Couverture de RFAP_102

Article de revue

Aux origines des politiques de réforme administrative sous la Vème République : la construction du « souci de soi de l'Etat »

Pages 307 à 325

Notes

  • [1]
    Pour une vaste synthèse internationale, Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reform. A Comparative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2000.
  • [2]
    Pour une sociologie historique de ces politiques en France et des analyses plus détaillées de leur essor et développement, je me permets de renvoyer à mon travail de thèse, Bezes (P.), « Gouverner l’administration : une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997) », thèse de doctorat de science politique, Institut d’études politiques de Paris (sous la direction de J. Lagroye), 2002. Cet article en est un extrait remanié.
  • [3]
    Elias (N.), Qu’est ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1991, p. 8-12.
  • [4]
    Pour reprendre le titre d’un livre récent : Hood (C.), James (O.), Scott (C.), Jones (G.), Travers (T.), Regulation inside Government. Waste-Watchers, Quality Police and Sleaze-Busters, Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [5]
    Le terme est attribué à Foucault par Dominique Séglard à propos de ses analyses de la raison d’État qui « implique le rapport de l’État avec soi ». Cf. Séglard (D.), « Foucault et le problème du gouvernement », in : Lazzeri (C.), Reynié (D.) (dir.), La raison d’État : politique et rationalité, Paris, PUF, 1992, pp. 117-140. Sur la raison d’État, Foucault (M.), « “Omnes et singulatim” : vers une critique de la raison politique », in : Foucault (M.), Dits et Écrits (1954-1988), tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 134-161. Voir également dans le même volume, Foucault (M.), « La technologie politique des individus », op. cit., p. 813-828.
  • [6]
    D’un point de vue plus général en science politique, l’intérêt de cette posture socio-historique est défendu, par exemple, par Gilles Pollet. Voir Pollet (G.), « Regards croisés sur la construction de la loi : d’une histoire sociale à une socio-histoire de l’action publique », in : Commaille (J.), Dumoulin (L.), Robert (C.) (dir.), La juridicisation du politique. Leçons scientifiques, Paris, LGDJ, 2000, p. 61-80. Voir également l’article d’Olivier Ihl et Martine Kaluszynski dans ce numéro.
  • [7]
    McArthur (J.-H.), Scott (B.-R.), L’industrie française face aux plans. Paris, Les Éditions d’organisation, 1970, p. 436 et s.
  • [8]
    Le groupe est présidé par le Premier ministre, Michel Debré, mais les deux vice-présidents sont Louis Armand, directeur général de la SNCF, et l’économiste libéral, Jacques Rueff. Par un décret de novembre 1959, le gouvernement leur demande « d’examiner les situations de fait ou de droit qui constituent un obstacle à l’expansion de l’économie ».
  • [9]
    Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, Paris, Imprimerie nationale, 1960, p. 22-23.
  • [10]
    Ses composantes en sont l’adaptation des structures (meilleure organisation par rapport aux domaines à administrer, regroupement des circonscriptions administratives), l’emploi des techniques modernes d’analyse et de préparation des décisions et les relations avec les citoyens et usagers. Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, op. cit., p. 32-33.
  • [11]
    Par exemple, la constitution des « grands ministères » comme le ministère des affaires sociales, celui de l’équipement et du logement en 1966 ou la réorganisation du ministère de l’agriculture en 1965. En matière d’expertise, le service des affaires économiques et internationales (SAEI) au ministère des travaux publics et des transports (futur ministère de l’équipement) développe les techniques de calcul économique. Des services identiques existent dans d’autres ministères (par exemple, le Centre de prospective et d’évaluation du ministère des armées créé en 1964).
  • [12]
    Margairaz (M.), Rousso (H.) « Le plan, une affaire d’État ? Les responsables des commissions du Ier au IXème Plan », in : H. Rousso (dir.), La planification en crises (1965-1985), Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. 49.
  • [13]
    Elias (N.), La dynamique de l’occident, Paris, Presses Pocket, 1990 (coll. « Agora »), p. 104.
  • [14]
    Dulong (D.), Moderniser la politique. Aux origines de la Vème République, Paris, L’Harmattan, 1997 (coll. « Logiques politiques »), p. 159-176; Gaïti (B.), De Gaulle Prophète de la Vème République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 320-326.
  • [15]
    Gaïti (B.), op. cit.; Dulong (D.), op. cit.
  • [16]
    Pierre Racine, conseiller d’État, a été l’ancien directeur de cabinet de Michel Debré, Premier ministre (1959-1962). La mission est créée par arrêté du 12 mars 1963.
  • [17]
    Cf. Mission permanente de la réforme administrative, Tableau général de l’administration, décembre 1965. Les recommandations de la mission vont dans ce sens et plaident en faveur d’un renforcement des pouvoirs « intégrateurs » de l’État : recherche d’une plus grande homogénéité de la fonction publique par l’unification des corps d’administrateurs civils ; harmonisation du régime de l’ENA; définition des principes de l’organisation administrative des régions ; réorganisation parallèle des corps d’inspection et de contrôle pour renforcer les pouvoirs des ministres sur leur administration; renforcement des pouvoirs des préfets dans le cadre du plan et du développement économique.
  • [18]
    « François Bloch-Lainé : des “commandos” habiles et éphémères », L’Express, 27 juin 1963.
  • [19]
    Pour une analyse détaillée du Commissariat général du plan dans cette configuration, on renvoie à la thèse de Vincent Spenlehauer, L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification. Thèse de doctorat de science politique, Université Pierre Mendès France de Grenoble II, Institut d’études politiques de Grenoble, 1998 (dir. F. D’Arcy), p. 29-124.
  • [20]
    Sur ce point, Fourquet (F.), Les comptes de la puissance, Paris, Encres, 1981, p. 285. Cette demande est d’ailleurs l’objet de conflits avec l’INSEE. Sur ces conflits, voir Spenlehauer (V.), op. cit., p. 81-95.
  • [21]
    Groupe 1985, Réflexions pour 1985, « avant-propos de Massé », Paris, La Découverte, 1964.
  • [22]
    Réflexions pour 1985, Paris, La Documentation française, 1964, p. 20.
  • [23]
    Le service des études économiques et financières devenant en 1965 direction de la prévision a fait l’objet d’une thèse d’histoire particulièrement riche et très bien documentée. Cf. Terray (A.), Des francs-tireurs aux experts : l’organisation de la prévision économique au ministère des finances (1948-1968), Thèse de doctorat d’histoire, EHESS, juin 2001,2 vol. (dir. P. Fridenson).
  • [24]
    Claude Gruson, né en 1910, inspecteur des finances, fondateur du SEEF, devient directeur général de l’INSEE en 1961.
  • [25]
    Il est initialement chargé de participer à la mise en place de la comptabilité nationale (il établit les Comptes nationaux) et cheville ouvrière de la commission des comptes de la nation créée en 1952 (présidée alors par Pierre Mendès-France).
  • [26]
    Par exemple, le tableau économique d’ensemble (TEE), le tableau des opérations financières (TOF) ou les budgets économiques.
  • [27]
    Jean Saint-Geours est né en 1925. Ancien élève de l’ENA, inspecteur des finances, sous-directeur à la direction du Trésor, il devient directeur du SEEF en 1962 puis directeur de la direction de la prévision de mai 1965 à décembre 1967. Mendésiste (il fait partie du cabinet de Mendès France en 1954-1955), il est un membre actif du Club Jean Moulin dans les années 1960.
  • [28]
    Sur le récit historique très informé de la création de la direction de la prévision, voir Terray (A.), op. cit., p. 409-454.
  • [29]
    Les objectifs sont ainsi : « d) rendre plus rigoureuse notre connaissance des économies étrangères aux fins de comparaison ou d’actions en commun; e) établir et appliquer des méthodes d’appréciation de la rentabilité des investissements du secteur public ainsi que du rendement des services de l’administration; f) déterminer les éléments de décision pour les principales interventions sectorielles de l’État : énergie, agriculture, recherche, etc. autant que possible en utilisant le calcul économique », Document interne à la direction de la prévision, in : 30 ans de prévision et de conseil, 1965-1995, Les Éditions de Bercy, Paris, 1997, p. 285-317.
  • [30]
    Saint-Geours (J.), « L’organisation de la prévision économique à l’échelon du gouvernement », 15 janvier 1966, Conférence au ministère des armées, Centre des hautes études de l’armement. Archives privées Jean Saint-Geours.
  • [31]
    Le changement de direction du SEEF, la réorganisation de la division du travail entre le SEEF et l’INSEE la même année (Gruson devient d’ailleurs directeur de l’INSEE). Les relations entre le SEEF et l’INSEE et leurs conflits récurrents jusque dans les années 1960 sont longuement décrits et très précisément analysés par Aude Terray dans sa thèse. Cf. Terray (A.), Des francs-tireurs aux experts : l’organisation de la prévision économique au ministère des Finances (1948-1968), op. cit., p. 257-406 et aussi p. 422-454.
  • [32]
    De même, comme le décrit précisément Aude Terray, à partir de 1965, la division des administrations est invitée à s’associer aux travaux de deux nouvelles directions, la division de la rentabilité des investissements et la division des actions économiques publiques, afin de chercher « à donner une expression quantitative de l’exécution des tâches de l’État (coût et valeur des services publics) », Terray (A.), op.cit., p. 471 et suiv.
  • [33]
    Les grands choix politiques des années 1960 — en particulier en matière de politique énergétique (fondée sur le nucléaire) ou de politique militaire — accentuent également la perception d’une asymétrie de positions entre les ministères et la direction du budget.
  • [34]
    Elle trouvera sa traduction concrète à partir de 1967 où Jean Saint-Geours parvient à convaincre Renaud de la Genière, directeur du budget depuis 1966, de s’engager dans le projet optimisation de la dépense publique (ODP) devenant très vite rationalisation des choix budgétaires (RCB). Sur le détail de cette rencontre, Terray (A.), op. cit., p. 518-527.
  • [35]
    Pour un débat par les acteurs eux-mêmes sur les positions de V. Giscard d’Estaing à l’égard de la planification, cf. Fourquet (F.), op. cit., p. 292-295.
  • [36]
    Jean Serisé, membre du SEEF dès les années 1950, devient membre du cabinet du ministre des finances et affaires économiques Valéry Giscard d’Estaing en 1962 puis directeur de cabinet de 1964 à 1966 et de 1969 à 1970. Il deviendra ensuite directeur de la comptabilité publique (1966-1967) puis directeur de la prévision (1967-1972). De 1974 à 1981, il est chargé de mission à la Présidence de la République en charge des questions politiques.
  • [37]
    Entretiens.
  • [38]
    Saint-Geours (J.), « Néolibéralisme et développement économique », 18 septembre 1964, Archives privées. Le document est sous-titré « Aide-mémoire pour la gauche (Defferre, Pierre Mendès France, Club Jean Moulin) ». Les composantes significatives de ce « néo »-libéralisme sont pour lui la limitation ou le recul des interventions de l’État (avec le démantèlement progressif des moyens de contrôle), la « rénovation financière » qui passe notamment par la « neutralité aussi grande que possible du budget de l’État », l’utilisation de moyens globaux pour la régulation monétaire, la liberté des mouvements de capitaux mais aussi le relâchement du lien entre la gestion financière (budget et monnaie) et la gestion économique.
  • [39]
    Fourquet (F.), op. cit., p. 512. Les résultats seront remis au ministre en mars 1966.
  • [40]
    Sur cette opération, « brouillon » de la RCB, et les conflits qu’elle occasionne, cf. Fourquet (F.), op. cit., p. 313 et l’analyse précise qu’en donne Aude Terray, op. cit., p. 510-523.
  • [41]
    Saint-Geours (J.), « Note stratégique d’avril-mai 1965 ». Archives privées Jean Saint-Geours.
  • [42]
    Il s’agit de deux membres de la direction de la prévision (Gérard Eldin et Jacques Raiman), de deux membres de la direction du budget (Pierre Cortesse et Guy Vidal) et d’un membre du cabinet de Michel Debré (Pierre Suard) devenu ministre des finances.
  • [43]
    Marceau Long, énarque, membre du Conseil d’État, est nommé directeur général de l’administration et de la fonction publique en 1961. Sa nomination est saluée par la presse de manière typique comme l’accession au pouvoir d’un jeune haut fonctionnaire, technocrate brillant. « Ce “crack” de 34 ans, nouveau patron des 1 300 000 fonctionnaires, appartient à la “nouvelle vague” de l’administration », Paris-presse, 18 avril 1961.
  • [44]
    Pour une présentation plus nourrie, cf. Bezes (P.), « Gouverner l’administration : une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997) », op. cit., p. 94-110.
  • [45]
    Mission sur l’amélioration des procédures de discussion des salaires dans le secteur public, « rapport de M. Toutée », Notes et études documentaires, n° 3069,2 mars 1964.
  • [46]
    Jusque-là, l’évolution des salaires était examinée à partir des taux des augmentations générales mensuelles officielles, en niveau de rémunérations. De plus, les salaires faisaient l’objet d’une double clause d’indexation, obtenue par les organisations syndicales dans la loi du 3 avril 1955, qui « invitait » le gouvernement à assurer l’harmonisation et la péréquation des statuts et rémunérations entre la fonction publique d’État et les entreprises publiques du secteur nationalisé (dont les rémunérations étaient elles-mêmes indexées sur les prix). Ce lien entre les entreprises nationalisées et la fonction publique proprement dite instituait une dépendance qui liait les mains du gouvernement et favorisait l’argumentation et les revendications des organisations syndicales de la fonction publique.
  • [47]
    Création ou majoration d’indemnités, reclassement de certaines catégories, amélioration des conditions d’avancement, modification des qualifications de certains emplois.
  • [48]
    Le principe de comparaison des entreprises publiques et la fonction publique d’État demeure. Cette reformulation a pour premier effet de complexifier le calcul des salaires et, par conséquent, de diminuer les exigences syndicales les plus universelles portant sur les mesures générales.
  • [49]
    Saint-Geours (Jean), « L’administration publique et la gestion prévisionnelle », 2ème Congrès national de gestion prévisionnelle, ICG, 14 au 16 septembre 1966, Archives privées.
  • [50]
    ENA, Eléments d’une politique de prévision des effectifs dans la fonction publique, 19 mars 1966, Séminaire d’études sous la direction de M. Marceau Long, Directeur général de l’administration et de la fonction publique, assisté de M. Blanc, sous-directeur et de MM. Burel et Latournerie, administrateurs civils. Long (M.), Les problèmes actuels de la fonction publique, cours donné à l’ENA, mars-avril 1967. Ces deux cours sont synthétisés et développés dans l’ouvrage : Long (M.), Blanc (L.), L’économie de la fonction publique, Paris, PUF, 1969 (coll. « L’économiste »).
  • [51]
    Les premières expériences de prévision des effectifs datent, semble-t-il, du début des années 1950 et sont liées à la mise en place de programmes d’équipement concernant l’enseignement et les postes et télécommunications. Sur cette genèse, voir Long (M.), Blanc (L.), op. cit. En 1954, le livre de Roger Grégoire, premier directeur de la fonction publique de 1945 à 1954, témoigne également de ce souci. Grégoire (R.), La fonction publique, Paris, Armand Colin, 1954.
  • [52]
    ENA, Eléments d’une politique de prévision des effectifs dans la fonction publique, annexe 2, op. cit.
  • [53]
    ENA, Eléments d’une politique de prévision des effectifs dans la fonction publique, 19 mars 1966, op. cit., p. 25.
  • [54]
    On renvoie au texte programmatique de Michel Foucault, « Sécurité, territoire et population », Résumé des cours, 1977-1978, Conférences, essais et leçons du Collège de France, Paris, Julliard, 1989.
  • [55]
    Pour une exposition plus détaillée de cette analyse, Bezes (P.), op. cit., p. 126-166.
  • [56]
    Amiot (M.), Contre l’État, les sociologues. Éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France (1900-1980), Paris, Éditions de l’EHESS, 1986.
  • [57]
    Sur ce point, voir Drouard (A.) (dir.), Le développement des sciences sociales en France au tournant des années 60. Actes d’une table ronde, organisée à l’Institut d’histoire du temps présent en 1981, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1983, p. 18. Une trace fidèle de cette tentative d’enrôlement, quoique outrancière dans l’accentuation de la dimension technocratique, est matérialisée dans l’intervention de Claude Gruson à la Société française de sociologie. Cf. Gruson (C.), « Planification économique et recherches sociologiques », Revue française de sociologie, V, 1964, p. 435-446. Pour l’analyse des tentatives de fédérer et d’organiser la communauté des sociologues autour des besoins des planificateurs-économistes, voir Amiot (M.), op. cit., p. 81-86 et p. 99-104 et Spenlehauer (V.), op. cit., p. 105-177.
  • [58]
    Amiot (M.), op. cit. p. 79.
  • [59]
    Amiot (M.), op. cit., p. 78.
  • [60]
    En 1964, M. Crozier a déjà beaucoup publié sur la bureaucratie. On peut citer notamment Crozier (M.), « Les relations de pouvoir dans un système d’organisation bureaucratique », Sociologie du Travail, n° 1, janvier-mars 1960; « De la bureaucratie comme système d’organisation », Archives Européennes de Sociologie, t. 2 (1), juillet-septembre 1961; Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1964.
  • [61]
    Nous reprenons ici la description précise et détaillée qu’en donne Pierre Grémion dans la quatrième partie conclusive de sa thèse. Voir « Un travail sociologique » dans Grémion (P.), Pouvoir local, pouvoir central. Essai sur la fin de l’administration républicaine, Thèse présentée devant l’Université de Paris V, 13 mars 1975, Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1978, p. 692-720.
  • [62]
    Grémion (P.), op. cit., p. 694.
  • [63]
    Dans les années 1960, le Club Jean Moulin est physiquement installé dans le même bâtiment que l’équipe de Michel Crozier.
  • [64]
    Lautman (J), Thœnig (J-C.), « La planification, agent de changement dans quelques administrations publiques françaises », in : Reynaud (J.-D. dir.), Tendances et volontés de la société française, Éditions de la SEDEIS (coll. « Futuribles »), 1966, p. 229-247.
  • [65]
    Op. cit., p. 230.
  • [66]
    Crozier (M.), « Pour une analyse sociologique de la planification française », Revue française de sociologie, VI, 1965, p. 159.
  • [67]
    Ibid.
  • [68]
    Op. cit., p. 161.
  • [69]
    Ses actes sont réunis dans l’ouvrage dirigé par Jean-Daniel Reynaud, Tendances et volontés de la société française. Pierre Massé, commissaire au Plan, préside la séance inaugurale sur le thème « Les français et le changement ». Reynaud (J.-D. dir.), Tendances et volontés de la société française, op. cit.
  • [70]
    Crozier (M.), « Le modèle d’action administrative à la française est-il en voie de transformation ? », in : Reynaud (J.-D.), op. cit., p. 423-444.
  • [71]
    Crozier (M.), « Crise et renouveau dans l’administration française », Sociologie du Travail, n° spécial « L’administration face au changement », 3,1966, p. 230. Le titre du dossier est une preuve supplémentaire de la réification et de la diffusion de la notion.
  • [72]
    Crozier (M.), « Le modèle d’action administrative à la française est-il en voie de transformation ? », op. cit., p. 429.
  • [73]
    Crozier (M.), « Crise et renouveau dans l’administration française », op. cit., p. 59.
  • [74]
    Voir l’entreprise gigantesque que constitue alors le traité de science administrative. Cf. Langrod (G.), Traité de science administrative, Paris, Mouton, 1966.
  • [75]
    Nous nous fondons sur ce point sur des témoignages d’acteurs.
  • [76]
    Elle est publiée en deux volumes. Darbel (A.), Schnapper (D.), Les agents du système administratif, Paris, Mouton, 1969 et Darbel (A.), Schnapper (D.), Le système administratif, Paris, Mouton, 1972.

