Couverture de FORM_166

Article de revue

Introduction

Comprendre les dynamiques de l’emploi peu qualifié

Pages 7 à 21

Notes

English version

1 La confusion sourd quand est évoquée la « non-qualification ». D’une part, une ligne de brouillage existe sur l’objet même de la (non) qualification. Un retour sur les usages de la notion révèle une distinction établie depuis longtemps entre qualification du travail, de l’emploi et de la personne (Rose, 2012). Ces trois registres de la qualification ont respectivement un lien avec le travail effectué, l’emploi occupé et la personne concernée. Cependant, leur relation est souvent moins nette qu’il n’y paraît, et il n’existe pas de correspondance systématique entre ces trois façons de définir la qualification. D’autre part, l’usage du terme « non qualifié » apparaît dénué de sens lorsqu’il s’agit de décrire le contenu du travail ou les caractéristiques des individus. En effet, peut-il exister un travail qui ne nécessite aucune compétence, ou un individu dépourvu de toute qualité ? Le niveau « non qualifié », dans les trois dimensions mentionnées, correspond donc au premier niveau de qualification. Cependant, la définition de cette catégorie est sujette aux critères de qualification qui varient en fonction des pays, des institutions, des secteurs et des acteurs impliqués dans la définition et la hiérarchisation des qualifications (Demazière et Marchal, 2018). Il importe donc de préciser que ce dossier se rapporte aux emplois réputés « non qualifiés », récemment rebaptisés « peu qualifiés », qui sont définis de manière précise dans les conventions collectives et dans les dispositifs statistiques, ce qui permet de les mesurer avec précision.

2 L’emploi peu qualifié est un objet de recherche qui mêle des enjeux politiques, économiques et sociaux. Les questions qui pèsent depuis 40 ans sur cette catégorie n’ont pas disparu à la faveur de la crise sanitaire. Au contraire : caissières, ouvriers du bâtiment, aides à domicile et autres travailleurs et travailleuses de cette catégorie posent plus que jamais le problème de la qualité et de la reconnaissance de leur travail (Amossé et al., 2021). L’intérêt qui est porté à ces salariés provient aussi des questions sur leur parcours professionnel, à l’heure où ils sont appelés à devenir les « entrepreneurs » de leur vie professionnelle, alors que les voies pour sécuriser leur parcours sont loin d’être tracées.

3 Les contributions réunies dans ce numéro s’attaquent à deux questions cruciales : comprendre ce qui peut entraver la valorisation du travail et analyser les obstacles à la construction des parcours professionnels des salariés occupant des emplois peu qualifiés. Ces réflexions interviennent dans un contexte où les tensions entre flexibilité et sécurité sur le marché du travail sont de plus en plus prononcées.

4 Suivant un angle pluridisciplinaire faisant dialoguer économie, sociologie et sciences de l’éducation, différentes analyses sont développées afin d’alimenter une perspective critique. Sont ainsi interrogés le rôle des politiques publiques et du marché du travail, mais aussi les représentations des entreprises et leurs politiques, et enfin les aspirations des salariés et leurs parcours, par un jeu de déplacement des observations empiriques et de renouvellement des catégories d’analyse. Les articles soulignent combien la justification des problèmes de recrutement, de formation, de parcours se rapporte le plus souvent à la motivation individuelle, à l’initiative et aux choix personnels. Ainsi, ces articles mettent en évidence les facteurs d’obstruction à la reconnaissance des qualités du travail et à la capacité d’agir, i.e. aux possibilités réellement accessibles pour chaque personne en matière de vie et de travail (Sen, 1999).

5 Un des éléments les plus remarquables est la diversité des horizons et des voies par lesquelles les auteur·es questionnent ces entraves. Chaque contribution y va de sa grille de lecture, qu’il s’agisse de l’économie des conventions, de la théorie de la segmentation, des théories éthiques du Care ou de l’approche par les capabilités, avec le traitement de matériaux empiriques, quantitatif et/ou qualitatif. Cette diversité n’occulte pas, bien au contraire, un ensemble de préoccupations communes. On aboutit ainsi à une masse critique de travaux, de méthodologies, de questions de recherche, de résultats et d’interrogations qui puisent pour partie dans les recherches actuelles et pour partie dans les travaux du programme collectif de recherche SQUAPIN (“Salariés en emploi peu qualifié : quelles perspectives face à l’injonction de devenir acteur de leur parcours professionnel ?”) [1]

