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Article de revue

Des cadres en quête de prestige. L’engagement entrepreneurial des créateurs et créatrices de start-up

Pages 83 à 102

Notes

  • [1]
    Financement par capital auprès de fonds d’investissement spécialisés – les venture capitalists ou capital-risqueurs.
  • [2]
    Voir le site de la French Tech : https://lafrenchtech.com/fr/
  • [3]
    Les « licornes » désignent des start-up dont la valeur actionnariale est estimée à plus d’un milliard de dollars.
  • [4]
    ou robot conversationnel.
  • [5]
    Le terme de « scalabilité » (adjectif « scalable ») est utilisé dans le monde des start-up pour désigner une croissance qui peut se faire à grande échelle tout en faisant des économies d’échelle. Ce type de croissance est notamment possible grâce à l’utilisation de technologies et d’outils numériques qui permettent de se positionner sur un marché international sans avoir à s’y implanter physiquement.
  • [6]
    Le Love Money est une alternative financière aux crédits traditionnels servis par les banques. Faire appel au Love Money consiste à impliquer financièrement ses proches dans la constitution ou le développement de son affaire.

Introduction

1 Depuis la « révolution numérique » amorcée au tournant des années 2000, les possibilités de création d’entreprises innovantes, autour du modèle des « start-up » et de la « tech », se sont considérablement étendues (Cardon, 2019 ; Flichy, 2001). Mais avec l’éclatement de la « bulle internet » en 2002, l’engouement pour ce type d’entreprise s’est vite essoufflé (Marty, Moreau & Weinberger, 2003). Ce n’est que depuis une dizaine d’années que, sous l’effet conjugué des mesures politiques et éducatives encourageant à la création d’entreprises innovantes, de plus en plus de jeunes diplômé·es se sont mis·es à délaisser à nouveau la carrière de cadre en entreprise pour s’engager dans une carrière entrepreneuriale, sous la forme valorisée de la start-up.

2 Si le terme de « start-up » est mal défini et se trouve de facto sujet à de nombreuses mythifications, il désigne un modèle d’entreprise qui se distingue de celui de l’entreprise classique, sur au moins trois aspects.

3 D’abord, au regard de son modèle économique qui, à la différence d’une entreprise classique, ne vise pas la rentabilité, mais une croissance forte (up) et rapide (start) et qui, à ce titre, nécessite des financements massifs, obtenus par « levées de fonds » [1]. Fondé sur une logique de spéculation, ce modèle économique, plus risqué, est aussi potentiellement porteur de gains bien plus importants que dans le modèle d’une entreprise rentable, notamment si la start-up parvient à réaliser une belle « sortie », par l’entrée en bourse ou la vente de l’entreprise.

4 Une deuxième caractéristique de ces entreprises tient à leur modèle organisationnel et managérial qui, tel qu’il a émergé dans la Silicon Valley, s’est construit en opposition à celui des grandes entreprises bureaucratiques pour prôner un modèle plus horizontal, fondé sur la coopération, l’esprit d’équipe, l’autonomie et le bien-être des salariés.

5 Le modèle de la start-up se distingue enfin par sa dimension idéologique qui repose sur l’idéologie méritocratique, incarnée par le mythe du « self-made man ». Nourris des « success stories » de la Silicon Valley qui ont érigé en véritables « héros » les figures de Steve Jobs ou de Mark Zuckerberg, les imaginaires associés au « modèle californien » (Dagnaud, 2016) de la start-up ont fortement contribué à « dépoussiérer radicalement l’image du petit patron » (Chambard, 2020, p. 10) et ainsi à revaloriser l’image de l’entrepreneur et de l’entrepreneuriat en France.

6 En outre, depuis une dizaine d’années, le développement des start-up a fait l’objet d’un soutien politique et institutionnel inédit. Si de nombreuses politiques publiques encouragent la création d’entreprises depuis les années 1970 (Darbus, 2008), ce mouvement a pris une nouvelle ampleur depuis qu’il n’est plus seulement envisagé comme un instrument de lutte contre le chômage, mais comme un facteur d’innovation, de croissance économique et de progrès technologique (Gaglio, 2010 ; Peerbaye, 2014).

7 À rebours des objectifs poursuivis par la création du régime de l’auto-entrepreneur en 2008 (Abdelnour, 2017), qui envisageaient surtout l’entrepreneuriat comme un dispositif d’« auto-emploi » à destination des classes populaires (Abdelnour & Lambert, 2020), les politiques publiques déployées depuis une dizaine d’années en faveur de l’entrepreneuriat mettent l’accent sur l’innovation et s’adressent à un nouveau public de jeunes diplômé·es du supérieur, dont elles ne cherchent plus à assurer ou faciliter l’insertion professionnelle, mais qu’il s’agit d’inciter à se lancer dans la création d’entreprises innovantes.

8 Cette nouvelle orientation politique a notamment été actée en 2013, sous la présidence de François Hollande, avec l’adoption du « Pacte pour la compétitivité, la croissance et l’emploi » visant à encourager la création d’entreprises innovantes par une série de dispositifs d’incitations fiscales (crédits d’impôt recherche et innovation, exonérations de cotisations patronales pour les jeunes entreprises innovantes (JEI), exonérations fiscales sur les investissements dans les entreprises innovantes). La place centrale accordée à l’innovation s’est également traduite par la création, la même année, de la « French Tech » et de la Banque publique d’investissement (renommée Bpifrance), destinées à accompagner et financer les projets de start-up afin de « placer la France parmi les grandes start-up nations dans le monde » [2]. Ce n’est cependant qu’en 2017, avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, que le modèle de la start-up s’est retrouvé sur le devant la scène politique et médiatique. Se donnant comme « projet » de « faire de la France une Start-up Nation », le bilan politique d’Emmanuel Macron allait désormais se mesurer au nombre de « licornes » [3] françaises ayant vu le jour sous son mandat, conférant à ces entreprises et à leurs créateurs un certain prestige social et symbolique.

