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Article de revue

‪L'éducation des étudiants à l'esprit d'entreprendre : entre promotion d'une idéologie de l'entreprise et ouverture de perspectives émancipatrices‪

Pages 7 à 26

Notes

  • [1]
    Un dispositif pionnier avait été mis en place par HEC dès 1978.
  • [2]
    Dans le Plan gouvernemental sont distingués sensibilisation, formation et accompagnement.
  • [3]
    Ce référentiel a vu le jour en 2011, à la suite d’un accord-cadre entre le MESR et le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et d’une convention-cadre entre le MESR et la CPU (Conférence des présidents d’université). Il a été rédigé par un groupe de onze représentants étatiques, académiques et patronaux.
  • [4]
    N. Mariot assimile le concept d’« esprit objectif » à celui d’un « sens commun ». Il explique que « le sens d’une expression ou d’une action n’est atteignable qu’en considération des liens que cette notion entretient avec tout un système de références acquises qui, là encore, vont de soi ou sans dire » (Mariot, 2012, p. 21).
  • [5]
    Le régime de l’auto-entrepreneur vise aussi à favoriser cette interpénétration (Abdelnour, 2012).
  • [6]
    Valérie Boussard montre que si on prend en compte la praxis gestionnaire, on ne peut plus réduire la Gestion à une « idéologie en vue de la domination masquée du travail par le capital » (logos) (Boussard, 2008, p. 17).
  • [7]
    L’entrepreneuriat ne figure pas, à ce jour, parmi les huit spécialités de l’agrégation de gestion.
  • [8]
    Les propos entre guillemets sont tirés d’un entretien réalisé en 2011.
  • [9]
    Ces tensions incarnent une forme du conflit classique entre légitimité académique et professionnelle dans l’enseignement.
  • [10]
    Nous avons réalisé avec elle un entretien en 2011, suivi de plusieurs discussions informelles. Les extraits cités sont tirés de l’entretien.
  • [11]
    Ce concept, venu du monde anglo-saxon, désigne le fait de redonner du pouvoir aux individus et de renforcer leur capacité à faire leurs propres choix. Il peut être mobilisé autant dans une perspective radicale d'émancipation que pour conforter une idéologie d’inspiration néolibérale (Bacqué, Biewener, 2013).
  • [12]
    Ce manque d’ambition déroute parfois leurs enseignants, surtout quand les étudiants, pour être acceptés dans des formations sélectives, avaient su tenir le discours attendu en insistant sur des projets entrepreneuriaux d’envergure.
  • [13]
    Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) soulignent ces affinités en montrant la réappropriation qui est faite de la « critique artiste » par le capitalisme.
  • [14]
    Sur le potentiel émancipateur du marché, voir aussi Fontaine (2014).
  • [15]
    Nous avons observé une session de ce séminaire d’une durée de cinq jours, pendant laquelle des étudiants montent en groupe, des projets entrepreneuriaux.
  • [16]
    Dans une communication commune faite en 2012 à une journée d’études à l’université Paris-Dauphine.

1 Encouragées par l’Organisation de coopération et de développement économiques   (OCDE) et l’Union européenne, des initiatives pédagogiques visant à développer l’éducation à la création d’entreprise, à l’entrepreneuriat ou plus largement encore à l’esprit d’entreprendre se sont multipliées, depuis les années 2000, dans les établissements d’enseignement supérieur français [1] . Le lancement, en 2009, par Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de l’époque, d’un Plan Etudiants entrepreneurs, marque un tournant dans le saisissement par l’Etat de cette question.

Encadré 1 : Présentation des pôles de l’entrepreneuriat étudiant
Dans le cadre du Plan Etudiants entrepreneurs, un appel à projet, co-financé par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR), le ministère de l’Economie et des finances (MINEFI) et la Caisse des dépôts et consignations, a permis la constitution de vingt-deux Pôles de l’entrepreneuriat étudiant (PEE) qui regroupent localement des universités, des écoles et des acteurs économiques et institutionnels. L’objectif de ces Pôles est de développer une offre commune de dispositifs pédagogiques visant « à stimuler l’esprit d’entreprendre des étudiants et à les former à l’entrepreneuriat » (*) qu’il s’agisse d’opérations de sensibilisation, d’enseignement optionnels et obligatoires, de diplômes spécialisés ou encore d’accompagnement à la création d’activité. Les responsables des Pôles sont majoritairement des enseignants-chercheurs – les gestionnaires étant les plus représentés – et des personnels non enseignants – chargés de mission en matière d’orientation, d’insertion, de valorisation économique etc. Certains des Pôles ont réussi à embaucher des chargés de mission (souvent issus du monde de l’entreprise, voire de la création d’entreprise) qui assurent leur gestion au quotidien. Le Plan prévoit en outre un référent entrepreneuriat par établissements. Les référents ont à peu près le même profil que les responsables de Pôle. Les PEE ont été rebaptisés Pepite (**) en 2013.
(*) : MESR, Secrétariat d'État chargé de l'Artisanat, du commerce et des PME, Plan Etudiants Entrepreneurs, 2009.
(**) : Pôles étudiants pour l'innovation, le transfert et l'entrepreneuriat.

2 Certes, les dispositifs évoqués concernent encore relativement peu d’étudiants (l’objectif du Plan, de sensibiliser l’ensemble des étudiants d’ici 2012, est loin d’être atteint) ; de même, les attitudes critiques et indifférentes semblent encore prédominer au sein des établissements. Cependant, le projet d’éduquer la jeunesse à l’entrepreneuriat gagne en légitimité, comme en témoigne notamment la continuité politique en la matière.

3 Afin d’en éclairer les enjeux, nous nous proposons ici de confronter la manière dont est construite, au niveau national, la question publique de la sensibilisation des jeunes à l’entrepreneuriat avec les usages pluriels dont elle fait l’objet au sein des établissements, tant de la part des personnels qui s’investissent dans la mise en œuvre de dispositifs pédagogiques [2] que des étudiants concernés.

