Notes
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[1]
Article rédigé en juin 2009. Je tiens à remercier D. Lorrain pour ses commentaires avisés sur une version antérieure de ce texte.
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[2]
Thomas S., 2003, “Gas as a public property. The UK gas market 1965-1986 : maximising the value of a limited national resource” in : Arentsen M., Künneke R. (eds.), National Reforms in European Gas, London : Elsevier, pp. 163-180.
-
[3]
Florio M., 2004, The great divestiture. Evaluating the welfare impact of the British privatisations 1979-1997, MIT Press, Cambridge
-
[4]
Thomas S., 2003, “Gas as a commodity. The UK gas market : from nationalism to the embrace of the free market” in : Arentsen M., Künneke R. (eds.), National Reforms in European Gas, London : Elsevier, pp. 181-212.
-
[5]
Notons que cette décision d’ouvrir à la concurrence, y compris aux clients résidentiels, se fait alors que se déploie un arrière-plan théorique qui attribue au processus concurrentiel des propriétés d’efficience étendue : baisse des prix, promotion de nouvelles offres, développement d’innovation, création de nouveaux modèles d’activités. Voir Defeuilley C., 2009, “Retail competition in electricity markets”, Energy Policy, vol. 37, Issue 2 (February), pp. 377-386.
-
[6]
Waddams-Price C., 2008, “The future of retail energy markets”, The Energy Journal, Volume 29, Special Issue #2, The future of Electricity : Papers in Honor of David Newberry
-
[7]
Littlechild S., 2005, Smaller suppliers in the UK domestic electricity market : experience, concerns and policy recommendations, OGFEM report, London
-
[8]
OFGEM, 2008, Energy Supply Probe - Initial Findings Report, OFGEM, London
-
[9]
Defeuilley C., 2009, op.cit.
-
[10]
Ce qui conduit Centrica à combiner contrats de long terme et rachats de petits gisements pour assurer son approvisionnement et tenter de remplacer, au moins en partie, la production déclinante de Morcambe. SG, 2007, Centrica. Short in gas, short of choices?, SG Cross Asset Research, 15 November
-
[11]
Selon le raisonnement suivant. Une fois les bases clientèles respectives des différents commercialisateurs constituées à coup de rabais et d’offres de prix, les parts de marché devraient se stabiliser et les clients, moins incités que par le passé à changer de fournisseur (les rabais se font moins importants, les différences de prix entre fournisseurs s’amenuisent), auraient tendance à revenir à un comportement plus inertiel. En termes économiques, on considère que les fournisseurs, qui avaient attiré des clients en faisant connaître leurs offres et en proposant des rabais (ce qui revient à diminuer les coûts de changement que les clients supportent dans tout processus de choix), réduisent leurs efforts, ce qui conduit automatiquement à restaurer des coûts de changement, qui jouent comme des barrières à la mobilité et se traduisent par un accroissement de la fidélité des clients. Voir : Farrell J., Klemperer P., 2007, “Coordination and Lock-In : Competition with Switching Costs and Network Effects”, in : M. Armstrong and R. Porter (eds.), Handbook of Industrial Organization, North-Holland
-
[12]
Defeuilley C., Mollard M., 2008, « La dynamique de la concurrence avec coûts de changement. British Gas (1997-2007) », working paper LARSEN, Fontenay-aux-Roses
-
[13]
OFGEM, 2008, op.cit.
-
[14]
Boroumand R., 2009, « Les fournisseurs non intégrés de l’électricité : l’échec d’un modèle organisationnel », Revue de l’Énergie (à paraître)
-
[15]
Centrica, 2009, Interim management report and British Energy Investment, May
-
[16]
Ce modèle d’activité est la conséquence des politiques publiques qui ont radicalement modifié le visage des secteurs électriques et gaziers (privatisation, séparation d’actifs, ouverture à la concurrence).