9 La promotion de la création de start-up a également bénéficié des politiques éducatives qui, à partir des années 2000, se sont donné comme objectif de sensibiliser les jeunes à l’« entrepreneuriat », à l’« esprit d’entreprendre » ou encore à l’« esprit d’entreprise » (Chambard, op. cit.). De nombreux travaux soulignent cependant que les effets concrets des dispositifs de sensibilisation et de formation à l’entrepreneuriat sur les trajectoires professionnelles des étudiants restent limités, puisque l’écrasante majorité des étudiant·es formé·es à l’entrepreneuriat dans l’enseignement supérieur ne deviennent pas entrepreneur·ses pour autant (Béduwé & Robert, 2021). C’est dire que si les formations à l’entrepreneuriat sont en mesure de faire naître des « dispositions » et des « aspirations entrepreneuriales », elles ne suffisent pas à expliquer le « passage à l’acte ». L’analyse du contenu et des pratiques pédagogiques de ces formations ne permet pas non plus d’expliquer le fait que certaines personnes vont s’engager dans la création d’une entreprise en adoptant l’étiquette valorisée de la start-up, tandis que d’autres s’engageront dans une carrière entrepreneuriale plus classique.

10 Cette question se pose pourtant avec d’autant plus d’acuité que les créateurs et créatrices de start-up ont la particularité d’être plus diplômé·es et plus doté·es que la moyenne des créateurs et créatrices d’entreprise, et qu’iels pourraient à ce titre aspirer à des postes et des carrières prestigieuses dans le monde des grandes entreprises. Au regard de leurs caractéristiques sociales et de leur situation dans l’emploi (64 % des individus de notre échantillon se classaient parmi les cadres avant de créer, et 49 % étaient d’anciens salariés du privé), la création de start-up apparaît davantage comme une reconversion professionnelle que l’on pourrait qualifier de « volontaire » (Negroni, 2005), que comme une solution visant à sortir d’une situation de blocage professionnel (chômage, manque de perspectives professionnelles, etc.).

11 La question qui se pose alors est la suivante : comment comprendre que ces individus privilégiés, très diplômés et bien insérés dans l’emploi, envisagent la création d’une start-up comme une option de carrière intéressante, valorisante, voire même prestigieuse ? Autrement dit, qu’est-ce que ce modèle d’entreprise offre de distinctif pour attirer cette élite ? Comment, en somme, s’inscrit et se construit le projet entrepreneurial dans les trajectoires professionnelles des individus ?

12 À partir d’une double enquête qualitative et quantitative menée par entretiens (n = 45) et questionnaire (n = 501) auprès de fondateurs et fondatrices de start-up (voir encadré 1 méthodologique), cet article cherche à comprendre ce que l’engagement entrepreneurial de ces individus a de spécifique par rapport aux autres formes d’entrepreneuriat, en analysant les logiques et les modalités de leur engagement dans cette carrière entrepreneuriale.

13 Dans une première partie, l’analyse conjointe des registres argumentatifs mobilisés par les enquêté·es pour justifier leur engagement dans cette carrière et des situations professionnelles et personnelles dans lesquels iels se trouvent lorsqu’iels décident de « se lancer », permettra de dégager différentes logiques d’engagement dans l’entrepreneuriat. Dans le sillage de Fabien Reix qui s’est intéressé aux « logiques d’actions » des créateurs et créatrices d’entreprise (Reix, 2012), on entend par « logique d’engagement » l’ensemble des motifs et des registres qui rendent compte de leur entrée dans la carrière entrepreneuriale. Au nom de quelles valeurs et en vertu de quels principes ont-iels décidé de créer une entreprise ? Et qu’est-ce que cela vient dire de leur rapport au travail et à l’emploi ? Dans la deuxième partie, nous nous intéresserons aux modalités concrètes de leur entrée dans la carrière entrepreneuriale afin de souligner, en comparant discours et pratiques, les ambivalences de leurs positions, notamment en ce qui concerne leur rapport au salariat et au travail indépendant.

Encadré 1. Méthodologie


Une enquête qualitative et quantitative
Cet article s’appuie sur une double enquête qualitative et quantitative menée entre 2017 et 2019, dans le cadre d’une thèse portant sur les modes de création et d’organisation des start-up en France et aux États-Unis.
Des entretiens biographiques ont été réalisés avec 45 fondateurs et fondatrices de start-up (12 femmes, 40 hommes), rencontré·es lors d’évènements organisés au sein de cet écosystème (conférences, concours de start-up, « meetup » ou « start-up week-end ») ou contacté·es à partir de groupes Facebook dédiés (« French Start-up », « Paris Start-up écosystème »). Nous les avons interrogé·es sur leur parcours scolaire et professionnel – tout particulièrement sur ce qui les a amené·es à créer une start-up – mais également sur leur expérience entrepreneuriale : organisation du temps et du travail, équipe, modes de financement, locaux, difficultés rencontrées, etc. Face à la grande homogénéité sociale qui se dégageait des profils rencontrés, nous avons recherché des profils moins représentés dans ce monde social. L’enquête menée auprès de femmes, contactées par le biais de sites dédiés (« Girls in Tech » ou « Entrepreneuses qui déchirent ») ainsi que d'entrepreneur·ses résidant en banlieue parisienne défavorisée, issu·es de classes populaires et de l’immigration, a permis de documenter des parcours plus atypiques au regard des normes dominantes de ce monde.
Ne disposant pas de données statistiques sur cette population spécifique à l’échelle nationale, nous avons par ailleurs mené une enquête par questionnaire. L’objectif de cette enquête était double : d’une part, elle visait à combler un manque, puisqu’aucune enquête quantitative ne s’était jusque-là attachée à recueillir des données socio-démographiques sur les profils et les trajectoires de ces individus ; d’autre part, elle cherchait à fournir un contre-point aux quelques enquêtes existantes, dont la fiabilité et la neutralité restaient questionnables(*).
Envoyé sur LinkedIn à plus de 1 500 individus répondant aux mots-clés de « (co )fondateurs/fondatrices », « (co-)founder », « CEO » (Chief Executive Officier ou PDG/directeur général) ou « CTO » (Chief Technical Officer ou Directeur des Nouvelles Technologies), ce questionnaire a obtenu un taux de réponse de plus de 33 %, qui nous a permis de constituer une base de données de 501 individus se reconnaissant dans la catégorie de fondateur et fondatrice de start-up. Cette base de données ne saurait cependant prétendre à la représentativité statistique, notamment parce que le problème de la qualification de la start-up (quels critères retenir pour la définir ?) pose la question de sa quantification, et que la taille de la population étudiée demeure inconnue (**).
En outre, cette enquête comporte des biais d’échantillonnage liés aux modalités de recherche des enquêté·es, qui n’ont pas été tiré·es de manière aléatoire, mais contacté·es un·e à un·e dès lors qu’iels acceptaient notre demande de connexion sur LinkedIn. Comportant 52 questions portant sur les profils des fondateurs (sexe, âge, niveau de diplôme, origine sociale, situation familiale, statut et PCS – profession et catégorie socioprofessionnelle – antérieurs, etc.), le processus de création (date de création, modes de financement, nombre d’associés, accompagnement, difficultés, etc.) ainsi que sur les caractéristiques économiques de l’entreprise (secteur d’activité, chiffre d’affaires, type d’innovation, nombre de salariés, etc.), cette enquête a néanmoins permis de constituer la plus grande base de données sur les start-up et leurs créateur·ices, dont les caractéristiques sociales et économiques ont pu être comparées aux données de l’enquête "Sine" de l’Insee de 2014, portant sur l’ensemble des créations et des créateur·ices d’entreprise en Françe.
(*) : La plupart des enquêtes ont en effet été commanditées et réalisées par des structures de financement et d’accompagnement de start-up impliquées dans leur financement et dans leur réussite. On pense notamment à l’enquête réalisée par le cabinet Ernst & Young, qui fait référence lorsqu’il s’agit de donner des chiffres, mais dont la méthode d’échantillonnage est largement discutable.
(**) : Selon les critères retenus, l’estimation du nombre de start-up varie du simple au double. La première enquête, menée par le cabinet Ernest & Young (EY) en partenariat avec France Digitale, évalue à 10 000 le nombre de start-up françaises. De son côté, la French Tech recense, en 2021, 21 000 « verified startups », tous secteurs confondus, tandis que l’Insee, qui s’est affranchi de la difficulté à comptabiliser les start-up en créant la catégorie des « entreprises en forte croissance », en comptabilise 15 000.

