Notes
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[1]
Ce portrait d’entreprise plonge dans l’histoire ancienne. L’évocation des quatre cents ans d’existence de la New River a été rendue possible, d’une part, par les quelques ouvrages qui lui sont consacrés (Ward, 2003; Rudden, 1985; Graham-Leigh, 2000) et, d’autre part, par les sources directes que nous avons pu consulter, en particulier l’ensemble documentaire historique des actes et rapports parlementaires réuni par la House of Commons dans un site dédié (http://parlipapers.chadwyck.co.uk).
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[2]
Source: Online Historical population reports. Census - 1801 - Great Britain Population abstract, 1801. www.histpop.org
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[3]
« Sir, Being ordered by the New River Company to wait on you to counteract mis-representations that are industriously circulated to their prejudice, I take the liberty of requesting, you will have the goodness, if any applications should be made to induce you to change your supply of Water, not to consent thereto until I have had an opportunity of seeing you : I am directed also to say, that whatever apparent advantages may be held out to you, the New River Company are determined to make a sacrifice, and meet their opponents on any terms they may offer. I am, Sir, Your obedient humble Servant, Collector » (Lettre du 7 novembre 1811. Reproduite in : Graham-Leigh, 2000, p. 45).
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[4]
House of Commons. Parliamentary papers, Metropolitan water companies. Statement of accounts of the Metropolitan water companies for the year [1871 to 1903].
New River Company
Création : 1619
Disparition : 1904
Fondateur: Sir Hugh Middelton
Localisation : Londres
Première compagnie privée d’eau londonienne
Clients desservis (fin du 19e siècle) : 1 million,
soit environ 20 % de la population londonienne
Une expansion lente et régulière après des débuts difficiles (XVII-XVIIIe siècles)
1Au début du XVIIe siècle, la ville de Londres, dont la population croît rapidement, manque d’eau. S’il existe bien un certain nombre de solutions qui permettent aux habitants et aux commerçants de disposer d’eau (puits individuels, fontaines publiques, porteurs d’eau, habitations desservies par la London Bridge company), elles ne satisfont qu’imparfaitement les besoins de la ville. Les édiles municipaux, bien conscients du problème, cherchent des moyens d’y remédier et font appel à l’ingéniosité des marchands et des entrepreneurs locaux. Hugh Middelton, un gros négociant de la City, bien introduit dans les milieux politiques et parlementaires, se met à la tête d’une coalition d’intérêts, réunit des capitaux et se propose de creuser un canal qui viendrait apporter de l’eau en quantité suffisante aux habitants de la ville. L’eau, provenant de sources peu éloignées, transite par le canal, aboutit à un réservoir, qui alimente des conduites en bois jusqu’aux portes des maisons de la City. Débutés en 1609, les travaux sont terminés en 1613, la compagnie est formellement créée en 1619.
2Les premières années sont difficiles. Les clients ne se bousculent pas pour avoir l’eau à domicile. Ils sont seulement 384 en 1615, un peu plus de 1 000 en 1619 : insuffisant pour couvrir les dépenses d’investissement et envisager de faire des profits, sans parler de verser des dividendes aux actionnaires (Fletcher, 1945). La New River doit également faire face à des problèmes récurrents de vandalisme touchant le canal (destruction des berges), les ponts, les canalisations (vol, dégradation), à quoi s’ajoutent des vols d’eau répétés. En outre, les porteurs d’eau relayent l’opinion selon laquelle l’eau de la New River, convoyée dans des conduites, est impropre à la consommation. Les prix sont probablement une autre source de mécontentement (Ward, 2003, p. 57).
3La décennie suivante n’est pas plus brillante. Affectée par la lèpre bubonique en 1625, Londres perd environ 35 000 habitants, de nombreuses maisons sont vides, le commerce ralentit. Les revenus de la New River baissent, le nombre de ses abonnés aussi : ils ne sont que 1372 en 1630. Il faudra attendre 1633, soit vingt ans après la mise en service du canal et du réservoir d’Islinghton Hill, pour que les premiers bénéfices apparaissent et qu’un premier dividende soit versé. Puis trois années passent sans qu’aucun dividende ne soit attribué, avant qu’en 1636 la New River reprenne ses versements de manière plus régulière (Farr, 1876, p. 488). Vingt ans de vaches maigres et de difficultés financières récurrentes et pourtant Middleton et ses successeurs (il meurt en 1631) persévèrent, continuent à soutenir la compagnie et s’acharnent à la faire fonctionner, malgré des investissements initiaux importants et de lourds frais fixes (les conduites en bois se percent avec une belle régularité, il faut les changer en moyenne tous les quatre ans) : des charges significatives, difficiles à couvrir avec des recettes tirées des factures payées par les ménages. Cependant, à partir de 1630-1640, la compagnie réussit à attirer plus d’abonnés (artisans, commerçants, riches propriétaires) et étend progressivement son aire d’activité. Elle effectue, par le truchement de ses collectors (au nombre de sept), un travail de persuasion et d’explication auprès des habitants, qui contribue à lever progressivement leurs doutes et leurs interrogations quant au bien-fondé de la souscription d’un abonnement. La compagnie commence à faire des profits récurrents et voit ses dividendes progresser d’une année sur l’autre. De 11 £ en 1633, les dividendes passent à 33 £ en 1640 puis à 255 £ en 1692 (Rudden, 1985, pp. 306-310). Signe donc que l’activité progresse, que les réseaux se déploient, que le nombre d’abonnés augmente régulièrement, ce qui permet, petit à petit, de dégager des bénéfices en croissance, qui viennent alimenter un flux haussier de dividendes (cf. figure 1).