Encadré 2 : Méthodologie
Notre analyse s’appuie sur les résultats d’une enquête qualitative, réalisée entre 2009 et 2013, dans le cadre d’une thèse.
- Le premier volet de l’enquête a été mené auprès d’acteurs engagés au niveau national dans le développement de l’éducation à l’entrepreneuriat. 21 entretiens ont été réalisés avec des représentants politiques, administratifs et économiques, sélectionnés en raison de leur rôle dans la conduite de ce projet éducatif. Ces entretiens ont été complétés par des observations directes, menées lors de différentes manifestations publiques sur l’entrepreneuriat et de réunions de mise en œuvre du Plan Etudiants entrepreneurs,ainsi que par l’analyse des documents publiés dans ce cadre, au premier rang desquels le Référentiel de compétences Entrepreneuriat et Esprit d'entreprendre[3].
Il s’agissait, en combinant ces méthodes d’enquête, de repérer les propriétés sociales des agents actifs en faveur de la cause de l’entrepreneuriat et de comprendre les définitions et justifications qu’ils en proposent.
- Le second volet de l’enquête a consisté en une analyse comparée de huit dispositifs pédagogiques mis en place au sein d’universités et d’écoles. L’échantillon compte trois dispositifs ponctuels de sensibilisation à l’entrepreneuriat ouverts à l’ensemble des étudiants ; un cours optionnel d’entrepreneuriat proposé dans un master de lettres ; trois diplômes spécialisés en entrepreneuriat (une licence professionnelle et deux masters) ; un programme d’accompagnement individuel à la création d’entreprise.
Combinant là aussi entretiens, observations et analyse documentaire, il s’agissait de reconstituer au plus près les pratiques pédagogiques en vigueur, de recueillir les discours des acteurs pédagogiques et des étudiants ainsi que des informations biographiques les concernant. Ce focus sur les acteurs vise à comprendre la constitution d’un intérêt à et pour l’entrepreneuriat et à mettre en lumière les formes typiques qu’il peut prendre.

4 En nous appuyant sur les résultats de ce travail empirique, nous montrons d’abord que l’éducation à l’entrepreneuriat est un projet de promotion de la création d’entreprise comme débouché professionnel mais plus largement de valorisation de l’entreprise et de l’entrepreneur comme modèles de référence. Pour autant, nous montrons que le succès relatif d’un tel projet politique réside aussi dans le fait que des agents pédagogiques et des étudiants se le réapproprient, pour des raisons parfois éloignées voire critiques par rapport à ses enjeux initiaux. Dès lors, nous nous interrogeons sur les marges de manœuvre réelles des acteurs, dont nous pensons qu’il ne faut pas surestimer les possibilités créatrices par rapport au sens initialement contenu dans le programme qu’ils se sont approprié. Nous suivons ici Nicolas Mariot quand il explique que l’«  esprit objectif »d’un projet ou d’une idée ne peut se dissoudre dans ses usages pluriels et que le premier contraint nécessairement les seconds [4].

L’entrepreneuriat, un marqueur idéologique néolibéral

5 La volonté de sensibiliser et de former les étudiants à l’entrepreneuriat s’inscrit dans des débats anciens sur les relations entre le système scolaire et le monde économique. Dans la configuration qui s’ouvre à partir des années 1980, marquée par la hausse du chômage, la massification de l’enseignement supérieur et un tournant idéologique en faveur du libéralisme, le « manque d’esprit d’entreprendre de la population française » est progressivement constitué en un problème public. Différentes réponses sont envisagées : simplification administrative de la création d’entreprise (Abdelnour, 2012), développement de programmes d’incitation des chômeurs à devenir entrepreneurs (Darbus, 2008), éducation de la population à l’économie (Rozier, 2009) ou encore éducation à l’entrepreneuriat. C’est à cette dernière déclinaison de la « cause de l’entrepreneuriat » que nous nous intéressons ; nous montrons comment elle véhicule un double projet de transformation de la société dans son ensemble mais aussi plus spécifiquement de l’université.

De la promotion d’une société entrepreneuriale…

6 Au fil de la parution de rapports européens et français qui promeuvent, à partir des années 1990, l’introduction de l’entrepreneuriat dans le système éducatif, l’objectif de stimulation des créations d’entreprises cède peu à peu la place à un objectif plus indéfini de conversion de la population à une attitude entreprenante (Chambard, 2013). Ce qui est en jeu ici, c’est bien la diffusion d’une idéologie entrepreneuriale qui fait de la figure de l’entrepreneur la référence de toutes choses (Foucault, 2004).

7 La diffusion, en France, du concept d’entrepreneuriat (traduction approximative de l’anglais entrepreneurship), à partir des années 2000, est allée de pair avec un élargissement du thème de la création d’entreprise.

8 Dans le champ éducatif, on observe ainsi que l’objectif de former à l’entrepreneuriat se substitue progressivement à celui plus restrictif de former à la création d’entreprise. Il est question de forger, chez l’ensemble des futurs travailleurs, certaines dispositions telles que le sens de l’initiative ou encore la capacité à conduire des projets de manière autonome doublée de la capacité à assurer personnellement certains risques. Lors d’un entretien réalisé en 2013, un ancien contractuel du MESR, chargé de développer l’entrepreneuriat sous la mandature de Valérie Pécresse, insiste sur le fait que cette capacité à prendre des risques constituerait le cœur des « nouveaux savoir-être entrepreneuriaux »attendus des salariés. Mais l’esprit d’entreprendre semble être à son tour un concept encore plus large que l’entrepreneuriat, en ce qu’il désigne une attitude ne se limitant plus à la seule sphère professionnelle mais une manière d’aborder les études, voire l’existence.

9 On trouve, dans le Référentiel de compétences Entrepreneuriat et Esprit d'entreprendre diffusé par le MESR aux universités en 2011, cette tentative d’articuler création d’entreprise, entrepreneuriat et esprit d’entreprendre qui, au fond, vise à transformer les comportements des étudiants à l’aune de la figure idéal-typique de l’entrepreneur. On repère ainsi dans ce texte :

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  • une valorisation de l’activité indépendante que les dispositifs pédagogiques de sensibilisation doivent permettre de rendre envisageable au plus grand nombre (« révéler aux étudiants leur potentiel entrepreneurial ») ;
  • une extension du domaine de l’entrepreneuriat au salariat. Cela passe par la présentation de l’indépendance et du salariat comme deux mondes de moins en moins étanches [5] (« De nombreux individus passeront ainsi par des phases entrepreneuriales et des changements de statuts »), l’injonction à l’adaptabilité et à la flexibilité (« oser, accepter et s’approprier le changement »), la valorisation d’une série de savoir-faire et de savoir-être (l’autonomie, la créativité, l’initiative) qui, tout en étant de « nature » entrepreneuriale, seraient désormais attendus de tous les salariés. S’opère ainsi un glissement du concept d’entrepreneuriat vers celui de projet, plus facilement transférable à toutes les sphères professionnelles (Boltanski et Chiapello, 1999).
  • la promotion d’une manière d’être entrepreneuriale qui va au delà du champ professionnel : il s’agit de former l’étudiant, dès maintenant, à « être acteur » à « entreprendre sa vie ».

11 Transformer l’individu en homo entreprenens, en promouvant la figure de l’entrepreneur à la fois dans le monde économique et dans la société en général, se trouve ainsi au cœur du projet d’éducation à l’entrepreneuriat. Pour toutes les personnes rencontrées dans le premier volet de l’enquête, c’est bien une transformation profonde de la société française qui est en jeu. En ce sens, une salariée de l’Observatoire des pratiques pédagogiques en entrepreneuriat (OPPE) rappelle, lors d’un entretien réalisé avec elle en 2011, que la « transition entrepreneuriale » de la société française prendra du temps car « il ne faut pas oublier qu'on est sur un changement culturel ». Pour nos enquêtés, qui reprennent en cela les discours tenus par les représentants patronaux depuis des décennies, transformer la société française en « une société entrepreneuriale » est l’unique moyen d’améliorer la compétitivité. La plupart d’entre eux donnent leur préférence à une politique économique de l’offre seule à même de développer l’innovation et la création d’activité, conformément à une vision libérale de l’économie.