6 Dans un premier temps, il apparaît utile, dans cette introduction, d’identifier et d’évoquer les principales permanences et mutations qui caractérisent l’emploi peu qualifié, avant de présenter, en écho à la postface de Bernard Gazier, les huit contributions contenues dans ce dossier, autour de deux grandes entrées problématiques qui les distinguent en partie : la question toujours aussi vive de la reconnaissance sociale de la valeur du travail effectué par les travailleurs en emploi peu qualifié ; la question, de plus en plus cruciale, de leur capacité effective d’agir, notamment dans l’orientation et la construction de leur parcours professionnel, à l’heure où ils sont sommés d’en devenir les principaux artisans.

1 L’emploi peu qualifié : permanence et mutations

1.1 Les emplois peu qualifiés ne tendent pas à disparaître, mais changent de visage

7 Les emplois peu qualifiés ne sont pas en voie de disparition. Mais ils ne progressent pas non plus. Leur part dans l’emploi total stagne en France depuis les années 1980 (Jolly et Dherbécourt, 2020). Ils représentent moins de 20 % des emplois (Insee, 2024) et 22 % des premiers emplois (di Paola et Moullet, 2022). Aussi, en France, il semble difficile de décrire l’évolution de la structure sociale des emplois comme une polarisation (Goux et Maurin, 2019 ; Jolly et Dherbécourt , op. cit ; Béduwé et Vero, 2023), qui se traduirait par la diminution des emplois de qualification médiane, occupés par des ouvriers et des employés qualifiés, au profit d’une augmentation symétrique des emplois très qualifiés (cadres, professions intermédiaires…) et peu qualifiés aux extrémités. Contrairement à une littérature académique abondante (Peugny, 2018 ; Verdugo et Allègre, 2020 ; Reshef et Toubal, 2021), l’Insee et la Dares établissent certes le constat d’un déclin des qualifications médianes au profit des professions cadres, mais sans augmentation synchrone des emplois peu qualifiés (Jolly et Dherbécourt, op. cit.).

8 Ce qui est en jeu, ce n’est pas tant une polarisation de la structure sociale des emplois qu’une mutation de l’emploi peu qualifié, où les métiers ne sont plus exercés principalement dans un contexte industriel, mais de plus en plus dans des contextes artisanaux ou de service. En quarante ans, l’emploi peu qualifié a changé de visage. Avec les processus d’automatisation, la désindustrialisation qui s’opère depuis le milieu des années 1980, et les pertes d’emplois associées, la part des ouvriers peu qualifiés a chuté, notamment dans l’industrie lourde (Goux et Maurin, op. cit.). Cette population ouvrière a aussi continué à se diversifier, en se développant en particulier dans les services, comme les services à l’industrie (nettoyage, maintenance, tri, expédition, etc.). Aujourd’hui, elle regroupe principalement des professions du transport et de la logistique (conditionneurs, manutentionnaires, préparateurs de commandes) ainsi que des manœuvres des travaux publics (Forment et Vidalenc, 2020). Parallèlement, la part des employés non qualifiés a augmenté au cours des dernières décennies, portée par le fort développement des services, notamment les services directs aux particuliers. Ayant en commun avec les emplois d’ouvriers non qualifiés une appartenance au salariat et une position subalterne dans les organisations de travail (Jounin, 2023), mais souvent plus mal rémunérés, ces emplois progressent avant tout dans les secteurs où les employeurs bénéficient d’importants avantages fiscaux et pour les seules périodes où ces avantages se développent (Goux et Maurin, op. cit.).

