Notes
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[1]
Quelques paragraphes, graphiques et tableaux de cet article sont tirés du chapitre 8 du Carnet de santé de la France en 2003 : Les gouvernements des pays de l’OCDE et l’État providence depuis 1990, Paris, Dunod-Mutualité Française, 2003. Les auteurs étaient Jean de Kervasdoué, Kieke Okma et Theodore Marmor.
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[2]
Soit que l’on remarque à peine leur existence (l’Europe du sud, les « petits » pays), soit que la barrière de la langue et le peu de publications en langue française empêchent de se former une opinion.
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[3]
Marmor (Theodor), “Understanding the Dutch Welfare Debates : Comparative Perspectives, Policy Learning, and Health Policy”.
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[4]
To learn of, about and from.
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[5]
« Contrôler la croissance » ne veut pas dire organiser la décroissance, mais ajuster la croissance aux moyens financiers disponibles.
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[6]
Les dépenses publiques par habitant des États-Unis sont en valeur absolue supérieures aux dépenses britanniques et comparables aux dépenses françaises, mais comme leur système est par ailleurs très cher, la part relative est faible.
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[7]
Toutefois les statistiques ne mesurent pas la défiscalisation, une catégorie de dépenses publiques « invisibles »; comme une grande partie de la population américaine bénéficie de contrats groupes défiscalisés, la part du financement public des dépenses de soins aux États-Unis est supérieure à celle que montrent les statistiques.
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[8]
Tuohy (C. H.), Accidental Logics : The Dynamics of Change in Health Care Arena in the United States, Britain and Canada, New York, Oxford University Press, 1999.
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[9]
Klein (R.), The New Politics of the National Health Service, (3e édition) Harlow, Essex, Longam, 1995.
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[10]
Wilson (Graham), Interest Groups, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
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[11]
Esping-Andersen (G.), The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990.
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[12]
Freddi (G.), “Problems of Organizational Rationality in Health Systems : Policy Controls and Policy Options”, in Freddi (G.), Björkman (J. W.) eds, Controlling Medical Professionals, The Comparative Politics of Health Governance, London, Sage Publications, 1989.
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[13]
Baakman (N), Van de Made (J.) and Mur-Veeman (I.), “Controlling Dutch Health Care”. In Freddi (G.), Björkman (J. W.) eds, Controlling Medical Professionals, The Comparative Politics of Health Governance, op. cit.
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[14]
Ce n’est donc pas un hasard si la gouvernance évolue quand le mode de financement se transforme et que le patronat s’en va quand la CSG et l’État prennent une place prédominante.
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[15]
Arrow (Kenneth J.), “Uncertainty and the Welfare Economics of Medical Care”, American Economic Review, n° 5,1963, p. 941-973.
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[16]
Le choix totalement ouvert de tout médecin par tout patient est une exception française.
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[17]
En 1985 j’ai compté que le directeur des hôpitaux, que j’étais à l’époque, a reçu du ministre et de son cabinet 2 600 demandes d’intervention sur des cas ponctuels ! Il n’y a aucune raison que cela ait changé depuis.
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[18]
Bocognano (A.) et al., « Mise en concurrence des assurances dans le domaine de la santé — Théorie et bilan des expériences étrangères », CREDES — INSEE, Paris, septembre 1998; Ranade (W.) (ed.), Markets and Health Care. A comparative Analysis, Harlow, Longman, 1998.
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[19]
Il ne s’agit plus uniquement de liberté d’honoraires.
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[20]
L’équivalent français est : groupe homogène de malades (GHM).
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[21]
C’est-à-dire soit comme méthode de tarification, soit comme méthode de calcul budgétaire.
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[22]
Un tiers des médecins libéraux sont aussi des salariés à temps partiel.
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[23]
Rodwin (Marc), Medecine, Money and Morals — Physicians’conflicts of Interest, Oxford University Press, 1993.
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[24]
Shaw (Georges-Bernard), The Doctors’s Dilemna, a Tragedy, Baltimore, 1913.
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[25]
Ce système, peu utilisé en France, l’a été pour le médecin « référent » avant que ce concept ne soit abandonné au profit du médecin « traitant ».
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[26]
De Kervasdoué (Jean) (éd.), La crise des professions de santé, Paris, Dunod-Mutualité Française, 2003.
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[27]
De Kervasdoué (Jean), La qualité des soins en France, Paris, Les éditions ouvrières, 1999.
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[28]
Sauf à payer 100 % des frais « de sa poche ».
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[29]
Par ailleurs, comme des suspicions s’installent sur l’efficacité des mécanismes de régulation à la suite du retrait du VIOXX, les cours de bourse de certaines entreprises pharmaceutiques baissent. Ce monde est décidément très imparfait, mais pas systématiquement immoral !
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[30]
De Kervasdoué (Jean) (éd.), Santé et territoire — Le Carnet de Santé de la France en 2004, Chapitre I, Paris, Dunod-Mutualité Française, 2004.
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[31]
Si l’on en croit le ministre de la santé, Philippe Douste-Blazy.
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[32]
Il est tout de même étonnant que nous ayons accepté en 2004 de faire payer dix pour cent des dépenses d’aujourd’hui, d’hier et de demain par nos enfants et petits-enfants et leur avons transféré 50 milliards d’euros (35 en 2004 et au moins 15 d’ici 2006).
1Depuis plus d’une trentaine d’années on constate, en matière de régulation des dépenses de santé, un isolationnisme provincial des politiques françaises qui n’a d’égal que la méconnaissance caricaturale de ce qui se fait à l’étranger. Au mieux, les références nourrissent les idées partisanes. Le système britannique est pour tous un repoussoir dont il est véritablement impossible de parler. Les États-Unis sont aussi rejetés dans les ténèbres extérieures. Certes, ce système n’est pas un modèle, mais faut-il en faire une caricature ? Les Français semblent ignorer qu’aux États-Unis, les personnes âgées sont correctement prises en charge, qu’il y existe pour tous d’importantes déductions fiscales et des hôpitaux et des institutions de recherche d’exceptionnelle qualité... Quant aux autres pays, ils sont le plus souvent ignorés [2]. Il est vrai qu’en s’efforçant de tenter de comparer les autres politiques de santé, on ne trouve pas de solutions faciles, indolores ou automatiques — celles que recherche un ministre — mais la dure réalité des choix conscients. Il arrive même parfois que, faute de compréhension ou de connaissance intime des mesures prises et de leur devenir, de nombreuses politiques soient commentées alors qu’elles n’ont jamais eu de réalité tangible. Il en fut ainsi, par exemple, de la réforme Dekker aux Pays-Bas, « modèle » de politique libérale : bien que votée, elle ne fut jamais mise en œuvre du fait d’un changement de gouvernement. Le rationnement par la méthode des QALYS (qualityadjustedlifeyears) des personnes affiliées à MEDICAID de l’État d’Oregon est un autre exemple. Là encore, cette méthode ne fut jamais appliquée parce que finalement le budget augmenta suffisamment pour cesser de soulever les très intéressantes questions de philosophie politique posées par ce mécanisme de rationnement. Le cas de l’Oregon demeure un cas... d’école.