12 L’examen des documents officiels ainsi que les entretiens avec ces entrepreneurs de cause révèlent qu’il existe aussi un autre registre de justification du développement de l’éducation à l’entrepreneuriat, qui concerne plus directement le monde académique et les transformations qu’il est nécessaire de lui apporter. Dans la suite de l’entretien, la salariée de l’OPPE, précédemment citée, fait ainsi le lien entre la « révolution culturelle entrepreneuriale » et une transformation du monde de l’enseignement (même s’il est fait ici référence à l’enseignement secondaire) :

13

« Je pense qu'il y a vraiment des changements de paradigme. Et que le rôle de l'Ecole est questionnée aujourd'hui […] Quand vous avez des enseignants qui font des mini-entreprises et qui vous disent “je suis assez étonné parce que ce garçon-là, pour moi, c'est un perturbateur, et il se retrouve patron de la mini-entreprise complètement épanoui”, moi je trouve ça génial, juste génial ! Parce que c'est des pédagogies aujourd'hui qui redonnent leur place à ces comportements qui avant ne rentraient pas dans le cadre. Là, on est en train d'élargir les cadres, ça bouge. »

… à la mise en œuvre d’une université entrepreneuriale 

14 Le développement de l’enseignement de l’entrepreneuriat est censé à la fois accompagner et produire des transformations du monde universitaire, tant du point de vue des contenus d’enseignement que du point de vue institutionnel.

15 Le développement de la formation à l’entrepreneuriat s’inscrit tout d’abord dans la logique de la professionnalisation de l’enseignement supérieur (Quenson, Coursaget, 2012).

16 Développer les compétences entrepreneuriales des étudiants est censé, d’une part, améliorer directement leur insertion professionnelle, en leur permettant d’envisager la création de leur propre emploi et aussi d’augmenter leurs chances de trouver un emploi salarié. D’autre part, la professionnalisation s’opère plus indirectement, dans la mesure où le développement de l’entrepreneuriat contribue à la mise en œuvre de l’injonction croissante qui est faite aux établissements de proposer des enseignements en phase avec le monde économique, dans un espace de l’enseignement supérieur de plus en plus concurrentiel (Musselin, 2008). La formation à l’entrepreneuriat s’inscrit en effet dans le processus d’expansion que connaît, depuis une trentaine d’année, une discipline appliquée comme les sciences de gestion (Pavis, 2003), au détriment de disciplines plus académiques. La volonté actuelle de faire de l’entrepreneuriat une dimension du curriculum de l’enseignement supérieur n’est pas sans rappeler un mouvement historique ; initié dès le XIXe siècle, ce mouvement vise la transformation des curricula scolaires dans le sens d’une plus grande « affinité avec “l’esprit” du capitalisme » (Pouly, 2007) et la critique de la forme scolaire classique et de ses modes de formation scolastiques, jugés trop théoriques et pas assez appliqués (Henry, 2012).

17 Le développement de l’éducation à l’entrepreneuriat peut par ailleurs constituer un vecteur de transformations institutionnelles de l’université. Les Pôles ont ainsi clairement été présentés, par les protagonistes de cette politique publique, comme un instrument devant contribuer à la transformation du fonctionnement, voire de la culture de l’université. Lors de deux entretiens réalisés avec des représentants ministériels, l’argument du « transfert de bonnes pratiques » du monde économique – et du pôle économique du monde académique que représentent les écoles de commerce – revient par exemple de manière récurrente :

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« Toute la dynamique entrepreneuriale était quand même beaucoup plus portée par les grandes écoles. Il faut donc ouvrir les universités, diffuser ces pratiques, faire du benchmark à travers les Pôles. L'idée, c'était vraiment de rassembler les écoles et universités, quelles que soient les filières, autour d'une dynamique entrepreneuriale, de mixer les cultures, c’est aussi que les structures d'enseignement supérieur coopèrent sur ce projet avec les réseaux d'accompagnement à la création d'entreprises »(Entretien réalisé en 2011 avec une chargée de mission de la Direction générale de la compétitivité de l’industrie et des services, Minefi)

19 La constitution des Pôles par appel à projet est aussi présentée comme une méthode typique d’un nouveau mode de gestion publique passant par le pilotage souple d’un Etat qui n’impose pas des modèles standardisés mais organise la mise en concurrence d’établissements « autonomisés » :

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« La leçon, c’est justement de montrer que le Pôle, c’est pas un chemin unique, c’est que derrière cette appellation globale, il va y avoir des réalités différentes, parce que l’objectif, c’est que ça s’adapte vraiment au plus près des besoins locaux. Je crois que l’Etat jacobin, c’est une notion qui est en train de disparaître de plus en plus ! » (entretien réalisé avec un chargé de mission de la Direction générale pour l’Enseignement supérieur et l’Insertion professionnelle, MESR, 2010).

21 Le champ lexical de la mise en concurrence est omniprésent dans leurs discours :

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« Ca va être intéressant de voir la façon dont les Pôles vont vivre. Bon, il y en a qui vont peut-être mourir, c’est la loi de la sélection naturelle, hein ! Je pense que les plus adaptés, les plus forts, les plus adaptatifs, c’est comme la loi de Darwin, subsisteront et les autres disparaîtront. » (ibid)

23 L’expression « université entrepreneuriale » est utilisée depuis la fin des années 1990 pour désigner un type d’université autonomisée par rapport à l’Etat, diversifiant ses sources de financement et collaborant étroitement avec l’industrie et le commerce (Clarck, 1998). Caroline Verzat (2009), enseignante-chercheuse en gestion, articule ainsi les dimensions curriculaires et institutionnelles en faisant le panégyrique d’une « université entrepreneuriale » qui forme à l’entreprise et fonctionne comme une entreprise :

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« Les meilleures universités qui forment à l’entrepreneuriat ont en commun un ensemble de caractéristiques : une stratégie portée par la direction générale, des infrastructures dédiées, une génération de revenus propres, des pratiques pédagogiques actives, des partenariats avec le monde économique, un système formalisé d’évaluation des objectifs et des systèmes d’incitation et de formation pour les personnels de l’université ».