1Les politiques de réforme de l’administration ont connu, depuis quarante ans, un fort développement dans la plupart des pays occidentaux [1]. La France n’échappe pas à ce phénomène, revendiqué désormais, depuis les années 1990, sous le label maximaliste de « réforme de l’État ». Sans chercher ici à discuter l’importance et les effets de ces politiques dans le contexte français, on peut simplement constater qu’elles ont progressivement acquis, à travers de multiples interactions, une autonomie à plusieurs facettes [2] : idéologique (on dispose, à travers les grands rapports publics, d’une doctrine et de représentations cristallisées déterminant les visages de l’État réformé idéal), politique (le thème est au cœur de la compétition électorale), professionnelle (la réforme administrative est nourrie par l’industrie des experts et des cabinets de conseil qui offrent leurs services aux ministères) et institutionnelle (le sujet est désormais porté, de manière concurrente, au sein des ministères de la fonction publique, des finances et de l’intérieur par des groupes et des directions spécialisées disposant de ressources financières, cognitives et administratives). Cette « présence » massive d’une politique publique et la médiatisation de l’impératif qui la décrit (la « réforme de l’État »), confère à ces programmes une « évidence » et une « naturalité ». Le slogan conduit à se représenter l’enjeu comme un impératif en soi s’imposant « du dehors de l’État ». Ces politiques sont alors, le plus souvent, décrites comme des politiques d’adaptation, destinées à remédier à des dysfonctionnements objectifs de l’appareil d’État. De nombreux travaux consacrés aux réformes administratives, particulièrement dans la littérature anglo-saxonne en science politique ou en Public administration, confortent cette perception en « tenant pour acquis » l’existence de ces programmes publics et en enregistrant leur « nécessité ».