1 Centrica est un groupe à part dans le secteur gazier en Europe. Il a pour origine l’ancien British Gas. Privatisé dès 1986, puis séparé de ses actifs régulés et enfin plongé dans un environnement marqué par une forte compétition, il a dû complètement se réinventer en adoptant un modèle d’activité inédit, celui de commercialisateur pur de gaz et d’électricité. Ce modèle, qui un temps a fait école en Europe, va se heurter à de nombreuses difficultés, qui conduisent Centrica à progressivement en changer en s’intégrant vers l’amont. Ce qui lui permet d’avoir un profil de risque plus équilibré. L’histoire récente du groupe britannique illustre les contraintes qui pèsent sur les nouveaux entrants possédant pas ou peu d’actifs de production. Si Centrica a largement contribué à animer le jeu concurrentiel au Royaume-Uni, il n’a pas réussi à imposer son modèle d’activité dans le paysage concurrentiel européen.
Du monopole verticalement intégré à la privatisation
2 Les premières découvertes de gaz naturel en Mer du Nord datent de 1965. La production issue de ces champs prend son essor à partir de 1970. À l’époque, les réserves prouvées étant en quantité restreinte, le gaz naturel est alors utilisé essentiellement en remplacement du gaz de ville sur le marché intérieur, en priorité pour des usages domestiques. Son utilisation est restreinte, son exportation est soumise à un droit de veto gouvernemental et les prix de vente sont fixés à des niveaux peu élevés [2]. Le Royaume-Uni engage une politique de développement de ses approvisionnements en gaz naturel qui s’accompagne d’un élargissement progressif de la demande intérieure, à mesure de la pénétration du gaz naturel dans d’autres usages, notamment industriels (process industriels, puis production d’électricité). Cette politique, planifiée et organisée au sein de la sphère publique, s’effectue dans un contexte où il n’existe pas encore de commerce international de gaz naturel fiable et structuré, et où il n’est donc pas envisageable de s’en remettre aux importations pour asseoir l’approvisionnement du marché intérieur. L’objectif poursuivi dans les années 1970 est donc d’utiliser la ressource nationale de gaz au profit de l’économie britannique et des consommateurs en leur offrant une énergie bon marché et en s’assurant que l’équilibre entre production et consommation soit bien respecté.
3 C’est dans cette perspective que la compagnie publique British Gas est créée en 1972. Le Gas Act de 1972 organise la fusion au sein de cette nouvelle entité, détenue à 100% par l’État, des douze Regional Gas Boards (RGB) qui assuraient auparavant l’acheminement, la distribution et la vente de gaz aux consommateurs. British Gas récupère donc l’ensemble des activités de ces douze RGB avec comme mission de développer les réseaux et d’accompagner la croissance des ventes de gaz naturel. Elle se trouve donc en situation de monopole sur ces activités. La compagnie se voit également accorder la possibilité de se lancer dans des activités d’exploration - production en mer du Nord, sans en avoir l’exclusivité, d’autres compagnies privées pouvant prétendre à l’obtention de licences d’exploration et de production. Dans cette activité amont, British Gaz se développe en privilégiant des partenariats avec des entreprises privées, sauf pour le champ de Morecambe, son principal actif gazier (découvert en 1974), qu’elle exploite sous son entière responsabilité.
4 Cette organisation permet au gouvernement de contrôler le degré d’exploitation des réserves de gaz britanniques. British Gas, acheteur unique du gaz en mer du Nord, fixe les conditions (en prix et en quantité) d’achat du gaz auprès des compagnies de production. Elle applique également des conditions de vente fixées de manière administrative par le gouvernement, aussi bien en ce qui concerne les prix que les quantités (définition des usages, plan de développement des réseaux). Ce faisant, le gouvernement est en mesure de piloter, en fonction des découvertes effectuées en mer du Nord (et de l’évolution des réserves prouvées) et de la progression de la demande, le taux d’extinction des ressources nationales de gaz naturel. Et donc d’en estimer la durée de vie résiduelle.
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Pendant cette période, British Gas va s’attacher à faire croître le marché du gaz naturel, en priorité auprès des consommateurs résidentiels. D’une part, en convertissant les équipements domestiques des anciens clients au gaz de ville (près de 13 millions en 1965), et d’autre part, en gagnant de nouveaux clients par un développement et une extension des réseaux de distribution. La relative faiblesse des prix du gaz est alors un facteur clé de la pénétration réussie de cette source d’énergie dans les foyers britanniques. En 1985, British Gas compte près de 17 millions de clients résidentiels alimentés au gaz naturel.