25 L’éducation à l’entrepreneuriat participe ainsi d’un programme de réforme économique, sociale et académique, à travers la mise au cœur des rapports sociaux de la figure de l’entrepreneur. Il s’agit de diffuser, dans la société, un mode de pensée privilégiant la rationalité économique et plus spécifiquement une manière d’être entrepreneuriale. Comme le note M. Foucault : « Dans le néolibéralisme […], l’homo oeconomicus, c’est un entrepreneur et un entrepreneur de lui-même » et la « société [est] faite d’unités-entreprises » (Foucault, 2004, p. 231). C’est dans ce sens là que nous qualifions l’entrepreneuriat de marqueur idéologique du néolibéralisme.

26 Une partie des agents pédagogiques impliqués sur le terrain dans la mise en place de dispositifs d’éducation à l’entrepreneuriat agissent dans une perspective convergente avec un tel programme de transformation de la société et de l’enseignement supérieur ; néanmoins, on peut repérer, au fondement des pratiques observées, des usages beaucoup plus variés de l’entrepreneuriat. C’est à ces usages et appropriations pluriels que nous allons maintenant nous intéresser, considérant qu’ils contribuent aussi à fabriquer le sens du projet considéré.

Usages et appropriations pluriels du projet d’éducation à l’entrepreneuriat

27 Nous avons montré que l’éducation à l’entrepreneuriat est un dispositif macro-social qui s’inscrit dans un répertoire idéologique possédant des affinités avec l’idéologie néolibérale ; cependant, la perspective change quand nous déplaçons notre regard du logos vers la praxis[6], du niveau macrovers les niveaux meso des établissements et micro des acteurs individuels. Il s’agit ici de prendre au sérieux les usages et les appropriations – c’est-à-dire « l’association d’une interprétation et d’un usage » (Belorgey et al. 2011, p. 18) – qui constituent autant de vecteurs de déplacement du sens de l’idéologie entrepreneuriale.

28 Nous concentrons notre analyse sur deux usages idéal-typiques de l’entrepreneuriat qui, au cours de l’enquête, sont apparus comme jouant un rôle éminent dans la diffusion de ce concept en milieu académique et l’enrôlement de certains acteurs dans la formation à l’entrepreneuriat : d’une part, un usage qui est principalement le fait d’universitaires en gestion engagés dans un processus de légitimation de leur sous-spécialité disciplinaire ; d’autre part, un usage, que nous avons repéré plutôt chez des personnels administratifs, des enseignants non gestionnaires mais aussi des étudiants, qui cherchent à s’approprier l’entrepreneuriat pour le rendre acceptable à leurs propres yeux.

L’entrepreneuriat, un enjeu académique

29 C’est dans le giron disciplinaire des sciences de gestion que le terme d’entrepreneuriat a fait ses premières apparitions en milieu académique. Les premières thèses se revendiquant de cette spécialité sont soutenues à la fin des années 1990 (Fayolle, Messeghem, 2011) tandis que sont créées de manière concomitante l’Association internationale de recherche en entrepreneuriat et PME (1996), l’Académie de l’Entrepreneuriat (1999), la Revue de l’entrepreneuriat (2001). Les enseignants-chercheurs, mobilisés pour faire reconnaître l’entrepreneuriat dans le champ académique comme une sous-discipline à part entière des sciences de gestion [7], comprennent bien les profits matériels et symboliques qu’ils peuvent tirer d’un engouement politique et social pour l’entrepreneuriat. On les retrouve ainsi parmi les acteurs qui cherchent à impulser une action publique en la matière : le directeur de l’Enseignement supérieur au moment du lancement du Plan Etudiants entrepreneurs ou encore le coordinateur national du Plan sont professeurs des universités en gestion.

30 Ces affinités entre les enseignants en gestion et les militants de la « cause de l’entrepreneuriat » n’empêchent pas certaines divergences entre des préoccupations académiques d’un côté et des préoccupations politiques de l’autre.

31 Les principales préoccupations des enseignants-chercheurs en gestion spécialisés en entrepreneuriat sont de mener des recherches (la recherche étant l’activité la plus valorisée dans les parcours universitaires) et de développer des enseignements dans leur domaine. En revanche, on note chez eux une certaine réticence à l’égard de toute tentative de récupération politique qui risquerait d’aller à l’encontre de la légitimation académique de leur spécialité. Sept des neuf universitaires enquêtés (les deux autres étant personnellement impliqués dans des actions politiques de promotion et sont donc moins critiques) ont ainsi spontanément exprimé une méfiance envers une utilisation de l’entrepreneuriat comme instrument de lutte contre le chômage des jeunes ou envers toute démarche relevant du prosélytisme en faveur de la création d’entreprise.

32 Certains ont souligné également le risque de voir se développer tous azimuts, sous la pression du ministère, des enseignements étiquetés « entrepreneuriat » mais qui s’éloigneraient de leur champ disciplinaire. Développer l’éducation à l’entrepreneuriat dans une perspective purement quantitative et politique, sans que les enseignements soient systématiquement assurés par des gestionnaires, sans que les contenus soient liés à la recherche produite dans ce domaine, conformément à la tradition académique, pourrait en effet desservir le processus de légitimation disciplinaire engagé (Pavis, 2003).

33 Un enseignant-chercheur, qui exerce à la fois dans une université et dans une école de commerce [8], dénonce ainsi une « confusion entre les objectifs poursuivis par les politiques » voire « leur double discours », dans la mesure où ils ne chercheraient pas réellement à promouvoir le développement, en France, d’entreprises ambitieuses mais à « faire du bricolage contre le chômage dans une perspective court-termiste et quantitative ». Il juge même que c’est un mensonge d'utiliser l'entrepreneuriat notamment pour « colmater les problèmes d'insertion professionnelle ». Il est de la même façon opposé au statut d’auto-entrepreneur, considérant que cette politique est menée pour de mauvaises raisons – « bricoler une politique d’emploi en disant que l’on diffuse la culture de l’entrepreneuriat » – et qu’«  elle envoie des personnes vulnérables dans le mur ». Il s’intéresse pour sa part à l’entrepreneuriat dans une double perspective de recherche et d’innovation économique : il regrette à la fois « le manque de théorisation, de recherches sérieuses sur l’entrepreneuriat » et estime que l’enjeu est de « créer des entreprises ambitieuses et ne pas se servir de l’entrepreneuriat pour lutter contre le chômage ». Il n’apprécie guère que nous lui demandions quelle légitimité a un professeur pour enseigner l’entrepreneuriat : pour lui, il ne s’agit pas d’un ensemble de savoir-faire pratiques qu’on acquerrait uniquement à travers l’expérimentation mais d’un domaine du savoir dans lequel « on peut faire comme ailleurs de la recherche fondamentale ».

34 Deux jeunes professeures dans une autre école de commerce (docteures en sciences de gestion) tiennent, lors d’un entretien conjoint en 2011, des propos critiques assez similaires et insistent sur le fait qu’elles sont avant tout chercheuses en entrepreneuriat. L’une d’elle affirme ne pas être spécialement investie dans la « promotion de l’entrepreneuriat comme pratique » (alors même qu’elle a dû accepter de devenir la référente entrepreneuriat de l’école). Elle réaffirme que c'est pour elle avant tout un domaine de recherche, et que c’est de toutes façons la recherche qui constitue désormais un critère décisif dans les classements des écoles (conformément à ce que montre Marianne Blanchard, 2009).

