public les métiers diplomatiques. Celui-ci n’a pas été apprécié car il faisait la part belle au travail consulaire et notamment à l’évacuation des français lors de la crise libanaise tandis qu’il n’évoquait pratiquement pas le travail politique.
  • [17]
    Boltanski (Luc), Thévenot (Laurent), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Ga llimard, 1991.
  • [18]
    Brunetière (J ean-René), « Les indicateurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006.
  • [19]
    Gouteyron (Adrien), Rapport d’information n° 272 (2005-2006), fait au nom de la commission des finances, Sénat, 22 mars 2006.
  • [20]
    Lors d’une table ronde consacrée à l’évolution des métiers diplomatiques (27 août 2007, XVe conférence des ambassadeurs), la maîtrise des langues étrangères a été largement citée comme une compétence à revaloriser, à l’exemple des efforts faits par le F oreign and Commonwealth Office pour l’enseignement des langues.
  • [21]
    Leroy (Marc), Sociologie des finances publiques, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007.
  • [22]
    Brunetière (J ean-René), « Les indicateurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006.

1Inspirée par les principes du New Public Management mis en œuvre dans les pays anglo-saxons, l’entreprise de modernisation de l’État en France trouve son application dans la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) du 1er août 2001, mise en œuvre dans toutes les administrations à compter du 1er janvier 2006. Soutenue par un consensus politique, ce tte loi vise une meilleure maîtrise de la répartition et de l’utilisation des crédits en vue d’un service rendu plus efficace. Cette meilleure efficacité et qualité du service rendu suppose un engagement de tous les fonctionnaires et en particulier des cadres dirigeants de la fonction publique qui bénéficient en contrepartie d’une plus grande autonomie de gestion. Ces objectifs généraux sont concrètement mis en œuvre au moyen « d’outils de pilotage » rassemblant, dans des tableaux de bord, une série d’indicateurs ad hoc permettant un suivi et un contrôle internes de l’activité de chaque service et une appréciation des résultats atteints au regard des objectifs fixés.

2La mise en œuvre de la loi organique relative aux lois de finances dans les différentes administrations a déjà suscité des analyses critiques. A été ainsi évoqué le risque que, derrière des options apparemment neutres et techniques, puissent se dissimuler des choix politiques discutables mais non discutés. Par ailleurs, les critères et les indicateurs concrets de performance, encore pour nombre d’entre eux à l’état d’ébauche, sont d’autant plus problématiques que l’action à évaluer ne peut être appréciée par le seul biais de données quantitatives. La plus ou moins grande possibilité de fixer des objectifs précis et mesurables devient un enjeu susceptible de modifier des équilibres internes de pouvoirs. L’adhésion des agents à la réforme implique alors que soit trouvé un juste équilibre entre contribution et rétribution, reconnaissance objective de la compétence et justesse de la sanction.

3Cette question de l’adhésion se pose de façon aiguë pour les cadres, que la fonction et la position hiérarchique placent au cœur de la mise en œuvre des politiques de moder - nisation, et notamment de leurs différents outils managériaux [3]. À partir d’une recherche en cours sur les métiers de la diplomatie [4], cet article a pour objectif d’expliciter les enjeux et les débats qui animent les cadres du ministère des affaires étrangères et européennes (MAEE) autour de la mise en place de la LOLF en particulier et des nouvelles démarches d’évaluation en général. Notre recherche montre que la LOLF réactive les clivages traditionnels à l’intérieur du corps des cadres de ce ministère, en rendant plus visible la distinction entre activités politiques, consulaires et gestionnaires. Parallèlement, elle intensifie les discours de justifications des activités politiques traditionnellement considérées comme les plus nobles.

DE LA « DIPLOMATIE TRADITIONNELLE » À « LA NOUVELLE DIPLOMATIE » ?

Les discours modernisateurs des cadres

4La politique étrangère et les relations extérieures constituent des fonctions traditionnelles de l’État. Ces dernières sont assurées par un corps de cadres de la fonction publique. Les cadres de catégorie A occupent les fonctions les plus prestigieuses (ambassadeurs, consuls généraux, conseillers des affaires étrangères, etc. ), tandis que les cadres de catégorie B tiennent des postes d’encadrement intermédiaire des agents administratifs (consul adjoint, chef de service financier) ou des postes d’experts techniques.Pour l’extérieur, ces cadres sont dénommés diplomates, même si, en interne, seuls les cadres exerçant des fonctions en chancellerie politique, sont reconnus comme les « vrais » diplomates.

5Parmi ce corps de diplomates, les cadres de catégorie A amenés à définir et mettre en œuvre, au sein des plus hautes fonctions de l’État (directions du ministère des affaires étrangères et européennes, cab inet du ministre, ambassades prestigieuses, etc. ) la politique diplomatique française, développent un discours sur ce que doit être une bonne diplomatie. Ce dernier, qui a cours depuis le lendemain de la première guerre mondiale, est rituellement fondé sur la nécessité de mettre fin à la « diplomatie traditionnelle » tournée vers des échanges bilatéraux élitistes et confidentiels entre dirigeants politiques – par l’intermédiaire des diplomates – dans le but de nouer des alliances défensives ou offensives. C’est une « nouvelle diplomatie » qui est revendiquée [5]. celle-ci est caractérisée par une plus grande ouverture aux questions multilatérales (notamment au sein de l’Union européenne); une plus grande nécessité de spécialisation, y compris sur les problèmes économiques et commerciaux; un souhait de servir de catalyseur des multiples échanges internationaux (entre différents acteurs publics, voire privés) et, enfin, une plus grande place accordée à la gestion des moyens et des hommes, c’est-à-dire une plus grande qualification en management, et en techniques financières, notamment pour mieux pouvoir se défendre auprès du ministère des finances lors des arbitrages budgétaires.