Dividende par action de la New River (1633-1699)
Dividende par action de la New River (1633-1699)
Dividende par action exprimé en livre sterling.4La progression de l’activité est donc là, mais elle est bien lente. À la fin du XVIIe siècle, la compagnie, qui dessert essentiellement le cœur historique de Londres apporte l’eau à quelques dizaines de milliers d’habitations tout au plus sur une ville qui compte au total environ un demi-million d’habitants (y compris les quartiers hors les murs). Au cours des deux cents ans qui vont de 1620 à 1820, la New River Company va gagner 50 000 abonnés, ce qui fait une moyenne de 250 nouveaux abonnés par an. Dans le même temps, la ville de Londres gagne plus d’un million d’habitants, passant de 200 000 à 1,4 million (cf. tableau 1). Londres s’affirme comme la métropole la plus dynamique et la plus peuplée du monde. Pourquoi une évolution si lente dans ce contexte de croissance démographique très soutenue? Tout est fait comme si la New River Company adaptait sa politique d’acquisition de clients et d’élargissement de ses périmètres d’activité à la capacité de ses installations. Elle n’investit pas autant qu’elle pourrait le faire, restreignant volontairement son expansion (qui, si elle s’accélérait, devrait la conduire à une augmentation de la taille de son réservoir, à se doter de machines élévatrices, à installer des conduites à un rythme plus élevé, etc.), maîtrisant ses efforts d’investissement pour être en capacité de libérer des profits et des dividendes en hausse régulière. La New River Company adopte durant ces deux siècles d’activité un comportement classique de monopole, bien connu des économistes, qui limite sciemment son développement pour ne pas avoir à écorner la progression régulière et importante de ses profits en accélérant le rythme de ses investissements et en dégradant, si elle devait desservir des abonnés moins intéressants (difficiles d’accès, éloignés les uns des autres), la rentabilité de ses opérations.
Évolution de la population de Londres (1801-1901)
Évolution de la population de Londres (1801-1901)
5Cette stratégie d’expansion prudente et maîtrisée est rendue possible par l’absence de concurrents crédibles dans sa zone, qui auraient pu trouver dans la politique suivie par la New River des opportunités de développement et de profit en allant alimenter les habitants délaissés par la compagnie en place. Les succès de la compagnie de la City ne passent cependant pas inaperçus. En démontrant la possibilité de faire de la distribution d’eau une activité rentable, la compagnie d’Hugh Middelton attire l’attention d’investisseurs qui vont se lancer dans la création d’autres compagnies d’eau : Kent en 1699, Lambeth en 1785, Chelsea en 1723. Mais cela ne conduit pas à installer une situation concurrentielle. Ces nouvelles compagnies vont desservir des quartiers encore « vierges » de tout réseau d’alimentation à domicile. Toutes les compagnies, y compris la New River, disposent de zones de desserte bien délimitées qui n’empiètent pas les unes sur les autres. Les « nouvelles » (Kent, Lambeth, Chelsea) ne cherchent donc pas prioritairement à prendre des clients aux distributeurs déjà en activité (New River, London Bridge). Elles se positionnent sur des territoires, quartiers ou zones qui sont peu ou mal desservis et connaissent des taux de croissance de la population importants et s’urbanisent très rapidement. C’est ce qui explique pourquoi la New River restera ultra-dominante jusqu’au début du 19e siècle et ceci malgré la création d’autres distributeurs d’eau, qui ne captent alors qu’une frange des consommateurs.