35 Certains acteurs politiques ou praticiens du monde de l’entrepreneuriat (parfois en concurrence avec les universitaires pour assurer des enseignements dans le supérieur) se méfient de leur côté de chercheurs jugés trop éloignés du « monde réel ». Ces derniers étant suspectés par exemple de pratiquer le cours magistral (qui fait figure de repoussoir) et d’y présenter des résultats de recherche abstraits [9], détournant par là même un double projet politique de diffusion de la culture entrepreneuriale dans la société et de réforme incrémentale du fonctionnement de l’enseignement supérieur.

S’approprier l’entrepreneuriatdans une perspective d’émancipation 

36 Une autre façon, plus critique, d’envisager l’éducation à l’entrepreneuriat a été repérée au cours de l’enquête empirique. Elle est le fait d’acteurs qui intègrent cette thématique à une rhétorique de l’émancipation permettant de la rendre acceptable. L’éducation à l’entrepreneuriat est alors perçue comme un moyen d’accroître l’autonomie ; elle permet en effet notamment d’envisager des alternatives professionnelles et existentielles au salariat et à la grande organisation.

37 Des agents pédagogiques investissent au départ cette thématique comme une simple ressource pour obtenir des financements ou encore donner une nouvelle visibilité à leur travail. Mais cet usage ne va pas sans un travail d’appropriation – plus ou moins critique – d’une thématique qui n’allait pas forcément de soi pour eux. C’est, comme l’écrit Francis Sanseigne (2014, p. 12), d’« un travail (intentionnel ou non) d'acquisition et d'accommodation d'une « idée » pour la rendre plus ou moins appropriée à son contexte de réception et d'activation et/ou à un individu ou à un groupe qui s'en saisit », dont il est question ici.

38 Le parcours de S., chargée d’orientation et d’insertion au sein d’une université de lettres et sciences humaines [10], constitue un cas typique de cette forme d’appropriation ambivalente de l’entrepreneuriat. S. est devenue la référente entrepreneuriat de son université, de manière assez contingente, parce que personne d’autre ne voulait occuper cette fonction.

39

« Quand on a voulu me mettre en tant que référente entrepreneuriat, j'ai dit “mais attendez, est-ce qu'il ne faudrait pas quelqu’un qui soit plus justement d'une culture plus entrepreneuriale ? ” ».

40 Mais c’est bien elle qui avait alerté la présidence sur la nécessité de nommer un référent entrepreneuriat (« le fait qu'il n'y ait pas de référent m'empêchait également d'avoir des infos sur ce qui se passait au niveau national et sur la création des Pôles »), ce qui montre qu’elle avait déjà développé personnellement un certain intérêt ambivalent pour la question de l’entrepreneuriat, qui transparaît dans cet autre extrait d’entretien :

41

« Ce n’était pas un engagement parce que j'adore l'entrepreneuriat. J'aime l'entrepreneuriat … parce que c'est de l'initiative et que j'aime l'initiative, mais j'ai pas une culture entrepreneuriale. J'ai beaucoup travaillé avant dans le milieu associatif. Mais en même temps, je comprends l'association comme une démarche entrepreneuriale, et j'ai en revanche une expertise de ça. Le montage d'association, la culture d'association, la gestion d'association, j'ai pas de souci avec, ça fait vingt ans que je fais ça, alors il n’y a pas de problème ! » 

42 On perçoit dans ses propos l’effort de conversion, en partie librement consenti (c’est elle qui a attiré l’attention de son université sur la nécessité de nommer un référent entrepreneuriat) et en partie contraint (elle explique à un autre moment qu’elle s’est sentie obligée par « le ministère » d’investir cette thématique et qu’elle ne tenait pas à devenir elle-même la référente) qu’elle a dû réaliser pour endosser le rôle de référente entrepreneuriat. Cherchant à réduire la distance entre sa « culture », qu’elle qualifie d’« associative », et ce qu’elle considère comme étant « la culture entrepreneuriale », elle cherche à (se) convaincre de la compatibilité entre ses valeurs et ses compétences professionnelles d’une part, et sa nouvelle fonction, d’autre part. Pour cela, elle défend une conception extensive de l’entrepreneuriat qui englobe le secteur non marchand et l’économie sociale et solidaire (dont elle a une meilleure connaissance). Elle cherche à substituer au concept d’entrepreneuriat des notions qui lui sont plus familières comme celles de projet ou encore d’initiative.

43 Elle suppose que les étudiants (littéraires) de son université entretiennent le même rapport ambivalent qu’elle à l’entrepreneuriat :

44

« Mais finalement, du coup, je suis assez proche du profil des étudiants de cette université […] Il y a quand même chez eux une certaine réticence face à l'entreprise où on considère tout de suite le grand patron, la grosse entreprise. Il faut qu'on arrive à démystifier ça, c'est évident ! Le fait de leur expliquer que ce qu'ils sont en train de vivre, par exemple le montage d’une association, c'est de la création d'entreprise, ça les rapproche de certaines notions. Parce qu'ils sont souvent beaucoup plus réceptifs à l'axe social et culturel. » 

45 Elle justifie son intérêt pour l’entrepreneuriat en raison de l’aide décisive qu’il est possible d’apporter par ce biais à des étudiants pourtant amenés à travailler largement dans le secteur associatif ou « socio-culturel ». Développer chez eux une appétence et des compétences entrepreneuriales serait en effet une manière de les amener à élargir leurs perspectives d’insertion professionnelle, à réfléchir à la place qu’ils souhaitent occuper dans la société dans une logique d’empowerment [11] :

46

« On leur dit “vous avez les stages, vous avez l'engagement bénévole, vous avez le salariat, vous avez la création d'entreprise, choisissez là où vous serez le mieux parce qu'il y a pas des places partout pour tout le monde, choisissez là où vous êtes les meilleur, là où ça correspond le plus à vos attentes. On vous dit, on vous informe, et faites votre choix, allez-y” » !

47 Si S. se défend fermement de tout prosélytisme en faveur de la création d’entreprise, elle n’hésite pas en revanche à requalifier l’ensemble du parcours d’étude et d’insertion en démarche entrepreneuriale, dans le sens très extensif qu’elle confère à ce concept :

48

« Le parcours d'études, c'est une entreprise, c'est quelque chose sur lequel vous devez définir des objectifs, vous devez avoir le projet qui est bien mené, même financièrement, il faut que vous arriviez à le monter. Donc pour nous, le parcours d'étude, il rentrait aussi dans l'initiative et dans l'entrepreneuriat. »

49 On retrouve certes dans ces propos des traces de l’antienne libérale de la « prise en main individuelle » et d’un modèle d’action inspiré par la rationalité économique ; cependant, les implications ne sont pas forcément les mêmes puisque ce n’est pas l’entreprise privée qui est ici promue comme la réalisation ultime de l’individu « entreprenant ».