2Mais que veut dire « connaître » les mécanismes de régulation des politiques de santé d’autres pays ? Avec Theodor Marmor [3], nous pensons qu’il existe trois stades de connaissance que l’on peut tenter d’atteindre en se livrant à des comparaisons des systèmes de santé. Ils ne se disent pas en français aussi élégamment qu’en anglais [4] mais, effectivement, l’investissement n’est pas le même selon qu’il s’agit de « s’informer de » l’organisation du système de santé d’un pays, de le « connaître » ou « d’en tirer des leçons » pour la politique du pays d’où on l’analyse. « Chaque mode de comparaison a de la valeur, mais pour différentes raisons. La première (s’informer) satisfait la curiosité et permet une analyse critique des politiques nationales, souvent plus que nécessaire. Les hommes politiques des autres pays pensent et agissent différemment... La seconde (connaître) les politiques de santé d’un pays est d’une autre nature. Cette démarche suppose que l’on s’efforce de rechercher les relations de cause à effet dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques : cette entreprise concerne davantage les universitaires que les politiques. Le troisième mode de comparaison (tirer des leçons de), s’attache de manière explicite à éclairer (dans un pays donné) l’élaboration d’une politique, ce qui va bien au-delà d’une évaluation des succès et des échecs ou des pour et des contre (de ce qui s’est fait à l’étranger) et pas seulement parce que de tels jugements dépendent du contexte. Pour être véritablement utile, il faut non seulement pouvoir apprécier les leçons d’une politique, mais aussi décrire le processus de décision et la faisabilité des mesures prises, y compris sur le plan financier. Tout ceci veut dire porter une minutieuse attention à la manière dont certains problèmes ou certaines options apparemment classiques sont définis dans chaque pays ».
3C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de retenir dans les commentaires qui vont suivre, non pas les seuls pays européens, mais les pays occidentaux et le Japon. En effet, si l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas sont parfois évoqués dans les débats français et, beaucoup plus rarement l’Espagne, l’Italie, le Danemark ou la Suède, la première référence implicite ou explicite demeure les États-Unis, suivis souvent du Canada. Quant au Japon, il reste pour quelques-uns une source d’intérêt et de perplexité. Comment se fait-il en effet qu’un pays qui a déjà la structure d’âge de la France en 2020 dépense moins pour sa santé que notre pays (de l’ordre de 2 % du PIB, soit 35 milliards d’euros) et ait les meilleurs indicateurs d’espérance de vie au monde ?
4Il n’existe pas de politique de santé européenne, mais des politiques de santé de chacun des pays membres. Certes l’appartenance à l’Union influence la mise sur le marché et le prix des biens, et parfois des services, médicaux, mais cette influence ne touche pas ou peu le cœur de la politique de santé de chacun des pays de l’Union. Traiter de la régulation des dépenses de santé suppose que l’on ait choisi l’Europe dont on parle (six, douze, quinze, vingt-cinq pays ou... plus) et conduit non seulement à décrire, mais aussi à tenter de comprendre les mécanismes de régulation de chacun des pays retenus, ce qui implique de reprendre un minimum d’histoire institutionnelle, de situer leurs problèmes macro-économiques et de décrire — avant de les évaluer — leurs mécanismes de régulation. Dans ce domaine complexe, seuls les détails comptent et cette entreprise demanderait de longs mois et des centaines de pages.
5Aussi, afin d’éveiller l’attention des lecteurs de cet article et pour le plaisir intellectuel de l’auteur, nous allons seulement tenter de tirer quelques leçons pour la France des politiques de santé des autres grands pays occidentaux. Nous nous attacherons pour ce faire aux résultats tangibles, même si nous ne négligerons pas les idées, principes, modèles ou idéologies qui ont inspiré ces politiques en soulignant d’ailleurs comment la France fut souvent hors jeu, avant d’être hors champ — sinon hors concours — mais n’anticipons pas.
QUELQUES INDICATEURS CHIFFRÉS QUI PERMETTENT DE NIER DES « ÉVIDENCES » FRANÇAISES
Indicateurs de dépenses de santé dans quelques pays de l’OCDE
6Si tous les pays de l’OCDE montrent qu’il existe un fort soutien du public en faveur d’un accès aux soins financé par la solidarité, il existe aussi de grandes variations dans les niveaux et les taux de croissance des dépenses de santé, et dans la part financée par les fonds publics (Tableau 1).
Dépenses de santé dans un échantillon de pays de l’OCDE 1960-2002
Dépenses de santé dans un échantillon de pays de l’OCDE 1960-2002
7Au cours des quatre dernières décennies, les taux de croissance ont convergé. De 1960 à 1980, tous les pays ont connu une croissance rapide de leurs dépenses de santé (mesurée en pourcentage du PIB). La croissance s’est ensuite stabilisée et dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, la part du PIB consacrée à la santé a même, dans certains cas, diminué pour reprendre à partir de l’an 2000, notamment en France et aux États-Unis. Le tableau 2 est intéressant à plus d’un titre. Il montre en effet que :
- dans certains pays, les dépenses de santé peuvent baisser ou rester stables ;
- ce n’est pas parce qu’un pays dépense peu au début de la décennie qu’il augmente nécessairement son niveau de dépenses au cours de la période; c’est le cas du Royaume-Uni et de l’Espagne mais pas celui du Canada, de l’Italie ou, a fortiori, du Danemark dont le niveau des dépenses baisse;
- la France dans une moindre mesure, mais surtout les États-Unis et l’Allemagne qui ont déjà un niveau élevé continuent de croître tandis que d’autres stagnent ou baissent.
8Bien entendu, tous ces pays ont accès au progrès technique et connaissent le vieillissement de leur population.
9La croissance des dépenses de santé n’est pas une fatalité. Le vieillissement de la population et les découvertes de la médecine moderne, raisons invoquées pour expliquer, en France, la croissance de ces dépenses, ne conduisent pas systématiquement à consacrer une part toujours plus grande de la richesse nationale à la santé. Contrôler la croissance [5] des dépenses de santé est possible; il suffit de regarder les chiffres du tableau 2 ci-dessous.
Évolution des dépenses de santé entre 1990 et 2002
Évolution des dépenses de santé entre 1990 et 2002
10Entre 1960 et 1990, tous les pays ont augmenté la part des dépenses de santé financée sur fonds publics, même s’ils le firent à différents niveaux. Les États-Unis furent l’exception, avec un taux plus bas en valeur relative de dépenses publiques [6]. Après 1990, la proportion des dépenses publiques stagne. À l’exception des États-Unis et du Royaume-
11Uni, elle baisse par ailleurs dans tous les pays et plus particulièrement au Canada [7].
12Les graphiques 3 et 4 démontrent qu’il n’y a aucun lien entre la croissance des dépenses de santé ou la croissance des dépenses de médicaments et l’amélioration de l’espérance de vie à la naissance dans les pays représentés sur ces graphiques.