2Ces représentations de la réforme soulèvent plusieurs difficultés méthodologiques que cet article suggère, précisément, de contourner. Elles s’exposent, d’abord, à la critique sociologique de Max Weber ou de Norbert Elias. En prenant les réformes de l’administration comme des données et des adaptations mécaniques au changement de l’environnement, elles n’échappent pas au risque de les réifier, de la même façon qu’on peut, sans y prendre garde, réifier l’État [3]. Or, la place importante prise par les politiques de réforme des bureaucraties sur les agendas publics n’a rien d’évidente ni d’anodine. Il a été très largement analysé que l’État cherche à connaître, réguler voire contrôler la société dans ses différents secteurs et ses populations pour maintenir et accroître son pouvoir. Il ne va pas de soi, en revanche, que ses élites politiques et administratives proclament publiquement l’importance des défaillances de la machinerie étatique, rendent visibles les enjeux de réorganisation de l’appareil d’État et fassent de la « réforme de l’État » le leitmotiv de leur action. L’émergence de questionnements multiples sur la rationalité de l’administration repose sur la construction et la perception de « problèmes » associés aux principes, aux règles et aux pratiques qui structurent le système politico-administratif. La mise en forme d’une telle interrogation réflexive sur l’État et sa mise en visibilité résultent d’abord de savoirs et de sciences de l’État originales qui prennent l’administration comme objet : la sociologie et l’économie de l’administration, la gestion publique ou la nouvelle gestion publique (le New Public Management) en sont des exemples. Ce sont ces disciplines qui rendent « nécessaire », faisable et légitime le recours à de nouvelles compétences requises pour bien gouverner ou bien administrer. C’est à travers ces savoirs théoriques et pratiques que la bureaucratie est constituée en objet d’investigations et, simultanément, en objet d’interventions donc en enjeu de politiques (au double sens de policy et de politics).

3La réification de la réforme de l’État fait oublier, ensuite, que cette politique et les principes qu’elle véhicule sont des catégories produites, mobilisées et « garanties » par les agents de l’État eux-mêmes, hauts fonctionnaires et acteurs politiques. En ne prenant pas en compte la cartographie des relations de pouvoir entre acteurs institutionnels au sein de laquelle se cristallise la « réforme administrative », on s’interdit de rendre compte des conflits et des rapports de force dont ces politiques sont les effets. La politique de réforme administrative ne s’inscrit pas dans un vide institutionnel : elle est, au contraire, « située » et historiquement « produite » au cœur d’un ensemble de groupements étatiques (ministères, bureaux, corps, élites politiques et administratives, etc.) qui en contraignent et/ou en favorisent l’émergence, la formulation et les réalisations éventuelles. Elle doit donc être saisie dans le cadre des luttes pour l’acquisition, la conservation ou l’accroissement du pouvoir dans l’État.

4Du même coup, enfin, les approches qui naturalisent la réforme de l’État sous-estiment ce qu’elle a sans doute de plus essentiel et de plus singulier. En dépit de ses échecs ou de ses limites comme politique publique, la réforme administrative constitue aussi un ensemble de discours politiques et de pratiques pérennes et récurrentes au cœur de l’art de gouverner contemporain. Depuis une trentaine d’années, dans les États devenus États-providence, de nombreux signes témoignent que l’exercice du pouvoir ne renvoie plus seulement au souci de gouverner la société — le gouvernement des hommes et des choses — mais également au souci de se gouverner soi-même en développant et en affichant des savoirs, des pratiques et des programmes destinés à gouverner l’administration. À l’image de la raison d’État au XVIIème siècle, la réforme de l’État et la question essentielle de la « connaissance de soi » de l’État qu’elle publicise constituent une nouvelle composante essentielle de la rationalité politique. L’administration, dans ses règles constitutives et dans ses fonctionnements, est désormais constituée en « problème de gouvernement » et elle devient un « objet de réforme » et d’intervention publique. Dans ce cadre, les politiques de réforme administrative cristallisent l’importance désormais acquise par ces enjeux réflexifs du gouvernement de la bureaucratie ou même, plus largement, de la « régulation du gouvernement » [4]. Je propose d’appeler cette « technologie du pouvoir », empruntant la notion à Michel Foucault, le « souci de soi de l’État » [5] qui constitue une composante à part entière de la forme contemporaine d’exercice du pouvoir.

5La suite de l’article analyse la cristallisation historique de cette « technologie gouvernementale » au cours des années 1960 en France dans une perspective socio-historique [6] qui met l’accent sur les multiples dynamiques et interdépendances entre savoirs, institutions et élites étatiques qui donnent forme au « souci de soi de l’État ». L’enjeu de l’interrogation qui le sous-tend peut se formuler ainsi : comment expliquer le développement et l’institutionnalisation d’une « politique de gouvernement » sur l’administration ? Comment émerge et se développe, historiquement, cette science réflexive du gouvernement de l’État qui s’interroge sur l’administration, son organisation, ses fonctionnements et ses pratiques ?

6Successivement, on examinera les jeux institutionnels et les éléments contextuels qui suscitent le développement d’une mise en questions de la rationalité administrative puis la constitution de savoirs hétérogènes qui transforment progressivement l’administration en « problème », en « enjeu de connaissances » et, simultanément, en « objet d’intervention gouvernementale ».

LA PROGRESSIVE MISE EN QUESTIONS DU PARADIGME PLANIFICATEUR DANS LES ANNÉES 1960 : CONTEXTE ET CONFIGURATION DE POUVOIR

7L’hypothèse principale avancée dans ce travail est qu’émerge, tout au long des années 1960, au sein de plusieurs groupes administratifs, la perception que l’État est confronté au problème du « gouvernement de soi ». On entend par-là que la période se caractérise par une interrogation, à la fois technique et intellectuelle, sur la capacité de l’organisation administrative existante et de ces instruments constitutifs à assurer la réalisation des nouveaux objectifs affichés par les gouvernements Debré puis Pompidou. Progressivement, dans les années 1960, l’organisation et le fonctionnement de l’appareil administratif vont être constitués en enjeux de débats et de connaissances. Évidemment, cette construction d’un « problème administratif » n’émerge pas comme un questionnement évident et immédiatement légitime. Elle résulte de plusieurs dynamiques distinctes et d’interactions dont la conjonction « produit » des discours de rationalité sur l’administration.

Les transformations des cadres d’exercice du pouvoir

8Schématiquement, trois enjeux distincts viennent alimenter les interrogations multiples sur la rationalité de l’appareil administratif d’État.

9Avec la signature du traité de Rome en 1957, tout d’abord, l’ouverture de l’économie française à la compétition internationale modifie les stratégies attendues des autorités publiques. Dans une économie qui tend vers l’ouverture, il faut disposer d’informations précises sur les décisions publiques parce que la politique d’investissement et de consommation des administrations, les politiques fiscales, les politiques des prix ou les politiques des revenus ont des effets sur l’équilibre économique des secteurs abrités et exposés [7]. Bref, le choix de l’internationalisation — quels qu’en soient les déterminants — a des effets sur la manière de considérer les interventions de l’État, sa structuration et son fonctionnement. Le rapport Rueff-Armand, résultat du travail d’un groupe d’experts créé par le décret du 13 novembre 1959 [8] et rendu public en juillet 1960, pointe clairement cette exigence nouvelle : selon lui, les lourdeurs de l’interventionnisme étatique et l’« inadaptation de l’administration publique » (en termes d’insuffisance du progrès technique, de moyens matériels, de méthodes de travail, d’organisation des structures administratives, de rigidités des statuts, etc.) [9] constituent, dans cette perspective, un problème majeur et appellent « la réforme de l’administration » [10].

10Simultanément, ensuite, l’accentuation du développement de l’État-providence national via la planification nourrit également des interrogations sur le fonctionnement de l’État. Dans les années 1960, on passe, en effet, d’une programmation d’équipements directement productifs à une programmation d’équipements collectifs et sociaux. Dès le IVème Plan (1962-1965) est décidée l’extension de l’impératif de « modernisation » à tous les secteurs retardataires, en particulier le secteur hospitalier, le développement du réseau autoroutier et du réseau de télécommunications et l’éducation nationale. Du début du IVème Plan (1962) à la préparation du VIème Plan (1969-1971), la planification est aux prises avec une double évolution : une globalisation (le VIème Plan — 1971-1975 — parlera même de planification des « fonctions collectives ») et une spécialisation (visible dans la multiplication des commissions). Ce processus a une conséquence majeure : on assiste à l’émergence d’une nouvelle forme de régulation de la politique économique dans laquelle le Commissariat général au plan (CGP) reste un lieu central où se construit la politique d’équipements collectifs, mais au sein duquel les différentes administrations sectorielles jouent un rôle croissant. Au cours des années 1960, les objectifs élargis de la planification et l’accentuation du réseau d’interdépendances autour du Commissariat se traduisent par des recompositions et des renforcements des administrations sectorielles avec le souci marqué d’accroître leurs capacités d’expertise [11]. Analysant cette configuration, Michel Margairaz et Henri Rousso montrent que la dépendance du CGP à l’égard des ministères sectoriels s’accentue [12]. Schématiquement résumé, c’est alors que l’on proclame « l’ardente obligation » du Plan, en 1962, que celui-ci commence à perdre sa « puissance sociale » au sens de Norbert Elias, c’est-à-dire moins sa fonction et son importance que son pouvoir dans le système d’interdépendances [13].

11Dans le même temps, enfin, une troisième dynamique, plus politique, opère et confère un crédit et une légitimité à de nouvelles interrogations sur la « rationalisation de l’administration » au titre de la requalification des modèles de compétence politique. Comme l’ont très bien montré Brigitte Gaïti puis Delphine Dulong [14], les débuts de la Vème République sont marqués par une réorientation stratégique des compétences valorisées dans la profession politique, notamment en faveur des hauts fonctionnaires « technocrates » et des compétences techniques et économiques. Pour ceux qui accèdent aux principaux postes de pouvoir avec l’édification de la Vème République, la lutte pour « l’administration de l’administration » — c’est-à-dire la lutte pour l’imposition des savoirs de direction de l’appareil d’État (i.e. du savoir opérationnel et légitime) — commence. Dans ce cadre, la « réforme de l’administration » acquiert du crédit. C’est désormais à ce niveau que se joue la concurrence entre élites pour la maîtrise de l’exercice du pouvoir et à ce niveau que s’élabore un registre de légitimation susceptible de caractériser désormais « l’excellence politique » [15].

Des institutions ministérielles transversales en quête de « centralité » et de « maîtrise »

12Ces trois dynamiques ne sont évidemment pas décodées et interprétées de la même façon au sein de l’appareil d’État. Leurs interprétations font l’objet de conflits d’expertise, dans les années 1960, dont l’enjeu est l’encadrement du développement des grandes politiques sectorielles et la distribution des pouvoirs entre ministères « sectoriels » et ministères « centralistes » et transversaux.

13Les documents de l’époque attestent clairement du sentiment, partagé par certaines élites administratives, d’une « perte de maîtrise » de l’ensemble étatique. En mars 1963, par exemple, les interrogations de la mission permanente à la réforme administrative, confiée à Pierre Racine [16] et en partie articulée aux réformes menées par Louis Joxe, ministre chargé des réformes administratives, illustrent la perception d’une fragmentation des interventions publiques et la nécessité d’un travail de ré-unification de l’État [17]. D’autres hauts fonctionnaires, par exemple François Bloch-Lainé, alors directeur à la Caisse de dépôts et consignations, défendent la nécessité d’une homogénéisation et d’une accentuation de l’étatisation [18]. Dès la première moitié des années 1960, le problème de l’extension de l’État et de ses conséquences est donc posé.

14Dans ce contexte, trois institutions intra-ministérielles et centralistes, le Commissariat général au plan (CGP), le Service d’études économiques et financières (SEEF) devenant direction de la prévision en 1965 et la direction du budget s’interrogent sur la manière dont les administrations vont prendre en charge cette extension des activités de l’État. Avec le développement des grands projets d’investissement et d’infrastructures collectives et sociales menés par les ministères sectoriels, elles s’inquiètent de leurs propres capacités à encadrer le processus et à le maîtriser et sont en quête de savoirs et d’instruments susceptibles de les y aider. Cette configuration nourrit la cristallisation d’une interrogation réflexive de « l’administration » sur elle-même et la mobilisation de savoirs permettant de mieux en connaître les évolutions et les fonctionnements. Ces trois investissements, distincts mais convergents, vont donner forme au « souci de soi de l’État ».