50 Si cette chargée d’orientation et d’insertion ne se sent pas complètement à l’aise avec son récent engagement, elle possède néanmoins des dispositions qui ont pu favoriser une appropriation de la thématique entrepreneuriale, au premier rang desquelles une certaine « humeur anti-Etatique ». Chez nombre de nos enquêtés (qu’ils soient eux-mêmes fonctionnaires ou non), on a pu en effet repérer cette réticence par rapport au fonctionnariat, conjuguée à une adhésion très forte à la rhétorique de l’initiative individuelle et de l’action autonome. Ces propos de S. sont révélateurs de cette conception :

51

« Je voulais pas tellement rentrer dans la fonction publique. Mais le problème qui se posait, c'était que si arrivait sur ce poste quelqu'un qui n’avait pas les mêmes visions que moi, j'avais plus le pouvoir de décision. Donc, voilà, j'ai décidé, pour pouvoir continuer à décider, à faire ce que j’avais envie de faire, de passer le concours. Mais être fonctionnaire, ça n'a jamais été ma priorité du tout. Tant pis ! »

52 La vision du monde de S. rappelle celle des acteurs du secteur de l’économie sociale, étudiés par F. Darbus (2009). Celle-ci montre qu’une sensibilité de gauche et une importance accordée aux valeurs d’initiative et d’autonomie – qui peut faire préférer le monde de l’entreprise à celui de l’administration – constituent une posture très répandue parmi ses enquêtés.

53 Il s’agit d’une vision du monde qui paraît également assez prégnante chez les étudiants engagés dans des formations diplômantes en entrepreneuriat. Chez ceux que nous avons interrogés, cet intérêt est systématiquement relié à une réticence à l’égard du salariat, que ce soit dans la fonction publique ou dans une grande entreprise privée. Beaucoup se montrent spontanément très critiques face à l’univers bureaucratique de la grande organisation qui ne respecterait pas leur autonomie et ne garantirait pas leur épanouissement personnel. L’entrepreneuriat apparaît à l’inverse comme une voie alternative qui permettrait de (re)donner du sens au travail, d’échapper à des formes de dépossession salariale. Pour autant, en dépit d’un manque d’appétence pour le salariat et du choix de suivre un cursus en entrepreneuriat, on ne perçoit pas nécessairement chez eux l’ambition de diriger une entreprise [12]. On constate plutôt un refus plus général du rapport salarial, comme salarié mais aussi comme employeur.

54 Une étudiante en licence professionnelle d’entrepreneuriat exprime, lors d’un entretien en 2012, sa réticence en ces termes :

55

« Q : Et toi, plus tard, tu aimerais réussir à développer une entreprise d'une certaine taille, avec des salariés ? »

56

« R : Ouais, j'aimerais bien. Enfin, pas forcément des salariés, peut-être faire plutôt un réseau de consultants, des gens avec qui je m'entendrais, avec qui j'aimerais bien bosser. Plus des partenariats. Et après, même si je devais embaucher, je crois que je préférerais embaucher des gens type cadres, qui sont complètement autonomes, qui se gèrent dans leur taf et qui sont ambitieux, qui ont pas envie de rester toute leur vie salariés chez moi. »

57 Un autre étudiant, en dernière année d’école de commerce dans une majeure entrepreneuriat, exprime lors d’un entretien réalisé peu après, un même rejet de la condition salariale et du rythme de travail qu’il lui associe :

58

« Alors j’ai pas le choix, quoi, il faut vraiment que je fasse autre chose ! A l'inverse, créer son entreprise, c'est une dynamique qui moi m'intéresse dans le sens où on se lève pour... sa propre pomme ! […]Le rythme assez classique, commencer à 9h ou 10h et terminer à 18h, je ne suis vraiment pas optimum. Moi je travaille tout le temps la nuit et je suis beaucoup plus efficace la nuit. Et puis, je peux travailler de manière très condensée, efficace, 20h de suite et puis pendant deux-trois jours ne rien faire. En fait, c’est des modèles de vie qui ne m’intéressent pas, le modèle cinq jours sur sept, ça m’intéresse pas ».

59 Mais la condition d’employeur ne lui sied guère non plus. C’est plutôt la figure d’indépendant qui émerge :

60

« Mon objectif à terme, c'est pas de faire une grande entreprise. Mon but, c'est vraiment d'avoir une petite activité, presque artisanale, juste une activité d'indépendant où je suis tout seul dans mon entreprise […] Un réseau d’indépendants, j’irais plutôt dans ce sens là. Quand j’étais en agence web, on travaillait beaucoup avec des freelance. C’était intéressant, c’était par exemple des graphistes : on leur donnait un périmètre très précis de projet à faire et ils le faisaient, ils remplissaient les conditions, il y avait un contrat, les choses étaient claires. On n’était pas dans une relation d’entreprise où il faut savoir garder… c’est-à-dire que si le graphiste était mauvais, il pouvait être sûr qu’on ne le revoyait pas. Alors qu’en entreprise, c’est toujours un peu plus compliqué, il faut préserver les intérêts des chacun, etc. »

61 Le propos est ambigu car, si cet étudiant présente lui-même sa critique du salariat comme une contestation, marquée à gauche, des rapports de domination qu’il a personnellement expérimentés lors de stage en entreprises, ses propos rejoignent toutefois certaines thèses caractéristiques du libéralisme économique. Ainsi, quand il explique que l’avantage de travailler avec un graphiste indépendant plutôt que salarié réside dans le fait qu’on peut plus facilement s’en séparer, il valorise des rapports de travail libéralisés qui ne seraient plus encadrés par le droit du travail.

62 Ainsi, au-delà de certaines affinités plus ou moins conscientes avec la conception néolibérale de l’entrepreneuriat [13], ces acteurs construisent néanmoins certaines formes d’appropriation alternative de la thématique entrepreneuriale comme vecteur d’émancipation sociale ; et ce, dans une conception proche de celle en vigueur dans l’espace de l’économie sociale et solidaire [14] ou encore comme outil critique de la domination managériale (Marchesnay, 2008).

De l’appropriation à l’enrôlement ? La force des idées

63 Nous avons vu que le projet d’éduquer à l’entrepreneuriat trouve des relais dans les établissements, en subissant quelques variations de sens ; mais jusqu’à quel point ce projet peut-il être réellement mis au service d’une approche critique, i.e. d’une critique émancipatrice de la domination qui s’exerce dans le cadre des rapports salariaux (Boltanski, 2009) ? Si certains acteurs accommodent la rhétorique entrepreneuriale, dans une perspective stratégique ou pour la rendre plus légitime à leurs yeux, nous avons vu qu’ils mènent aussi un travail sur eux-mêmes, pour s’accommoder à elle

64 L’appropriation du champ lexical entrepreneurial n’a-t-elle pas le pouvoir d’acculturer des acteurs, même disposés à la critique, à une vision du monde qui serait malgré tout contenue dans ce vocabulaire ? La marge d’interprétation d’une idée n’est-t-elle pas toujours contrainte par le travail fourni par les institutions qui la diffusent (ici les organismes étatiques et patronaux qui suscitent et encadrent le développement de dispositifs de formation à l’entrepreneuriat) ?