1. Créer une start-up : un engagement entrepreneurial au carrefour de plusieurs logiques

14 Une première question qui se pose lorsque l’on s’intéresse aux trajectoires des créateurs et créatrices de start-up et aux logiques d’engagement dans cette carrière entrepreneuriale concerne leurs motivations. Une question à choix multiple était ainsi dédiée, dans le questionnaire, aux « principales motivations ayant conduit à la création d’une start-up » : 83 % ont répondu par « goût d’entreprendre » ; 63 % suite à une « idée nouvelle » ; 53 % pour « être indépendant » ; 34 % par « opportunité » ; 16 % pour « augmenter les revenus » ; et seulement 1 % et 3 % parce que « sans emploi, contraint·e de créer » ou « seule manière d’exercer une profession ». Conjugués à l’analyse des entretiens, où les enquêté·es ont été amené·es à « justifier » leur décision de créer, ces résultats nous ont permis de distinguer trois types de logiques d’engagement dans l’entrepreneuriat – non exclusives les unes des autres : une logique d’affirmation de soi, qu’iels manifestent par leur désir de se libérer du cadre de l’entreprise bureaucratique et de la subordination salariale ; une logique dedistinction sociale, par laquelle iels cherchent à se différencier de la figure du chef d’entreprise classique en incarnant celle d’un héros visionnaire capable de changer le monde ; et une logique vocationnelle, façonnée au sein des grandes écoles dont iels sont massivement issu·es et qui participent à la célébration de ce modèle entrepreneurial.

1.1 Devenir son propre patron et « réaliser ses rêves » : une logique d’affirmation de soi

15 Dans les discours des créateurs et créatrices de start-up, l’intérêt pour la carrière entrepreneuriale s’exprime tout d’abord par un rejet du cadre de la subordination salariale et de l’univers bureaucratique des grandes organisations. La création d’une start-up est envisagée comme une alternative au modèle hiérarchique de la grande entreprise traditionnelle, au sein de laquelle iels ont l’impression de n’être qu’un « maillon d’une chaîne ». C’est ainsi que Jean-Baptiste, après avoir travaillé pendant sept ans en tant que designer pour une grande agence de Pub, décide de se lancer dans la création de sa start-up. Ce projet entrepreneurial est pour lui l’occasion de « gérer un projet de A à Z » et d’avoir plus de pouvoir dans les prises de décision : « Ensuite, je suis rentré à Paris et j’ai travaillé dans une agence de pub. (…) Et je trouvais dommage d’arriver toujours en fin de chaîne, parce que t’es dans des cas où tu travailles pour des grands groupes où tout est déjà acté. (…) Je pense que c’est une raison pour laquelle j’ai voulu monter mon truc : pour gérer un projet de A à Z, gérer le produit, à quoi il ressemble, de quoi il est fait, comment on le package, combien on le vend, à qui on le vend, comment on le vend, et puis le vendre, et le livrer. » (Jean-Baptiste, 31 ans, diplômé d’une école d’art et de design. Père assureur, mère employée avec son père).

16 Quelles que soient leurs caractéristiques sociales et leur position dans le cycle de vie, les créateurs et créatrices de start-up perçoivent aussi la carrière entrepreneuriale comme un vecteur de réappropriation de leur travail et de réalisation personnelle. Le cas de Marjorie illustre bien cela : alors qu’elle était en train de rechercher un nouvel emploi en tant que cheffe de projet dans le marketing, elle raconte avoir pris conscience qu’elle ne voulait plus « réaliser les rêves d’un entrepreneur », mais « réaliser [ses propres] rêves ». Elle renonce alors à une promesse d’embauche dans une agence de conseil pour lancer sa start-up, dans le but de devenir « maître de [sa] vie professionnelle et personnelle » : « Donc j’ai passé des entretiens, j’avais une promesse d’embauche dans une très grande agence de consulting, avec un très bon salaire, et en fait quand j’ai eu cette promesse d’embauche sous les yeux, je me suis dit que c’était pas vraiment ce que je voulais. J’ai réalisé que je voulais pas vraiment travailler 60 heures par semaine pour réaliser les rêves d’un entrepreneur, mais je voulais moi réaliser mes rêves. Donc c’était plus une sorte de déclic sur une volonté de réaliser moi-même les choses, d’être moi-même maître de ma vie professionnelle et personnelle, et de ne pas être tributaire d’une hiérarchie, etc. » (Marjorie, 27 ans, master en business et webmarketing digital, mère cadre et père technicien de maintenance).