13Pourtant, en France comme dans d’autres pays occidentaux, et notamment aux États-Unis, les dépenses de médicaments ne cessent de croître et dépassent en valeur les montants des honoraires des professions de santé. Au Danemark où les dépenses de santé en valeur augmentent à peine, l’espérance de vie croît plus vite qu’aux États-Unis où les dépenses augmentent considérablement. Pourtant aux États-Unis, au début de la période, l’espérance de vie étant plus basse que celle du Danemark, l’amélioration aurait dû être plus importante si la prescription de médicaments était effectivement déterminante pour améliorer la santé.
14Dans ce domaine toujours, la France championne de la croissance avec les États-Unis, n’a pas une espérance de vie qui s’améliore plus que celle de l’Allemagne dont les dépenses de pharmacie sont mieux contrôlées. Au Japon où l’espérance de vie est la plus longue, la part relative des dépenses de médicaments évolue à peine sur la période.
LES SYSTÈMES DE SANTÉ
15La boîte à outils des politiques de santé dans les pays occidentaux n’est pas aussi fournie que l’on pourrait le penser. Toutefois, se limiter à leur seul énoncé conduirait à des contresens, car les systèmes de santé sont complexes et l’on en retient le plus souvent qu’une caricature. L’histoire, les valeurs, les relations de pouvoir, la philosophie politique comptent autant que la structure générale, les modalités de financement ou les outils de gestion macro et microéconomiques. Un transfert interculturel de l’aspect seulement d’un de ces systèmes, fut-il essentiel, conduit systématiquement à des échecs parce qu’à l’origine un élément a été oublié. Par exemple, le système de santé britannique a souvent été copié. Il le fut notamment par les Italiens à l’occasion de leur réforme de 1979. Si dans la vie courante, se fondant consciemment ou pas sur de fort discutables stéréotypes, personne ne faisait l’hypothèse que le caractère italien fut le même que l’anglais, ce fut pourtant implicitement le cas de cette importante réforme. Les Britanniques tolèrent les files d’attente et n’imaginent pas que quelqu’un puisse influencer la position relative d’un patient sur ces listes, ce qui n’est pas le cas en Italie. La réforme échoua notamment pour cette raison, mais aussi parce que les Italiens, comme les Français encore, estiment que tenir un budget limitatif n’est pas véritablement une obligation impérative. Au Royaume-Uni un dépassement, un « report de charge » pour utiliser le terme comptable, est simplement inimaginable; plus au sud existent des arrangements sinon avec le Ciel du moins avec la tutelle et l’opinion.
Évolution de la dépense de santé et de l’espérance de vie entre 1990 et 2002
Évolution de la dépense de santé et de l’espérance de vie entre 1990 et 2002
Évolution de la dépense de médicaments et de l’espérance de vie entre 1990 et 2002
Évolution de la dépense de médicaments et de l’espérance de vie entre 1990 et 2002
L’importance de l’histoire
16Il existe dans les pays européens une grande variété de formes institutionnelles, toutes compatibles avec les valeurs sociales communes. Partant donc de valeurs très proches, l’histoire des institutions des États providence a affecté leur nature politique. Tout ceci joue d’abord dans les conditions initiales ; ensuite les institutions, une fois créées, développent une vie autonome [8]. Par exemple, le fait que le National Health Service naisse après la Deuxième Guerre mondiale l’a conduit à une organisation centralisée qui modèle toute son histoire ultérieure [9]. Aux États-Unis, le développement après-guerre des assurances privées (en partie du fait des avantages fiscaux) rend ensuite très difficile pour le gouvernement, de jouer un rôle central dans l’offre et le financement des soins médicaux. La racine même du modèle allemand des soins médicaux demande des négociations entre les Länder et le gouvernement fédéral. Dans chaque Länder, les associations d’assureurs et les associations de médecins s’engagent à leur tour dans des négociations régulières encore inimaginables en France.
17Si donc, dans la plupart des pays, il existe un fort soutien populaire aux principes de solidarité et d’égalité d’accès (particulièrement visible dans le domaine de la santé), les systèmes de tutelle, de financement et d’administration varient d’un pays à l’autre et évoluent dans le temps de différentes façons. De fait, il n’y a pas de modèle abouti de l’État providence. Plutôt, l’État providence peut être vu comme un ensemble de principes sous-jacents, largement soutenus par l’opinion, avec de grandes variations dans l’approche et la mise en œuvre.
18Par exemple, les modèles centralisés du Royaume-Uni et de la France contrastent fortement avec les modèles de décentralisation fonctionnelle de l’Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas. Ces derniers modèles peuvent accepter le qualificatif de « néo-corporatistes », un système de décision où les gouvernements et les acteurs privés (représentés par leurs organisations agréées) partagent les responsabilités de la nature et des résultats des politiques sociales [10]. Le néocorporatisme implique que des acteurs privés veuillent et soient capables de participer au processus politique et acceptent de s’engager dans une autorégulation. Les organisations représentatives des hôpitaux et des médecins allemands et néerlandais représentent leurs membres dans les négociations nationales et régionales avec l’assurance maladie pour ce qui concerne les tarifs et les volumes d’activité; les associations médicales disposent du pouvoir de contrôler l’accès à leur profession, de définir les standards de la formation des médecins et les pratiques professionnelles (des membres comme des non-membres) avec règles et sanctions. Les principaux organes administratifs de l’assurance maladie sont des acteurs dont l’indépendance est garantie par la loi et leurs conseils d’administration ont le pouvoir de négocier des conventions au nom des assurés sociaux. Dans certains pays de l’Europe de l’ouest, une grande partie (la plus grande partie aux Pays-Bas) des institutions de santé est de droit privé et donc n’est pas gérée par l’État. Il en va de même au Canada.
19Les variations de style politique et de méthodes de gouvernement peuvent alors être aisément comprises en reprenant les catégories sociologiques développées pour l’État providence moderne. G. Esping-Andersen distingue trois modèles de l’État providence moderne :
- « l’État providence libéral » avec une protection limitée des revenus et des services ciblés, les États-Unis en étant l’exemple;
- « l’État social-démocrate » avec un niveau élevé de protection des revenus et un fort contrôle central, comme les pays scandinaves ;
- « l’État corporatiste fonctionnellement décentralisé », comme l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas [11].
20Cette classification souvent citée renvoie à des formes idéales de l’État providence ou plus exactement à des principes idéalisés. En réalité, il n’y a pas de modèle « pur ». La plupart des pays industrialisés combinent au moins deux de ces trois modèles. Par exemple, les bénéfices offerts aux chômeurs et aux handicapés canadiens, fondés sur des principes libéraux de l’État providence, sont frugaux comparés à ceux d’autres pays, en revanche le système d’assurance maladie présente beaucoup de similitudes avec les démocraties ouest-européennes, notamment un système étendu de consultation et de décentralisation à l’échelon régional.