Le changement de politique économique impulsée par l’élection de Margaret Thatcher comme Premier Ministre en 1979 donne une nouvelle direction à British Gas. Le gouvernement engage à partir de cette date un vaste programme de privatisation et de réforme, qui touchera de nombreux services publics. Entre 1979 et 1997, la majorité des entreprises publiques britanniques sont privatisées, environ 1 million d’employés passe au secteur privé, le pourcentage du PIB généré par les firmes publiques baisse de 9% à 3,5%. Les principaux domaines touchés par ces réformes sont l’énergie, les transports, les télécommunications et l’eau. Les recettes brutes des privatisations pendant cette période sont estimées à environ 86 milliards £ (monnaie constante 1995) [3]. British Gas n’échappe pas aux transformations en cours. Sa privatisation est annoncée en 1985. Elle sera effective en 1986. Elle s’accompagne quelques années plus tard d’une refonte complète des règles d’organisation du secteur gazier britannique.
Centrica et les marchés électriques et gaziers libéralisés
6 En dépit de sa privatisation, British Gas maintient sa situation quasi monopolistique sur le secteur gazier britannique. La structure du secteur a peu changé au milieu des années 1980. Seul le segment de la vente aux grands industriels a été ouvert (1982) et la fixation des prix aux clients captifs s’effectue selon une formule plus incitative, sous l’égide d’une autorité de régulation du gaz nouvellement créée (1986). De nombreuses critiques visent, à cette époque, British Gas qui est accusé de profiter de sa domination sur le marché gazier pour proposer des prix trop élevés et entraver la concurrence sur le segment des clients industriels. Parallèlement, les projets de privatisation et de restructuration du secteur électrique commencent à voir le jour et sont intégrés dans l’agenda politique du gouvernement en place. Le Electricity Act de 1989 prévoit la privatisation des compagnies électriques de distribution, qui bénéficiaient auparavant d’une franchise exclusive de vente sur leur zone de desserte et le découpage, puis la privatisation du monopole de production et de transport d’électricité, le CEGB. Ces réformes dans le domaine électrique sont effectuées entre 1990 et 1991. Elles auront un impact fort sur le secteur gazier.
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Parallèlement, l’autorisation donnée en 1989 par l’Union Européenne de pouvoir utiliser, dans tous les États membres, du gaz naturel pour produire de l’électricité (ce qui était interdit jusque-là) conduit à la création d’un nouveau marché du gaz. À partir de 1991, les producteurs d’électricité (entreprises en place et nouveaux entrants), maintenant en concurrence, vont investir massivement dans la construction de nouvelles centrales au gaz, ce qui va avoir des conséquences considérables sur British Gas [4]. D’une part, les compagnies pétrolières et gazières actives dans le domaine de l’exploration-production vont passer des contrats d’approvisionnement avec les producteurs d’électricité dans le cadre d’engagements de long terme. D’autre part, des concurrents de British Gas vont trouver dans ce marché un espace de développement nouveau et important. Cependant, malgré cette évolution, considérant que l’ouverture à la compétition tardait à porter ses fruits, d’autres mesures de libéralisation du marché gazier sont envisagées dès 1992, entérinées en 1993, pour une mise en application à partir de 1996. Elles s’articulent autour d’une ouverture à la concurrence progressivement étendue à tous les consommateurs (y compris les ménages) [5], accompagnée d’une obligation pour British Gas de perdre des parts de marché sur le segment des clients industriels et à un découpage des activités du groupe.
British Gas est scindé en deux en 1997, donnant naissance, d’une part, à Centrica, qui récupère des actifs gaziers dans la production, la commercialisation du gaz, les services associés et la marque British Gas au Royaume-Uni [6] ; d’autre part, à BG Group, qui reprend les activités régulées (Transco, le réseau de transport et de distribution) et les activités internationales. Quelques années plus tard, en novembre 2000, BG Group se scindera lui-même en deux. La partie régulée, nommée Lattice, aura une brève existence puisqu’elle fusionnera en mars 2002 avec le réseau britannique de transport d’électricité, National Grid. BG Group reste pour sa part un groupe international principalement actif dans le domaine de l’exploration-production de gaz et de pétrole.