9 Cette double évolution aboutit à une recomposition de l’emploi réputé peu qualifié qui reflète le déplacement général de la demande de biens et services de l’industrie vers le tertiaire et atteste d’un mouvement de fond qui transforme petit à petit l’espace social. La marchandisation de services autrefois gérés au sein de la sphère privée, tels que l’aide à domicile, et les répercussions de la transformation des modes de gestion et d’organisation des entreprises qui ont opté pour l’externalisation de certaines activités, comme le nettoyage, le gardiennage, le recyclage des déchets, engendrent des conditions d’emploi et des perspectives de carrière moins favorables (Lamanthe, 2014). Bas salaires, sous-emploi (Insee, 2024), contrats courts (Gouyon et Obser, 2023), conditions de travail pénibles (Demazière et Marchal, op. cit.), faible accès à la formation (Stephanus, 2024), alternance avec des périodes de chômage, les personnes occupant des emplois non qualifiés sont ainsi les plus vulnérables sur le marché du travail.

1.2 Femmes, immigrés et jeunes : figures dominantes de l’emploi peu qualifié

10 L’emploi peu qualifié se conjugue aujourd’hui davantage au féminin. Entre les années 1950 et 1980, les emplois peu ou pas qualifiés étaient surtout occupés par des hommes, des travailleurs manuels à temps plein, souvent au sein de grandes entreprises industrielles en qualité de manœuvres. Ces derniers pouvaient bénéficier de « marchés internes », offrant des possibilités d’avancement au sein de l’entreprise, mais aussi des possibilités de reclassement en cas d’inaptitudes. De plus, ces travailleurs étaient souvent regroupés en collectifs, défendus par des syndicats qui représentaient leurs intérêts de classe. Aujourd’hui, les femmes exercent plus souvent des emplois peu qualifiés. En 2020, 23,5 % d’entre elles sont employées ou ouvrières non qualifiées (contre 14,3 % des hommes) et travaillent d’abord dans le secteur tertiaire (Penicaud, 2024). Leurs conditions d’emploi sont souvent peu favorables, sous l’effet notamment d’une représentation syndicale et d’une culture de la négociation collective moins présentes que dans les secteurs traditionnels de l’industrie.

11 Les immigrés sont aussi surreprésentés dans des métiers d’employés ou ouvriers peu qualifiés, souvent soumis à des conditions de travail contraignantes et/ou à des tensions sur le marché du travail (Moulier Boutang, 1998). La moitié des emplois se concentre dans les services aux particuliers et aux collectivités ou dans le bâtiment et les travaux publics. La spécialisation professionnelle des immigrés varie selon leur profil socio-démographique, notamment leur pays de naissance et leurs niveaux de diplôme très polarisés. Ainsi, les travailleurs nés au Portugal sont surreprésentés parmi les employés de maison et les ouvriers du bâtiment. Il en va de même des natifs du Maghreb, qui sont également plus nombreux parmi les agents de gardiennage et de sécurité. Les natifs d’Afrique subsaharienne sont davantage présents parmi les agents de sécurité, et les employés du care et de la restauration. Les immigrés venant d’Asie sont spécialisés dans la restauration et le textile, mais aussi dans des métiers très qualifiés (Desjonquères et al., 2021).

12 La place prise par l’emploi réputé non qualifié dans les parcours professionnels des jeunes n’est pas nouvelle (Béduwé, 2005), mais elle représente aujourd’hui 22 % des premiers emplois (di Paola et Moullet, 2022). De plus en plus de diplômés rivalisent avec les moins diplômés sur des postes d’ouvrier ou d’employé non qualifié, ce qui expose les premiers à des risques inédits de déclassement et les non-diplômés à un risque accru de chômage. Ils prennent désormais une place dans la régulation des métiers en forte tension, notamment dans les métiers d’ouvrier peu qualifié du bâtiment ou ceux de l’hôtellerie-restauration (Couppié et Gasquet, 2023).

1.3 Des compétences invisibilisées

13 La contribution de certains métiers réputés non qualifiés à la société contraste avec le peu de reconnaissance qui leur est attribuée. L’épidémie de Covid-19, en 2020-2021, a mis en lumière le rôle essentiel de ces métiers de la deuxième ligne, révélant le fossé entre, d’une part, les conditions de travail et d’emploi et, d’autre part, l’importance sociale de nombre d’entre eux (Amossé et Erhel, 2021). Du livreur à la caissière en passant par le chauffeur, les travailleurs de ces métiers du bas de l’échelle ont mis en jeu leur vie pour faire fonctionner les services essentiels pendant la pandémie (Maillard, 2021).