17 L’attrait pour la carrière entrepreneuriale s’articule aussi à une recherche de plaisir et d’autonomie dans la gestion quotidienne du temps et du travail, qui n’est pas sans rappeler l’éthique de travail des hackers associant le travail à une notion de passion et de plaisir et prônant le rejet de toute forme d’autorité hiérarchique (Lallement, 2015). Ce rapport au travail est manifeste dans les propos d’Etienne, qui n’envisage pas son projet entrepreneurial comme un « travail », mais comme une « aventure » personnelle : « Alors c’est un travail, mais tu bosses complètement différemment quand c’est ton aventure. Nous, avec Léonard [son co-fondateur], on considère pas vraiment ça comme du travail. » (Étienne, 26 ans, diplômé du magistère de finances d’une grande université parisienne et d’un programme entrepreneuriat d’une grande école de commerce parisienne. Père chef d’entreprise, mère médecin).

18 Bien que la plupart occupaient des positions de cadres à responsabilités dans le monde de l’entreprise, ces jeunes diplômé·es voient ainsi dans la carrière entrepreneuriale un moyen de reprendre le contrôle, regagner de l’autonomie et du sens au travail. On retrouve ici des éléments rhétoriques de la critique sociale et artiste du capitalisme (Boltanski & Chiapello, 1999) : le projet entrepreneurial est présenté comme une manière de se soustraire au joug de la subordination salariale et de retrouver davantage d’autonomie, de responsabilités et de pouvoir de décision – ce qui renvoie à des éléments de la critique sociale – mais également comme un projet personnel, vecteur d’épanouissement de soi, de réalisation personnelle et de réenchantement du travail, renvoyant à la critique artiste. Si ces discours d’émancipation individuelle constituent un lieu commun de l’ethos entrepreneurial (Bessière, 2010 ; Chambard, op. cit. ; Zarca, 1993), ils sont particulièrement prégnants dans le monde des start-up qui, tel qu’il a émergé dans la Silicon Valley, s’est constitué en rupture vis-à-vis des grandes entreprises qui dominaient jusque-là l’industrie du semi-conducteur et de l’informatique (Lécuyer, 2001 ; Lécuyer & Choi, 2012).

19 Le fait que ces individus décident de se revendiquer de l’étiquette socialement valorisée de la start-up vient également révéler l’existence d’une autre logique, davantage tournée vers une quête de distinction par rapport à l’ensemble des créateurs et créatrices d’entreprise.

1.2 Devenir « startupeur·se » pour « changer le monde » : une logique de distinction sociale

20 Plus encore que la quête d’indépendance mise en avant par 53 % des individus de notre échantillon, l’engagement entrepreneurial des créateurs et créatrices de start-up semble aussi suivre une logique de distinction sociale, qui se manifeste dans leur volonté et leur prétention à « changer le monde ». Dans notre échantillon, 63 % disent ainsi avoir créé leur start-up à la suite d’une « idée nouvelle ».

21 Cette forme de présentation de soi met en avant des qualités associées à la figure de l’entrepreneur schumpétérien qui, grâce à son talent, serait seul en mesure de porter des innovations pour changer la société. Pourtant, certain·es reconnaissent que, plus qu’une conviction dans l’utilité sociale de leur projet, cette « idée nouvelle » vise surtout à découvrir une nouvelle opportunité de marché, dont iels pourraient tirer des bénéfices symboliques et économiques. Ce contraste entre les ambitions politiques de ces entrepreneur·ses (« changer le monde ») et la portée du projet est particulièrement manifeste dans le cas de Léonard, dont l’utilité sociale du projet (créer un chatbot[4] de recommandation dans le vin) est relativement modeste. Il admet même que « l’idée » de cette start-up (qui a d’ailleurs changé à plusieurs reprises) relève moins d’un intérêt particulier pour ce secteur que d’une volonté de « monter une boîte, quelle qu’elle soit » pour, à termes, « devenir une référence » : « Ce qui m’intéressait, c’était de monter une boîte, quelle qu’elle soit, de prendre des responsabilités, etc. Donc c’était pas la conviction intime du produit, mais la conviction intime de monter un truc et de changer les choses, en se disant “putain, tu deviens une référence”, tu vas aider quelqu’un, tu vas faire mieux que ce qu’on fait actuellement”. Et c’est vraiment ce besoin d’accomplissement qui m’anime le matin. (…) Pour moi, c’est pas la start-up en soi qui m’intéressait, c’était entreprendre. Mais entrepreneuriat de petit-bourgeois qui veut pas être dans les grosses entreprises, et qui se sent plutôt surfer sur cette vague-là en se disant qu’on est mieux là que dans une grosse boîte. Mais je me voyais pas non plus monter une boulangerie. C’était pas de l’entrepreneuriat de subsistance qui m’intéressait, mais un modèle scalable[5], où potentiellement tu peux te retrouver à la tête d’un truc énorme, et tu peux gagner de l’argent. » (Léonard, 25 ans, diplômé du magistère de finances d’une grande université parisienne et du programme entrepreneuriat d'une grande école de commerce parisienne. Père médecin, mère directrice de communication).

22 Dans cet extrait, Léonard explique aussi que ce qui l’a attiré dans le modèle de la start-up, c’était surtout de pouvoir aspirer à des perspectives de croissance et de gain économique bien plus importantes que dans l’entrepreneuriat classique. Il exprime avec une certaine réflexivité qu’en tant que « petit-bourgeois », il voulait à la fois se distinguer du modèle de carrière en grande entreprise et de celui de la création d’une petite entreprise rentable, qu’il assimile à une forme d’« entrepreneuriat de subsistance ». On voit alors que l’étiquette de la start-up, qui évoque un fort imaginaire, attire aussi ces jeunes diplômé·es en ce qu’elle donne lieu à des bénéfices symboliques et économiques singuliers : symboliques, parce que le simple vocable de la start-up permet à ces entrepreneur·es de tirer un certain prestige social de leur activité ; et économiques, parce que l’activité d’innovation qu’elle prétend développer (parfois par le simple usage d’algorithmes ou le développement d’une application) peut suffire à ouvrir des potentialités économiques plus grandes, tant dans les financements (levées de fonds) que dans les perspectives de gain (Flécher, 2019). Grâce à l’image véhiculée par le « mythe de l’entrepreneur » siliconien (Galluzzo, 2023), le prestige associé à la création d’une entreprise innovante leur permet de rompre avec la figure désuète du chef d’entreprise traditionnel et d’incarner celle, plus moderne, de l’entrepreneur.

23 La création de start-up ne répond donc pas à une logique de « subsistance » et de rentabilité, mais bien plutôt à une logique de distinction et de prestige social, permettant à des héritier·ères d’accéder à une forme d’« esthétisation de leur existence » (Chambard, op. cit., p. 262) rendue possible par les rétributions économiques et symboliques qu’elle leur offre. Le niveau de prestige associé à l’étiquette de la start-up est aussi lié aux formes de promotion dont ces entreprises font l’objet au sein des institutions de l’enseignement supérieur, et en particulier des grandes écoles, dont les créateurs et créatrices de start-up sont massivement issu·es.