21Grouper des pays dans de larges catégories masque d’importantes différences. Par exemple, le modèle du corporatisme allemand limite le rôle de l’État dans certaines politiques sociales comme l’habitat et les soins médicaux. La plupart, sinon toutes les organisations concernées, rencontrent le gouvernement pour un ensemble de négociations annuelles, « l’action concertée » (Konzertierte Aktion), pour définir le niveau de dépenses et l’attribution globale des fonds aux caisses d’assurance maladie. Les représentants régionaux des caisses négocient ensuite avec les producteurs de soins des contrats détaillés portant sur les volumes et les prix des services médicaux. De plus, en matière de politique sociale, le gouvernement fédéral a transféré beaucoup de ses responsabilités aux Länder.
22Les Pays-Bas ont copié beaucoup des caractéristiques du modèle allemand. Jusqu’aux années quatre-vingt, le système néerlandais était « un modèle frappant d’accords corporatistes », avec des agences privées investies des pouvoirs d’une autorité publique [12]. Ces institutions étaient non seulement organisées selon des principes fonctionnels, mais aussi sur des bases religieuses. Après les critiques montantes des années soixante-dix et quatre-vingt du modèle « corporatisto-consensuello-nationaliste », des gouvernements successifs néerlandais s’engagèrent à le réformer [13]. Alors que la Belgique et l’Allemagne conservaient intactes la plupart de leurs structures corporatistes, les Pays-Bas supprimaient la représentation directe des corporations et institutions directement intéressées à la définition des politiques sociales afin de tenter d’accélérer la prise de décision. À la fin des années quatre-vingt-dix, les groupes d’intérêts les plus importants avaient perdu leurs représentants dans les organismes consultatifs et administratifs.
23Il convient de remarquer que ceci n’a pas conduit à un style de négociation plus conflictuel entre les intéressés et le gouvernement. Contrastant avec le modèle décentralisé, la France et le Royaume-Uni ont maintenu leur tradition de pouvoir centralisé. Selon l’étatisme français, les groupes d’intérêts continuent à peu participer à la définition des politiques sociales. Les syndicats médicaux sont fragmentés et montrent peu d’intérêt à coopérer entre eux comme le montre l’histoire récente où un syndicat majoritaire a réussi à imposer ses vues à la nation. La France, sauf par brève période, a été marquée par un corporatisme de protestation, alors qu’existe en Allemagne ou au Royaume-Uni un corporatisme de participation. Ainsi, la « British Medical Association » a joué un rôle dominant dans la définition des politiques de santé. Dans les années quarante, elle a accepté la création du NHS qui a effectivement nationalisé la plupart des hôpitaux, et a vu se créer, dans les années quatre-vingt-dix, les « groupes de soins primaires » qui ont effectivement modifié le statut de travailleur indépendant des médecins généralistes. Quant à l’Allemagne, on oublie, par exemple, que les honoraires des médecins sont versés par les caisses d’assurance maladie aux caisses de médecins et que ces dernières redistribuent les montants perçus à chaque praticien. Ce faisant, elles exercent de fait une certaine police et des mécanismes tels que les lettres-clés flottantes sont possibles en Allemagne alors qu’en pratique ils ne le sont pas en France.
Classer pour comprendre la diversité des systèmes de santé
24L’OCDE considère qu’un système de santé peut être défini par sa combinaison spécifique de mode de financement et de production des soins. Dans la plupart des pays de l’OCDE, les sources de financement public, les impôts non affectés, les impôts spécifiques et les cotisations sociales, prédominent, suivis par le paiement direct et les assurances privées.
25Pour ce qui est de la production de soins, l’OCDE identifie trois modèles :
- le « modèle intégré » (modèle I du graphique 5) comme le NHS britannique, où l’État à la fois finance et produit les services de santé;
- le « modèle contractuel » (modèle II) où un tiers payeur, financé sur fonds publics (ou cotisations sociales obligatoires), négocie avec des producteurs de soins indépendants ;
- le « modèle du remboursement » (modèle III), caractéristique de l’assurance privée, où les patients en général payent directement le producteur de soins et soumettent ensuite la facture à leur assureur.
26Le modèle contractuel, qui combine un financement public avec une production indépendante et souvent privée des soins, a de plus en plus d’adeptes.
27Les pays de l’OCDE varient grandement dans l’organisation et le mode de « gouvernance » de leur système de soins. Les soins peuvent être fournis par une variété d’entités allant des entreprises à but lucratif, aux institutions charitables ou religieuses à but non lucratif, jusqu’aux entreprises publiques locales ou régionales. Certaines organisations sont dédiées à des groupes spécifiques, d’autres offrent un accès universel.
Financement et production des soins de santé dans un échantillon des pays de l’OCDE
Financement et production des soins de santé dans un échantillon des pays de l’OCDE
Gouvernance des systèmes de santé et position des différentes parties prenantes* : modèles dans un échantillon des pays de l’OCDE
Gouvernance des systèmes de santé et position des différentes parties prenantes* : modèles dans un échantillon des pays de l’OCDE
Politiques et gouvernance de la santé
28Les pays de l’OCDE ont développé des modèles de gouvernance de leur système de santé biens différents (tableau 5).
29L’étendue de la couverture reflète les principes de solidarité, mais à l’exception des États-Unis, tous les pays de l’OCDE fournissent un accès universel à l’assurance maladie et aux services de santé à travers un mélange de financement public et privé.
30Dans une large mesure, le système de financement détermine le mode de gouvernance : dans les pays de l’Europe de l’ouest avec l’assurance sociale comme première source de financement, les syndicats et le patronat sont fortement impliqués dans la gestion du système [14]. À l’opposé, des pays où le système est financé par l’impôt (fédéral et/ou provincial), ces groupes ne jouent qu’un rôle indirect.
31En général, les systèmes néocorporatistes (Allemagne), dans lesquels les groupes d’intérêt jouent un rôle dominant en politique de santé, voient naître moins de conflits entre les partis directement intéressés que les systèmes où l’État joue un rôle dominant (France, Grande-Bretagne, Canada). Dans tous les pays, la position de la profession médicale est forte.
32Enfin, pour ce qui est de la représentation des consommateurs, il existe aussi une grande diversité. La politique de santé de la plupart des pays de l’OCDE revêt encore un fort degré de paternalisme. L’hypothèse qui semble prédominer dans la très grande majorité des pays est que les gouvernements et la profession médicale représenteraient à eux seuls l’intérêt des patients. Ce point puiserait sa légitimité dans les caractéristiques spécifiques de l’offre et de la demande dans le secteur de la santé. En effet, les professionnels de la santé seraient les seuls à pouvoir être les « agents » de leurs patients du fait de « l’asymétrie d’information » [15]. En outre, les groupes de patients les plus nombreux — principalement composés des personnes âgées, des malades mentaux et des handicapés — n’auraient pas le plus souvent, du fait de leur incapacité, le pouvoir d’influencer les politiques sociales.
33Toutefois, dans certains pays, certaines catégories de patients ont développé de fortes et bruyantes organisations. Cependant, leur existence pose à la puissance publique le problème de leur légitimité et, si elle les considère souvent comme légitimes, celles-ci ne représentent cependant pas tous les patients. Comment peut-on alors définir un juste équilibre dans la représentation des usagers ? La question principale est en effet : dans quelle mesure ces personnes s’expriment-elles au nom des groupes qu’elles représentent ? À qui rendent-elles des comptes de leurs engagements et de leurs prises de position ?