15Le Commissariat général au plan [19], tout d’abord, sous l’impulsion de Pierre Massé nommé commissaire au plan en 1959, cherche à se doter de nouveaux moyens de suivi des grandes évolutions de la planification qu’il élabore. Dans cette perspective, les instruments de modélisation macro-économique et la réalisation, notamment par l’INSEE, de projections économiques à moyen et long termes, sont considérés comme des outils techniques de prévision particulièrement utiles pour décrire et maîtriser « l’extension » de la planification [20]. C’est également en liaison avec l’extension des objectifs de la planification et toujours sous l’impulsion de Pierre Massé, que se développe un intérêt pour les études micro-économiques de rationalité des décisions économiques et des décisions d’équipement. L’activité d’un groupe de prospective dans le cadre de la préparation du Vème Plan — le groupe 1985 créé par Pierre Massé, qui rassemble de 1963 à 1964 des hauts fonctionnaires, des patrons et des prévisionnistes — s’inscrit dans une perspective convergente : orienter la dépense publique et les grands investissements. Dans le rapport du groupe de travail, intégré au texte officiel du Vème Plan et publié en 1964 [21], la situation d’interdépendance de l’administration est analysée comme un facteur nouveau qui suppose que sa « conduite » soit rationalisée. « (...) à la responsabilité limitée [de l’administration] aux effets de ses propres décisions succède la prise en charge de toutes les conséquences de toutes les mutations, quelle que soit leur origine. (...) Les structures et les habitudes de l’administration devront de leur côté être aménagées pour qu’elle puisse, non seulement s’adapter à l’évolution rapide de son domaine d’action, mais encore dans certains cas provoquer cette évolution. Il faudra pour cela qu’elle adopte certaines méthodes et structures du secteur privé, comportant notamment le sens de l’initiative, de la responsabilité, de l’efficacité, du service du “client” [22] ».

16À l’image de Pierre Massé, les planificateurs modernisateurs voient dans le recours à la modélisation macro-économique et, de manière encore balbutiante, à la microéconomie, un moyen d’améliorer les qualités intrinsèques de la planification dans le cadre de la poursuite de son développement.

17Les hauts fonctionnaires du service des études économiques et financières (SEEF) [23], instance d’expertise du ministère des finances et des affaires économiques, s’interrogent également, de manière plus critique, sur la rationalité de l’action étatique, et particulièrement sur l’évolution de la planification. Monté en 1947 par Claude Gruson [24], officiellement créé en 1952 et rattaché à la direction du trésor, le service des études économiques et financières est une structure d’études originale au sein du ministère des finances, à forte autonomie intellectuelle [25]. Dès les années 1950, le SEEF a développé une expertise rationnelle à vocation quantitative afin d’éclairer les décisions de politique économique et a élaboré de nombreux outils macro-économiques [26]. Avec le départ de Claude Gruson en 1961 remplacé par Jean Saint-Geours [27], le service des études économiques et financières voit ses activités recomposées dans la première moitié des années 1960. Sa transformation en direction de la prévision en 1965 [28] va entraîner le renforcement d’une activité de prévision macro-économique au sein de laquelle se développe une série d’interrogations sur la rationalité des grands choix publics, nourries de l’utilisation de nouveaux outils microéconomiques. De fait, les « hauts fonctionnaires économistes » du SEEF/direction de la prévision sont en quête d’outils et de savoirs permettant de réfléchir à la rationalité de la planification, des décisions économiques et des investissements et, plus largement, à l’orientation de la dépense publique. Dans le document interne de présentation de la future direction de la prévision, élaboré par son directeur, Jean Saint-Geours, figure en bonne place ce souci de rationaliser scientifiquement les choix publics et les fonctionnements de l’administration [29]. Ces orientations manifestent l’évolution des manières de concevoir la place de la planification. Il s’agit moins désormais de planifier l’économie en général que de planifier les engagements de l’État et surtout, même, d’en évaluer l’opportunité et de proposer une étude réflexive des « décisions » de l’État. Dans une conférence qu’il donne en janvier 1966, Jean Saint-Geours précise cette préoccupation : « Il est normal que l’État se demandât si ses interventions et si ses activités répondent au souci de rentabilité que l’on doit avoir dans une économie caractérisée par la pénurie des facteurs et des moyens (...), d’où l’idée, qui, progressivement, imprègne une partie de l’administration française, d’essayer de calculer, aussi strictement que possible, les coûts et les avantages d’un certain nombre de services et de décisions [30] ». L’importance accordée à ces technologies renvoie clairement aux transformations institutionnelles en cours [31], la décision de Georges Pompidou, en 1962, de rattacher le Commissariat général du plan au Premier ministre et la création de la direction de la prévision en 1965, expliquent le renouvellement des questionnements du SEEF sur la planification et les choix publics. Sous l’impulsion de Jean Saint-Geours, la direction de la prévision entend désormais détenir un rôle de conseil en politique économique et s’en donner les moyens. Cette réorientation des activités en fait, par construction, un acteur désormais soucieux de ne pas légitimer les orientations de la planification mais, plutôt, d’en interroger le bien-fondé. Elle explique que le SEEF s’intéresse, dès 1963, au développement d’études sur la décision gouvernementale et sur l’élaboration d’études de rentabilité des grands investissements publics et des dépenses publiques [32]. Le souci d’optimiser la dépense publique devient prégnant. Le directeur de la prévision réclame même que son institution joue un rôle dans la procédure budgétaire et veut se doter de pouvoirs d’enquête concernant aussi bien les investissements publics que la gestion des services. L’inflexion des savoirs économiques mobilisés et des questions posées à la planification, au sein de la direction de la prévision, offre ici une deuxième illustration de la matérialisation du « souci de soi de l’État ».

18Un troisième groupe est concerné par la montée des interrogations sur la rationalité de l’action de l’État. On peut y regrouper les hauts fonctionnaires de la direction du budget, d’un côté, et, de l’autre, l’entourage du ministre des finances et des affaires économiques, Valéry Giscard d’Estaing. Historiquement et structurellement, la direction du budget est largement hostile au processus de planification et aux plans en raison des engagements économiques non maîtrisés qu’ils génèrent. Dans la première moitié des années 1960, la priorité et l’extension des objectifs de la planification accentuent fortement les craintes des « budgétaires » [33]. Parce qu’il favorise le développement des politiques publiques sectorielles et qu’il fournit des justifications « objectives » au développement extensif de l’État-providence, le Plan est considéré comme un allié objectif des ministères sectoriels, donc des administrations dites « dépensières » contre le ministère des finances. Le rattachement du CGP au Premier ministre accentue la suspicion en en faisant l’instrument personnalisé de Matignon et, par construction, le rival des finances. Face à des engagements de dépenses effectifs ou planifiés qui portent sur plusieurs années, les directeurs du budget sont réceptifs au développement d’outils susceptibles de permettre d’optimiser les choix. Ces éléments expliquent comment devient envisageable une démarche de collaboration ou d’enrôlement du directeur du budget, Renaud de la Genière, par le directeur de la prévision, J. Saint-Geours, autour du développement des études micro-économiques [34]. La dépense publique doit être fixée en fonction des données macro-économiques existantes et prévisibles et en fonction d’une volonté politique « éclairée » au-delà de la seule préoccupation de l’équilibre des finances publiques. À ces éléments structurels s’ajoute le développement d’orientations, du moins « libérales », en tout cas favorables à une politique d’austérité, défendues au sein du cabinet du ministre des finances, Valéry Giscard d’Estaing. Les cadres traditionnels de la politique macro-économique keynésienne commencent à être fragilisés. L’épisode du plan de stabilisation de 1963 est un révélateur de l’entreprise de reconversion d’un certain nombre d’acteurs qui ne semblent déjà plus croire dans les vertus de la planification et des ressources politiques qu’elle offre pour la carrière [35]. Selon les témoignages de personnalités comme Jean Serisé [36] ou Jean Saint-Geours [37], Valéry Giscard d’Estaing défend d’ailleurs le plan de stabilisation comme le « vrai » plan, celui qui illustre l’échec et les dangers de la planification proprement dite. Dans une note datée du 18 septembre 1964 [38], Saint-Geours diagnostique le début d’une recomposition des croyances économiques et la montée d’un « néo-libéralisme ». Certains hauts fonctionnaires commencent à investir, intellectuellement et politiquement, une « autre » doctrine, orthodoxe, qui fait de l’équilibre budgétaire et de la lutte contre l’inflation les maux nécessaires. De même que la micro-économie s’intègre au cadre macro-économique de la planification pour le rationaliser, des postures « libérales » s’immiscent au sein de l’interventionnisme étatique encore dominant. L’administration commence à être objectivée à travers ses grandes « masses » budgétaires.

19Mus par des enjeux spécifiques au sein de la configuration de réforme des années 1960, les trois acteurs institutionnels examinés ont en commun le souci de faire prévaloir une rationalité économique dans l’analyse des interventions publiques et l’orientation de la dépense. Le mouvement corrélatif d’extension, de sectorialisation et de politisation de la planification et du CGP alimente l’émergence d’interrogations rationalisatrices sur l’action de l’État et le développement de savoirs réflexifs de l’administration sur elle-même. L’émergence du « souci de soi de l’État » se construit à travers les interactions d’une configuration dans laquelle certains acteurs institutionnels de l’administration gouvernante (plan, finances) s’efforcent de réaffirmer leur position « centraliste » et transversale en revendiquant, à travers la mobilisation de nouveaux savoirs, le contrôle des processus économiques.

L’ADMINISTRATION, OBJET DE CONNAISSANCES — DES SAVOIRS AU SERVICE D’UNE SCIENCE DU GOUVERNEMENT DE L’ÉTAT

20C’est la convergence des activités de ces trois groupes de hauts fonctionnaires, et des institutions qui les portent, qui assure le recours, dans les années 1960, à de nouveaux savoirs économiques et sociologiques sur la dimension administrative du gouvernement. L’interrogation sur la rationalité de l’État contemporain y trouve sa source à travers le développement de petits programmes émanant d’institutions comme la direction de la prévision, la direction du budget, le Commissariat général du plan ou la direction générale de l’administration et de la fonction publique. L’administration, dans ses interventions et son fonctionnement, est constituée en « objet de connaissances », donc en objet d’enquêtes et, simultanément, en objet possible de politique (policy) dès lors qu’elle est ainsi constituée en « problème de gouvernement ». On voudrait donner trois traductions concrètes de ces interrogations qui alimentent la constitution d’une « science du gouvernement de l’État ». Ces trois exemples ne prétendent ni à l’exhaustivité ni à l’homogénéité. Le souci de maîtrise de l’administration ne relève pas d’un unique paradigme. Clairement, la genèse de savoirs et de rationalités pratiques (le souci de soi de l’État) relève initialement d’une multitude de programmes successifs ou parallèles, peu coordonnés entre eux, mais dont « l’effet » est la réforme de l’État.