6Depuis une quinzaine d’années, le sentiment d’urgence d’une réforme de la diplomatie s’est accru, notamment pour des raisons budgétaires. Le ministère des affaires étrangères et européennes a en effet dû faire face, dans un contexte de restrictions budgétaires à des obligations croissantes (accroissement exponentiel du nombre de demandeurs de visas, par exemple). La question des moyens et de leur gestion est ainsi devenue centrale alors qu’elle était auparavant considérée comme secondaire. De nombreux diplomates ont le sentiment que les ambitions françaises devraient être limitées : réduction du nombre d’actions prioritaires, fermeture des postes ou mutualisation des moyens entre différents pays de l’Union européenne.

7Parallèlement à ces réformes portant sur les priorités, c’est une approche plus gestionnaire de l’organisation qui est défendue. La fusion en 1999 du ministère des affaires étrangères et européennes avec le ministère de la coopération a fait entrer au ministère des cadres ayant une culture de l’action logistique et de la gestion de programmes qui ont pu se faire les porte-parole d’une approche plus managériale de l’action du ministère. Cette dernière s’est trouvée légitimée par les réformes mises en œuvre dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni où un vaste plan de modernisation, initié au F oreign and Commonwealth OfficeFCO) [6], a introduit un système de gestion des compétences inspiré des principes du secteur privé.

8Ces différentes voies de modernisation trouvent un certain crédit auprès des diplomates qui y voient l’opportunité d’une meilleure reconnaissance de leur travail aux yeux de l’opinion. Le livre récent d’un journaliste [7] dénonçant les supposés privilèges des diplomates en poste à l’étranger a été très discuté au quai d’Orsay : non seulement l’ouvrage ne relativise pas ces « privilèges » au regard de la situation des cadres dirigeants du privé expatriés, mais il ne s’interroge à aucun moment sur le service rendu et le travail réalisé. De la même façon les attaques médiatiques dont le ministère a été la cible [8] et auxquelles le ministre Kouchner a personnellement répondu, ont ébranlé les cadres. Beaucoup d’entre eux estiment alors nécessaire de mieux rendre compte du travail réalisé. Certes, il n’existe pas d’approche consensuelle parmi les cadres rencontrés.Pourtant, il est clair que les discours modernisateurs véhiculés par les porte-parole du ministère suscitent un espoir auprès des cadres car ils rencontrent des enjeux liés à l’exercice d’une activité professionnelle prise dans de nouvelles contraintes.

Les dispositifs de modernisation : plan de modernisation et LOLF

9La modernisation du ministère des affaires étrangères et européennes n’est toutefois pas qu’un discours. Ses applications provoquent des réactions beaucoup plus critiques que le discours général de modernisation. Venus de la réforme plus générale de l’État, deux dispositifs ont touché, « par le haut », le ministère : le plan de modernisation et la LOLF.

10En 2006, le ministère des affaires étrangères et européennes est le premier ministère à signer un contrat triennal de modernisation avec le ministère des finances. Ce contrat prévoit seize accords sur les réformes structurelles comme la gestion prévisionnelle des ressources humaines, la dynamisation de la gestion de l’encadrement supérieur du ministère, la rationalisation du travail consulaire, etc. Un objectif important est, par exemple, de réduire le nombre d’ordonnateurs secondaires dans les postes pour rationaliser la gestion et faire des économies d’échelle. L’accord prévoit en outre une baisse de 3,34 % des effectifs équivalent temps plein (ETP). Dans ce cadre, le comité interministériel des moyens de l’État à l’étranger (CIMEE) a adopté une directive nationale d’orientation des ambassades (DNO), qui a pour objectif de proposer une typologie des postes diplomatiques en fonction des enjeux politiques et d’allouer les moyens humains, financiers et techniques en conséquence.