La guerre de l’eau
6À l’orée du XIXe siècle, tout change, la concurrence va faire rage entre les compagnies d’eau londoniennes. Elle sera féroce, s’étendra seulement sur quelques années, mais laissera des traces profondes. Entre 1805 et 1811, quatre nouvelles compagnies se forment et entrent sur le marché, essentiellement dans le Sud et l’Est de Londres, dans des zones encore non desservies par les réseaux d’eau : West Middlesex, East London, South London et Grand Junction. Les investisseurs sont attirés par les profits et les bénéfices affichés par la New River et par l’existence d’une large demande insatisfaite. À cette période, les compagnies existantes desservent approximativement 65 % de la population londonienne. Elles alimentent environ 70 000 habitations (dont 50 000 pour la seule New River) sur un total d’environ 110 000, pour une population totale estimée autour d’un million d’habitants [2].
7À partir de 1810, les nouvelles compagnies, West Middlesex et East London en tête, portent des coups très rudes aux distributeurs en place, attaquent frontalement un certain nombre de leurs zones de desserte et s’étendent rapidement. En l’espace de deux années, la West Middlesex prend plus de 4 000 abonnés à ses concurrents, ce qui nécessite de construire de nouveaux réseaux de conduites (en fonte), d’augmenter le débit des machines élévatrices et des réservoirs, d’accroître les dépenses d’exploitation et d’engager de vastes campagnes de publicité (par voie de presse, sur la voie publique et par démarchage individuel). Attirer de nouveaux clients avec un rythme si rapide s’effectue également, et surtout, en proposant des rabais sur les prix des compagnies existantes, même si des arguments sur la qualité de l’eau et l’amélioration du service rendu sont également mobilisés.
8La compétition est acharnée, les compagnies en place (New River et Chelsea en tête) souffrent et s’inquiètent de leur avenir. Elles répondent coup pour coup. Elles ne veulent à aucun prix perdre leurs clients et choisissent de répliquer aux baisses de prix engagées par le trio West Middlesex, East London et Grand Junction par des baisses de prix équivalentes. New River envoie des courriers à ses abonnés pour leur faire part de sa détermination à s’aligner à la baisse sur n’importe quelle proposition qui pourrait être faite par ses concurrents [3]. Pris dans une spirale baissière, les prix dégringolent rapidement : au moins 20 % en quelques années. Les effets de cette compétition ne vont pas tarder à se faire sentir. Duplication des canalisations, surinvestissement, réduction drastique des tarifs afin d’attirer de nouveaux clients ou d’en prendre aux entreprises rivales, tout ceci conduit les compagnies à voir se dégrader fortement leur situation financière (Sunderland, 2003, p. 370). La New River perd près de 10 % de sa base d’abonnés en seulement cinq ans (1810-1815), clients qu’elle a mis des décennies à obtenir, et voit s’évanouir près de 25 % de ses rentrées annuelles, sous l’effet de la guerre des prix. Ses revenus, qui se montaient à 82 456 £ en 1810 tombent à 68372 £ en 1813 (Rudden, 1985, p. 140). Conséquence : la direction est obligée de réduire considérablement les dividendes qu’elle accorde à ses actionnaires. Ceux-ci tombent en 1814-1816 en dessous de 100 £ par action, niveau qu’elle n’avait plus connu depuis le milieu du XVIIe siècle. Il faudra à la compagnie plus d’une décennie (vers 1825) pour revenir à des niveaux de rentabilité comparables à ceux dégagés dans les toutes premières années du 19e siècle, juste avant le déclenchement des hostilités (cf. figure 2).
Dividende par action de la New River (1700-1830)
Dividende par action de la New River (1700-1830)
Dividende par action exprimé en livre sterling.9La situation des nouvelles compagnies n’est pas meilleure. La baisse des prix, à un niveau qui n’était pas attendu, rogne sur leurs revenus et met à mal leur plan de marche, d’autant plus que leurs dépenses se situent à des niveaux bien plus élevés que ce qui était envisagé: leur capital initial fond en quelques années, elles doivent se résoudre à faire appel à leurs actionnaires pour se recapitaliser et continuer leurs activités. Les recapitalisations portent sur des sommes très importantes, preuve de la violence de la compétition et de ses effets sur les bilans des compagnies : la West Middlesex se recapitalise de 260 000 £ (soit plus de trois fois son capital initial, dépensé en moins de dix ans), en 1811 East London réalise la même opération pour 380 000 £ et Grand Junction pour 110 000 £. Les directeurs de ces compagnies doivent se rendre à l’évidence : ils ne peuvent plus poursuivre bien longtemps dans cette voie, ils ont brûlé tout l’argent de leurs actionnaires sans avoir réussi à faire plier les compagnies concurrentes, en particulier la New River et Chelsea (Graham-Leigh, 2000, pp. 45-51).