65 Evoquons d’abord le cas de L., une étudiante en science politique participant aux Masteriales organisées par un Pôle de l’entrepreneuriat étudiant[15]. Issue d’un milieu enseignant, affichant des convictions politiques de gauche, elle se montre au départ légèrement sceptique par rapport à ce dispositif de formation : elle nous déclare, le premier jour, lors d’une discussion informelle, qu’elle s’est inscrite « juste pour voir « et qu’elle n’est « pas dupe » d’un éventuel prosélytisme en faveur de l’entreprise. Pourtant, à la suite du séminaire, elle semble prête à opérer une retraduction en termes entrepreneuriaux de son univers de référence qui est, comme dans le cas de S., celui du monde associatif et culturel. Dans les réponses au questionnaire diffusé aux participants du séminaire, elle décrit ainsi ses parents, militants et engagés dans de nombreux projets associatifs, comme des « entrepreneurs en puissance » ; elle note plus loin : « le projet auquel j'ai participé [festival dans une station de ski] était finalement très proche de ceux que j'ai pu monter en cours ou lors d'autres expériences professionnelles. Léger changement au niveau du vocabulaire employé (business plan, connaissances plus techniques sur des outils de gestion que je n'avais pas) ». Elle écrit enfin envisager plus tard « la création d'une entreprise : une agence de design ou une compagnie de spectacle vivant ». Il est intéressant de noter cette manière de requalifier, dans un registre entrepreneurial, des éléments qui sont a priori assez étrangers à cetunivers (par exemple, désigner des militants associatifs comme des « entrepreneurs en puissance », qualifier d’«  entreprise » une compagnie de spectacles vivants). Si cette rhétorique entrepreneuriale « coince » un peu au début, elle semble finalement acceptée et intégrée par L. comme par S., quand elles arrivent à se convaincre qu’elle ne désigne au fond rien de plus que ce qu’elles connaissent déjà (des initiatives, des projets…) et que donc l’entrepreneuriat n’est pas un « gros mot ».

66 Mais on peut toutefois douter du fait que remplacer les termes d’initiative, d’association, de projet etc.,par celui d’entrepreneuriat, soit parfaitement neutre et, partant, se demander ce que peut produire ce type de requalification. En désignant une compagnie de théâtre comme une entreprise, L. n’intériorise-t-elle pas malgré tout un impératif de rentabilité économique ? Il semble en effet que l’usage du champ lexical de l’entreprise ajoute aux dimensions gestionnaires déjà présentes dans la rhétorique du projet, certaines notions telles que la rentabilité ou le profit.

67 En comparant des Masteriales et des Doctoriales, nous avons montré avec Jean Frances [16] que les étudiants arrivent souvent avec l’envie de travailler sur des projets d’association, d’entreprise « verte » ou « sociale ». La communication autour de ces dispositifs met d’ailleurs en avant cette conception extensive de l’entrepreneuriat. Pourtant, nous avons pu observer un rappel à l’ordre fréquent concernant les exigences de réalisme économique et de rentabilité des projets. Dès le premier soir des Masteriales, un rappel de ce type est fait par les enseignants qui passent dans les différents groupes tout juste constitués. Aux Doctoriales, en donnant à voir de manière séquentielle le travail d’un groupe d’étudiants, Jean Frances montre comment le projet initial se transforme peu à peu sous l’effet d’une suite de réajustements : dans le projet qu’il suit, les préoccupations écologiques et sociales de départ sont ainsi revues à la baisse au fur et à mesure que le coach enseignant rappelle les « impératifs » de l’économie de marché (principes de faisabilité, de rentabilité entrepreneuriale, etc.).

68 Quant à S., la chargée d’insertion précédemment évoquée, elle participe de sa propre initiative à plusieurs formations organisées par l’APCE : au fur et à mesure qu’elle endosse son rôle de référente entrepreneuriat, elle semble se convaincre que sa distance au monde de l’entreprise est un handicap, qui n’est pas tout à fait compensé par sa connaissance du monde associatif. Elle montre ainsi une bonne volonté croissante pour s’acculturer à l’univers de l’entrepreneuriat.

69 L’APCE, qui dispense ces formations, est une structure qui se trouve au cœur de la promotion nationale de la cause de l’entrepreneuriat. Pour donner une idée du sens qui peut être donné à l’entrepreneuriat dans les formations qu’elle organise, on peut citer les propos d’un de ses responsables, qui assure lui-même un cours d’entrepreneuriat dans un master de lettres. Il décrit sa mission éducative à l’université lors d’un entretien réalisé en 2012 :

70

« Il s’agit de... le mot est peut-être un peu agressif… mais de les déniaiser un peu sur certains sujets parce qu’à la différence d’autres étudiants, ils ne connaissent pas l'entreprise ! Mais on s'aperçoit pourtant qu'en les faisant travailler sur de la création d'entreprises, on remet en jeu énormément de choses concernant l'économie en général, la microéconomie, le fonctionnement des acteurs économiques entre eux, la négociation, le pourquoi un marché fonctionne d'une certaine façon et pas d'une autre et la relation entre ces différents acteurs là. […]Quand eux-mêmes se sont interrogés sur comment lancer une idée, un théâtre par exemple […] ça les amène à réfléchir sur ce que c'est un marché, un échange marchand ou non-marchand [...] D'ailleurs, c'est assez marrant de voir les étudiants dire eux-mêmes à la fin :"non, on peut pas se le payer, on va prendre des stagiaires”. Et on leur dit [rires] : “Vous voyez, vous êtes pas long à trouver des solutions pour pas payer les gens ! ”. »

71 Il ne s’agit pas de croire que ce chargé d’enseignement réussirait à opérer une transformation radicale des étudiants ; néanmoins, ses propos fournissent, d’une part, des indications sur les objectifs poursuivis par ceux que nous appelons les militants de la « cause entrepreneuriale » (et donc sur le contenu des formations qu’ils peuvent dispenser aux « référents entrepreneuriat ») et amènent, d’autre part, à penser que l’intégration par les étudiants d’une rhétorique entrepreneuriale (i.e. concevoir un théâtre comme une entreprise) n’est pas sans effet.