11La LOLF, qui se rajoute à ce premier axe de modernisation, comporte deux volets distincts mais articulés, le volet « comptable » et le volet « contrôle de gestion ». Le volet comptable consiste à mettre en œuvre une nouvelle nomenclature comptable et donc budgétaire, de façon à imputer les coûts de fonctionnement sur des « programmes » (par exemple « Solidarité à l’égard des pays en voie de développement » ou « Action de la France dans l’Europe et dans le monde »). Le responsable de programme, en accord avec son ministre, définit une stratégie pluriannuelle et est garant de son application. Chaque programme est décliné en objectifs, eux-mêmes mesurés par des indicateurs. C’est là le volet « contrôle de gestion » qui a pour objectif la mesure d’une performance de l’activité diplomatique. Par exemple, le programme 105, « Action de la France dans l’Europe et dans le monde », a pour premier objectif de « défendre et représenter les intérêts de la France ». Les résultats sont mesurés grâce à différents indicateurs : le nombre de consultations du site Internet du ministère et des postes ainsi que la présence des français et de la langue française dans les institutions internationales. D’autres indicateurs portent sur le nombre de crises graves ou le nombre de négociations importantes au cours desquelles la position de la France a été renforcée. Tous ces indicateurs font l’objet d’une vérification par le Parlement. La mise en place de la LOLF implique, pour l’administration centrale, que les cadres du ministère des affaires étrangères et européennes puissent rendre compte de leur activité ou de celle de leurs subordonnés à partir d’une quantification des résultats atteints (nombre de contacts, de documents produits, etc. ). Elle suppose donc de préciser, dans chaque cas, quels sont les résultats attendus de l’action publique et les indicateurs permettant de les mesurer.

LES DISPOSITIFS DE MODERNISATION CONTRE L’ACTIVITÉ PROFESSIONNELLE

12Dans le contexte des discours modernisateurs des diplomates, les dispositifs de modernisation auraient pu apparaître comme une opportunité pour consolider et faire valoir les transformations de leur activité.Pourtant, à l’usage, il s’avère que ces dispositifs, et notamment les indicateurs de performance, sont fortement critiqués par certains diplomates au nom d’une activité professionnelle dont ils ne pourraient pas rendre compte. Par ailleurs, loin de donner une unité au groupe des cadres, les dispositifs de modernisation participent à l’accentuation des différences entre les catégories et les filières (chancellerie politique versus consulat).

Des indicateurs à l’encontre des définitions professionnelles

13La démarche de quantification des résultats est critiquée par bon nombre de cadres qui la juge incapable de rendre compte de leur activité. En privilégiant ce qui peut être facilement dénombré, comme le nombre de visites sur les sites Internet du ministère, par exemple [9], on réduirait la performance de la diplomatie française à des activités périphériques. D’autre part, il serait impossible de quantifier certaines activités, comme la prise de contact, la négociation, les relations avec les homologues, etc. Cette quantification pervertirait la performance réelle de la diplomatie car atteindre les objectifs quantifiés demandés ne peut se faire sans qu’un réel travail diplomatique soit mené; les résultats ne peuvent être mesurés que sur le long terme et de façon plus qualitative que quantitative. Par exemple, il faut bien quinze à vingt ans pour savoir si les étudiants invités en France ont bien intégré l’élite de leur pays et ont conservé une bonne image de la France.

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« C’est délirant, ça n’a aucun sens et ça ne correspond à rien, c’est artificiel… On ne peut pas quantifier ça au nombre d’entretiens avec des ministres ou des homologues étranger… Si on est évalué là-dessus, c’est facile de faire ça ! Pour les pays dont je m’occupe, les ministres transitent par Paris toutes les semaines, si l’idée est de faire du chiffre, si les moyens alloués dépendent de ces indicateurs, on va faire du chiffre ! Je suis capable de rencontrer vingt ministres par semaine ! » (un sous-directeur).

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« Le problème particulier au ministère des affaires étrangères, c’est qu’on a des tâches qualitatives. Il est difficile de quantifier des tâches qualitatives qui sont, par exemple, a voir de bons rapports avec nos partenaires. Si vous dites : « Plus vous avez de missions à New York plus les relations avec les américains sont bonnes, mais ça peut aussi signifier le contraire ! » (conseiller des affaires étrangères).

16Ces discours critiques dressent une opposition entre l’activité diplomatique, d’un côté, et une activité économique ou industrielle de l’autre. Les indicateurs seraient pertinents pour des entreprises commerciales, mais non pour le ministère qui travaille sur les relations avec des partenaires : « On a des difficultés à trouver des indicateurs qui prouvent que nos relations sont meilleures ou pires ou moins bonnes; alors que si vous avez une activité de guichet, par exemple, à la SNCF, si on vend plus de tickets pendant un mois, ça veut dire que les choses vont mieux, c’est une activité de guichet, c’est une activité quantifiée » (conseiller des affaires étrangères). Par ailleurs, la méthode même des indicateurs pour améliorer la performance est remise en cause. L’exemple du fonctionnement des services économiques qui dépendent du ministère des finances mais qui, soumis à l’autorité de l’ambassadeur, laisse ainsi sceptiques bien des diplomates en poste. En effet, ces services disposent depuis longtemps d’indicateurs de gestion et d’un suivi quotidien de l’activité. Ils ont même obtenu un label ISO : « Ils moulinent toute la journée leurs indicateurs mais ça ne les rend pas plus performants pour autant ! Il n’y a qu’à voir la chute de nos parts de marché à l’exportation ! » (conseiller des affaires étrangères).