Cessation des hostilités, retour aux monopoles
10Les compagnies vont donc chercher à faire cesser les hostilités, les plus affectées approchant les autres et tentant de négocier au plus vite une issue favorable. De leur côté, les compagnies les moins en danger vont chercher à faire durer les négociations pour obtenir les conditions de reddition les plus avantageuses (en termes de territoire et de valorisation des actifs). Ce petit jeu va durer plusieurs années, entre 1815 et 1817. Les premières compagnies à entrer en négociation, à partir de mai 1813, sont l’East London et la New River. Elles aboutissent en 1815 à un accord délimitant les zones des deux compagnies et prévoyant des pénalités si un des deux signataires venait à alimenter des abonnés situés de l’autre côté de la ligne de démarcation. Toutes les autres compagnies vont passer des accords similaires avec leurs voisins et concurrents immédiats, conduisant à un accord général qui gèle les positions respectives de l’ensemble des compagnies et dessine des zones de desserte où elles jouissent d’un monopole de fait sur l’alimentation en eau.
11Dès 1821, un rapport parlementaire revient sur cet épisode de guerre des prix et tente de justifier, sur des bases économiques, l’organisation de la gestion de l’eau en monopoles territoriaux (House of Commons, 1821, pp. 3-4). Ce débat sur l’efficacité de la concurrence comme mode d’organisation du service d’eau va être repris et nourri quelques années plus tard par les points de vue divergents de deux éminents économistes anglais, Nassau Senior et John Stuart Mill (Tynan, 2007). En 1836, Senior affirme que la compétition entre les compagnies d’eau est bénéfique pour les consommateurs puisqu’elle laisse ouverte la possibilité d’entrée de nouveaux acteurs. Ces entrants, désireux de gagner la clientèle qui leur permettra de rentabiliser leurs investissements, peuvent enclencher des mouvements de baisse générale des prix. Même en présence de coûts fixes importants (qui forment des barrières à l’entrée), Senior considère que la possibilité d’entrée (se traduisant par l’absence de « privilège exclusif » délivré par la puissance publique sur une zone donnée) discipline les firmes en place et les force à ne pas utiliser leur position pour procéder à des hausses de prix, alors même que les coûts ont tendance à augmenter à mesure que le réseau s’étend (Senior, 1836).
12Ces arguments sont contestés par Mill en 1848. Il considère pour sa part que l’existence de plusieurs compagnies d’eau n’est pas l’organisation économiquement la plus efficace. Au contraire, cela peut conduire à des gaspillages, voire à des comportements de surinvestissement, dans une configuration de « concurrence destructive » dans laquelle les nouveaux entrants engagent trop de capitaux, multiplient sans nécessité les équipements (infrastructures, réseaux) pour entrer sur un marché, ruiner un concurrent en proposant des prix transitoirement bas avant de les augmenter dans une forte proportion, ceci se faisant sans aucun bénéfice durable pour les usagers. Mill fait valoir que la gestion de l’eau a les caractéristiques d’un monopole naturel : il est plus avantageux de confier à une seule compagnie toute la desserte de la population car cela évite de dupliquer inutilement les infrastructures et permet au contraire de faire jouer des rendements croissants en mutualisant les coûts et en faisant jouer des économies d’échelle en matière de réservoirs, de pompes, etc. (Mill, 1848).
13La conception de Mill faisant de la gestion de l’eau un monopole naturel aura une influence considérable et durable. La plupart des économistes - et des décideurs publics - s’appuieront sur cette conception pour justifier une organisation des services d’eau (et de nombreuses autres activités de réseaux) fondée sur l’établissement de monopoles. Mais des monopoles régulés, appelant l’intervention des autorités publiques dans la marche des affaires des compagnies. On ne peut ni laisser une compétition destructrice s’installer, ni laisser les compagnies s’organiser en monopoles territoriaux qui fixeraient unilatéralement leurs tarifs et décideraient seules des conditions d’exercice de leurs activités. Voici le cadre d’action des entreprises privées délimité. Et la nécessité d’une intervention publique affirmée. C’est déjà ce qui ressort du rapport parlementaire de 1821, qui pointe du doigt le fait que les compagnies, disposant à présent de situations de monopole, ont acquis un pouvoir « sans appel » dont elles peuvent abuser et qu’il convient de disposer d’une régulation capable de protéger le public contre les abus réels ou potentiels des compagnies d’eau. Abus qui peuvent en particulier se traduire par des décisions unilatérales de hausse de prix (House of Commons, 1821, p. 5). « À la longue, on a découvert que, sans des pouvoirs municipaux de régulation, il n’y avait pas de voie médiane entre un sacrifice illimité de capital de la part des compagnies en concurrence et le partage de la ville en monopoles de district grâce auquel les compagnies pourraient se rembourser de leurs pertes passées et obtenir un revenu futur en fixant elles-mêmes leur propre tarif d’alimentation » (Fletcher, 1845, pp. 153-154, traduction de l’auteur).