Prévoir et optimiser les interventions publiques

21Dans le contexte décrit, à partir de 1965, la direction de la prévision est la première à s’engager, avec le soutien de Renaud de la Genière, directeur du budget, dans l’analyse de rentabilité des grands investissements publics. D’une part, la direction de la prévision lance, en 1965, deux grosses études d’analyse du coût-rentabilité des investissements, qui précèdent le lancement de la politique de rationalisation des choix budgétaires (RCB) [39]. Elles portent sur l’évaluation de deux programmes phares des années 1960, le RER et l’avion Concorde, et tendent, l’une comme l’autre, à en souligner les erreurs d’estimation dans le coût, dans la rentabilité et dans les effets. D’autre part, en 1966, Jean Saint-Geours engage la direction de la prévision dans une opération labélisée « optimisation des dépenses publiques » (ODP) [40] qui vise à calculer le coût et la rentabilité des activités de l’État et, particulièrement, à « établir et à appliquer des méthodes d’appréciation de la rentabilité des investissements du secteur public, ainsi que du rendement des services de l’administration » [41]. C’est dans ce second cadre, en 1966 puis en 1967, que la direction de la prévision envoie d’abord un administrateur civil puis un groupe de hauts fonctionnaires [42] aux États-Unis pour examiner l’expérience américaine du PPBS (Planning, Programming and Budgeting System), lancée par le secrétaire d’État à la Défense, R. Mac Namara, élaborée par des économistes de la Rand Corporation et en cours d’utilisation pour la préparation du budget fédéral. Avec l’opération ODP, la direction de la prévision veut démontrer l’intérêt de l’utilisation des études coûtsavantages pour la préparation des budgets, pour l’élaboration des choix du plan ou pour éclairer des décisions de longue portée. Le nouveau système américain est décrit comme un moyen de faire des choix rationnels dans l’utilisation et la répartition des dépenses publiques mais aussi comme un puissant outil de réforme de la fonction budgétaire. Cette mission d’études est un exemple, parmi d’autres, illustrant l’utilisation de nouveaux savoirs réflexifs, ici micro-économiques, pour maîtriser le développement extensif des activités de l’État. L’utilisation de ces outils instrumente clairement les interrogations réflexives sur l’action publique : l’idée d’optimisation de la dépense publique — la rationalisation et l’optimisation des investissements — est une critique presque explicite de la planification et de ses objectifs. La planification (qui fixe les « grands » objectifs) devrait désormais prendre en compte l’expertise de la direction de la prévision, qui revendique de dire si les moyens utilisés pour les atteindre sont pertinents et « optimums ». En restreignant ainsi le domaine d’expertise économique aux administrations publiques, c’est-à-dire à « l’État » et non plus à la « société », la direction de la prévision définit sa propre autonomie institutionnelle mais elle témoigne aussi de l’importance d’une nouvelle compétence : à la prévision-planification de type macroéconomique concernant les grands domaines socio-économiques, s’ajoute le souci, transversal, de détenir une connaissance fondée sur la microéconomie qui porte sur l’optimisation des dépenses publiques, sur l’évaluation des grands investissements publics et sur la rationalité des services administratifs. La mise en place de l’opération RCB, par le décret du 4 janvier 1968, portée par la direction de la prévision mais soutenue par la direction du budget, constituera le premier aboutissement de ce processus.

Mesurer la croissance de la fonction publique pour maîtriser l’État

22La préoccupation pour la rationalisation des investissements publics « sectoriels » n’est pas la seule formulation du « souci de soi » de l’État tel qu’il émerge dans les années soixante. Séparément, la puissante direction du budget et la plus faible mais névralgique direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) sont en quête de données qui structurent au quotidien leur suivi respectif de l’évolution de la « fonction publique ». Les salaires et les effectifs constituent, particulièrement, deux domaines qui font l’objet d’investigations à nouveaux frais au cours des années 1960. Dans l’entreprise de construction d’une rationalité étatique, la statistique de la fonction administrative est un enjeu important. Pour bâtir une science réflexive de l’administration qui permette d’en maîtriser le cours, il faut connaître, en effet, le nombre d’agents publics (les effectifs) et mesurer précisément leur poids dans les dépenses de fonctionnement (les salaires). Le développement de pratiques d’enquête sur l’administration matérialise l’importance acquise par la dimension réflexive de l’activité de gouvernement dans laquelle le « gouvernement de l’administration » devient une fin en soi. Dès 1965, le directeur général de l’administration et de la fonction publique, Marceau Long [43], s’efforce d’élaborer les fondements d’une économie de la fonction publique qui déroge aux savoirs traditionnellement mobilisés par la DGAFP. Si cet investissement relève d’abord d’un engagement personnel, il témoigne du souci de révéler le fonctionnement « réel » de la fonction publique. Pour gouverner, il faut gouverner l’administration ce qui suppose qu’on en découvre la vérité. Sans développer le détail de ces entreprises [44], on peut mentionner deux initiatives particulièrement essentielles.

23Le premier dispositif mis en place porte sur le calcul des salaires dans la fonction publique. Dans le domaine salarial, le début des années soixante est marqué par un fait mineur, à faible répercussion publique, mais fondamental dans la recherche de connaissances rationnelles permettant de mieux décrire le fonctionnement de l’administration. Il s’agit de « l’invention » d’un nouveau raisonnement technique de mesure des dépenses salariales dans les entreprises publiques par une commission ad hoc instituée en 1963 après les grèves des mineurs de l’hiver 1962 et réunissant MM. Toutée, président de la section des finances du Conseil d’État, Bloch-Lainé alors directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, et Masselin conseiller-maître à la Cour des comptes [45]. Ce nouveau dispositif dit raisonnement en « masse salariale » va progressivement se substituer au raisonnement qui prévalait alors, structuré autour de deux mécanismes révélateurs des rapports de force entre les gouvernements et les organisations syndicales dans les années cinquante [46]. Dans le contexte social perturbé de l’année 1963, les recherches de la commission Toutée modifient, en effet, le mode de calcul de la masse salariale dans la fonction publique. Tout en affichant l’objectif public d’amélioration et de développement des procédures de discussion salariale et de conciliation dans les entreprises nationalisées, elle forge la technique de « masse salariale globale », dite en « masse » qui ajoute aux mesures générales d’augmentation des salaires deux composantes nouvelles. D’une part, elle intègre les différentes mesures catégorielles propres à un corps ou un groupe au sein de l’entreprise [47] qui se répercutent sur les autres par effet de grille et augmentent d’autant les coûts salariaux de la fonction publique. D’autre part, elle prend en compte les effets du GVT (glissement vieillesse technicité) c’est-à-dire les variations d’effectifs, la progression des rémunérations selon l’ancienneté (la masse salariale augmente quand les effectifs vieillissent) et l’augmentation dans les embauches de la qualification (la masse salariale augmente si on recrute des gens plus qualifiés donc plus payés). Pour calculer le coût salarial « réel » des entreprises publiques et, par extension, de la fonction publique d’État, il devient nécessaire d’ajouter au traitement de base les effets des mesures catégorielles et les variations dues à la création d’emplois nouveaux, à la prise en compte de l’ancienneté et au changement dans la composition du personnel. Cette invention, très vite reprise informellement par la direction du budget et sa sous-direction PCM (personnels civils et militaires), témoigne d’une modification profonde des représentations pour « objectiver » le fonctionnement administratif : avant tout, elle manifeste le souci d’instaurer une plus grande lisibilité des mécanismes constitutifs de l’État administratif afin d’en mieux contrôler les effets économiques endogènes et exogènes. En revendiquant d’établir la vérité des augmentations des salaires du secteur nationalisé et, par voie de conséquence, la vérité de ceux de la fonction publique d’État [48], la commission Toutée alimente, très concrètement, la matérialisation du « souci de soi de l’État », ce souci de connaître la « réalité » de l’administration pour mieux gouverner.

24Un autre instrument tactique de la gestion de l’État — les effectifs — fait l’objet d’investigations. Une note de Jean Saint-Geours, directeur de la prévision [49], et des textes de Marceau Long, directeur général de l’administration et de la fonction publique [50] permettent d’éclairer sommairement cette dimension. Dans le cadre de la préparation du Vème Plan, au milieu des années 1960, s’affirme le souci de développer des enquêtes transversales sur les effectifs dans la fonction publique. Domine alors le sentiment que les mécanismes d’évolution de la population administrative ne sont pas connus et doivent être découverts par la mise en place d’un ensemble de protocoles de recherche qui permettraient de définir, de mesurer, de proportionner et, éventuellement, de rationaliser les besoins. Ce souci d’enquêter sur la fonction publique ne se fait pas sans difficulté ni approximations dans les méthodes parce que les données relatives à la fonction publique n’ont, jusque-là, pas été agrégées ni systématiquement constituées [51]. Dès 1962, la Commission de la main d’œuvre, créée dans le cadre des travaux du Vème Plan et présidée par Jean Fourastié, inscrit la question du nombre de fonctionnaires dans une problématique qui veut articuler les objectifs de la planification aux besoins en main d’œuvre et en formation de l’économie française en général sur la période 1962-1978 par niveau de formation et par spécialité professionnelle. Considérant que « l’administration » est un employeur comme les autres dont il faut connaître les effectifs et les besoins et que le rôle joué par l’État sur le marché de l’emploi est incontournable, elle demande que soient constituées des données concernant la fonction publique. Confronté, particulièrement de 1958 à 1962, à une pénurie des recrutements, le ministère de la fonction publique conçoit l’importance d’études prévisionnelles des besoins et d’instruments de mesure des effectifs permettant d’anticiper les recrutements par rapport aux évolutions des missions de l’État. En elle-même, la DGAFP ne dispose d’aucun moyen ni expertise lui permettant de conduire cette recherche. En 1965, la DGAFP sollicite donc l’INSEE qui effectue un recensement régulier des agents de l’État, le dernier datant en l’occurrence de 1962. Pour compléter les données du recensement, elle fait également appel, en 1965, à la direction de la prévision nouvellement créée pour développer une méthodologie permettant d’établir des passages entre les catégories du plan et celles de la fonction publique mais également pour synthétiser et analyser les résultats remontés des ministères sectoriels. Trois types de données sont recherchées : les effectifs actuels (en 1965), la projection de ses effectifs en 1970, et les besoins en recrutement de 1965 à 1970 (compte tenu des départs en retraite et des départs anticipés). Une note de la direction de la prévision [52] résume bien la fragilité de l’entreprise et la difficulté à établir des données fiables sur le nombre d’agents publics et leur évolution. Les chiffres sont jugés inégalement sûrs (en raison d’un flou entre emplois budgétaires et emplois réels) et peu homogènes (les bilans de chaque ministère ne sont pas établis à la même date) tandis que les projections pour 1970 sont souvent biaisées par les administrations sectorielles (elles gonflent les chiffres en tenant compte d’évolutions relevant plus de vues normatives que de considérations « objectives »). La direction de la prévision fait ainsi valoir un certain nombre d’améliorations possibles mais reconnaît aussi les limites de son propre engagement. Les résultats de ces initiatives sont donc décevants en termes de prévision mais l’essentiel est dans l’orientation : l’objectif est bien de créer un savoir commun à l’ensemble des ministères, forgé par la direction de la prévision et utilisé par la DGAFP, ce pour quoi plaide Marceau Long [53].