14 Erhel et Moreau-Follenfant (2021) recensent 17 métiers qui exigent le contact avec des déchets, de la souillure, des excréments (agents d’entretien, aides à domicile…), mais aussi qui supposent des conditions de travail physiquement très dures (ouvriers de la manutention, du bâtiment, des industries agro-alimentaires…). Pour Méda (2022), le fait que ces métiers soient le plus souvent exercés par des personnes étrangères ou issues de l’immigration n’est pas sans lien avec leur sous-rémunération. Ce phénomène, persistant dans plusieurs de ces métiers, notamment ceux principalement exercés par des femmes, est depuis longtemps corrélé avec le processus d’invisibilisation et de non-reconnaissance des compétences des femmes, souvent perçues comme étant innées (Gadrey et al., 2005).

15 Le dossier de la revue Travail et Emploi, coordonné par D. Demazière et E. Marchal (op. cit., n° 155-156) pointait lui aussi, deux ans avant la crise sanitaire, la faible reconnaissance de ces métiers et mettait en lumière, derrière ces conventions, divers processus de « fabrication » du travail non qualifié, défini par l’occupation de postes situés en bas de la hiérarchie des emplois et des rémunérations, un éloignement par rapport à la norme d’emploi stable et une fragilisation des relations d’emploi. La « smicardisation » de salariés et le tassement de nombreuses conventions collectives, favorisés récemment par la poussée inflationniste, ont d’ailleurs contribué à accroître encore cette faible reconnaissance.

1.4 Une PCS interrogée par la transformation des emplois et la revalorisation du travail peu qualifié

16 La notion d’emploi réputé non qualifié à laquelle est dédié ce numéro de Formation Emploi a été récemment au cœur d’un vaste processus de redéfinition pour répondre à la recomposition des emplois, à la transformation des qualifications, à l’évolution de l’organisation productive, du progrès technique, et à celle des négociations collectives ou du droit du travail (Amossé, 2019). Ainsi le CNIS (Conseil national de l’information statistique) a refondu la nomenclature des PCS à partir de 2018-2019.

17 Cette initiative vise d’abord à mieux connaître l’emploi et notamment à analyser les enjeux liés aux mutations numériques ou au développement durable. Par exemple, un ensemble de libellés correspondant aux « métiers verts » a été défini. Il permet d’analyser la dynamique et les caractéristiques des emplois dont la finalité et/ou les compétences mises en œuvre contribuent à mesurer, prévenir, maîtriser, corriger les impacts sur l’environnement. Sont ainsi recensées des professions transversales de l’environnement et du développement durable, dont celles liées par exemple au traitement des déchets, aux énergies renouvelables, à la transformation climatique, à la protection de la nature, etc. Ensuite, la refonte répond à une meilleure articulation à la nomenclature socio-économique européenne (ESeG, European Socio economic Groups). De plus, un autre objectif est de mieux comprendre les inégalités, en hiérarchisant non seulement les niveaux de qualification des salariés, mais aussi, et c’est une nouveauté, les travailleurs indépendants sur la base de quatre niveaux. Dans chaque sous-classe d’emplois salariés, cette hiérarchisation donne en outre à voir des lignes de clivage jusqu’alors absentes de la nomenclature : selon le type de contrat de travail (à durée limitée ou non) et la nature de l’employeur (la fonction publique versus le secteur privé). Les classes et sous-classes fournissent une grille de lecture stratifiée de la société. Enfin, c’est aussi l’occasion de valider le principe mis en avant en sociologie selon lequel il n’y a pas de travail sans qualités (Rose, op. cit.). Les emplois autrefois considérés comme « non qualifiés » ont été reclassés comme « peu qualifiés » lors de la rénovation de cette nomenclature. Ce reclassement a alors permis de redorer un peu le blason des compétences relatives à ces emplois, habituellement « invisibilisées » par les employeurs au prétexte qu’elles seraient naturelles (propres aux femmes ou à des catégories ethniques) ou trop difficiles à saisir, entretenant ainsi la dévalorisation du travail (Demazière, Marchal, op. cit.).