14L’organisation en monopoles régulés, justifiée sur des bases économiques par Mill, va progressivement s’installer dans le paysage londonien de l’eau, l’encadrement des activités des compagnies d’eau par les autorités publiques se faisant de plus en plus étroit tout au long du XIXe siècle. Cette intervention publique tente de donner des réponses aux mécontentements, contestations et remises en cause concernant à la fois la politique d’investissement et la qualité du service rendu des compagnies privées.
Edwin Chadwick, qualité de l’eau et santé publique
15À partir des années 1820, des critiques se font jour quant aux maigres quantités d’eau fournies par les compagnies à la population. La distribution d’eau n’est pas continue. Les compagnies sont accusées de délaisser la population pauvre, de ne pas effectuer les investissements nécessaires à une alimentation suffisante de la population et ne mettent pas à disposition assez d’eau pour les services anti-incendie et le nettoiement des rues. Les enquêtes menées en 1821 et 1828, les chiffres compilés par les commentateurs de l’époque et les chercheurs d’aujourd’hui nuancent quelque peu le tableau. Car, contrairement à d’autres métropoles européennes (on pense notamment à Paris), Londres est très en avance : malgré une croissance démographique très forte tout au long du XIXe siècle, les compagnies d’eau londoniennes parviennent à étendre les réseaux et alimenter les nouveaux arrivants, même si, et c’est essentiellement sur ce point que portent les critiques, l’eau n’est disponible que de manière discontinue, au mieux quelques heures par jour.
16En 1827, les huit compagnies londoniennes (cf. tableau 2) desservent 176205 « maisons » (habitations, mais aussi établissements industriels, commerces et artisans) et distribuent 129533 m3 d’eau, pour la consommation de la population, pour les besoins industriels et commerciaux et également pour satisfaire aux nécessités de l’entretien des chevaux et des écuries. La quasi-totalité de la population de la ville est déjà desservie, conduisant à une extinction progressive de l’utilisation des puits publics ou privés. Durant les années suivantes, les compagnies privées vont accompagner la croissance démographique de la ville, qui impacte fortement la consommation d’eau. La population londonienne passe de 1 million à 2,3 millions d’habitants entre 1801 et 1851 (cf. tableau 1). Sur l’ensemble des habitations de la capitale recensées en 1849, seulement une très faible minorité (environ 1 %), n’est pas alimentée en eau courante (Sunderland, 2003, pp. 356-364). Retenons donc que les habitants de Londres disposent en quasi-totalité d’une alimentation en eau à domicile au milieu du 19e siècle. Il aura fallu environ 230 ans (1620-1850) pour que la ville soit entièrement équipée, avec une poussée très forte à partir de 1810. Londres est la capitale européenne qui bénéfice le plus tôt d’un réseau de distribution d’eau potable couvrant l’ensemble de sa population, bien avant Paris, Berlin, Milan ou Madrid. Elle est aussi bien en avance sur d’autres grandes villes anglaises comme Manchester dont seulement 23,4 % des habitants sont alimentés en eau à leur domicile au milieu du XIXe siècle. Le pourcentage passera à 79,4 % en 1879 (Hassan, 1998, p. 11).
Les huit principales compagnies londoniennes*,**
Les huit principales compagnies londoniennes*,**
* Elle absorbe la London Bridge en 1822.** Absorbée, fusionnée, elle change de nom : Southwark en 1834, puis Southwark & Vauwhall en 1845.