34Le paternalisme, qui se caractérise par la représentation des bureaucrates et des professionnels, offre peu de possibilités aux consommateurs de s’exprimer (quoique, dans certains pays, ils peuvent choisir leur praticien [16] et leur assureur). Cette réalité internationale diffère de manière significative du modèle idéal de l’idéologie dominante du consumérisme américain (bien qu’en pratique le consommateur américain dispose de très peu de choix) ou de la représentation organisée des consommateurs allemands et néerlandais qui commence à poindre en France.
35Le paternalisme se trouve également remis en cause du fait de la montée de l’insatisfaction des consommateurs et de la possibilité de certains patients, notamment les personnes âgées ayant suffisamment de revenus, de s’offrir les services de leur choix. Cette tension est particulièrement d’actualité dans les débats actuels qui touchent les soins à domicile et l’allocation dépendance.
36Le tableau 5 tente de classer les pays sur une « échelle de paternalisme », allant d’un degré élevé de paternalisme gouvernemental et professionnel jusqu’à un degré élevé de consumérisme. Comme toute tentative de catégorisation, l’échelle ne s’applique pas à tous les systèmes. Toutefois, elle illustre d’importantes différences dans la représentation des intérêts des consommateurs. L’échelle indique l’étendue de l’influence directe des consommateurs pour définir les politiques de santé et le choix des individus dans ce qui touche à leur santé.
Échelle de paternalisme : classement de certains pays occidentaux selon leur degré de paternalisme dans le secteur de la santé
Échelle de paternalisme : classement de certains pays occidentaux selon leur degré de paternalisme dans le secteur de la santé
L’ÉVOLUTION DES POLITIQUES DE SANTÉ
37Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les systèmes de santé des pays occidentaux ont tous évolué ou, tout au moins, tenté d’évoluer. Aucun n’a véritablement changé de nature, comme le fit le Canada au début des années quatre-vingt passant, pour simplifier, d’un système très proche de celui des États-Unis à un système très « européen ». Les Pays-Bas sont peut-être le pays où la réforme fut la plus profonde, mais l’Espagne et l’Italie ont également connu d’importantes modifications dans l’organisation de leur système de soins. Ils ont toutefois accentué d’anciennes caractéristiques du système de soins plutôt qu’ils ne l’ont transformé. Nous allons tenter, dans les lignes qui suivent, de classer les modes de régulation par nature, avant de revenir en quelques mots à la globalité des réformes et à leur présentation politique auprès de l’opinion.
La question de la décentralisation
38À l’instar de la Suède et du Canada où « county » et « province » disposent d’une autonomie dans le cadre d’une solidarité financière nationale, mais d’abord l’Espagne puis l’Italie, ont décentralisé leur système de santé allant jusqu’à confier à chacune des régions la responsabilité d’équilibrer recettes et dépenses socialisées. Elles peuvent, et parfois doivent, ainsi lever l’impôt. Cette solution a de nombreux avantages : non seulement une réponse régionale est toujours mieux adaptée à la demande de la population et à ses éventuelles spécificités sanitaires, mais encore chaque problème local ne « remonte » pas systématiquement au ministre. À l’inverse de la force de la pesanteur, la responsabilité a toujours tendance à remonter, et pour y faire face seules la coûteuse inertie et la complexité bureaucratique peuvent y répondre [17]. Cela à un coût humain, politique et financier.
L’État et le marché : la remise en cause du rôle de l’État
39La remise en cause du rôle de l’État dans le financement, l’organisation et la production des services de santé a été au centre des débats de politique de santé des pays d’Europe et d’Amérique du nord. De 1985 à 1995, il ne s’est agit que de managed competition et de managed care notamment aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et, plus tard en Allemagne. La France fut pour l’essentiel épargnée par cette vague idéologique, même si Claude Bebéar, à l’époque président d’AXA, et Alain Madelin, au titre de la branche libérale de l’UDF, essayèrent l’un et l’autre de la lancer. Chacun avait une bonne connaissance des expériences étrangères et avait élaboré une réelle argumentation. Ils ne furent pas entendus. Leur majorité politique alla même dans la direction opposée de celle qu’ils préconisaient : l’étatisme du plan « Juppé » de 1996 est évident tant il renforce le pouvoir de l’État et ignore superbement le marché. Bien loin donc de favoriser les mécanismes de concurrence, en instaurant les agences régionales de l’hospitalisation (ARH), il donne à ces dernières tout pouvoir sur les établissements publics et privés de leur région. Les hôpitaux publics deviennent des filiales des ARH et les cliniques privées leur fermier.
40Près de vingt années après cette offensive d’inspiration reagano-thatchérienne, tout au moins du point de vue des chercheurs, la messe est dite pour ce qui est de l’efficacité de la concurrence par le financement : elle ne remplit aucunement ses promesses. En revanche, le champ de la concurrence et de la privatisation des services de santé semble, à juste titre, s’élargir et beaucoup peut encore en être attendu.
1°) La concurrence par le financement
41À la fin des années soixante-dix, l’argumentation du professeur Enthoven sur les bienfaits potentiels de la concurrence dans le financement des dépenses de soins a convaincu plus d’un État. Que le système soit ou non socialisé, il s’agissait de laisser le « consommateur » de soins choisir la caisse qui allait gérer son risque. Celles-ci entraient donc en concurrence. Des expériences nombreuses ont été mises en œuvre aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, aux Pays-Bas, en Allemagne... Elles ont été évaluées : c’est la désillusion. Non seulement elles furent juridiquement et politiquement complexes à mettre en œuvre, mais n’apportèrent pas les résultats escomptés qu’il s’agisse de la satisfaction de l’usager ou de la maîtrise des dépenses de santé. Il existe en Français une excellente analyse de ces expériences et des raisons pour lesquelles elles ont échoué et, bien entendu, beaucoup d’autres en langue anglaise, dont les travaux de Ranade [18].
42En Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis, non seulement les caisses mises en concurrence furent et demeurent seules incapables de contrôler la croissance des dépenses de santé, mais elles ne le veulent plus. Cette préoccupation essentielle est sortie de leur champ. En outre leur nombre diminue, la concurrence déjà très réglementée du fait de la crainte d’instaurer des mécanismes de sélection contraire, ne peut plus s’exercer car localement le « consommateur » a de moins en moins le choix de son assureur. Dans ces pays, on parle maintenant, comme Jean-Pierre Raffarin en France, de la « responsabilité du consommateur », autrement dit de l’augmentation du ticket modérateur et donc d’une baisse de la solidarité. Enfin, et ce n’est pas la moindre des conséquences, les médecins après avoir été soumis aux caisses tant pour leurs honoraires que pour leurs prescriptions, s’en échappent. Celles-ci doivent à nouveau les courtiser faute de quoi leurs clients ne peuvent plus recevoir les soins appropriés car les médecins refusent tout simplement de les prendre en charge. Au milieu des années quatre-vingt-dix, les médecins américains semblaient avoir perdu une bataille : leur revenu — encore très élevé — baissait, notamment dans certains États comme la Californie; ils semblent depuis avoir gagné la guerre en retrouvant liberté de rémunération [19] et de prescription.