1.5 De nouvelles injonctions qui colonisent l’emploi peu qualifié

18 À l’image de ce que l’on demande aux autres catégories socio-professionnelles, il est désormais attendu des travailleurs des emplois peu qualifiés qu’ils soient comptables de leur travail, entrepreneurs de leur vie professionnelle, responsables de leur parcours, capables de rebondir de projet en projet, de passer d’un emploi à l’autre, voire d’un métier à l’autre. La disparition progressive du monde industriel autrefois marqué par des références le plus souvent collectives laisse place au « sujet », à la personne en tant que pivot de l’engagement (Touraine, 2016). Parallèlement, l’État, à travers ses modes d’action sur la société, mais également dans sa quête de modernisation, suscite de nombreux débats, étroitement liés à l’individualisation du social (Astier et Medini, 2019). Ce déplacement s’opère dans une grammaire de la responsabilité subjectivante, de modifications langagières et de transformations institutionnelles structurées autour du vouloir, du pouvoir et du faire (Génard, 1999).

19 C’est à l’horizon général d’un développement d’invitations, sollicitations, injonctions, voire d’obligations de participer, de s’impliquer, d’être actif, de s’activer, de devenir acteur de son parcours professionnel que se trouvent confrontées les personnes sur le marché du travail (Cantelli et Génard, 2007). Cette inflation de responsabilisation se traduit par des exigences renouvelées en matière d’autonomie et de subjectivation (Beck, 2001 ; Ehrenberg, 2016). Être sujet, c’est se prendre en charge et dès lors assumer ses réussites, mais aussi ses échecs. Cet appel à une prise en charge accrue de soi est porté par l’évolution à la fois des politiques publiques et du management des entreprises. Cette sémantique de l’« agir » s’inscrit dans un processus d’individualisation du social (Astier, 2007) et se déploie autour d’une rhétorique du projet, de l’employabilité, de la responsabilité, de la compétence, de l’activation, de l’empowerment, plus largement de l’entreprise de soi (Boltanski et Chiappello, 1999 ; Zimmermann, 2017). Les politiques publiques mettant en avant la « liberté de choisir son avenir professionnel » (cf. réforme de la formation professionnelle de septembre 2018) et le monde économique faisant la promotion de l’« entreprise libérée » illustrent un tel discours sur la libération de l’initiative des salariés (Vero et Zimmermann, 2018 ; Ferraton et Michun, 2023).

20 Loin d’être épargnées, les personnes dans les emplois peu qualifiés travaillent dans les secteurs d’activité les plus exposés aux restructurations, aux transformations de l’économie et à la montée du chômage (Dubost et Tranchant, 2019 ; Flamand 2020). Elles sont une cible des politiques actives de l’emploi à travers des incitations à la mobilité ou à la reconversion, alors que de fortes incertitudes demeurent sur les marges de manœuvre dont elles disposent concrètement. Elles sont à vrai dire très souvent en contrat court, à temps partiel, en situation de sous-emploi, faiblement rémunérées (Ast, 2015 ; Amossé et al., 2021 ; Insee, 2024). En outre, elles rencontrent de nombreux obstacles pour accéder à la formation alors qu’elles expriment aussi souvent que les autres catégories de salariés le souhait d’un tel accès (Dubois et Melnik, 2017). Les recherches soulignent aussi un essoufflement net de leurs perspectives de promotion en cours de carrière et de moindres possibilités pour se reconvertir (Stephanus et Vero, 2022).

21 La célébration de la liberté et les interrogations sur le volontarisme des responsables politiques et d’entreprise, si prompts à en faire une panacée, au point parfois de méconnaître les effets d’un remède loin d’apaiser tous les maux, posent question. Avec Bénédicte Zimmermann (2017), nous retenons des travaux d’Axel Honneth (2006) le paradoxe engendré par le glissement de la revendication d’émancipation vers une exigence de liberté. Ce déplacement interroge à double titre : d’une part, il transforme un idéal en une injonction, vidant ainsi le concept de liberté de sa substance et le soumettant à une forme d’hétéronomie ; d’autre part, la liberté représente un idéal et une réalité qui confrontent, exposent et mettent à l’épreuve les individus face à eux-mêmes et aux autres. Or, déplacer la responsabilité vers les travailleurs constitue une évolution ambivalente. Leur pouvoir d’agir est encouragé, mais dans le même temps, ils sont tenus pour seuls responsables, indépendamment des contraintes structurelles qui pèsent sur eux.