17Aux critiques sur le service discontinu s’ajoutent bientôt des critiques sur la qualité de l’eau. La première salve d’importance est le fait d’un pamphlet, The Dolphin, écrit en 1827 par un journaliste, John Wright, qui dénonce la contamination de l’eau tirée de la Tamise par Grand Junction, dont la prise d’eau (dont le nom donne son titre à l’ouvrage) se trouve être localisée à proximité du vieux déversoir d’eaux usées du Ranelagh. Ce document a un grand retentissement et fait l’objet de discussions dans les revues et les journaux, des pétitions circulent et le Parlement décide l’année suivante de mettre sur pied une commission relative à l’alimentation en eau dans la capitale. Focalisés initialement sur la mauvaise qualité de l’eau délivrée par Grand Junction et ses conséquences sur la santé, les critiques s’étendent à l’ensemble des compagnies. La commission parlementaire de 1828 est la première d’une série d’autres enquêtes sur la qualité de l’eau de Londres qui vont ponctuer tout le siècle : 1850, 1866, 1880, 1892, 1898, pour les principales. Sans compter les centaines d’actes du Parlement et de propositions de lois, les Commissions Royales, les pétitions, les mémoires, les avis : la gestion de l’eau à Londres est un thème récurrent qui parcourt tout le siècle et déchaîne les passions. Pourquoi un tel intérêt? L’eau est à la croisée de deux préoccupations majeures de la ville. L’alimentation en eau d’une agglomération en croissance rapide, qui continue à s’industrialiser, nécessite de disposer de sources toujours plus abondantes, qu’il faut trouver, capter aux bons endroits, voire filtrer. Une fois obtenue, il faut s’assurer que cette eau en quantité suffisante est de qualité satisfaisante dans une ville régulièrement ravagée par des épidémies dévastatrices de choléra. Certaines compagnies commencent à s’équiper de réservoirs à lits filtrants dans les années 1830 pour purifier au moins une partie de leur eau. La plupart modifient ou déplacent leur prise d’eau pour obtenir une alimentation moins contaminée.
18Cela n’empêche pas les critiques de refaire surface dans les années 1840, menées par Edwin Chadwick. C’est un avocat de formation, activiste, réformateur social. Il publie en 1842 un rapport intitulé The Sanitary Condition of the Labouring Population of Great Britain qui fera grand bruit. Ce rapport s’inquiète des taux de mortalité atteints par l’Angleterre, explique qu’une partie de ces morts est liée aux mauvaises conditions sanitaires qui prévalent parmi la classe populaire et propose des voies d’amélioration dans de nombreux domaines, et notamment celui de l’alimentation en eau potable et l’élimination des eaux usées.
19Chadwick contribue au rapport de 1850 qui fustige la qualité des eaux délivrées par les compagnies privées et vise à une refonte totale de l’organisation du service d’eau londonien (Spar, Bebenek, 2009, p. 686). La charge est virulente. Il considère que les compagnies d’eau, mues par leur désir de dégager des profits, freinent le déploiement de l’alimentation continue, ne voient pas d’un bon œil la mise à disposition d’eau pour nettoyer les rues dans les quartiers pauvres (les plus touchés selon lui par les maladies dues au manque d’hygiène). Plus généralement, Chadwick soutient que les compagnies d’eau n’ont aucun intérêt à améliorer le système d’alimentation, ce qui occasionnerait des dépenses, donc baisserait les dividendes. Elles sont irresponsables, se comportent de manière arbitraire et sont peu accommodantes envers leurs clients. La mise en concurrence de ces compagnies n’est pas un moyen de les discipliner, de réduire les prix et d’inciter à des améliorations du service, cela conduit, selon lui, à multiplier les investissements improductifs et à augmenter les gaspillages. Chadwick plaide donc pour une fusion de l’ensemble des compagnies sous l’égide des pouvoirs publics. Ce n’est pas la première fois que des voix s’élèvent pour demander un contrôle public de l’eau (comme l’Anti-Monopoly Water Association, active dans les années 1820 ou la Metropolitan Parochial Water Supply Association dans les années 1850). L’initiative de Chadwick n’aura pas de meilleurs résultats, il n’obtiendra pas gain de cause.
20Les inquiétudes concernant la qualité de l’eau et les conséquences sanitaires de possibles contaminations vont continuer à être une question centrale pour Londres tout au long du siècle. La ville est frappée quatre fois par des épidémies de choléra au cours du XIXe siècle (1831-32, 1848-49, 1854 et 1867). Avec la conviction grandissante du lien entre qualité de l’eau et santé (ou prévention des épidémies), avec l’amélioration progressive des connaissances scientifiques sur ces questions (Hamelin, 1990), les autorités publiques vont petit à petit renforcer leur contrôle sur la gestion de l’eau. Les réseaux d’eau sont alors de plus en plus vus comme des infrastructures essentielles, indispensables pour éviter la propagation des épidémies et pour faire face aux pollutions à grande échelle générées par l’industrialisation et la production de masse (Trentmann, Taylor, 2005, p. 53).