17Il est possible d’interpréter ces diverses controverses en considérant que la mise en place d’indicateurs, quels qu’ils soient, touche aux représentations de l’activité et donc aux définitions de la situation professionnelle [10]. En induisant une certaine idée de la performance, les indicateurs impliquent des définitions spécifiques de ce qu’il convient de faire, plus ou moins en rupture avec les définitions traditionnelles du « vrai travail ». Pour les cadres, la difficulté est alors de faire reconnaître des indicateurs qui privilégient une dimension du travail par rapport à d’autres. Par exemple, peut-on mesurer la perfor - mance de la chancellerie politique, via le service de presse, à travers le nombre d’articles de presse parus sur la France dans le pays ?Pour un certain nombre de cadres (responsables de service presse, responsables de postes), cet indicateur ne rendrait pas compte du travail puisque le nombre d’articles peut dépendre de l’actualité. Par ailleurs, est-ce le nombre d’articles qu’il faut compter ou le nombre d’articles renforçant l’image de la France ? Et dans quel type de presse ? Ce type de débat peut-être reproduit sur d’autres indicateurs : nombre de conventions ou accords signés, nombre de visites, nombre de personnalités politiques rencontrées, etc. Dans chacun des cas, pour les cadres, tomber dans le respect strict de l’indicateur serait renoncer à faire du bon travail.

18Ces arguments s’appuient sur une rhétorique professionnelle qui valorise l’activité du ministère des affaires étrangères et européennes comme étant complexe et multiforme et présente les différentes caractéristiques du travail diplomatique comme irréductibles aux chiffres : le volet politique et culturel, plus que le volet consulaire, est régi par des logiques et des évaluations diverses. La réussite lors d’une négociation dépend du rapport de force, de la qualité des instructions, des objectifs qui peuvent être sophistiqués, voire contradictoires. Il en est de même de la pertinence d’une analyse, du travail de représentation, etc. Si une grosse erreur ou un coup réussi peuvent être facilement identifiés, les situations intermédiaires sont moins claires. Qui est juge d’une réussite ou d’un échec politique : le Président de la République ou le gouvernement, les électeurs, les médias, le secrétaire général du Quai ? Par ailleurs, le travail politique de représentation des intérêts de la France fonctionne souvent par « coups » : par exemple, organiser le déplacement du Premier ministre français en Chine en pleine crise du SRAS et manifester par là d’une solidarité supérieure à celle d’autres pays; ou plus modestement, dans un pays étranger, organiser une conférence d’un artiste ou d’un intellectuel français qui aura un impact médiatique.

19Le « coup » est une opération audacieuse afin de promouvoir l’image et les intérêts de la France, essentiellement sur un plan symbolique. Si le diplomate à l’origine du « coup » reste en coulisse au profit du responsable politique ou de la personnalité ainsi mise en scène, le « coup » réussi joue un grand rôle dans la reconnaissance en interne de la valeur professionnelle et de sa reconnaissance par le pouvoir politique. Mais pour beaucoup, ce tte opération évènementielle ne peut pas relever d’indicateurs quantitatifs simples.

20Pour plusieurs commentateurs [11] de la LOLF, le danger posé par la mise en œuvre d’indicateurs irréalistes ou sans rapport avec le véritable travail des agents pourrait être contourné en associant, largement et de façon démocratique, les agents à la formulation des objectifs et des indicateurs. Or, beaucoup des diplomates rencontrés ont expliqué ne pas pouvoir imaginer, dans un cadre strictement comptable, des indicateurs pertinents pour mesurer leur activité. Seule une évaluation plus qualitative et informelle leur semblait réaliste. Une autre critique des indicateurs de performance est qu’ils mesureraient des résultats dont l’administration, le service ou l’agent évalué ne contrôlerait qu’une faible part. Le succès d’une négociation, ou la résolution d’une crise internationale ne dépendrait pas que des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères et européennes français. La réponse habituelle à cette objection est qu’un des mérites de la LOLF serait de pousser à la coopération entre administrations, de récompenser le travail en réseau [12]. Mais cet argument semble moins pertinent quand le succès ou l’échec dépend de partenaires étrangers qui sont parfois « concurrents » ou « adversaires » : « C’est très dur à évaluer, même quand on se fixe des objectifs politiques, on ne maîtrise pas toutes les données. En 2005 on a enregistré un progrès politique pour un territoire dont l’appar - tenance à la République française était contestée par un pays voisin; ça devrait être sur nos grilles performances ! Mais c’est un succès orphelin parce que si on crie trop victoire, l’autre pays ne sera pas content. Si c’est une victoire pour nous, c’est une défaite pour eux, donc on ne va pas communiquer là-dessus et dans l’évaluation de la performance ce succès n’apparaîtra nulle part » (sous-directeur géographique).

21F inalement, ces critiques d’un des dispositifs de modernisation montrent que, selon les cadres, les vertus de la « diplomatie traditionnelle » ne peuvent être complètement dépassées. Les nouveaux moyens de communication et d’information (nouveaux progiciels notamment), le nombre accrus d’échanges internationaux de toutes sortes, l’ajout de nouvelles fonctions (diplomatie économique, humanitaire, publique, etc. ) qui appelaient l’apparition de la nouvelle diplomatie, n’ont en rien réduit l’importance des anciennes fonctions politiques et d’information. Les définitions de ce qu’est le vrai travail diplomatique restent ancrées dans un certain nombre de traditions qui semblent, d’après les cadres, non réductibles à certaines injonctions modernisatrices, dont la quantification voulue par la LOLF. La contradiction entre la confiance accordée au discours de moder - nisation et les doutes quant à l’utilisation des indicateurs LOLF s’explique, pour une grande part, par la crainte que ces évaluations du travail diplomatique ne soient le prétexte à une réduction importante des moyens alloués au ministère [13].