1.3 Un débouché prestigieux : une logique vocationnelle renforcée par les grandes écoles

24 La valorisation de la création de start-up comme voie de prestige et de distinction sociale tient beaucoup aux différents dispositifs pédagogiques qui se sont développés depuis une dizaine d’années dans l’enseignement supérieur afin de promouvoir « l’esprit entrepreneurial » des étudiant·es. Que ce soit au travers de filières ou de programmes dédiés comme la formation « HEC entrepreneur », de cours magistraux ou de modules plus ponctuels comme les « start-up weekend » ou les « concours de start-up », l’objectif général de ces politiques éducatives est d’insuffler un « esprit d’entreprendre » aux étudiant·es en leur transmettant à la fois des savoir-faire concrets en matière de création d’entreprise (compétences de gestion), mais également un savoir-être et des « attitudes entrepreneuriales » renvoyant à des qualités morales (motivation, sens de l’effort, volonté, détermination ), psychologiques (connaissance de soi, développement de soi, prise de confiance) et relationnelles (savoir travailler en équipe, communiquer, avoir du leadership) (Chambard, 2020).

25 Ainsi sensibilisé·es mais également formé·es à la création d’une entreprise, les jeunes diplômé·es des grandes écoles ont développé des dispositions à l’égard du travail et de l’emploi qui peuvent expliquer leur relative insubordination et leur remise en cause de l’entreprise classique. Si l’issue la plus prestigieuse en sortant d’école a longtemps été de faire carrière dans de grandes entreprises de la finance ou du conseil, l’entrepreneuriat est de plus en plus perçu par les étudiant·es comme une trajectoire professionnelle valorisée, changeant leur regard sur cette carrière. Nombre d’enquêté·es voient ainsi, comme Mathis, la création de start-up comme quelque chose de « cool » socialement – ce qui n’était pas forcément le cas avant l’avènement de la « Start-up Nation » : « Y a quand même un truc, c’est que y a eu la Start-up Nation qui a fait de la start-up un truc cool. Moi, de mon temps, tu sortais de l’école pour faire du commerce, de la gestion ou de la finance de marché. Tu sortais ta cravate, et c’était quand même un truc… Maintenant, c’est presque l’inverse. Les boîtes de consulting ont presque du mal à recruter parce que c’est pas “cool” socialement. » (Mathis, 38 ans, diplômé d’une école de commerce. Père entrepreneur, mère cadre dirigeante).

26 La plupart des créateurs et créatrices de start-up ont ainsi développé, grâce à ces modules, si ce n’est des compétences directement applicables à leur activité entrepreneuriale, du moins un « goût pour l’entrepreneuriat » revendiqué par 83 % de notre échantillon. Ces écoles offrent également de nombreuses ressources aux étudiant·es qui voudraient créer leur entreprise à la sortie de leurs études. Sous l’impulsion de l’ESSEC, toutes les écoles de commerce et d’ingénieur·es, suivies de certaines universités, se sont dotées d’un programme d’incubation visant à accompagner les étudiant·es dans la création d’une start-up. Lorsqu’iels sont sélectionné·es, les entrepreneur·ses incubé·es bénéficient de locaux, mais également d’un accès privilégié aux étudiant·es en recherche de stage, ainsi qu’à un large réseau d’entrepreneur·ses et d’investisseurs. Outre les dispositions qu’elles font naître chez leurs étudiant·es, ces écoles transmettent ainsi un capital social de relations pertinentes qui augmente leurs chances de concrétiser leur projet. C’est ainsi qu’Etienne et Léonard se sont rencontrés au sein du parcours Entrepreneuriat d’une grande école de commerce, où ils ont tout d’abord travaillé ensemble sur un projet d’entreprise dans le cadre d’un cours, avant de créer leur start-up actuelle, pour laquelle ils ont pu être incubés par l’école :

27

« On s’est connus avec Léonard parce qu’on était dans la même promo à l’ESSEC, et on est partis au ski ensemble, et donc voilà, on se connaissait un peu.

28

– Et donc, c’est à l’ESSEC qu’on vous encourage à faire des projets comme ça ?

29

– Oui. Y a deux incubateurs à l’ESSEC, y a un fonds, une pépinière… Donc ouais, y a vraiment un bon écosystème start-up. (…) Pour cette boîte, avec Léonard on s’est dit “on lance ça”, et ensuite on est allé voir l’ESSEC en leur demandant s’ils voulaient bien nous incuber, etc., donc c’est comme ça que ça s’est passé. Pour la première boîte, c’était un cours effectivement où le prof nous a dit : “essayez de faire des groupes de personnes avec qui vous vous entendez bien, et pendant trois, quatre mois, on va essayer de monter une boîte ensemble”. Donc, pendant tout ce temps-là, toutes les semaines, on faisait des réunions avec les profs, et on bossait à côté. » (Étienne, 26 ans, diplômé du magistère de finances d’une grande université parisienne et du programme entrepreneuriat d’une grande école de commerce. Père dirigeant d’une PME, mère médecin).

30 Cependant, les enquêtes statistiques soulignent que la création d’entreprise pendant et/ou à la sortie des études reste un phénomène marginal à l’échelle nationale (Béduwé & Robert, 2021), notamment car les projets d’entreprise mis au point au cours des études débouchent rarement sur des projets de création « sérieux » (Etienne et Léonard ont d’ailleurs fini par abandonner leur start-up au bout d’un an). Le passage par les grandes écoles demeure néanmoins déterminant en ce qu’il développe chez elleux des dispositions favorables à l’entrepreneuriat, tout en leur offrant les ressources nécessaires pour se lancer, même quelques années plus tard. Il s’agit ainsi d’un moment décisif dans la formation des « vocations » entrepreneuriales, souvent mises en avant par les créateurs et créatrices de start-up pour justifier leur décision de créer.

31 Entre logique d’affirmation de soi, quête de distinction sociale et engagement vocationnel, la plupart de celles et ceux qui créent une start-up investissent l’entrepreneuriat comme un « style de vie » leur permettant de cumuler différentes formes de prestige. Il convient cependant de replacer ces différentes logiques d’engagement au regard des ressources et des « appuis sociaux à l’entrepreneuriat » (Chauvin, Grossetti & Zalio, 2014) dont disposent ces individus et qui les autorisent à préférer cette carrière entrepreneuriale hasardeuse à la sécurité d’une position (élevée) dans le monde de la grande entreprise.