Évolution des parts de marché de Centrica dans le gaz (1997-2008)
Évolution des parts de marché de Centrica dans le gaz (1997-2008)
En millions de clients desservis (commercialisation).Source: rapports annuels
8 D’emblée, la naissance de Centrica se fait sous de mauvais auspices. Le groupe doit inventer de toutes pièces un modèle d’activité avec les actifs qui lui restent en portefeuille dans un contexte qui lui est largement défavorable. D’une part, parce qu’il est obligé de perdre des parts de marché sur le segment des clients industriels et d’autre part, parce que son marché est rapidement attaqué par les compagnies électriques de distribution nouvellement privatisées. En quelques années seulement, Centrica voit 20% de ses clients résidentiels partir à la concurrence (voir figure 1). Le groupe n’a d’autre choix que de trouver des relais de croissance s’il ne veut pas perdre petit à petit l’essentiel de ses revenus, qui proviennent alors de la vente de gaz aux clients résidentiels britanniques.
9 Dès la fin des années 1990, Centrica s’engage alors dans deux directions principales. En premier lieu, il pénètre massivement sur le segment de la vente de détail de l’électricité, ouvert à la concurrence en 1999. Le groupe joue de la notoriété de sa marque British Gas (qui est alors la seule marque liée à l’énergie connue sur le plan national) et s’appuie sur sa base clientèle existante dans le gaz. Le groupe propose des offres combinées gaz et électricité à ses clients (dual fuel) et parvient rapidement à se hisser au premier rang des nouveaux entrants sur ce marché, obtenant plus de 20% de parts de marché et gagnant plus de six millions de clients en l’espace de quelques années (voir figure 2 page suivante).
10 British Gas devient ainsi le challenger principal des anciens monopoles sur toutes les zones de desserte en proposant de l’électricité aux clients qu’il desservait historiquement en gaz. Par contre, les autres nouveaux entrants ne réussissent pas à s’installer durablement sur le marché, se font racheter ou cessent leur activité au bout de quelques années [7]. À l’ouverture du marché, on comptait 14 nouveaux entrants sur le segment de la vente de détail de l’électricité. À l’heure actuelle, il n’en reste plus que quatre. Ensemble, ils ne comptent que pour 0,3% du marché de la vente de détail de l’électricité [8]. Seulement cinq ans après l’ouverture à la concurrence, grâce notamment à l’activisme de Centrica, ce sont environ 44% des clients résidentiels qui ont changé de fournisseur d’électricité, situation que l’on ne retrouve dans aucun autre pays d’Europe [9]. Sur ce total, British Gas réussit à en gagner près de 60%, le solde se répartissant entre les cinq groupes détenant les anciens monopoles de distribution-vente. La part de marché des autres nouveaux entrants est marginale.
Évolution des parts de marché de Centrica dans l’électricité (1997-2008)
Évolution des parts de marché de Centrica dans l’électricité (1997-2008)
En millions de clients desservis (commercialisation).Source: rapports annuels
11 En second lieu, Centrica entame une ambitieuse politique de diversification qui s’articule autour de la constitution d’une gamme variée de services à destination des clients résidentiels. Son objectif est alors de proposer des offres combinées de services allant au-delà de l’énergie aux ménages britanniques, en faisant le pari que ces offres seront susceptibles de séduire les clients tout en apportant une forte valeur ajoutée au groupe (économies d’envergure et fidélisation de la base clientèle). Le groupe cherche à étendre sa base clientèle en se différenciant de la concurrence (offres originales de produits et services, attractivité de la marque) et d’en extraire le maximum de valeur en exploitant au mieux ses compétences en termes de marketing, d’offres et de gestion clientèle. Dans cette perspective, Centrica procède à de nombreux rachats dans des secteurs très variés : assurance et assistance aux automobilistes avec AA en 1999, téléphonie et accès à Internet avec One.Tel en 2001, services financiers avec Goldfish Bank en 2001, etc.