Le risque que seul compte ce qui peut se compter

22Ce paradoxe est d’autant plus vif que les cadres rencontrés inscrivent leur carrière dans les filières politiques ou culturelles. Les débats et les malaises quant au type de professionnalisme attendu sont plus intenses pour ces derniers que pour leurs collègues s’inscrivant dans des filières consulaires ou gestionnaires. En effet, pour le travail politique ou culturel, l’activité est en grande partie immatérielle et son évaluation soulève les difficultés de toute activité de service [14].

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« On nous a défini une batterie d’indicateurs, dans le cadre de la LOLF qui est un exercice totalement surréaliste pour prétendre qu’on va pouvoir mesurer la qualité du travail fourni en fonction du nombre d’entretiens, du nombre de visiteurs qui sont venus nous voir, etc. C’est vraiment une méconnaissance totale ! On trouve des indicateurs parce qu’il faut trouver des indicateurs donc on met n’importe quoi ! [… ] Je trouve qu’on va plaquer des recettes qui peuvent valoir pour un consulat qui rend des services aux usagers, mais qui n’ont aucune pertinence pour une représentation permanente ou le travail de négociation politique, je crois que c’est très difficile de mesurer la qualité du travail que l’on fait ici » (conseiller des affaires étrangères).

24Les débats, en effet, n’ont pas la même intensité pour les activités consulaires. La position des cadres dans la filière consulaire est moins transformée par la LOLF, car la définition du travail n’est pas fondamentalement modifiée. En effet, s’il s’agit là aussi d’une activité de service, celle-ci se rapproche sur plusieurs dimensions d’une activité de production. Il est possible de compter le nombre de dossiers traités, d’actes ou de visas délivrés, de bourses accordées, etc.

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« Pour le consulaire, c’est plus facile : savoir combien de français sont immatriculés, etc., ce sont des chiffres, on peut les fournir facilement… on veut s’assurer que les gens font leur travail consciencieusement; mais si on fait ce métier, en général, c’est qu’on le fait consciencieusement » (agent de catégorie B)

26Cela rapproche l’activité consulaire d’une activité industrielle, ca ractéristique qui n’échappe d’ailleurs pas aux agents lorsqu’ils associent le consulat à « une usine », à l’endroit « où les choses se font ». De tels indicateurs ne sont pas nouveaux pour les consuls et les cadres consulaires qui s’en sont toujours servis à des fins de pilotage interne de leur service. Un chef de service estime ainsi nécessaire de « faire en sorte que tout le monde soit au travail, c’est une préoccupation normale, on n’a pas à faire attendre l’usager au-delà de ce qui est nécessaire ». Il connaît la « production » de chacun de ses agents : « ça ne me gêne pas de dire à quelqu’un que son rythme de travail n’est pas suffisant… il y a la qualité du travail mais aussi le rendement ».

27En revanche, ce qui est en rupture et introduit des éléments de débat, c’est la possibilité pour ces indicateurs de servir au pilotage externe. « Ce qui est nouveau, c’est les objectifs fixés à un haut niveau… Mais bon, moi, j’ai pas l’œil fixé sur les indicateurs d’activité, on n’est pas des commerciaux ».Pour les intéressés, ces indicateurs ne peuvent servir à des fins de comparaison entre les consulats, les facteurs de contingence externes étant trop importants. Par exemple, un consulat ne peut-être tenu pour responsable de la chute ou de l’augmentation du nombre de visas accordés. Ou encore, ce rtaines caractéristiques du pays rendent impossible la comparaison avec les normes établies pour l’ensemble des consulats : « Ça reflète assez mal ce qu’on pense être notre activité (nombre d’actes dressés, nombre de dossiers envoyés à Nantes). Parce que selon les tableaux, un acte dressé prend trente minutes. Mais en fait s’il faut le transcrire, c’est à peu près le double (il faut faire les relances). avec les refus et les sursis, ça peut faire deux ou trois heures de travail; moi je donne le nombre d’actes traités, mais ça ne représente pas la charge de travail réelle (donc on ne peut pas faire des comparaisons avec les autres postes) » (cadre consulaire, B ).

28Or, dans la mesure où les indicateurs servent à la comparaison, un consulat peut être amené à vouloir mesurer sa performance sur des critères qui sont incompatibles avec son activité propre, comme dans le cas cité ci-dessus. Là encore les indicateurs amènent à une disjonction entre le professionnalisme exigé par le ministère et celui des agents. Les cadres se retrouvent au centre de cette tension, tentant d’articuler des contraintes contradictoires [15]. E n ce qui concerne la délivrance des visas, par exemple, la pression accrue du ministère de l’intérieur sur le risque migratoire, bientôt relayée par celle du nouveau ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement a, dans les consulats en Afrique, brouillé les repères des cadres et des agents partagés entre leur volonté d’amélioration de l’accueil et les nouvelles directives impliquant une plus grande suspicion.