2. Une prise de risque négociée : stratégies d’entrée dans la carrière entrepreneuriale

32 Si les créateurs et créatrices de start-up envisagent la carrière entrepreneuriale comme une alternative plus prestigieuse à la carrière salariée en grande entreprise, c’est qu’iels en ont les moyens. Cette population se distingue de l’ensemble des créateurs et créatrices d’entreprise classique par des ressources économiques, culturelles et sociales qui les autorisent à envisager ce type de carrière à l’issue pourtant incertaine. L’idée d’une « prise de risque » est d’autant plus à nuancer que ces entrepreneur·ses développent de multiples stratégies (cumul avec l’emploi salarié, négociation d’une rupture conventionnelle, etc.) visant à réduire le risque induit par cette bifurcation professionnelle et à sécuriser leur transition.

2.1 Des ressources qui limitent la prise de risque

33 En grande majorité issu·es de classes supérieures (73 % de notre échantillon ont un père cadre ou indépendant), les créateurs et créatrices de start-up se distinguent de l’ensemble des fondateurs et fondatrices d’entreprise par la possession de nombreuses ressources (diplôme prestigieux, capital économique, mais également capital social acquis par la famille et la grande école) qui permettent à la fois de faciliter leur entrée dans ce type de carrière, mais également d’augmenter leurs chances de réussite (Flécher, 2019).

34 Ces entrepreneur·ses sont en effet plus diplômé·es que la moyenne des créateurs et créatrices d’entreprise (91 % sont diplômé·es du deuxième ou troisième cycle du supérieur, contre seulement 27 % de l’ensemble des créateur·rices d’entreprises de l’enquête Sine de l'Insee 2014) et bien plus souvent issu·es de grandes écoles (56 % de notre échantillon contre 7 % en moyenne) (voir tableau 1). Bien loin de créer leur entreprise pour sortir d’une situation de chômage, comme c’est le cas de la plupart des auto-entrepreneur·ses (Abdelnour, op. cit.), iels sont aussi particulièrement bien inséré·es dans l’emploi : la plupart d'entre eux occupaient un emploi salarié avant de créer (49 % de notre échantillon) et une grande majorité (64 %) se classent parmi la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures » – contre seulement 10 % de l’ensemble des créateurs d’entreprises (Sine, Insee 2014). Outre l’effet positif que cela peut avoir sur leurs chances de réussite (Flécher, op. cit.), grâce à leur statut de cadre et au prestige de leurs diplômes, iels sont assuré·es, en cas d’échec, de retrouver facilement un emploi et même d'accéder plus rapidement à un poste à responsabilités. Certain·es estiment même que leur expérience entrepreneuriale constitue un « accélérateur de carrière » qui, même en cas d’échec, leur donnerait accès à des positions plus élevées que s’iels avaient gravi les échelons hiérarchiques.

35 Mathieu, diplômé d’une école de commerce et qui a travaillé pendant plusieurs années en tant que cadre salarié, se montre ainsi très confiant dans l’avenir. Pour lui, le simple fait d’avoir créé suffit à augmenter sa « valeur » sur le marché du travail :

36

« Déjà, de plus en plus, les gens ne te jugent pas par ton diplôme, mais par ce que tu fais. Et donc entrepreneur, c’est un ascenseur social. Si demain on plante la boîte, on trouvera jamais des boulots aussi élevés que si on était passé par des boulots dans une boîte, tout le temps. C’est un vrai ascenseur social, mais ça, on l’oublie souvent. Parce que certes, t’auras pas gagné d’argent et tu planteras ta boîte, mais t’auras une valeur sur le marché du travail qui sera complètement différente. » (Mathieu, 26 ans, diplômé d’une école de commerce. Père médecin, mère au foyer).

37 Cette « valorisation » de l’échec, fortement promue aujourd’hui, ne fonctionne cependant que parce que ces individus ont les ressources pour pouvoir reconvertir l’échec en capital symbolique.

Tableau 1. Niveau de diplôme des créateurs et créatrices de start-up par rapport à l’ensemble des créateurs et créatrices d’entreprise

Niveau de diplômeFondateurs et fondatrices de start-upEnsemble des créateurs et créatrices d’entreprise
Pas de diplôme qualifiant0 %13 %
Inférieur au bac0 %27 %
Bac3 %18 %
Supérieur 1er cycle5 %15 %
Supérieur 2ème et 3ème cycles91 %27 %
dont grande école /école d’ingénieurs56 %7 %
Total100 %100 %
figure im2

Tableau 1. Niveau de diplôme des créateurs et créatrices de start-up par rapport à l’ensemble des créateurs et créatrices d’entreprise

Lecture : 13 % de l’ensemble des créateurs et créatrices d’entreprise n’ont pas de diplôme qualifiant, contre 0 % des fondateurs et fondatrices de start-up de notre échantillon.
Source : Insee, enquête Sine 2014 (41 797 entreprises créées au premier semestre 2014, hors auto-entrepreneur·ses) et base de données de 501 fondateurs et fondatrices de start-up, constituée par l’auteure à la suite d’une enquête par questionnaire menée en 2018.

38 Outre leur niveau de diplôme qui leur permet de rebondir en cas d’échec, ces jeunes cadres diplômé·es disposent d’un capital économique qui les soustrait à la nécessité économique et leur permet d’envisager sereinement les premières années de la création de leur entreprise, souvent peu rémunératrices. S’iels soulignent la perte considérable de ressources économiques que représente le passage de leur position de cadre salarié à celle de créateur·rice d’entreprise, iels suggèrent en même temps avoir les ressources suffisantes (sous forme d’épargne ou de patrimoine) pour pouvoir accuser une telle perte de revenu. Le capital économique est également déterminant car, pour pouvoir créer une start-up, il faut a minima investir 15 000 euros afin de constituer le capital social de l’entreprise. À l’instar de Mathis, qui déclare avoir « mis un peu d’argent, mais pas trop, peut-être 20 000 euros », la plupart des créateurs et créatrices de start-up considèrent qu’il s’agit là d’une somme modique. Majoritairement issu·es des classes supérieures, la plupart peuvent en outre compter sur leurs proches pour investir directement dans le capital de leur entreprise sous la forme de « love money » [6]. C’est le cas de Gabriella, dont le père est médecin et la mère décoratrice d’intérieur, qui a pu retourner vivre dans l’appartement haussmannien de sa mère, situé dans le Ie arrondissement de Paris, et réunir 75 000 euros en « love money ».