72 Les différents cas évoqués semblent indiquer que les acteurs qui s’approprient la rhétorique entrepreneuriale ne sont pas entièrement libres et que s’impose malgré tout à eux le sens du projet initialement constitué. Comme l’écrit Thibaut Rioufreyt, « on ne peut pas tout faire dire à une idéologie, surtout lorsque ses promoteurs sont encore actifs » (Rioufreyt, 2013, p. 14). Ce travail d’appropriation et d’accommodation mené par les usagers peut ainsi devenir un vecteur d’enrôlement, ce qui implique tout de même que les enrôlés possèdent au départ des dispositions facilitant leur enrôlement.

73 Notre étude semble ainsi fournir des pistes pour conforter la thèse de Nicolas Mariot selon laquelle les dispositifs institutionnels « n’apparaissent que rarement mis en danger par les critiques dont ils peuvent être l’objet » et que « l’autorestriction des individus à leur égard apparaît finalement très forte. » (Mariot, 2012, p. 2). L’entrepreneuriat est en effet une catégorie dont le sens s’est construit dans la durée et qui ne peut être parfaitement plastique, même si le flou et la polysémie qui l’entourent participent aussi incontestablement de son succès

74 La figure de référence de la rhétorique entrepreneuriale demeure malgré tout celle de l’homo oeconomicus qui réalise des profits, figure qui a elle-même tendance à (ré)orienter la vision du monde des acteurs qui s’approprient le projet d’éducation à l’entrepreneuriat. Au-delà des usages pluriels, on perçoit ainsi comme une sorte de force de rappel du projet initial et du champ lexical qui y est associé. Cela nous amène à rejoindre Nicolas Mariot quand, critiquant l’approche de pragmatiste de Luc Boltanski, il recommande de ne pas surestimer la capacité des acteurs à subvertir, par leurs usages, le sens initial d’un projet, d’un programme ou d’une institution, expliquant que la réflexivité critique ne remet pas en cause les dispositifs de la pensée et de la praxis dominantes.

Conclusion

75 Le gouvernement actuel poursuit cette action publique incitant les établissements à proposer des dispositifs de sensibilisation à l’« esprit d’entreprendre » (défini dans un sens très large) mais aussi à accompagner les étudiants dans des projets réels. Un statut d’étudiant-entrepreneur a été créé à cet effet en mai 2014. L’accent semble être mis, depuis 2012, sur la dimension innovation de l’entrepreneuriat. Cela constitue sans doute une manière de légitimer un projet éducatif, qui risque toujours d’être dénoncé comme une entreprise idéologique libérale.

76 Nous avons montré comment le problème public de l’éducation à l’esprit d’entreprendre avait été appréhendé comme une dimension centrale d’un programme politique visant à mettre au cœur des rapports sociaux la figure de l’entrepreneur et l’entreprise.

77 Mais nous avons aussi mis en lumière la coexistence d’une pluralité d’usages de ce projet éducatif au sein des établissements d’enseignement supérieur. Nous avons en effet découvert, avec un certain étonnement au départ, les manières alternatives, voire potentiellement critiques envers l’entreprise et le capitalisme, dont des agents pédagogiques et des étudiants pouvaient s’approprier ou justifier leur participation à ces programmes d’entrepreneuriat.

78 Prenant au sérieux ces usages et appropriations, nous nous sommes pourtant demandé jusqu’à quel point pouvait réellement exister une version critique et alternative de l’éducation à l’entrepreneuriat. L’ambition était ici moins d’apporter une réponse ferme que de soumettre à l’analyse des interrogations nées au cours de l’enquête de terrain. Nous pouvons néanmoins conclure provisoirement en soulignant l’intérêt de considérer un processus qui va dans les deux sens : certains acteurs, en s’emparant de la rhétorique entrepreneuriale dans une perspective alternative, contribuent à en transformer son sens ; cependant, ce pouvoir transformateur reste incertain, dans la mesure où sont perceptibles, dans le même temps, des mécanismes inversés d’enrôlement des acteurs, qu’ils en soient ou non conscients. Il n’est peut-être jamais possible de réinventer complètement les formes sociales.

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Mots-clés éditeurs : insertion professionnelle, enseignement supérieur, entrepreneur

Mise en ligne 16/12/2014

https://doi.org/10.4000/formationemploi.4236

Notes

  • [1]
    Un dispositif pionnier avait été mis en place par HEC dès 1978.
  • [2]
    Dans le Plan gouvernemental sont distingués sensibilisation, formation et accompagnement.
  • [3]
    Ce référentiel a vu le jour en 2011, à la suite d’un accord-cadre entre le MESR et le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et d’une convention-cadre entre le MESR et la CPU (Conférence des présidents d’université). Il a été rédigé par un groupe de onze représentants étatiques, académiques et patronaux.
  • [4]
    N. Mariot assimile le concept d’« esprit objectif » à celui d’un « sens commun ». Il explique que « le sens d’une expression ou d’une action n’est atteignable qu’en considération des liens que cette notion entretient avec tout un système de références acquises qui, là encore, vont de soi ou sans dire » (Mariot, 2012, p. 21).
  • [5]
    Le régime de l’auto-entrepreneur vise aussi à favoriser cette interpénétration (Abdelnour, 2012).
  • [6]
    Valérie Boussard montre que si on prend en compte la praxis gestionnaire, on ne peut plus réduire la Gestion à une « idéologie en vue de la domination masquée du travail par le capital » (logos) (Boussard, 2008, p. 17).
  • [7]
    L’entrepreneuriat ne figure pas, à ce jour, parmi les huit spécialités de l’agrégation de gestion.
  • [8]
    Les propos entre guillemets sont tirés d’un entretien réalisé en 2011.
  • [9]
    Ces tensions incarnent une forme du conflit classique entre légitimité académique et professionnelle dans l’enseignement.
  • [10]
    Nous avons réalisé avec elle un entretien en 2011, suivi de plusieurs discussions informelles. Les extraits cités sont tirés de l’entretien.
  • [11]
    Ce concept, venu du monde anglo-saxon, désigne le fait de redonner du pouvoir aux individus et de renforcer leur capacité à faire leurs propres choix. Il peut être mobilisé autant dans une perspective radicale d'émancipation que pour conforter une idéologie d’inspiration néolibérale (Bacqué, Biewener, 2013).
  • [12]
    Ce manque d’ambition déroute parfois leurs enseignants, surtout quand les étudiants, pour être acceptés dans des formations sélectives, avaient su tenir le discours attendu en insistant sur des projets entrepreneuriaux d’envergure.
  • [13]
    Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) soulignent ces affinités en montrant la réappropriation qui est faite de la « critique artiste » par le capitalisme.
  • [14]
    Sur le potentiel émancipateur du marché, voir aussi Fontaine (2014).
  • [15]
    Nous avons observé une session de ce séminaire d’une durée de cinq jours, pendant laquelle des étudiants montent en groupe, des projets entrepreneuriaux.
  • [16]
    Dans une communication commune faite en 2012 à une journée d’études à l’université Paris-Dauphine.
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