29Pourtant, ces critiques apparaissent comme mineures en comparaison de celles portées par les cadres des filières politiques ou culturelles. La LOLF, à travers la mise en place d’indicateurs pour mesurer la performance, acc entue en fait le clivage entre deux mondes. Le premier est le monde noble de la diplomatie traditionnelle, faite de travail politique et relationnel. Le second est le monde plus ingrat de la gestion administrative, fait de travail routinier et standardisable. avant la LOLF, les tâches politiques fondaient le cœur noble de la diplomatie. Leur immatérialité mais aussi leur subtilité, le nécessaire recours à des compétences rares, étaient la preuve de la grandeur de ceux qui en étaient les acteurs. La hiérarchie de prestige plaçait au sommet un travail de négociation et de représentation peu visible et difficilement quantifiable [16]. On peut comprendre de cette manière la réticence des cadres de chancellerie (catégorie A) à voir leur activité chiffrée sur la base d’indicateurs simples, comme le sont les tâches administratives et consulaires, jugées bassement matérielles. Elles pourraient, de par leur commensurabilité, être réalisées par des personnes interchangeables, Aux qualifications standardisées.Pour reprendre le vocabulaire de l’économie des grandeurs de Luc Boltanski et Laurent Thévenot [17], ce sont deux mondes qui sont hiérarchisés selon un ordre différent. Le monde « civique » (la recherche de l’intérêt collectif à travers les fonctions politiques de la diplomatie) est traditionnellement au-dessus du monde « industriel » (la recherche de l’efficacité productive dans le service rendu aux usagers, notamment dans le travail consulaire). La LOLF intervient dans cette hiérarchisation des deux mondes puisque la possibilité de mesure devient le signe de la grandeur. La production et sa comptabilisation deviennent nobles quand ce qui ne peut être mesuré devient suspect. Dans cette perspective, les agents dont l’activité ne sera pas concernée par un indicateur LOLF pourraient se sentir « déclassés » [18]. Ainsi la LOLF en montrant que le second monde rend possible la mesure et qu’il est donc inscrit dans une modernisation possible, acc entue la noblesse du premier. Ce faisant, elle le pousse à se justifier alors même que le recours aux indicateurs est jugé hors propos. Les cadres, selon leurs perspectives de carrière à l’intérieur de ces mondes, sont pris dans cette opposition.

Vers une opposition du politique à la gestion : l’émergence d’un nouveau rôle de cadre ?

30Un enjeu de la modernisation managériale est l’émergence de nouvelles compétences et leur valorisation. La mise en œuvre de la LOLF et de nouvelles règles de comptabilité publique créent de nouveaux savoirs, détenus par les comptables et les chefs de service administratif et financier et par les cadres qui s’investissent dans cette nouvelle rhétorique gestionnaire et les pratiques qui lui sont associées.

31Certains chefs de service administratif et financier dans les postes à l’étranger se positionnent en conseillers des ambassadeurs, responsables en dernier recours des dépenses. Ils estiment devoir les alerter, leur montrer les écarts de dépenses et les possibilités (fongibilité des fonds, etc. ) bien plus qu’avec l’ancien système qui laissait finalement moins de marges de manœuvre. C’est donc une nouvelle expertise qui est revendiquée, donnant aux chefs de service administratif et financier un rôle plus important. Cette expertise est d’autant plus cruciale dans le nouveau cadre du regroupement budgétaire et de la centralisation des crédits matérialisés dans la création des services financiers unifiés (SAFU). Le chef de service administratif et financier devient le contrôleur budgétaire de l’ensemble des fonds du poste et est donc amené à avoir une vue d’ensemble de la rationalité des choix de gestion de l’ambassadeur.

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« J’espère que la LOLF mettra en lumière la véritable dimension de la fonction de gestion et de gestionnaire et permettra d’établir l’impact que peut avoir une politique de gestion sur la politique tout court. Par exemple, demain, le parlementaire, au titre de la LOLF, va regarder à quoi ont servi les crédits et ce qui ressort de cette décision; moi je suis capable de dire, en tant que gestionnaire des crédits de l’État, que la décision prise par l’ambassadeur pose des questions et en tant que fonctionnaire aussi, je dis que c’est de l’argent qui est fichu en l’air » (un chef de service administratif et financier).

33T outefois cette expertise est contestée. Les différents services qui ont été dessaisis de la gestion au profit des services financiers unifiés ont rechigné à transmettre les moyens correspondants, notamment en équivalent temps plein. D’autres services, comme les missions économiques du ministère des finances refusent l’extension interministérielle de la compétence des services financiers unifiés, car les fonctionnaires du ministère des finances affirment qu’ils sont meilleurs gestionnaires que ceux du ministère des affaires étrangères et européennes. Même au sein du ministère des affaires étrangères et européennes, ce rtains services de coopération et d’action culturelle (SCAC) ou certains consulats redoutent de voir la gestion de leurs moyens leur échapper. En outre, le rôle de conseiller des chefs de services administratifs et financiers est limité par la faible autonomie gestionnaire que la LOLF accorde aux secrétaires généraux d’ambassade et aux chefs de poste (non-fongibilité entre programmes, rigidité pour l’emploi de recrutés locaux, etc. ).