39 Cependant, celles et ceux qui, comme Éric, viennent d’un milieu populaire (Éric est retourné vivre chez sa mère, qui est femme de ménage et divorcée de son père, conducteur de taxi, et qui habite dans une « cité » dans le 95), ne peuvent pas compter sur leurs proches pour investir dans leur entreprise. Outre l’emprunt qu’il a dû souscrire pour financer son école d’informatique et qu’il doit rembourser, Éric doit « se débrouiller » en travaillant à côté de sa start-up pour réunir les fonds nécessaires à la création et « tenir » financièrement. Relativement à Gabriella, qui a été aidée à la fois matériellement, économiquement et moralement par ses proches, Éric a pris un plus gros risque et ressent une forte pression à la réussite :

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 » Et du coup, moi … bah, contrairement à certains de mes potes qui lancent leur boîte, qui sont dans mon école, etc., là où eux ils peuvent avoir des parents qui suivent à fond, et qui aident financièrement, bah, moi, j’ai pas vraiment eu ça, tu vois … Et du coup, ça a toujours été pas mal de débrouille, de “tu te démerdes toi-même”. “T’as besoin de tunes ? bah, va bosser”. Plein de trucs comme ça. Le côté avantageux qui est que ça te responsabilise très vite, et ça te fait savoir ce que tu veux. (…) Après, faut que je réussisse. » (Éric, 23 ans, diplômé d’une école d’informatique. Père conducteur de taxi, mère femme de ménage).

41 Pour la plupart des fondateurs et fondatrices de start-up, qui sont très diplômé·es et issu·es de classes supérieures, la prise de risque est en fait autorisée et limitée par leur aisance économique et sociale qui leur permet de « voir venir » et de facilement rebondir en cas d’échec. L’idée d’une prise de risque est également à nuancer au regard des multiples stratégies qui sont développées par ces entrepreneur·ses pour sécuriser leur bifurcation professionnelle.

2.2 Se construire un filet de sécurité : un engagement entrepreneurial adossé au salariat

42 Loin d’être prise sur un coup de tête, la décision de créer une start-up est le résultat d’un processus préparé et négocié dans le temps, visant à réduire le risque et l’incertitude liés à cette bifurcation professionnelle. Avant de quitter leur emploi et de se consacrer à plein temps à leur projet de start-up, la plupart des fondateurs et fondatrices cherchent généralement à obtenir les preuves de viabilité de leur projet. Iels se mettent à fréquenter les lieux de socialisation aux codes de ce monde (« afterworks », « meetups », conférences, etc.) afin d’aller chercher des informations et des conseils pertinents, de nouer des relations et de se familiariser avec les « bonnes pratiques » du milieu. Cette « phase de projet » (Grossetti, Barthe & Chauvac, 2018) consiste aussi à réaliser des études de marché et commencer à construire un business plan. Plusieurs mois (voire années) peuvent ainsi s’écouler entre le moment où naît l’« idée » et le moment où iels prennent la décision de se dédier entièrement à leur projet entrepreneurial.

43 Pendant cette période, la plupart des créateurs et créatrices de start-up travaillent sur leur projet en parallèle de leur emploi salarié. Ces périodes de cumul leur permettent de réduire le risque de leur engagement entrepreneurial de deux manières : d’une part, parce qu’elles leur assurent un revenu stable et régulier pendant la phase d’expérimentation ; et d’autre part, parce qu’elles leur permettent d’obtenir des preuves de la viabilité économique de leur projet (premiers clients ou premiers financements) avant de quitter leur emploi. Ainsi, comme Marjorie, beaucoup attendent d’avoir « lancé » leur projet sur le marché avant de « se lancer » :

44

« En fait, j’ai commencé à travailler sur mon projet quand j’étais en CDI, à côté de mon travail, pour pouvoir quitter mon CDI quand le projet était entre guillemets “lancé”, quand le produit était lancé sur le marché. » (Marjorie, 27 ans, master en business et webmarketing digital, mère cadre et père électricien fonctionnaire).

45 L’engagement entrepreneurial de ces ancien·nes cadres est aussi négocié au sens où beaucoup cherchent à obtenir une rupture conventionnelle avec leur employeur avant de « se mettre à plein temps » sur leur projet. Le « déclic » correspond donc souvent au moment où iels ont obtenu l’accord de leur employeur, ce qui leur assure de pouvoir toucher une allocation chômage, indexée sur leur salaire de cadre, pendant deux ans. Bien que ce type de stratégie entre en contradiction avec l’image libérale de l’entrepreneur qui ne devrait sa réussite qu’à son mérite individuel, ces entrepreneur·ses s’en accommodent plutôt bien, en soulignant qu’il s’agit là d’une « condition » de leur engagement entrepreneurial, sans quoi iels ne « tiendraient pas six mois ». Aussi, même si Jean-Baptiste considère cet usage du chômage « contraire à ses principes », il reconnaît qu’il n’y serait pas arrivé sans :

46

 » Moi j’étais salarié et j’ai pu faire une rupture conventionnelle pour création d’entreprise, donc j’ai pu toucher le chômage. J’ai eu de la chance parce que ça s’est parfaitement coordonné avec la levée de fonds, donc j’ai pas eu de mois à vide. Après, moi, au départ je voulais démissionner. Parce que j’avais des principes un peu à la con, mais bon… Enfin, je me disais que le chômage, c’était pas fait pour ça. Et en fait, c’est un pote qui m’a dit “mais t’es complètement débile, si tu fais pas ça, dans six mois t’arrêteras”. Et bon, finalement, je me suis dit “fais ça, sinon jamais t’y arriveras”, et effectivement, j’avais pas du tout suffisamment d’argent de côté pour compenser deux ans sans salaire. » (Jean-Baptiste, 31 ans, diplômé d’une école d’art et de design. Père assureur, mère employée avec son père).

47 Bien qu’iels se fassent les vecteurs d’un discours libéral condamnant toute forme d’assistanat, les fondateurs et fondatrices de start-up tirent largement partie des avantages du salariat pour se constituer un filet de sécurité et réduire les incertitudes liées à leur bifurcation professionnelle. Certain·es revendiquent d'ailleurs, pour les chef·fes d’entreprise salarié·es, les mêmes droits que les salarié·es en matière de chômage, parce que, comme le déclare Raphaël, « tu prends encore plus de risques qu’un CDI » (35 ans, diplômé de l’ENS en sciences). Le chômage serait ainsi un « filet de sécurité » qui, en sécurisant l’échec, encouragerait la prise de risque.