2°) La concurrence dans la production des soins
43Il s’agit cette fois-ci plus de succès que d’échec, les nombreuses expériences semblent en effet porter leurs fruits sans qu’aucune, bien entendu, ne soit une panacée. Tout d’abord pour ce qui est de l’hôpital, la méthode des paiements prospectifs, découverte par le Professeur Fetter au milieu des années soixante-dix, les diagnostic related groups (DRG) [20], connue en France sous le double vocable de programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) et, pour ce qui est de ses applications financières, de tarification à l’activité (T2A), a fait le tour du monde et est utilisée d’une façon ou d’une autre [21] dans la très grande majorité des pays occidentaux. La France, qui fut l’une des pionnières dans l’adaptation de cette méthode, aura mis une bonne vingtaine d’années à en atteindre le stade des applications financières, la raison d’être de cette méthode. Au début de l’année 2005 tous les détails de la mise en œuvre ne sont d’ailleurs pas encore connus, notamment pour les établissements privés. Pour ce qui est de l’hôpital public, si nous prenons une analogie mécanique, cette réforme nous conduit à redouter que l’assouplissement d’un des piliers de la gestion hospitalière, la stabilité des recettes par la dotation globale, ne s’effondre s’il n’est pas rapidement accompagné d’un assouplissement simultané des mécanismes de gestion, l’autre pilier de la structure. C’est la raison pour laquelle certains pays européens, l’Allemagne et le Royaume-Uni notamment, ont confié et confient au secteur privé la gestion de leurs hôpitaux publics. Ceux-ci ne deviennent pas pour autant des établissements à but lucratif, mais sont des structures de droit privé.
44En France, il est à craindre que dans de nombreux territoires ces mécanismes de concurrence, enfin mis en place, ne s’appliquent à des établissements de soins... sans concurrents. En effet, au nom de la « complémentarité » entre secteur public et secteur privé, dans de très nombreuses villes de moyenne importance ayant une zone d’attraction allant de 50 000 à 150 000 habitants, le partage du marché a été organisé et le plus souvent de la manière suivante : la chirurgie au privé, la médecine et l’obstétrique au public. Les ARH ont, sauf dans les grandes agglomérations, organisé des monopoles de fait.
3°) Les modalités de paiement des médecins
45S’il y a un domaine ou l’évidence empirique est forte, c’est bien celui du mode de rémunération des médecins. Il n’existe pas de système parfait, nous allons le voir, mais tous les grands pays occidentaux ont, au cours du dernier quart de siècle, modifié le mode de rémunération de leurs médecins de première intention, les généralistes pour le plus grand nombre. La France est le seul qui les paye encore à l’acte pour plus de 90 % de leur revenu, hors salariat [22]. La transformation la plus brutale s’est faite aux États-Unis où il y a encore quinze ans 90 % du revenu des médecins de ville provenait du paiement à l’acte, contre à peine 30 % aujourd’hui. Nous sommes les seuls à accepter encore, sans en débattre, ce premier commandement de la bible de la CSMF (Confédération des syndicats médicaux français), plus connue sous les termes de « principes de la médecine libérale », « qu’aucune loi, règlement ou contrat ne doit remettre en cause ». Le paiement à l’acte, avec une notion très limitative de ce que peut être un acte, demeure intouchable et la convention de décembre 2004 en supprimant le médecin « référent » est, notamment de ce point de vue, une régression.
46Si, dans notre pays, l’intérêt des questions soulevées depuis les années soixante-dix par l’éthique médicale est considérable, il s’accompagne toutefois d’une absence de débats traitant des problèmes posés par les liens entre la médecine et l’argent. On parle bien volontiers des questions éthiques soulevées par les manipulations génétiques, les essais thérapeutiques, les transplantions d’organes, le statut de l’embryon et des cellules souches, les OGM, la confidentialité des données médicales, le droit à l’information des patients et bien d’autres encore. En revanche, sur le rôle que pourrait jouer l’argent dans la relation médecin-malade ou médecin-malade-assurance maladie, le silence est complet. Aux États-Unis, surtout depuis la publication de l’ouvrage de Marc Rodwin [23], le débat a lieu avec certaines conséquences qui étonneraient les médecins français. À commencer par le fait que, pour ne prendre que cet exemple, beaucoup d’États de l’Union interdisent ou limitent aux médecins biologistes la possibilité de posséder des actions du laboratoire dans lequel ils exercent, et aux praticiens de l’équivalent des cliniques privées de posséder des actions dans les établissements où ils exercent la médecine.
47Mais qu’est qu’un conflit d’intérêts ? Ce n’est pas un comportement malhonnête mais un danger potentiel qui s’exprime quand des engagements ou des enjeux financiers influencent le jugement ou la loyauté du médecin à l’égard de son patient. Georges Bernard Shaw [24] remarquait déjà : «... qu’une nation saine ayant observé que l’on pouvait s’assurer d’obtenir du pain en offrant au boulanger un intérêt financier à le cuire pour vous, en ait déduit qu’il fallait intéresser financièrement un chirurgien pour vous couper la jambe, suffit à vous désespérer de l’humanité ». Le même note également que «... l’objet de la profession médicale est d’assurer un revenu aux médecins : et, de ce point de vue, toute considération pour la science et la santé publique doit s’effacer quand les deux entrent en conflit. Heureusement ce n’est pas toujours le cas ». Propos de polémiste, certes ! Mais comme autrefois pour la parole du fou du roi, ces remarques sont-elles dénuées de toute vérité ?
48Aucun système de paiement n’est, du point de vue des conflits d’intérêts et donc de l’éthique, sans défaut. Si, avec le paiement à l’acte, le médecin peut avoir intérêt à prescrire, avec un mécanisme de dotation globale, surtout s’il participe aux résultats, il peut, a contrario, être incité à rationner. Ce rationnement peut prendre une forme active (liste d’attente, transfert de patients) ou passive (examens non réalisés ou réalisés trop tardivement). Le salariat, surtout quand il s’accompagne d’un statut qui de fait rend la personne inamovible n’incite pas toujours, pour certains, dans certaines circonstances, au dépassement. La capitation [25] a aussi ses inconvénients car, cette fois, elle incite le médecin à voir son patient aussi peu que nécessaire, pas trop cependant pour qu’il ne choisisse pas un autre de ses confrères pour « référent ».
49Il n’existe donc pas un « bon » système de paiement des médecins ou des institutions de soins. La dotation globale a les mêmes inconvénients que le salariat et les paiements « à la journée » ou « à la pathologie » des désavantages et avantages similaires au paiement à l’acte. Non seulement ce constat plaide pour des systèmes mixtes et évolutifs selon les défauts constatés à un moment donné, mais encore il démontre que le pire des systèmes est un système non contrôlé surtout quand le paiement est à l’acte. Quel industriel s’abstiendrait de contrôler un fournisseur payé à la pièce ? La combinaison du paiement à l’acte et l’absence de contrôle est le meilleur des mondes pour les médecins, c’est la raison pour laquelle il leur est partout refusé, sauf en France.