34De plus, la position hiérarchique des agents de catégorie B, a pour l’instant empêché, comme le montrent nos observations et un récent rapport sénatorial, de réels changements (« Lors de ses déplacements, votre rapporteur spécial a le plus souvent retiré l’impression que le service financiers unifié était fondamentalement cantonné au rôle d’exécutant ») [19]. Comme le signale un responsable de service administratif et financier de catégorie A, l’administration doit donner les moyens aux secrétaires généraux d’ambassade de jouer pleinement leur nouveau rôle : « Moi j’ai fait le pari, en venant ici que je pourrais changer les choses, à condition de s’investir beaucoup. Bien sûr, j’ai fait ce pari parce que j’avais les moyens statutaires de le faire en tant que catégorie A. Si on a un interlocuteur de catégorie C, l’administration lui fera sentir qu’il est un petit grade. De ce point de vue là, je suis à l’aise dans mes baskets pour parler d’égal à égal avec les diplomates ».

35La modernisation, puisqu’elle semble ouvrir de nouvelles perspectives de carrière en valorisant les compétences gestionnaires, implique des enjeux de parcours professionnels. En effet, la LOLF importe dans l’univers public des principes de management privé, dont certains cadres A peuvent se faire les relais et porteurs avec plus de succès que les chefs de service administratif et financier de catégorie B. Ces principes augurent de nouvelles définitions du métier de diplomate. Les cadres A des directions logistiques, administratives ou de support de l’administration centrale, comme ceux de l’ancien ministère de la coopération (avant la fusion de 1999), jadis perçus comme occupant des fonctions moins prestigieuses, peuvent revaloriser leur position et utiliser leurs compétences gestionnaires pour améliorer leur carrière. Ils voient en effet leurs compétences particulières recherchées par ceux qui veulent transformer les habitudes du ministère. « C’était des sujets qui m’intéressaient, c’était des sujets un peu de gestionnaires. Je trouve qu’on était beaucoup plus avancés en termes de management, de réflexions stratégiques qu’on pouvait l’être au Quai d’Orsay. J’avais fait valoir quelques arguments, du coup, on m’avait dit : si ça vous intéresse, c’est très bien; vous allez participer à cet exercice de fusion » (conseiller des affaires étrangères, ancien du ministère de la coopération).

36Comme l’expertise du chiffre et de la mesure devient fondamentale avec les nouvelles règles du jeu, les cadres les moins reconnus auparavant (notamment ceux des directions logistiques et de support) ont vu dans la modernisation un moyen de légitimer leur action et de faire reconnaître des compétences autrefois dévalorisées. La LOLF fait ainsi émerger pour les cadres un nouveau parcours professionnel, la gestion, à côté des deux filières traditionnelles, le politique et le consulaire. Le renforcement de la différenciation entre les différents groupes de cadres du ministère, induit par la LOLF, pourrait dans ce sens toucher non seulement les activités, mais aussi les trajectoires professionnelles. Ces perspectives de transformation des compétences, et donc des carrières, conduisent à un renouveau de la réflexion sur ce qui fonderait le travail politique des diplomates : qu’est-ce que négocier, représenter la France et quelles compétences ou qualifications spécifiques cela implique-t-il ? La justification de ce travail doit être renforcée face à la nouvelle rhétorique gestionnaire, voire y trouver sa traduction et sa valorisation. Dans ces débats, un certain nombre de clivages internes au corps diplomatique français sont réactivés. Par exemple, l’enquête a pu montrer des divergences de conception du métier entre diplomates issus de l’ENA et ceux issus du concours d’Orient. Les premiers se font plus souvent les défenseurs d’une modernisation du métier de diplomate à travers la mise en valeur de leur capacité de synthèse, de médiation et d’organisation dans des négociations techniques complexes. Les seconds, préconisent plutôt un renforcement de l’expertise géographique, la connaissance intime d’une aire culturelle et linguistique pour mettre en avant leur utilité dans un contexte de mondialisation et de développement des échanges [20]. Cependant, dans les deux cas, les compétences gestionnaires, comprises comme la capacité de mesurer quantitativement et d’organiser « l’intendance », sont explicitement refusées et le vocabulaire correspondant à ce registre d’action n’est pas utilisé pour définir le métier (compter, mesurer, organiser, planifier, rationaliser, etc. ). En revanche, l’idée d’avoir à mener une action diplomatique justifiée et efficace, est partagée, à condition de trouver les moyens d’en rendre compte selon des modalités propres, spécifiques à cette activité.