48 Si ces entrepreneur·ses se montrent critiques à l’égard de la subordination salariale et valorisent l’indépendance décisionnelle donnée par l’entrepreneuriat, iels se montrent paradoxalement très attaché·es aux droits et aux avantages associés au modèle salarial (chômage, régime général, retraite). Cet attachement au salariat se révèle dans le choix de leur statut d’emploi, puisque 64 % des créateurs et créatrices de start-up de notre échantillon ont opté pour le statut de « chef·fe d’entreprise salarié·e » (et seulement 10 % pour celui d’« indépendant·e »), ce qui leur permet notamment de rester affilié·es au régime général de la Sécurité sociale et de « fuir le RSI » (Régime social des indépendants), qu’iels diabolisent. Contraignant les entrepreneur·es à cotiser sur la base de leurs revenus annuels passés, alors que ceux-ci sont souvent variables d’une année à l’autre, le RSI a très mauvaise réputation dans le monde de l’entrepreneuriat. Comme l’explique Pascaline, créer une société et s’en salarier est ainsi un moyen de contourner ce système :

49

« Moi justement, j’ai créé une société parce que le RSI, ça me faisait peur, les retours que j’ai eus des gens qui étaient auto-entrepreneur·ses m’ont totalement dégoutée. Il était hors de question que j’aille là-dedans, dépendre du RSI, et en souffrir autant. Donc c’est pour ça que moi j’ai fait le choix de créer une société, de rester dans le régime général et de pas dépendre du RSI. » (Pascaline, 34 ans, diplômée d’un master en système d’information. Père et mère employé·es). Ce statut leur permet en outre de percevoir un salaire régulier et de cotiser pour leur retraite, ce à quoi tiennent nombre de ces ancien·nes cadres, à l’instar de Bastian : « Je suis assimilé salarié. C’est un statut qui est mieux. Du coup, t’es pas au RSI, et tu cotises pour la retraite, mais t’as pas droit au chômage. T’as pas de contrat de travail, mais tu as des fiches de paie, mais tu restes dirigeant. Comme tu te salaries, ta boîte paie des charges. » (Bastian, 30 ans, diplômé d’une école d’ingénieurs et d’un doctorat en robotique. Parents infirmiers).

50 Derrière la critique du salariat qu’iels portent se manifeste ainsi une certaine ambivalence qui se révèle dans leurs pratiques. Que ce soit par le cumul de leur activité entrepreneuriale avec leur emploi antérieur, par la négociation d’une rupture conventionnelle – qui leur permet de percevoir les allocations chômage – ou encore par le recours au statut de chef·fe d’entreprise salarié·e – qui leur donne accès à la plupart des droits des salarié·es (retraite, salaire, régime général) –, ces startupeur·ses se montrent en réalité très attaché·es aux avantages du salariat.

Conclusion

51 En analysant les motivations (subjectives) invoquées par les fondateurs et fondatrices de start-up pour justifier leur engagement dans la carrière entrepreneuriale au regard des configurations (objectives) dans lesquelles iels se trouvent au moment de la création de leur entreprise, cet article met en évidence les dispositions et les configurations – économiques, sociales et professionnelles – qui favorisent leur engagement entrepreneurial.

52 Se distinguant des créateurs d’entreprise classique par leur niveau de capital économique, culturel et social, ces individus, qui revendiquent un rapport vocationnel à l’entrepreneuriat, recherchent dans cette voie un moyen de se distinguer socialement, tout en se libérant des rapports de subordination salariale. La création de start-up est alors envisagée comme un accélérateur de carrière permettant à ces jeunes cadres diplômé·es d’accéder au statut de dirigeant sans avoir à grimper les échelons de la hiérarchie, tout en bénéficiant des avantages symboliques associés à l’étiquette de la start-up pour se distinguer de la figure jugée désuète du chef d’entreprise.

53 Cependant, bien loin de prendre des risques inconsidérés, la plupart des fondateurs et fondatrices de start-up cherchent à réduire l’incertitude liée à leur bifurcation professionnelle en jouant des différents statuts d’emploi pour s’assurer des ressources de transition. Il s’agit là d’un résultat important pour la sociologie de l’entrepreneuriat, qui permet de déconstruire une fois de plus la figure idéalisée de l’entrepreneur schumpétérien qui aurait un goût naturel pour le risque.

54 En appréhendant l’activité entrepreneuriale au prisme des trajectoires professionnelles et des statuts d’emploi, cet article permet également d’éclairer une modalité d’entrée dans l’entrepreneuriat qui, tout en se soustrayant aux rapports de subordination salariale, est adossée au salariat. Ce résultat va non seulement à l’encontre de l’idéologie méritocratique et néolibérale portée par ce modèle entrepreneurial, mais il permet par ailleurs d’alimenter les réflexions de la sociologie du travail et de l’emploi sur la frontière entre indépendance et salariat, en donnant à voir un cas limite d’accès à l’indépendance, dans le cadre du salariat.

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Mots-clés éditeurs : projet professionnel, start-up, création d'entreprise, cadre, identité sociale, motivation, jeune, origine sociale

Date de mise en ligne : 20/03/2023.

https://doi.org/10.4000/formationemploi.11268

Notes

  • [1]
    Financement par capital auprès de fonds d’investissement spécialisés – les venture capitalists ou capital-risqueurs.
  • [2]
    Voir le site de la French Tech : https://lafrenchtech.com/fr/
  • [3]
    Les « licornes » désignent des start-up dont la valeur actionnariale est estimée à plus d’un milliard de dollars.
  • [4]
    ou robot conversationnel.
  • [5]
    Le terme de « scalabilité » (adjectif « scalable ») est utilisé dans le monde des start-up pour désigner une croissance qui peut se faire à grande échelle tout en faisant des économies d’échelle. Ce type de croissance est notamment possible grâce à l’utilisation de technologies et d’outils numériques qui permettent de se positionner sur un marché international sans avoir à s’y implanter physiquement.
  • [6]
    Le Love Money est une alternative financière aux crédits traditionnels servis par les banques. Faire appel au Love Money consiste à impliquer financièrement ses proches dans la constitution ou le développement de son affaire.
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