12 Enfin, Centrica se développe à l’international, essentiellement aux États-Unis et au Canada, où le groupe rachète des entreprises de vente de l’électricité et de gaz à destination des clients résidentiels et industriels. Ce développement hors de son marché domestique, qui s’accompagne également d’une incursion en Europe (Belgique, Espagne, Pays-Bas), se fera par petites touches, sans remettre en cause le positionnement géographique du groupe, très centré sur le Royaume-Uni.
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Cette stratégie multiservice est pendant un temps considérée comme très novatrice par les analystes financiers et la reconversion de Centrica est applaudie par les marchés. En 2000/2001, Centrica est considéré comme le « catalyseur » des changements sur les marchés de l’énergie : c’est, avec Enron, l’un des modèles les plus prometteurs dans le paysage énergétique mondial. Puis, assez rapidement, à partir de 2002, une série d’éléments ternissent quelque peu le bilan et font naître des interrogations sur le bien-fondé de la stratégie du groupe. En effet, malgré ses succès commerciaux, notamment sur le marché de la vente de détail de l’électricité (voir figure 2), les résultats financiers de Centrica restent fragiles. Sa rentabilité se maintient à des niveaux assez faibles (voir tableau 1), réduisant les capacités d’investissement du groupe et mettant le cours de l’action sous pression. Ce qui oblige Centrica à soigner ses actionnaires en proposant des niveaux de dividendes élevés, voire des dividendes exceptionnels lorsque cela est possible (cession d’actifs). Et surtout, les nouveaux axes développés par le groupe semblent incapables de prendre le relais de l’activité de production et de stockage de gaz naturel qui continue, année après année, d’assurer une contribution essentielle aux résultats du groupe (plus de 50% du résultat d’exploitation). Cette situation est difficilement tenable sur le long terme, d’une part, parce que le champ de production historique de Centrica, Morcambe, est en voie d’épuisement. D’autre part, parce que le modèle d’activité du groupe - et les capacités d’investissement sur lesquelles il peut compter pour se développer - ne sont pas ceux d’un groupe centré sur l’exploration-production de gaz naturel [10]. En d’autres termes, Centrica garde la tête hors de l’eau grâce à la contribution d’un actif, qui n’est pas au cœur de son modèle d’activité et dont la valeur diminue le temps.
Il apparaît assez vite que Centrica ne pourra pas continuer à se développer tous azimuts et devra faire des choix dans la gamme de services proposés. Le groupe décide, à partir de 2003, de se recentrer sur l’énergie et se désengage progressivement de ses autres activités, abandonnant de facto ses ambitions dans le multiservices (cessions d’AA, Goldfish et One.tel). À partir de cette date, Centrica cherche avant tout à résoudre les problèmes posés par ses activités dans l’énergie sur son marché domestique. En matière de vente, le groupe entreprend diverses mesures d’amélioration et de réduction des coûts afin de faire croître la rentabilité de cette branche d’activité qui dégage structurellement peu de marges de manœuvre. Il tente également de mener une nouvelle politique de prix pour desserrer l’étau de la concurrence. En matière d’approvisionnement d’électricité et de gaz naturel, Centrica cherche également à améliorer ses positions en s’intégrant davantage vers l’amont. Le groupe est confronté aux défis liés à son modèle d’activité, qui s’est avéré fragile, et tente d’y trouver des solutions, ce qui l’amène à changer de visage.
Un modèle d’activité fragile, qui est en train d’évoluer
14 Le modèle d’activité de Centrica, basé sur la commercialisation de gaz et d’électricité, doit faire face à deux contraintes majeures. La première tient au fonctionnement du marché de détail et à la fidélisation des clients, la seconde provient des risques générés par l’absence de couverture physique par détention d’actifs de production. Nous allons examiner successivement ces deux contraintes.