La « municipalisation »
21Cela va inciter les autorités à resserrer leur contrôle sur les compagnies d’eau aussi bien à Londres que sur le reste du territoire: le Waterworks Act de 1847 fixe un code de conduite incluant des standards financiers et techniques, le Sewers Act de 1848 marque la naissance des exigences d’élimination des eaux usées. En 1852, le Metropolitan Water Act exige des compagnies qu’elles déplacent leurs prises d’eau plus loin sur la Tamise, qu’elles améliorent leurs procédés de filtration et qu’elles protègent réservoirs et distribution tanks contre les risques de contamination (Graham-Leigh, 2000, p. 103). Cette loi de 1852 fixe également des tarifs à ne pas dépasser pour chaque compagnie et pour chaque type de service. Seront ensuite votés le Metropolitan Water Act (1867), puis en 1871 est créé par le Parlement, dans le cadre du Metropolis Water Act, le poste de Metropolitan Water Examiner et celui de Water Auditor pour s’assurer que les compagnies respectent les règles et standards de sécurité et agissent en tenant compte des intérêts des administrés.
22Les compagnies d’eau de Londres, mieux encadrées, placées sous la surveillance de l’opinion publique sensibilisée à ces questions de qualité de la ressource (qui trouve des relais dans la presse et les milieux politiques), vont tout au long de la seconde moitié du 19e siècle, accompagner les exigences et les demandes nouvelles qui leur sont adressées. Elles étendent les réseaux car, la croissance démographique ne se démentant pas, la ville passe de 2 millions d’habitants en 1851 à 4,4 millions en 1891. Elles modernisent les pompes, agrandissent les réservoirs, déplacent les prises d’eau, améliorent leurs systèmes de filtration et passent, lentement, à une alimentation continue (Hardy, 1984, p. 270). Les compagnies privées londoniennes adoptent avec constance la même ligne de conduite : investir dans la modernisation des équipements, installations et infrastructures, accompagner l’évolution des besoins, sans sacrifier la progression des dividendes et la libération de profits récurrents.
23Malgré tout, les bénéfices distribuables aux actionnaires sous forme de dividendes ne se sont jamais aussi bien tenus que dans les dernières décennies du 19e siècle (cf. figure 3). En moyenne, sur la période 1873-1902, les huit compagnies d’eau de Londres affichent des bénéfices « extravagants » qui leur permettent de distribuer à leurs actionnaires entre 40 % et 55 % de leur chiffre d’affaires annuels, avec des pointes à 70 % pour certaines compagnies et certaines années [4]. Toutes les compagnies sont très profitables, leurs actionnaires particulièrement choyés, même s’il peut se trouver des différences entre les santés financières respectives des unes et des autres.
Dividende par action de la New River (1831-1902)
Dividende par action de la New River (1831-1902)
Dividende par action exprimé en livre sterling.24C’est l’indice que les régulations mises en œuvre par les autorités sur le contrôle des tarifs ne font pas preuve d’une grande efficacité. Elles suscitent de plus en plus d’insatisfaction, d’autant que l’enjeu de cette fin de siècle, à savoir le passage à l’alimentation continue, met les compagnies en porte-à-faux, accusées de réaliser trop peu d’investissements et d’être beaucoup trop lentes à satisfaire aux demandes des abonnés. L’option de la prise de contrôle des compagnies par les autorités locales, la « municipalisation », refait surface. Elle est recommandée par une Commission Royale en 1869, mise sur pied après l’épidémie de choléra de 1867, qui souligne les limites et les difficultés inhérentes à un contrôle des compagnies privées. Dans le même temps, les édiles londoniens sont probablement influencés par leurs homologues d’autres villes britanniques, qui, les unes après les autres, rachètent leurs compagnies privées de distribution d’eau. Dans un mouvement qui va en s’amplifiant et qui trouve ses racines dans les grandes métropoles manufacturières du Nord de l’Angleterre dans les années 1840, de plus en plus de villes rachètent les actifs des compagnies d’eau et assurent directement la gestion du service. La « municipalisation » est déjà bien ancrée. Entre les 1860 et 1880, la proportion de grandes villes de province gérées en régie (principalement issues de compagnies privées rachetées par les villes) passe de 40,8 % à 80,2 %, pour atteindre 90,1 % en 1901 (Hassan, 1998, p. 18). Une distribution publique de l’eau devient la norme, au point que le Premier Ministre William Ewart Gladstone pourra dire en 1884 que l’eau et le gaz sont « deux des plus élémentaires missions d’un gouvernement municipal » (cité par Falkus, 1977, p. 138).