25L’attention accordée à la « population administrative », sous l’angle double de son nombre et de son poids salarial, rappelle celle, plus ancienne, accordée à la population tout court qui caractérisait la mise en place de l’État national au XVIIème siècle et l’émergence de la « raison d’État » comme art de gouverner [54]. Les initiatives que nous venons d’analyser témoignent d’un déplacement des enjeux : la compétence gouvernementale (l’art de gouverner) exige désormais un art spécifique, la régulation de l’administration elle-même, qui s’appuie sur l’élaboration et l’utilisation d’un ensemble de techniques permettant de mieux en adapter les forces étatiques aux besoins et aux contraintes. Il s’agit alors d’agir sur la population administrative pour en connaître le nombre et le coût, pour en contrôler les évolutions, en mesurer les effets et en rationaliser les activités. L’appareil bureaucratique de l’État est désormais considéré comme un agent parmi d’autres dont le comportement doit être connu et quantifié pour le rendre prévisible. L’exercice de gouvernement de l’État passe par la mise en œuvre d’une économie, d’une économie à l’égard de sa fonction publique, dans la conduite de tous ses agents mais aussi dans la connaissance du comportement de chacun d’entre eux. L’instrument administratif lui-même est constitué en objet du pouvoir et les agents publics, particulièrement, en cible de l’action publique. La prise en compte du nombre et de la masse salariale confirme l’émergence d’un souci de la mesure de l’État.

Décrire la réalité administrative — la sociologie au chevet de l’administration

26[55]

27Dès lors que les hauts fonctionnaires réformateurs émettent des doutes sur la rationalité de « l’administration », ils ont besoin de connaissances sur la « réalité » du fonctionnement administratif sectoriel et, plus largement, sur la réalité du fonctionnement de l’administration française, au-delà des règles formelles qu’elle met en avant. Au milieu des années 1960, l’administration va ainsi devenir progressivement un « objet d’enquêtes », au creuset de groupes de hauts fonctionnaires en quête de connaissances pour nourrir leurs interrogations et de sociologues en quête de financement et d’accès au terrain pour leurs enquêtes empiriques.

28Dans son ouvrage Contre l’État, les sociologues[56], Michel Amiot a très bien décrit l’intéressement réciproque des sociologues et des « planificateurs ». Initialement, l’« administration » n’est d’ailleurs pas le sujet privilégié sur lequel les planificateurs-économistes souhaitent tirer de l’information de la communauté des sociologues. Les planificateurs-économistes espèrent d’abord obtenir des sciences sociales des explications ou des analyses permettant d’éclairer la dimension « sociale » des problèmes économiques ou techniques qu’ils considèrent constitutifs des évolutions de la société française [57]. Tout acquis à l’évidence du développement et de la croissance, les planificateurs-économistes s’interrogent cependant aussi sur les effets de leur action de transformation : les orientations de la planification sont-elles suivies par les administrations et quels sont les obstacles si elles ne le sont pas ? Qu’est-ce que les individus et les collectivités sont capables d’accepter en matière de changement [58] ? En leur apportant des éléments de connaissances sur les comportements administratifs, les sciences sociales leur permettraient de mieux appréhender les « résistances au changement », un changement d’ailleurs vécu par les planificateurs comme inéluctable. Comme le résume bien Michel Amiot, « aux sciences humaines revient la tâche d’énoncer les limites et les conditions dans lesquelles les décisions planificatrices correspondront à la “volonté collective profonde” » [59]. Quelques commandes et des financements d’études ou de colloques par au moins trois institutions (le CGP, l’INSEE et, à un moindre titre, la direction du budget) viennent témoigner des interactions entre planificateurs et sociologues sur la « question administrative ».

29C’est d’abord dans ce cadre qu’il faut comprendre le programme de Michel Crozier, L’administration face au changement, en 1964, qu’il élabore à partir de ses travaux de chercheur sur la bureaucratie [60] mais qui rencontre les attentes des planificateurs en quête de savoirs. Le programme [61] est articulé autour de deux questions : « 1) Y-a-t-il un changement des méthodes et des pratiques de l’administration traditionnelle sous l’influence des méthodes et des pratiques de la planification ? 2) Quels changements plus importants sont susceptibles d’être de la sorte déclenchés pour modifier le style français d’administration publique arrivé (selon le diagnostic et les propres termes de l’auteur du programme) à épuisement ? » [62]. La construction du programme « l’administration face au changement » résulte de cette rencontre et des convergences qui s’établissent entre des attentes différentes mais compatibles : l’orientation intellectuelle originale du sociologue et les demandes et interrogations des dirigeants du Plan. Michel Crozier connaît bien les hauts fonctionnaires réformateurs, notamment Pierre Massé (alors commissaire général au Plan) et Jean Ripert (son adjoint), qu’il côtoie au sein du Club Jean Moulin [63] et pour lequel il écrit comme certains des membres de son équipe. Ce sont eux qui financent le projet, via la DGRST et le CGP. Deux volets seront développés dans le programme : une enquête sur la création des institutions régionales de 1964 et une étude sur l’influence du plan sur les administrations centrales. Une présentation de Jacques Lautman et Jean-Claude Thœnig, en charge du second volet, illustre la complémentarité de la problématique de leur enquête [64] avec les formulations des planificateurs modernisateurs. « L’objet de cet article est d’exposer, de manière encore programmatique, une voie par laquelle la recherche sociologique peut appréhender les effets de la planification française sur la vie des administrations centrales. (...) Nous nous attachons en effet à chercher dans quelle mesure l’existence du Commissariat au plan peut être une incitation au changement dans les méthodes et les objectifs des administrations centrales et de quelle manière elle intéresse le devenir des organisations mêmes. (...) » [65].

30Le plan n’est pas, ici, immédiatement en cause : M. Crozier fait valoir, au contraire, le rôle historique de la planification à la française comme « ferment » [66], sa philosophie et la forme pratique et opérationnelle de son action ayant « contribué à transformer l’état d’esprit et les méthodes traditionnelles de l’administration » [67]. Ses réflexions font même la part belle au rôle original joué par les planificateurs et leur donnent un nouvel avenir de médiateurs avec la régionalisation afin de « briser le cercle vicieux qui oppose les groupes locaux irresponsables à l’autoritarisme mal informé et toujours négatif de l’État [68] ». L’administration, en revanche, est véritablement transformée en objet d’investigations. Dans le cadre d’une réflexion sur le changement, le rôle que joue l’administration, frein ou moteur, devient nécessairement un sujet de réflexion. Le premier grand colloque thématique de la Société française de sociologie (7-9 octobre 1965) qui porte sur « Les transformations de la société française » [69] en donne une bonne illustration. Les administrations sectorielles, la haute administration, l’ENA sont explicitement intégrées à la réflexion sur le changement et ses résistances. Loin de considérer l’administration comme un relais fiable et régulier des désirs planificateurs, les sociologues et les hauts fonctionnaires réunis soumettent la chose administrative à une double remise en cause. Est-elle d’abord un véritable acteur du changement ? Plus précisément, la haute fonction publique ou l’ENA constituent-elles un vecteur de la transformation ? Les administrations sectorielles sont-elles transformées, ensuite, par la planification et en relaient-elles les commandements ? Tout se passe comme si l’institution supposée constituer la force du pouvoir d’État édifié en 1958, et le formalisme de ses règles constituantes, ne constituaient plus une garantie a priori de son efficacité. Les analyses de Michel Crozier [70] sont, à cet égard, sans appel. Compte tenu des transformations profondes de l’environnement, « le style d’action bureaucratique à la française, du moins sous sa forme actuelle, est condamné [71] ». Le système d’organisation est centralisé, stratifié et rigide et le « modèle français de protection bureaucratique » ne produit que du « changement par crise » [72]. De ce diagnostic global de la société française, Michel Crozier tire la conclusion que le rôle du sociologue doit être de penser les conditions de possibilité du développement d’un style administratif nouveau, de l’innovation et de la participation dans un cadre culturellement ancré. Dans cette quête se dessine déjà la méthode que développera et défendra Michel Crozier : seules l’observation et l’analyse du « comment ça change » et du « comment les gens changent », bref « l’apprentissage social ou institutionnel [73] », permettront de cerner les capacités d’action des réformateurs et les marges au sein desquelles un changement est possible.

31Ainsi, désormais, des experts-sociologues doivent faire de l’écart entre les règles formelles et la réalité des pratiques administratives l’objet d’une nouvelle « discipline » censée dire la vérité de l’administration. La sociologie de l’administration de Michel Crozier, comme la science administrative alors en plein renouveau [74], revendique de décrire la réalité administrative et, par conséquent, de proposer des bases scientifiques pour son gouvernement et sa réforme. Seule en effet la prise en compte des comportements et des règles cachées de l’administration permettra d’identifier les leviers d’une intervention gouvernementale. Sur la période, l’influence structurante du Commissariat général au plan (via Massé) et le dynamisme de l’INSEE (via Gruson) sont évidentes mais n’épuisent pas les interactions. La direction du budget, plus discrète, n’est pas en reste, même si elle ressent moins fortement, semble-t-il, l’impératif d’un recours aux sciences sociales. Au milieu des années soixante, son directeur, Raymond Martinet, est également en contact avec des sociologues et prêt à financer des études sur l’administration. La direction du budget flèche — vraisemblablement en 1965 et via la DGRST — des crédits pour l’association Marc Bloch, créée pour gérer les contrats de recherche de la VIème Section de l’École pratique des hautes études [75]. Cela permet au laboratoire de Raymond Aron, le Centre d’études sociologiques, de financer une étude de Pierre Bourdieu sur les grandes écoles, et une autre confiée à des proches de Bourdieu, en l’occurrence à un tandem qui réunit Alain Darbel, administrateur de INSEE, et Dominique Schnapper, qui réalisent une enquête sur le système administratif et les agents administratifs [76]. Il semble que ces fonds de la direction du budget aient également permis de financer d’autres études : celle de Catherine Grémion sur le processus de décision des décrets de 1964 et l’enquête de Jean-Claude Thoenig et Erhard Friedberg sur la fusion du ministère de la construction et du ministère des travaux publics et des transports, qui donne naissance au ministère de l’équipement.

32Tout au long des années soixante, l’administration devient ainsi, progressivement, un objet d’interrogations, d’investigations et un « enjeu de gouvernement ». Insensiblement, elle deviendra aussi un objet de réforme. Des reconfigurations institutionnelles interagissent avec des savoirs économiques et sociologiques et convergent vers la mise en place de pratiques revendiquant d’instaurer la vérité de l’administration (vérité de ses fonctionnements à travers l’élucidation de ses pratiques réelles, vérité de ses coûts, vérité de ses masses, de ses systèmes d’action, etc.). Cette exigence de connaissances caractérise la formulation de la question administrative dans la configuration des années soixante. Elle nourrit largement la cristallisation du « souci de soi de l’État » qui repose alors sur la croyance dans l’idéal d’un gouvernement rationnel de l’administration qui s’appuierait sur un système éclairé, rendu efficace et contrôlable par l’utilisation de méthodes économiques, réorganisé et re-hiérarchisé sur la base de la réalité dévoilée des pratiques administratives. À ce stade, le développement de ces savoirs repose d’abord sur les engagements individuels de personnalités de la haute fonction publique française (Pierre Massé, Claude Gruson, Jean Saint-Geours, Jean Serisé, Renaud de la Genière, etc.). Ce sont ces individualités qui portent, au sein de leurs institutions d’appartenance, les nouvelles interrogations sur le « gouvernement de l’État » et leur donnent une première inscription institutionnelle avec la création de directions ou de bureaux. S’ils sont généralement proches du pouvoir politique, les interrogations sur l’action de l’État dont ils sont porteurs ne vont trouver, cependant, que des échos modestes auprès des acteurs politiques principaux au cours des années soixante. En fait, ces questionnements vont surtout se diffuser via des réseaux réformistes — le Club Jean Moulin notamment — où se mêlent étroitement hauts fonctionnaires et universitaires, au service d’une réflexion sur l’État et son administration. À la fin des années 1960, ces représentations donneront naissance à un premier programme significatif de réforme administrative, la rationalisation des choix budgétaires, lancée par le décret de 4 janvier 1968. La thématique de la réforme de l’administration et les expertises élaborées dans les années soixante seront reprises et portées politiquement dans le projet de Jacques Chaban-Delmas de la « Nouvelle Société », annoncé le 16 septembre 1969.