2 Reconnaitre la valeur du travail, toujours et encore en question…

22 Comprendre les processus de reconnaissance de la valeur du travail, tel est le projet de la première partie du dossier, à travers l’étude des logiques d’organisation du travail, de recrutement, de formation, de gestion des parcours au sein des entreprises, ou à l’aune des façons d’identifier l’emploi réputé non ou peu qualifié.

23 L’article d’Ines Albandea, Pauline David, Manuella Roupnel-Fuentes et Pierre-Yves Bernard souligne les tensions de recrutement qui concernent de nombreux métiers réputés peu qualifiés, compte tenu de leurs conditions de travail difficiles et de leur faible attractivité. En s’appuyant sur le cadre théorique des conventions et sur des entretiens semi-directifs auprès de chefs d’entreprise et de responsables des ressources humaines, les auteurs interrogent les représentations des recruteurs sur les qualités du métier exercé dans ce contexte de pénurie de main-d’œuvre. Contrairement à l’économie néoclassique qui tend à faire reposer les échanges sur l’accord entre offreurs et demandeurs de travail, pour l’économie des conventions, l’échange marchand n’est pas possible sans une convention constitutive sur les qualités du métier. En s’intéressant aux représentations des employeurs sur l’offre de travail, les auteurs donnent à voir des modes de valorisation du travail qui s’apparentent à la « cité domestique ». Contrairement au registre de la « cité industrielle » qui s’appuie sur les qualifications, la « cité domestique » se fonde exclusivement sur les qualités individuelles. Ainsi, la motivation, critère central de l’employabilité, est privilégiée au mépris des compétences techniques pouvant s’acquérir une fois dans l’emploi. Les auteurs identifient aussi, dans de plus rares cas, d’autres modes de valorisation pour minorer leurs difficultés de recrutement, renvoyant à des représentations inscrites dans la « citée inspirée ». Ils questionnent ainsi la reconnaissance du travail dans les emplois peu qualifiés, en termes de pratiques de recrutement.

24 Les deux articles suivants s’intéressent aux métiers de la propreté. Adèle Burie, François-Xavier Devetter et Julie Valentin constatent à leur tour le manque de reconnaissance des compétences nécessaires à l’exercice du métier d’aide à domicile ou d’agent d’entretien. Cela se traduit par un désintérêt pour la formation initiale et les diplômes reconnus par la branche, ainsi que par une absence de formations continues orientées vers l’acquisition de compétences et l’appui à la mobilité. Leur bilan quantitatif et qualitatif du rapport à la formation dans ces domaines atteste que les politiques de formation professionnelle restent rares, et que celles mises en œuvre sont avant tout motivées par la préparation des salariés à leur poste de travail. Il en découle une « faible qualité du service » qui engendre un « faible consentement à payer » et induit une « baisse de qualification », alimentant donc un cercle vicieux. Le manque d’attractivité du secteur se traduit par le recrutement de personnes en situation de précarité. Tout comme dans l’article précédent, ce constat est dressé à partir d’une analyse des motivations avancées par les employeurs en distinguant les logiques de formation et de préparation de salariés à l’emploi et celles, plus ambitieuses, qui permettent de repenser le travail et les parcours professionnels. Ce faisant, les auteurs mettent en lumière les prérequis pour la mise en œuvre de cette seconde approche de la formation : procéder à une reconnaissance sociale des compétences mobilisées et s’identifier à un employeur qui assume réellement ses responsabilités.

25 L’article de Jean Émile Mba, Éveline Keuya et Janyck Beaulieu nous offre un regard décentré sur les métiers du nettoyage, en éclairant leur réalité au Cameroun. À son tour, il donne à voir le manque de reconnaissance des agents d’entretien employés dans des ONG qui œuvrent en faveur de l’humain, et dont on aurait pu attendre des pratiques RH moins discriminantes. Cet article aborde en effet la question des asymétries de carrière au sein des organisations humanitaires internationales au Cameroun. Il analyse ces asymétries dans un champ prônant pourtant l’égalité, l’équité et le développement humain. Mobilisant les théories éthiques du care et de la segmentation du marché du travail, il montre que ces personnels d’entretien, en particulier les femmes, sont victimes de fortes inégalités de carrière en raison du caractère « hybride » de leur métier, entre un travail domestique et un service de nettoyage des bureaux. Cette hybridation s’accompagne d’asymétries dans l'accès à la formation et à la mobilité professionnelle, elles-mêmes adossées au faible niveau d’éducation de ce personnel d’entretien dans un secteur, l’humanitaire, par ailleurs de plus en plus professionnalisé.