15 Des clients volatils, qu’il est difficile de fidéliser. Centrica, nouvel entrant dans la commercialisation d’électricité, doit consentir d’importants investissements pour se constituer une base clientèle (en termes de publicité, de démarchage direct auprès des clients, d’offres attractives de prix) et pour adapter ses structures (systèmes de communication et de facturation, call centers). Même si le groupe possède certains atouts (une marque connue, une présence nationale), il doit néanmoins engager des dépenses importantes, qu’il espère recouvrir en comptant sur une hausse ultérieure des recettes nettes (recettes brutes - dépenses) qu’il pourra tirer de sa base clientèle. Cette hausse ultérieure devait être rendue possible par une fidélisation des clients, elle-même facilitée par le développement des offres combinées gaz-électricité et par une certaine discipline du marché une fois les parts de marché des différents commercialisateurs à peu près stabilisées [11]. Cette fidélisation attendue est un des facteurs clés dans le modèle d’activité d’un commercialisateur comme Centrica dans la mesure où elle permet de gagner sur deux tableaux : une augmentation des recettes brutes (diminution des rabais, augmentation des prix) et une diminution des dépenses (démarchage, publicité). Ces deux effets combinés devraient conduire à une hausse sensible de la rentabilité de l’activité quelques années seulement après son démarrage.
16 Ainsi, dans un premier temps, Centrica sacrifie sa rentabilité pour s’imposer sur le marché de la commercialisation de l’électricité et se constituer une base clientèle importante. En anticipant qu’il pourra, dans un second temps, faire fructifier cette base de clientèle et augmenter ses prix sans craindre de perdre trop de clients. Cette stratégie, dite de « investing / harvesting », a été engagée par Centrica dans le domaine de la commercialisation de l’électricité, mais avec un succès très mitigé. Le groupe ne réussit pas totalement à entrer dans cette seconde phase dite de « harvesting », qui serait synonyme pour lui d’augmentation de sa marge.
17 De 2004 à 2006, Centrica va tenter de se démarquer de ses principaux concurrents en annonçant des hausses de prix plus importantes que le reste du marché. Le groupe fait alors le pari qu’il est en mesure d’augmenter ses prix plus vite que ses concurrents, dans l’optique de rétablir ses marges opérationnelles, sans pour autant perdre un nombre important de clients. Or, c’est exactement l’inverse qui se produit. Centrica perd rapidement des parts de marché à partir de 2004 jusqu’en 2006 dans la commercialisation de l’électricité. Au total, le solde des départs et des arrivées sur cette période de trois ans se traduit par une perte nette de 430 000 clients, soit environ 7% de sa base clientèle de fin 2003. Ces départs l’obligent à intensifier les campagnes de publicité et de démarchage pour tenter d’en compenser une partie, ce qui renchérit ses coûts opérationnels (les coûts d’acquisition et de gestion des nouveaux clients). Cela pèse sur la marge du groupe, qui ne progresse pas malgré les hausses de prix. Et finalement cela oblige Centrica à rentrer dans le rang en revenant à des politiques de prix proches de celles de ses concurrents.
18 Globalement, dans le domaine de la commercialisation d’électricité, Centrica ne parvient pas à dégager une marge opérationnelle au niveau de ses attentes : les résultats du groupe restent fragiles et sont en deçà des objectifs tendanciels qu’il s’était fixé (marge opérationnelle située dans une fourchette comprise entre 5% et 10%). Sur la période 1997-2007, le leader du marché britannique n’a réussi à dégager qu’un peu plus de 50 millions de livres sterling de résultat opérationnel cumulé dans ce secteur d’activité, réussissant tout juste en sept ans (2001-2007) à combler les pertes initiales consécutives au démarrage de son activité (1997-2000) [12].
19 Comment expliquer ce phénomène ? Cela tient au fait que Centrica n’a pas réussi à fidéliser ses clients autant qu’il l’aurait voulu. Pourquoi ? Les consommateurs dont le groupe a fait l’acquisition sont par construction des clients mobiles, actifs : ils ont changé au moins une fois de fournisseur, quittant leur opérateur historique au profit du nouvel entrant. Ces clients, généralement bien informés de l’évolution de conditions de marché, des offres des autres firmes, sont sensibles aux écarts de prix qui peuvent être constatés entre les différents fournisseurs en concurrence et réagissent en conséquence en exerçant leur liberté de choix. La mobilité des clients de Centrica se maintient à des niveaux élevés, et tend à s’accroître au moment des annonces de hausse de prix, lorsque le différentiel perçu ou réel entre les prix pratiqués par la firme et ses concurrents augmente. Le comportement des consommateurs du groupe ne s‘est pas modifié dans le sens souhaité par la firme : ils ne sont pas devenus moins mobiles au fil du temps, ni plus fidèles. Ils ont appris à exercer leur liberté de choix et savent profiter des opportunités qui peuvent apparaître sur le marché.