25La Ville de Londres, par la voix du London City Council, demande en 1891 que l’option de la municipalisation soit de nouveau envisagée. Critiquées, attaquées par la presse, par l’opinion publique et certaines associations de consommateurs, désavantageusement comparées avec leurs homologues publiques d’autres villes britanniques, les compagnies d’eau privées de Londres finissent par tomber dans les mains de la municipalité. Un Metropolitan Water Act est voté en 1902, il organise, contre dédommagement financier, le transfert de l’ensemble des actifs des huit compagnies d’eau à un organisme municipal, le Metropolitan Water Board, avec prise d’effet le 25 juillet 1904. Les huit compagnies (leurs actionnaires) reçoivent un total de 30,6 millions £ en dédommagement (plus la reprise des dettes). Ce montant est fixé par une cour arbitrale, indépendante des pouvoirs locaux et des compagnies privées. Le montant fixé, qui est assez proche des demandes exprimées par les compagnies elles-mêmes (exceptée New River qui demande initialement deux fois plus que ce qu’elle va recevoir), est énorme et très avantageux pour leurs actionnaires privés. Il correspond à plus de 15 fois le chiffre d’affaires des huit compagnies et plus de 38 fois leurs bénéfices (pour l’année 1903) (Ashley, 1906).
26La New River disparaît, fusionnée avec les actifs des autres compagnies londoniennes dans le Metropolitan Water Board. Il faudra attendre plus de quatre-vingts ans pour que la compagnie et ses homologues renaissent, sous une autre forme, à l’occasion de la privatisation de Thames Water en 1989.
Bibliographie
Bibliographie
- Ashley P., 1906, « The water, gas and electric light supply of London », Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 27, pp. 20-36.
- Falkus M., 1977, « The development of municipal trading in the nineteenth century », Business History, vol. 19, n°2, pp. 134-161.
- Farr W., 1876, « On the valuation of railways, telegraphs, water companies, canals, and other commercial concerns, with prospective, deferred, increasing, decreasing, or terminating profits », Journal of the Statistical Society of London, vol. 39, n°3, pp. 464-539.
- Fletcher J., 1845, « Historical and statistical account of the present system of supplying the metropolis with water », Journal of the Statistical Society of London, vol. 8, n°2, pp. 148-181.
- Hamelin C., 1990, A science of impurity : water analysis in nineteenth century Britain, Berkeley, University of California Press
- Hassan J., 1998, A history of water in modern England and Wales, Manchester, Manchester University Press
- Hardy A., 1984, « Water and the search for public health in London in the eighteenth and nineteenth centuries », Medical History, vol. 28, n°3, pp. 250-282.
- House of Commons. Parliamentary papers, 1821 (537), Report from the Select Committee on the Supply of Water to the Metropolis
- Mill J. S., 1848, Principles of political economy, London, Longmans, Green and Co.
- Rudden B., 1985, The New River. A legal history, Oxford, Clarendon Press
- Senior N., 1836, Outline of the science of political economy, London
- Spar D., Bebenek K., 2009, « To the tap : public versus private water provision at the turn of the twentieth century », Business History Review, n°83, pp. 675-702.
- Sunderland D., 2003, « Disgusting to the imagination and destructive of health? The metropolitan supply of water 1820-52 », Urban History, vol. 30, n°3, pp. 359-380.
- Trentmann F., Taylor V., 2005, « From users to consumers. Water politics in nineteenth-century London », In : Trentmann F. (ed.), The making of the consumer: knowledge, power and identity in the modern world, Oxford, Berg Publishers, pp. 53-79.
- Tynan N., 2007, « Mill and Senior on London’s water supply : agency, increasing returns and natural monopoly », Journal of the History of Economic Thought, vol. 29, n°1, pp. 49-65.
- Ward R., 2003, London’s New River, London, Historical Publications
Notes
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[1]
Ce portrait d’entreprise plonge dans l’histoire ancienne. L’évocation des quatre cents ans d’existence de la New River a été rendue possible, d’une part, par les quelques ouvrages qui lui sont consacrés (Ward, 2003; Rudden, 1985; Graham-Leigh, 2000) et, d’autre part, par les sources directes que nous avons pu consulter, en particulier l’ensemble documentaire historique des actes et rapports parlementaires réuni par la House of Commons dans un site dédié (http://parlipapers.chadwyck.co.uk).
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[2]
Source: Online Historical population reports. Census - 1801 - Great Britain Population abstract, 1801. www.histpop.org
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[3]
« Sir, Being ordered by the New River Company to wait on you to counteract mis-representations that are industriously circulated to their prejudice, I take the liberty of requesting, you will have the goodness, if any applications should be made to induce you to change your supply of Water, not to consent thereto until I have had an opportunity of seeing you : I am directed also to say, that whatever apparent advantages may be held out to you, the New River Company are determined to make a sacrifice, and meet their opponents on any terms they may offer. I am, Sir, Your obedient humble Servant, Collector » (Lettre du 7 novembre 1811. Reproduite in : Graham-Leigh, 2000, p. 45).
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[4]
House of Commons. Parliamentary papers, Metropolitan water companies. Statement of accounts of the Metropolitan water companies for the year [1871 to 1903].