26 Enfin, reconnaître plus finement le travail non qualifié, tel est le projet de l’article de Marion Lambert et Isabelle Marion-Vernoux qui reviennent sur le triangle de la non-qualification (Rose, op. cit.). Attestant empiriquement de la sensibilité des divers registres de la non-qualification, les autrices invitent à en reconsidérer et à en quantifier son périmètre. Pour elles, si les politiques publiques rattachent la non-qualification ordinairement aux personnes non diplômées ou peu rémunérées, elles n’en épuisent pas pour autant toutes ses formes. Il en existe d’autres, principalement liées à la nature du travail exercé, non prises en compte et qui apparaissent alors comme de la non-qualification « masquée ». Selon les données du dispositif DEFIS (Dispositif d’enquêtes sur les formations et les itinéraires des salariés) du Céreq, 15 % des salariés se trouveraient dans cette situation. Plus diplômés et bénéficiant d’une meilleure rémunération que les publics précités, leurs perspectives professionnelles n’en sont pas pour autant meilleures. Ils évoluent dans des contextes de travail peu propices aux apprentissages, peu favorables à l’expression de leurs besoins en compétences et de leurs projets, et subissent une détérioration de la qualité de leur travail. Cette situation conduit finalement à les déqualifier et à limiter leurs perspectives d’évolution. L’étude plaide ainsi pour une prise en compte du travail non qualifié masqué, et donc sous-estimé et « sous-reconnu » par les études statistiques et les politiques publiques.

3 Quelle capacité d’agir pour les travailleurs en emploi peu qualifié ?

27 La loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », du 5 septembre 2018 célèbre l’agir individuel pour penser le parcours en étroite association avec l’idée de liberté et de responsabilité. Prenant acte de cette orientation, les quatre articles qui composent la suite de ce dossier, issus du projet ANR SQUAPIN, confrontent l’injonction institutionnelle à la liberté (Berthet et al., 2024) à sa traduction dans la vie professionnelle des personnes et de leurs parcours. Ce faisant, ils questionnent la capacité d’agir des travailleurs peu qualifiés dans un monde du travail toujours dominé par le salariat. Une telle perspective invite à porter une attention à la personne et à ses aspirations, au pouvoir de conversion de l’option choisie en réalisation effective et aux facteurs multiples qui interviennent à ce stade, qu’ils soient individuels, institutionnels, organisationnels ou sociaux. Tel est le chantier de la deuxième série d’articles inscrits dans ce dossier qui offrent des analyses fécondes pour donner à voir jusqu’à quel point les salariés peuvent avoir prise sur leur parcours.

28 À l’heure où les dispositifs publics érigent les reconversions à des fins de « sécurisation des parcours » individuels, d’adaptation aux mutations du travail et de résorption des difficultés de recrutement, l’article de Camille Stephanus et Josiane Vero examine leur mise en œuvre entre 2015 et 2019. À cet effet, il mobilise le dispositif d’enquête DEFIS. Comment les salariés sont-ils mis en (in)capacité de se déterminer, de se projeter dans l’avenir, de mobiliser des dispositifs publics et d’accomplir leurs souhaits ? Pour répondre à ces questions, les auteurs analysent les aspirations et parcours, et la manière dont ces aspects se concrétisent et interagissent avec des facteurs externes. Cette approche croisée compare la capacité de reconversion des employés et ouvriers peu qualifiés à celle des salariés moyennement et très qualifiés. Dans cette perspective, ils proposent une grille d’analyse à partir de l’approche par les capabilités érigée par A. Sen. Puis, ils appréhendent la capacité de reconversion selon ses deux dimensions : la liberté de choix et le pouvoir d’agir. Enfin, ils concluent sur les inégales capacités à accomplir une reconversion et les difficultés auxquelles font face ceux qui occupent les métiers peu qualifiés.