33Au-delà du développement ultérieur de politiques publiques sur l’administration, l’essentiel est ailleurs. Le « souci de soi de l’État » renvoie à la structuration et au début d’autonomisation, dans l’État, d’éléments d’une science réflexive du gouvernement qui fait de l’interrogation sur la rationalité administrative le cœur de ses investigations. Ces questionnements et ces savoirs hétérogènes ainsi que l’attention particulière que des acteurs individuels et des institutions prêtent, dans l’État ou au dehors, aux moyens de l’action publique (organisationnels, financiers, humains, etc.) considérés « pour eux-mêmes », constituent un phénomène remarquable. Ce souci de rationalisation et la publicité qui commence à en être faite marquent une rupture dans l’art de gouverner : tout se passe comme si, désormais, le gouvernement des autres, par l’État, supposait, comme condition, de pouvoir afficher les signes d’un gouvernement de soi, c’est-à-dire d’une régulation de l’administration et de l’activité de gouvernement elle-même. Cette exigence ne doit pas tromper. Elle ne renvoie pas, d’abord, à une charge idéologique contre l’État mais beaucoup plus subtilement au développement et à l’organisation de nouveaux modes de légitimation. L’exercice du pouvoir reposerait désormais sur la mise en visibilité des incertitudes de l’action publique et de son organisation, sur l’aveu publicisé de ses limitations voire de ses défaillances et sur la revendication d’une capacité à maîtriser et à gouverner l’appareil d’État et à en diriger les performances. Ces pratiques et ces savoirs de gouvernement de l’État ont connu, depuis les années 1960, un bel avenir et de nombreux développements intellectuels, politiques et institutionnels.