4°) La gestion du risque (managed care)
50Du fait de l’évolution des savoirs et des techniques médicales, se met en place dans le monde entier une double division du travail pour ce qui est de l’organisation et de l’offre de soins. La première est interne à la profession médicale : les facultés de médecine françaises reconnaissent plus de 57 spécialités (en pratique il y en a une bonne centaine); la seconde touche les autres métiers et professions du secteur (dans un hôpital universitaire sont recensés plus de 180 « métiers ») [26]. Ceci a notamment pour conséquence de faire dépendre la qualité des soins non seulement d’un toujours plus grand nombre de personnes, mais aussi de la manière dont elles sont coordonnées. Certes, la qualité des soins a toujours varié d’un professionnel à l’autre, mais cette variation est aujourd’hui amplifiée par les trajets des patients dans le système de santé [27], par l’organisation des soins.
51C’est la raison pour laquelle l’évaluation des médicaments et autres biens médicaux par des agences françaises ou européennes, aussi importante soit-elle, ne suffit plus. Il faut aussi contrôler les conditions dans lesquelles ils sont prescrits pour garantir à la population qu’elle bénéficie effectivement de soins de qualité. Par ailleurs, il est indispensable de s’assurer que les professionnels ont bien les compétences requises en pratique pour délivrer des actes de plus en plus techniques. La limitation du champ de la prescription est une nécessité, la totale liberté est tout simplement devenue criminelle; c’est de la non-assistance à personne en danger. D’un département français à l’autre, par exemple, les infarctus du myocarde varient en fréquence de un à deux, en revanche un des types de réponse clinique à cette détresse cardiaque, la cardiologie interventionelle, varie de un à trente et un ! Tout est dit. On ne pratique pas partout en France la même médecine. Certes, depuis une quinzaine d’années, existent en France des « réseaux de soins » mais, contrairement aux institutions de managed care américaines, ils ne contrôlent pas encore le bien-fondé de telle ou telle prescription, à commencer par l’accès au spécialiste libre en France, limité, voire impossible [28] dans la très grande majorité des pays occidentaux.
5°) Le contrôle de l’industrie pharmaceutique et des autres industries de santé
52À l’exception du contrôle des bénéfices des entreprises pharmaceutiques en vigueur au Royaume-Uni, en Espagne et en Belgique, la France dispose à la fois des institutions et des mécanismes de régulation qui permettent de mener une politique du médicament permettant de réguler l’offre et la demande : autorisation de mise sur le marché, condition de remboursement, administration des prix (fixation et, le cas échéant, modification), taux de prise en charge par l’assurance maladie, imposition de la publicité pharmaceutique, aide à la recherche, propriété industrielle, contrat d’entreprise, liste des médicaments remboursés et non remboursés, prix de référence, développement des génériques...
53Les remarques ne porteront donc pas sur les mécanismes eux-mêmes, mais sur leur mise en œuvre. Un demi-siècle de contrôle des prix a abouti à la performance remarquable de disputer aux États-Unis le premier rang de la consommation des médicaments en valeur et d’être le leader mondial incontesté de la consommation en volume. Pendant ce temps (quarante années), la part des nouvelles molécules découvertes en France baissait et les filiales des sociétés étrangères devenaient des comptoirs de commerce. Certes, de rares pays comme l’Allemagne se sont montrés si sévères à l’égard des firmes pharmaceutiques qu’elles ont menacé de limiter leur recherche dans ce pays. Mais a contrario, aux États-Unis, le premier gouvernement de Georges Bush a consenti deux faveurs extraordinaires à cette industrie : la première a consisté à autoriser la publicité pharmaceutique auprès du grand public; la seconde a permis d’accroître la solvabilité de la demande des personnes âgées. En Allemagne, cette mesure a significativement contribué à la maîtrise des dépenses de santé, alors que dans l’autre cas les dépenses s’envolent, sans amélioration de l’espérance de vie comme nous l’avons vu plus haut [29]. En France l’un ou l’autre de ces résultats semble inatteignable. Les dépenses pharmaceutiques croissent et avec elles le déficit de l’assurance maladie; par ailleurs les entreprises sont mécontentes et n’hésitent pas à se livrer à toutes formes de menaces auprès des gouvernements successifs [30]. Elles ne sont pas sans arguments et notamment les gouvernements, plutôt que de choisir comme en Grande-Bretagne des règles strictes et s’y tenir, les modifient en permanence, cherchent et trouvent, quand le trou de l’assurance maladie se creuse, un nouveau taux, un nouvel impôt.
54La France est en train de perdre au profit de l’Europe la possibilité de fixer les prix des médicaments « innovants », première étape d’une libéralisation généralisée à venir. Toutefois, elle ne contrôle pas les volumes des prescriptions, les politiques à l’égard des génériques ne sont qu’incitatives, le futur « dossier médical personnel » n’est pas mis en œuvre pour « contrôler » les prescriptions mais pour seulement « limiter les doublons » [31]. Rien de tout cela ne modifiera durablement les tendances passées même si l’on peut enfin constater quelques succès dans la baisse des prescriptions d’antibiotiques. Ce bref survol illustre bien que les mécanismes de régulation ne sont pas tout; la volonté de les utiliser compte tout autant.
55Observant depuis une trentaine d’années l’évolution des politiques de santé dans les pays occidentaux et examinant plus attentivement la France, on peut dire que ce pays a à l’actif de ces vingt dernières années deux succès principaux. Le premier est d’avoir réussi, par la CSG, à faire évoluer profondément et sans révolution les mécanismes de financement de l’assurance maladie. Le second se trouve dans sa capacité à maîtriser des dépenses hospitalières en dépit des grèves des corporations qui travaillent dans les établissements, des modalités d’application des trente-cinq heures et des retards des investissements mobiliers et immobiliers des hôpitaux publics. L’instauration tant décriée de la dotation globale et la plus récente création des ARH y ont contribué. Tout ceci est un succès même si nous pensons qu’une grande crise s’annonce.
56Mais il y a aussi deux échecs : celui de la politique du médicament où les gouvernements successifs n’ont pas ou peu réussi à distinguer politique industrielle (comment favoriser le développement de l’industrie pharmaceutique ?), politique de santé (comment organiser le bon usage du médicament ?) et contrôle des dépenses de l’assurance maladie. C’est une vue à court terme qui a toujours dominé, où la profondeur de la pensée dépassait rarement la capacité à faire une règle de trois sur le montant des dépenses remboursées.
57L’autre échec, plus grave, est que la France a été incapable de trouver un nouvel accord avec ses médecins permettant de dépasser les principes de la médecine libérale qui datent de bientôt quatre-vingt ans. Cet accord ne doit laisser personne de côté et surtout pas les généralistes, en attente d’autre chose que de bonnes paroles.