29 Toujours à partir du dispositif DEFIS, l’article d’Assâad El Akremi, Camille Stephanus et Catherine Béduwé se confronte à une double interrogation, celle des ressorts de l’aspiration à se former et celle du rôle d’une telle aspiration dans la concrétisation d’un souhait. Les inégalités d’accès à la formation, en particulier entre salariés sur des postes qualifiés et salariés sur des postes peu qualifiés, sont souvent imputées à un différentiel d’intérêt pour la formation, comme si chacun avait la même capacité à se projeter dans l’avenir et comme s’il suffisait d’aspirer à se former pour accéder à la formation. Les auteurs mettent à l’épreuve ces deux hypothèses. Ils révèlent, d’une part, que les salariés en emploi peu qualifié ne manquent pas d’appétence individuelle pour la formation, même si l’entreprise ne les place pas dans la même capacité de se former que les salariés plus qualifiés. Ils montrent, d’autre part, qu’il ne suffit pas à ces salariés d’aspirer à se former pour accéder effectivement à des formations et de manière comparable aux autres catégories de salariés. Ils documentent l’effet significatif de levier que produit l’aspiration à se former sur leur accès à la formation en révélant qu’elle contribue partiellement à le déverrouiller. Ils donnent aussi à voir une capacité à se former accrue, lorsque cet effet est croisé avec des facteurs organisationnels tels que les entretiens professionnels, l’accès à l’information sur la formation et les droits existants. Toutefois, en dépit des effets positifs générés par la combinaison de ces facteurs, leur constat est sans appel : les inégalités d’accès à la formation entre les salariés en emploi qualifié et ceux en emploi non qualifié persistent implacablement.

30 Les jeunes en emploi peu qualifié sont très vulnérables du point de vue de leur dynamique professionnelle. Et cette vulnérabilité est particulièrement sensible aux effets de conjoncture. Aussi, l’article d’Alexie Robert et Arthur W. Félix Sawadogo interroge le fonctionnement du marché du travail au moment de la crise sanitaire, après le début du confinement. S’appuyant sur la théorie de la segmentation et l’enquête Génération 2017 du Céreq, menée en 2020, leur contribution examine comment a évolué la situation des jeunes en emploi peu qualifié après le premier confinement, et la compare à leurs homologues en emploi plus qualifié. Ainsi, les jeunes qui occupent un emploi peu qualifié au début de la crise semblent davantage confrontés à de la mobilité externe, notamment à une sortie de l’emploi vers le chômage, l’inactivité ou la reprise d’études. Cependant, l’écart avec les salariés plus qualifiés ne se creuse pas et ils sont aussi nombreux que les autres à connaitre une trajectoire ascendante en cas de mobilité vers un autre emploi, portée, surtout pour les plus diplômés, par l’accès à une qualification supérieure dans l’emploi.

31 L’aspiration à changer de métier et encore plus sa transformation en réalisation effective sont assurément des dynamiques professionnelles susceptibles de rencontrer nombre d’entraves et d’embûches quand on est jeune et qu’on occupe un emploi peu qualifié. C’est notamment ce que nous invitent à considérer Vanessa di Paola, Xavier Joutard et Stéphanie Moullet, en éclairant la manière dont l’expression d’une aspiration individuelle à changer de métier émerge pour les jeunes les moins diplômés (ayant au plus un baccalauréat) en début de parcours et dans quelle mesure cette aspiration joue un rôle sur les changements effectifs de métier. À partir de l’enquête Génération 2010 à sept ans du Céreq, leur article montre qu’une telle aspiration se révèle importante dès les premières années de vie active, puisqu’elle concerne 40 % de ces jeunes, bien qu’elle s’avère moindre par rapport aux jeunes plus qualifiés. En outre, cet article avance qu’elle ne se transforme en fin de compte, de manière significative, en réalisation effective que pour les jeunes les plus dotés, à la fois scolairement et professionnellement. Il dévoile notamment que lorsque les jeunes sans titres scolaires expriment pareille aspiration, celle-ci ne se réalise que pour ceux déjà en emploi qualifié. Il laisse entendre dès lors que quand ces jeunes exercent un emploi peu qualifié, ils risquent grandement de devoir renoncer à leurs aspirations.

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Notes

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