Notes

  • [1]
    Pour une vaste synthèse internationale, Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reform. A Comparative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2000.
  • [2]
    Pour une sociologie historique de ces politiques en France et des analyses plus détaillées de leur essor et développement, je me permets de renvoyer à mon travail de thèse, Bezes (P.), « Gouverner l’administration : une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997) », thèse de doctorat de science politique, Institut d’études politiques de Paris (sous la direction de J. Lagroye), 2002. Cet article en est un extrait remanié.
  • [3]
    Elias (N.), Qu’est ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1991, p. 8-12.
  • [4]
    Pour reprendre le titre d’un livre récent : Hood (C.), James (O.), Scott (C.), Jones (G.), Travers (T.), Regulation inside Government. Waste-Watchers, Quality Police and Sleaze-Busters, Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [5]
    Le terme est attribué à Foucault par Dominique Séglard à propos de ses analyses de la raison d’État qui « implique le rapport de l’État avec soi ». Cf. Séglard (D.), « Foucault et le problème du gouvernement », in : Lazzeri (C.), Reynié (D.) (dir.), La raison d’État : politique et rationalité, Paris, PUF, 1992, pp. 117-140. Sur la raison d’État, Foucault (M.), « “Omnes et singulatim” : vers une critique de la raison politique », in : Foucault (M.), Dits et Écrits (1954-1988), tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 134-161. Voir également dans le même volume, Foucault (M.), « La technologie politique des individus », op. cit., p. 813-828.
  • [6]
    D’un point de vue plus général en science politique, l’intérêt de cette posture socio-historique est défendu, par exemple, par Gilles Pollet. Voir Pollet (G.), « Regards croisés sur la construction de la loi : d’une histoire sociale à une socio-histoire de l’action publique », in : Commaille (J.), Dumoulin (L.), Robert (C.) (dir.), La juridicisation du politique. Leçons scientifiques, Paris, LGDJ, 2000, p. 61-80. Voir également l’article d’Olivier Ihl et Martine Kaluszynski dans ce numéro.
  • [7]
    McArthur (J.-H.), Scott (B.-R.), L’industrie française face aux plans. Paris, Les Éditions d’organisation, 1970, p. 436 et s.
  • [8]
    Le groupe est présidé par le Premier ministre, Michel Debré, mais les deux vice-présidents sont Louis Armand, directeur général de la SNCF, et l’économiste libéral, Jacques Rueff. Par un décret de novembre 1959, le gouvernement leur demande « d’examiner les situations de fait ou de droit qui constituent un obstacle à l’expansion de l’économie ».
  • [9]
    Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, Paris, Imprimerie nationale, 1960, p. 22-23.
  • [10]
    Ses composantes en sont l’adaptation des structures (meilleure organisation par rapport aux domaines à administrer, regroupement des circonscriptions administratives), l’emploi des techniques modernes d’analyse et de préparation des décisions et les relations avec les citoyens et usagers. Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, op. cit., p. 32-33.
  • [11]
    Par exemple, la constitution des « grands ministères » comme le ministère des affaires sociales, celui de l’équipement et du logement en 1966 ou la réorganisation du ministère de l’agriculture en 1965. En matière d’expertise, le service des affaires économiques et internationales (SAEI) au ministère des travaux publics et des transports (futur ministère de l’équipement) développe les techniques de calcul économique. Des services identiques existent dans d’autres ministères (par exemple, le Centre de prospective et d’évaluation du ministère des armées créé en 1964).
  • [12]
    Margairaz (M.), Rousso (H.) « Le plan, une affaire d’État ? Les responsables des commissions du Ier au IXème Plan », in : H. Rousso (dir.), La planification en crises (1965-1985), Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. 49.
  • [13]
    Elias (N.), La dynamique de l’occident, Paris, Presses Pocket, 1990 (coll. « Agora »), p. 104.
  • [14]
    Dulong (D.), Moderniser la politique. Aux origines de la Vème République, Paris, L’Harmattan, 1997 (coll. « Logiques politiques »), p. 159-176; Gaïti (B.), De Gaulle Prophète de la Vème République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 320-326.
  • [15]
    Gaïti (B.), op. cit.; Dulong (D.), op. cit.
  • [16]
    Pierre Racine, conseiller d’État, a été l’ancien directeur de cabinet de Michel Debré, Premier ministre (1959-1962). La mission est créée par arrêté du 12 mars 1963.
  • [17]
    Cf. Mission permanente de la réforme administrative, Tableau général de l’administration, décembre 1965. Les recommandations de la mission vont dans ce sens et plaident en faveur d’un renforcement des pouvoirs « intégrateurs » de l’État : recherche d’une plus grande homogénéité de la fonction publique par l’unification des corps d’administrateurs civils ; harmonisation du régime de l’ENA; définition des principes de l’organisation administrative des régions ; réorganisation parallèle des corps d’inspection et de contrôle pour renforcer les pouvoirs des ministres sur leur administration; renforcement des pouvoirs des préfets dans le cadre du plan et du développement économique.
  • [18]
    « François Bloch-Lainé : des “commandos” habiles et éphémères », L’Express, 27 juin 1963.
  • [19]
    Pour une analyse détaillée du Commissariat général du plan dans cette configuration, on renvoie à la thèse de Vincent Spenlehauer, L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification. Thèse de doctorat de science politique, Université Pierre Mendès France de Grenoble II, Institut d’études politiques de Grenoble, 1998 (dir. F. D’Arcy), p. 29-124.
  • [20]
    Sur ce point, Fourquet (F.), Les comptes de la puissance, Paris, Encres, 1981, p. 285. Cette demande est d’ailleurs l’objet de conflits avec l’INSEE. Sur ces conflits, voir Spenlehauer (V.), op. cit., p. 81-95.
  • [21]
    Groupe 1985, Réflexions pour 1985, « avant-propos de Massé », Paris, La Découverte, 1964.
  • [22]
    Réflexions pour 1985, Paris, La Documentation française, 1964, p. 20.
  • [23]
    Le service des études économiques et financières devenant en 1965 direction de la prévision a fait l’objet d’une thèse d’histoire particulièrement riche et très bien documentée. Cf. Terray (A.), Des francs-tireurs aux experts : l’organisation de la prévision économique au ministère des finances (1948-1968), Thèse de doctorat d’histoire, EHESS, juin 2001,2 vol. (dir. P. Fridenson).
  • [24]
    Claude Gruson, né en 1910, inspecteur des finances, fondateur du SEEF, devient directeur général de l’INSEE en 1961.
  • [25]
    Il est initialement chargé de participer à la mise en place de la comptabilité nationale (il établit les Comptes nationaux) et cheville ouvrière de la commission des comptes de la nation créée en 1952 (présidée alors par Pierre Mendès-France).
  • [26]
    Par exemple, le tableau économique d’ensemble (TEE), le tableau des opérations financières (TOF) ou les budgets économiques.
  • [27]
    Jean Saint-Geours est né en 1925. Ancien élève de l’ENA, inspecteur des finances, sous-directeur à la direction du Trésor, il devient directeur du SEEF en 1962 puis directeur de la direction de la prévision de mai 1965 à décembre 1967. Mendésiste (il fait partie du cabinet de Mendès France en 1954-1955), il est un membre actif du Club Jean Moulin dans les années 1960.
  • [28]
    Sur le récit historique très informé de la création de la direction de la prévision, voir Terray (A.), op. cit., p. 409-454.
  • [29]
    Les objectifs sont ainsi : « d) rendre plus rigoureuse notre connaissance des économies étrangères aux fins de comparaison ou d’actions en commun; e) établir et appliquer des méthodes d’appréciation de la rentabilité des investissements du secteur public ainsi que du rendement des services de l’administration; f) déterminer les éléments de décision pour les principales interventions sectorielles de l’État : énergie, agriculture, recherche, etc. autant que possible en utilisant le calcul économique », Document interne à la direction de la prévision, in : 30 ans de prévision et de conseil, 1965-1995, Les Éditions de Bercy, Paris, 1997, p. 285-317.
  • [30]
    Saint-Geours (J.), « L’organisation de la prévision économique à l’échelon du gouvernement », 15 janvier 1966, Conférence au ministère des armées, Centre des hautes études de l’armement. Archives privées Jean Saint-Geours.
  • [31]
    Le changement de direction du SEEF, la réorganisation de la division du travail entre le SEEF et l’INSEE la même année (Gruson devient d’ailleurs directeur de l’INSEE). Les relations entre le SEEF et l’INSEE et leurs conflits récurrents jusque dans les années 1960 sont longuement décrits et très précisément analysés par Aude Terray dans sa thèse. Cf. Terray (A.), Des francs-tireurs aux experts : l’organisation de la prévision économique au ministère des Finances (1948-1968), op. cit., p. 257-406 et aussi p. 422-454.
  • [32]
    De même, comme le décrit précisément Aude Terray, à partir de 1965, la division des administrations est invitée à s’associer aux travaux de deux nouvelles directions, la division de la rentabilité des investissements et la division des actions économiques publiques, afin de chercher « à donner une expression quantitative de l’exécution des tâches de l’État (coût et valeur des services publics) », Terray (A.), op.cit., p. 471 et suiv.
  • [33]
    Les grands choix politiques des années 1960 — en particulier en matière de politique énergétique (fondée sur le nucléaire) ou de politique militaire — accentuent également la perception d’une asymétrie de positions entre les ministères et la direction du budget.
  • [34]
    Elle trouvera sa traduction concrète à partir de 1967 où Jean Saint-Geours parvient à convaincre Renaud de la Genière, directeur du budget depuis 1966, de s’engager dans le projet optimisation de la dépense publique (ODP) devenant très vite rationalisation des choix budgétaires (RCB). Sur le détail de cette rencontre, Terray (A.), op. cit., p. 518-527.
  • [35]
    Pour un débat par les acteurs eux-mêmes sur les positions de V. Giscard d’Estaing à l’égard de la planification, cf. Fourquet (F.), op. cit., p. 292-295.
  • [36]
    Jean Serisé, membre du SEEF dès les années 1950, devient membre du cabinet du ministre des finances et affaires économiques Valéry Giscard d’Estaing en 1962 puis directeur de cabinet de 1964 à 1966 et de 1969 à 1970. Il deviendra ensuite directeur de la comptabilité publique (1966-1967) puis directeur de la prévision (1967-1972). De 1974 à 1981, il est chargé de mission à la Présidence de la République en charge des questions politiques.
  • [37]
    Entretiens.
  • [38]
    Saint-Geours (J.), « Néolibéralisme et développement économique », 18 septembre 1964, Archives privées. Le document est sous-titré « Aide-mémoire pour la gauche (Defferre, Pierre Mendès France, Club Jean Moulin) ». Les composantes significatives de ce « néo »-libéralisme sont pour lui la limitation ou le recul des interventions de l’État (avec le démantèlement progressif des moyens de contrôle), la « rénovation financière » qui passe notamment par la « neutralité aussi grande que possible du budget de l’État », l’utilisation de moyens globaux pour la régulation monétaire, la liberté des mouvements de capitaux mais aussi le relâchement du lien entre la gestion financière (budget et monnaie) et la gestion économique.
  • [39]
    Fourquet (F.), op. cit., p. 512. Les résultats seront remis au ministre en mars 1966.
  • [40]
    Sur cette opération, « brouillon » de la RCB, et les conflits qu’elle occasionne, cf. Fourquet (F.), op. cit., p. 313 et l’analyse précise qu’en donne Aude Terray, op. cit., p. 510-523.
  • [41]
    Saint-Geours (J.), « Note stratégique d’avril-mai 1965 ». Archives privées Jean Saint-Geours.
  • [42]
    Il s’agit de deux membres de la direction de la prévision (Gérard Eldin et Jacques Raiman), de deux membres de la direction du budget (Pierre Cortesse et Guy Vidal) et d’un membre du cabinet de Michel Debré (Pierre Suard) devenu ministre des finances.
  • [43]
    Marceau Long, énarque, membre du Conseil d’État, est nommé directeur général de l’administration et de la fonction publique en 1961. Sa nomination est saluée par la presse de manière typique comme l’accession au pouvoir d’un jeune haut fonctionnaire, technocrate brillant. « Ce “crack” de 34 ans, nouveau patron des 1 300 000 fonctionnaires, appartient à la “nouvelle vague” de l’administration », Paris-presse, 18 avril 1961.
  • [44]
    Pour une présentation plus nourrie, cf. Bezes (P.), « Gouverner l’administration : une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997) », op. cit., p. 94-110.
  • [45]
    Mission sur l’amélioration des procédures de discussion des salaires dans le secteur public, « rapport de M. Toutée », Notes et études documentaires, n° 3069,2 mars 1964.
  • [46]
    Jusque-là, l’évolution des salaires était examinée à partir des taux des augmentations générales mensuelles officielles, en niveau de rémunérations. De plus, les salaires faisaient l’objet d’une double clause d’indexation, obtenue par les organisations syndicales dans la loi du 3 avril 1955, qui « invitait » le gouvernement à assurer l’harmonisation et la péréquation des statuts et rémunérations entre la fonction publique d’État et les entreprises publiques du secteur nationalisé (dont les rémunérations étaient elles-mêmes indexées sur les prix). Ce lien entre les entreprises nationalisées et la fonction publique proprement dite instituait une dépendance qui liait les mains du gouvernement et favorisait l’argumentation et les revendications des organisations syndicales de la fonction publique.
  • [47]
    Création ou majoration d’indemnités, reclassement de certaines catégories, amélioration des conditions d’avancement, modification des qualifications de certains emplois.
  • [48]
    Le principe de comparaison des entreprises publiques et la fonction publique d’État demeure. Cette reformulation a pour premier effet de complexifier le calcul des salaires et, par conséquent, de diminuer les exigences syndicales les plus universelles portant sur les mesures générales.
  • [49]
    Saint-Geours (Jean), « L’administration publique et la gestion prévisionnelle », 2ème Congrès national de gestion prévisionnelle, ICG, 14 au 16 septembre 1966, Archives privées.
  • [50]
    ENA, Eléments d’une politique de prévision des effectifs dans la fonction publique, 19 mars 1966, Séminaire d’études sous la direction de M. Marceau Long, Directeur général de l’administration et de la fonction publique, assisté de M. Blanc, sous-directeur et de MM. Burel et Latournerie, administrateurs civils. Long (M.), Les problèmes actuels de la fonction publique, cours donné à l’ENA, mars-avril 1967. Ces deux cours sont synthétisés et développés dans l’ouvrage : Long (M.), Blanc (L.), L’économie de la fonction publique, Paris, PUF, 1969 (coll. « L’économiste »).
  • [51]
    Les premières expériences de prévision des effectifs datent, semble-t-il, du début des années 1950 et sont liées à la mise en place de programmes d’équipement concernant l’enseignement et les postes et télécommunications. Sur cette genèse, voir Long (M.), Blanc (L.), op. cit. En 1954, le livre de Roger Grégoire, premier directeur de la fonction publique de 1945 à 1954, témoigne également de ce souci. Grégoire (R.), La fonction publique, Paris, Armand Colin, 1954.
  • [52]
    ENA, Eléments d’une politique de prévision des effectifs dans la fonction publique, annexe 2, op. cit.
  • [53]
    ENA, Eléments d’une politique de prévision des effectifs dans la fonction publique, 19 mars 1966, op. cit., p. 25.
  • [54]
    On renvoie au texte programmatique de Michel Foucault, « Sécurité, territoire et population », Résumé des cours, 1977-1978, Conférences, essais et leçons du Collège de France, Paris, Julliard, 1989.
  • [55]
    Pour une exposition plus détaillée de cette analyse, Bezes (P.), op. cit., p. 126-166.
  • [56]
    Amiot (M.), Contre l’État, les sociologues. Éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France (1900-1980), Paris, Éditions de l’EHESS, 1986.
  • [57]
    Sur ce point, voir Drouard (A.) (dir.), Le développement des sciences sociales en France au tournant des années 60. Actes d’une table ronde, organisée à l’Institut d’histoire du temps présent en 1981, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1983, p. 18. Une trace fidèle de cette tentative d’enrôlement, quoique outrancière dans l’accentuation de la dimension technocratique, est matérialisée dans l’intervention de Claude Gruson à la Société française de sociologie. Cf. Gruson (C.), « Planification économique et recherches sociologiques », Revue française de sociologie, V, 1964, p. 435-446. Pour l’analyse des tentatives de fédérer et d’organiser la communauté des sociologues autour des besoins des planificateurs-économistes, voir Amiot (M.), op. cit., p. 81-86 et p. 99-104 et Spenlehauer (V.), op. cit., p. 105-177.
  • [58]
    Amiot (M.), op. cit. p. 79.
  • [59]
    Amiot (M.), op. cit., p. 78.
  • [60]
    En 1964, M. Crozier a déjà beaucoup publié sur la bureaucratie. On peut citer notamment Crozier (M.), « Les relations de pouvoir dans un système d’organisation bureaucratique », Sociologie du Travail, n° 1, janvier-mars 1960; « De la bureaucratie comme système d’organisation », Archives Européennes de Sociologie, t. 2 (1), juillet-septembre 1961; Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1964.
  • [61]
    Nous reprenons ici la description précise et détaillée qu’en donne Pierre Grémion dans la quatrième partie conclusive de sa thèse. Voir « Un travail sociologique » dans Grémion (P.), Pouvoir local, pouvoir central. Essai sur la fin de l’administration républicaine, Thèse présentée devant l’Université de Paris V, 13 mars 1975, Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1978, p. 692-720.
  • [62]
    Grémion (P.), op. cit., p. 694.
  • [63]
    Dans les années 1960, le Club Jean Moulin est physiquement installé dans le même bâtiment que l’équipe de Michel Crozier.
  • [64]
    Lautman (J), Thœnig (J-C.), « La planification, agent de changement dans quelques administrations publiques françaises », in : Reynaud (J.-D. dir.), Tendances et volontés de la société française, Éditions de la SEDEIS (coll. « Futuribles »), 1966, p. 229-247.
  • [65]
    Op. cit., p. 230.
  • [66]
    Crozier (M.), « Pour une analyse sociologique de la planification française », Revue française de sociologie, VI, 1965, p. 159.
  • [67]
    Ibid.
  • [68]
    Op. cit., p. 161.
  • [69]
    Ses actes sont réunis dans l’ouvrage dirigé par Jean-Daniel Reynaud, Tendances et volontés de la société française. Pierre Massé, commissaire au Plan, préside la séance inaugurale sur le thème « Les français et le changement ». Reynaud (J.-D. dir.), Tendances et volontés de la société française, op. cit.
  • [70]
    Crozier (M.), « Le modèle d’action administrative à la française est-il en voie de transformation ? », in : Reynaud (J.-D.), op. cit., p. 423-444.
  • [71]
    Crozier (M.), « Crise et renouveau dans l’administration française », Sociologie du Travail, n° spécial « L’administration face au changement », 3,1966, p. 230. Le titre du dossier est une preuve supplémentaire de la réification et de la diffusion de la notion.
  • [72]
    Crozier (M.), « Le modèle d’action administrative à la française est-il en voie de transformation ? », op. cit., p. 429.
  • [73]
    Crozier (M.), « Crise et renouveau dans l’administration française », op. cit., p. 59.
  • [74]
    Voir l’entreprise gigantesque que constitue alors le traité de science administrative. Cf. Langrod (G.), Traité de science administrative, Paris, Mouton, 1966.
  • [75]
    Nous nous fondons sur ce point sur des témoignages d’acteurs.
  • [76]
    Elle est publiée en deux volumes. Darbel (A.), Schnapper (D.), Les agents du système administratif, Paris, Mouton, 1969 et Darbel (A.), Schnapper (D.), Le système administratif, Paris, Mouton, 1972.
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