58Pourquoi tout ceci perdure-t-il ? Comment se fait-il que rien ne se passe en ce début de l’année 2005, alors que le déficit 2004 de l’assurance maladie dépasse 11 milliards d’euros et que le trou qui sera creusé cette année, malgré les quatre milliards d’impôts nouveaux, dépassera de trois à cinq milliards les huit milliards déjà annoncés pour atteindre de onze à treize milliards d’euros ? Les Allemands ont entrepris leur dernière réforme alors que le déficit de leur assurance maladie était de 2,9 milliards d’euros : moins de cinq fois le déficit français ! Ce moment fut jugé, par la classe politique de la majorité comme de l’opposition, insupportable.
59La France n’a pas su choisir entre un courage et une discipline de type britannique qu’imposerait un système de plus en plus centralisé et une éventuelle décentralisation à la mode espagnole, suédoise ou italienne. Le domaine de la santé fait peur aux hommes politiques ; il est vrai que les « affaires » se sont succédées et que la collectivité leur a demandé d’intervenir là où ils ne peuvent, le plus souvent, rien ou pas grand chose. En revanche, elle ne leur tient absolument pas rigueur de ne pas tenir les comptes [32]. La politique a consisté d’abord à anesthésier les Français. Il est vraisemblable en effet qu’ils auraient apporté une attention moins distraite à l’augmentation très sensible des honoraires des médecins de ville si, comme il l’aurait fallu, la CSG avait augmenté de 2 % à la fin de l’année 2004.
60Les manières de réguler les dépenses de santé sont connues, les outils et méthodes existent, mais encore faut-il vouloir s’en servir.
Notes
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[1]
Quelques paragraphes, graphiques et tableaux de cet article sont tirés du chapitre 8 du Carnet de santé de la France en 2003 : Les gouvernements des pays de l’OCDE et l’État providence depuis 1990, Paris, Dunod-Mutualité Française, 2003. Les auteurs étaient Jean de Kervasdoué, Kieke Okma et Theodore Marmor.
-
[2]
Soit que l’on remarque à peine leur existence (l’Europe du sud, les « petits » pays), soit que la barrière de la langue et le peu de publications en langue française empêchent de se former une opinion.
-
[3]
Marmor (Theodor), “Understanding the Dutch Welfare Debates : Comparative Perspectives, Policy Learning, and Health Policy”.
-
[4]
To learn of, about and from.
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[5]
« Contrôler la croissance » ne veut pas dire organiser la décroissance, mais ajuster la croissance aux moyens financiers disponibles.
-
[6]
Les dépenses publiques par habitant des États-Unis sont en valeur absolue supérieures aux dépenses britanniques et comparables aux dépenses françaises, mais comme leur système est par ailleurs très cher, la part relative est faible.
-
[7]
Toutefois les statistiques ne mesurent pas la défiscalisation, une catégorie de dépenses publiques « invisibles »; comme une grande partie de la population américaine bénéficie de contrats groupes défiscalisés, la part du financement public des dépenses de soins aux États-Unis est supérieure à celle que montrent les statistiques.
-
[8]
Tuohy (C. H.), Accidental Logics : The Dynamics of Change in Health Care Arena in the United States, Britain and Canada, New York, Oxford University Press, 1999.
-
[9]
Klein (R.), The New Politics of the National Health Service, (3e édition) Harlow, Essex, Longam, 1995.
-
[10]
Wilson (Graham), Interest Groups, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
-
[11]
Esping-Andersen (G.), The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990.
-
[12]
Freddi (G.), “Problems of Organizational Rationality in Health Systems : Policy Controls and Policy Options”, in Freddi (G.), Björkman (J. W.) eds, Controlling Medical Professionals, The Comparative Politics of Health Governance, London, Sage Publications, 1989.
-
[13]
Baakman (N), Van de Made (J.) and Mur-Veeman (I.), “Controlling Dutch Health Care”. In Freddi (G.), Björkman (J. W.) eds, Controlling Medical Professionals, The Comparative Politics of Health Governance, op. cit.
-
[14]
Ce n’est donc pas un hasard si la gouvernance évolue quand le mode de financement se transforme et que le patronat s’en va quand la CSG et l’État prennent une place prédominante.
-
[15]
Arrow (Kenneth J.), “Uncertainty and the Welfare Economics of Medical Care”, American Economic Review, n° 5,1963, p. 941-973.
-
[16]
Le choix totalement ouvert de tout médecin par tout patient est une exception française.
-
[17]
En 1985 j’ai compté que le directeur des hôpitaux, que j’étais à l’époque, a reçu du ministre et de son cabinet 2 600 demandes d’intervention sur des cas ponctuels ! Il n’y a aucune raison que cela ait changé depuis.
-
[18]
Bocognano (A.) et al., « Mise en concurrence des assurances dans le domaine de la santé — Théorie et bilan des expériences étrangères », CREDES — INSEE, Paris, septembre 1998; Ranade (W.) (ed.), Markets and Health Care. A comparative Analysis, Harlow, Longman, 1998.
-
[19]
Il ne s’agit plus uniquement de liberté d’honoraires.
-
[20]
L’équivalent français est : groupe homogène de malades (GHM).
-
[21]
C’est-à-dire soit comme méthode de tarification, soit comme méthode de calcul budgétaire.
-
[22]
Un tiers des médecins libéraux sont aussi des salariés à temps partiel.
-
[23]
Rodwin (Marc), Medecine, Money and Morals — Physicians’conflicts of Interest, Oxford University Press, 1993.
-
[24]
Shaw (Georges-Bernard), The Doctors’s Dilemna, a Tragedy, Baltimore, 1913.
-
[25]
Ce système, peu utilisé en France, l’a été pour le médecin « référent » avant que ce concept ne soit abandonné au profit du médecin « traitant ».
-
[26]
De Kervasdoué (Jean) (éd.), La crise des professions de santé, Paris, Dunod-Mutualité Française, 2003.
-
[27]
De Kervasdoué (Jean), La qualité des soins en France, Paris, Les éditions ouvrières, 1999.
-
[28]
Sauf à payer 100 % des frais « de sa poche ».
-
[29]
Par ailleurs, comme des suspicions s’installent sur l’efficacité des mécanismes de régulation à la suite du retrait du VIOXX, les cours de bourse de certaines entreprises pharmaceutiques baissent. Ce monde est décidément très imparfait, mais pas systématiquement immoral !
-
[30]
De Kervasdoué (Jean) (éd.), Santé et territoire — Le Carnet de Santé de la France en 2004, Chapitre I, Paris, Dunod-Mutualité Française, 2004.
-
[31]
Si l’on en croit le ministre de la santé, Philippe Douste-Blazy.
-
[32]
Il est tout de même étonnant que nous ayons accepté en 2004 de faire payer dix pour cent des dépenses d’aujourd’hui, d’hier et de demain par nos enfants et petits-enfants et leur avons transféré 50 milliards d’euros (35 en 2004 et au moins 15 d’ici 2006).