37Dans les années à venir, les ministères qui sauront le mieux afficher leurs perfor - mances grâce à des indicateurs perçus comme satisfaisants par le ministère du budget, des comptes publics et de la fonction publique risquent d’être les mieux dotés [21]. Dans ce cas, le ministère des affaires étrangères et européennes aurait intérêt à mettre l’accent sur certaines fonctions (consulaires, communication, logistique notamment) qui ne sont pas les plus traditionnelles et prestigieuses du Quai d’Orsay. Les cadres du ministère qui n’inscrivent pas leur carrière dans ces fonctions, pour échapper à un tel dilemme, revendiquent pour les fonctions politiques et culturelles une évaluation plus qualitative des objectifs, des moyens et des résultats de la politique étrangère. La rédaction d’un « livre blanc », sous la responsabilité de Bernard Kouchner, est le témoignage de cette crise de légitimité des fonctions diplomatiques traditionnelles. Mais il faudra un constant soutien politique pour justifier la poursuite prioritaire d’objectifs qui ne sont pas quantifiés. Sinon, « lorsqu’il faudra faire des choix, on privilégiera les indicateurs, alors même qu’on avait affirmé que ceux-ci ne fléchaient pas les priorités » [22]. Les cadres des filières politiques et culturelles considèrent ainsi qu’il existe un risque que, face à des indicateurs chiffrés, des objectifs politiques qui, eux, ne sont pas inscrits dans un ensemble de référentiels clairs, légitimés par la quantification, n’apparaissent au final que comme des déclarations d’intentions générales et creuses. Leurs propres activités, et leurs justifications, en seraient en danger. Les débats et controverses qui viennent d’être évoqués soulignent la difficulté d’inclure dans une même instrumentation de gestion une diversité de missions; ils mettent clairement en exergue les enjeux associés à une redéfinition de ce qui est nommé en anglais le Public service bargains, le contrat qui lie les fonctionnaires à l’État.

Notes

  • [1]
    Laboratoire « Professions, institutions, temporalités » (Printemps), valerie. boussard@ printemps. uvsq. fr
  • [2]
    Laboratoire « Georges Friedmann », mmarc. loriol2@ libertysurf. fr
  • [3]
    Dujarier (Marie Anne), L’idéal au travail, Paris, PUF, 2006; Mispelblom (F.), Encadrer, un métier impossible, Paris, Armand Colin, 2006.
  • [4]
    L’objet de cette recherche, entamée en 2006, est de mettre au jour les spécificités du travail diplomatique. Participent à cette recherche conduite sous la direction de Marc Loriol, Va lérie Boussard, Françoise Piotet, Vincent P orteret et David Delfolie. Les résultats présentés ci-après sont le fruit d’entretiens (menés avec plus de quarante cadres) et d’observations du travail menées entre 2006 et 2008, au sein de différentes entités du ministère.
  • [5]
    Bazouni (Yvan), Le métier de diplomate, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », 2005.
  • [6]
    Dickie (J ohn), The new Mandarins. How British foreign policy works, London, I.B. Ta uris, 2004.
  • [7]
    Stefanovitch (Yvan), Aux frais de la princesse, J.-C. Lattès, 2007.
  • [8]
    « Ambassadeur, un métier qui doit se moderniser », Le Figaro, 2 avril 2008.
  • [9]
    Brunetière (J ean-René), « Les indicateurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006/1.
  • [10]
    Berry (Michel), « Une technologie invisible : l’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains », Documents du Centre de recherches en gestion (http ://crg.polytechnique.fr/), juin 1983; Boussard (Va lérie), « Quand les règles s’incarnent. L’exemple des indicateurs prégnants », Sociologie du travail, 43,2001,533-551; Boussard (Va lérie), « Controverses autour des indicateurs de gestion dans les caisses d’allocations familiales », in Maugeri (S.) dir., », Délit de gestion, Paris, La Dispute, 2001.
  • [11]
    Dont Trosa (Sylvie), « La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : contrôle ou liberté ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006, p. 57 à 68 et Winicki (Pierre), « Loi organique relative aux lois de finances (LOLF), gestion des ressources humaines et nouvelles compétences managériales », Revue française d’administration publique, no 117,2006, p. 11 7 à 129.
  • [12]
    W inicki (Pierre), Ibid.
  • [13]
    Comme le suggère le récent Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France (2008-2020) remis en juillet 2008 au Président de la République.
  • [14]
    Gadrey (J ean), « Le service n’est pas un produit : quelques implications pour l’analyse économique et pour la gestion », P olitiques et management public, 1991, vol 9.
  • [15]
    Dujarier (Marie-Anne), L’idéal au travail, Paris, PUF, 2006.
  • [16]
    En 2007, le service de communication du ministère a produit un documentaire destiné à présenter au public les métiers diplomatiques. Celui-ci n’a pas été apprécié car il faisait la part belle au travail consulaire et notamment à l’évacuation des français lors de la crise libanaise tandis qu’il n’évoquait pratiquement pas le travail politique.
  • [17]
    Boltanski (Luc), Thévenot (Laurent), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Ga llimard, 1991.
  • [18]
    Brunetière (J ean-René), « Les indicateurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006.
  • [19]
    Gouteyron (Adrien), Rapport d’information n° 272 (2005-2006), fait au nom de la commission des finances, Sénat, 22 mars 2006.
  • [20]
    Lors d’une table ronde consacrée à l’évolution des métiers diplomatiques (27 août 2007, XVe conférence des ambassadeurs), la maîtrise des langues étrangères a été largement citée comme une compétence à revaloriser, à l’exemple des efforts faits par le F oreign and Commonwealth Office pour l’enseignement des langues.
  • [21]
    Leroy (Marc), Sociologie des finances publiques, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007.
  • [22]
    Brunetière (J ean-René), « Les indicateurs de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : une occasion de débat démocratique ? », Revue française d’administration publique, no 117,2006.
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