20 Cela oblige Centrica d’une part, à lier étroitement la fixation de ses tarifs à l’évolution des prix de gros de l’électricité et, d’autre part, à engager de manière continue des dépenses de publicité et de démarchage pour attirer de nouveaux clients afin de compenser ceux qui sont partis à la concurrence. Ce qui alourdit la structure de coûts de la firme et réduit ses possibilités d’alléger ses charges de manière à dégager une marge opérationnelle plus confortable. Elle peut néanmoins jouer sur quelques leviers pour tenter d’améliorer sa situation : réduction des coûts opérationnels de gestion de la clientèle (délocalisation, réduction de personnel, meilleur fonctionnement des systèmes d’information, de facturation, etc.), timing des annonces d’évolution des tarifs, introduction d’offres tarifaires à prix fixes sur plusieurs années, qui visent à réduire la mobilité des clients en leur offrant une protection contre la poursuite éventuelle de la hausse des prix de gros [13]. Mais globalement, le groupe doit composer avec une structure de coûts sur laquelle il n’a que peu de marges de manœuvre.
21 Les concurrents de Centrica ne sont pas placés dans la même situation. Ils disposent d’une base de clients « historiques », généralement moins actifs et moins sensibles aux évolutions de prix. En outre, ils possèdent une couverture physique (détention d’actifs de production) plus étendue qui les rendent moins dépendants de l’évolution des coûts d’approvisionnement sur le marché de gros. C’est le second point que nous allons évoquer.
22 L’absence de couverture physique par détention d’actifs. Contrairement aux autres firmes en concurrence sur le secteur électrique et gazier britannique, Centrica ne disposait pas d’actifs physiques de production d’électricité quand il est entré sur ce marché. Le groupe a fait le pari d’entrer sur le segment de la commercialisation puis de construire son portefeuille de clients sans en parallèle se constituer une base d’actifs en production. Cela signifie que Centrica doit acheter, sur le marché ou via des contrats, l’électricité qu’elle vend à ses clients. Cette situation, atypique dans le secteur électrique, n’est pas sans risque. En effet, l’électricité combine plusieurs caractéristiques (non-stockabilité, présence de nombreux aléas rendant difficiles les exercices de prévision d’offre et de demande) qui amènent les commercialisateurs à devoir faire face à des risques importants et potentiellement déstabilisa-teurs : risques d’écarts entre les estimations de quantité d’électricité à vendre et l’électricité réellement vendue et risques d’écarts entre les prix payés pour acheter l’électricité et les prix de vente. Par exemple, un commercialisateur ayant réussi à attirer des clients en leur vendant de l’électricité à prix fixe pour la prochaine année (ou les six prochains mois), devra s’approvisionner au jour le jour sur le marché pour alimenter ses clients. Si le prix d’achat se situe à des niveaux durablement plus élevés que son prix de vente, il devra prendre la perte consécutive à sa charge sans être en mesure de la répercuter sur ces clients. La situation est différente pour les commercialisateurs disposant d’actifs de production : ceux-ci supportent des risques réduits dans la mesure où ils connaissent avec plus de précision leurs coûts d’approvisionnement (les coûts de production de leurs centrales, qui, s’ils peuvent varier, ne le font pas avec la même ampleur que les prix de marché).
23 Les fournisseurs peuvent néanmoins se couvrir en ayant recours à des contrats à terme (achat d’électricité à prix fixe sur une période donnée : 1 semaine, 1 mois, 1 an…). Mais ces contrats ne permettent pas de couvrir la totalité des risques encourus, ils ne sont pas des substituts parfaits à l’intégration verticale [14]. Les fournisseurs d’électricité qui ne détiennent pas d’actifs physiques ne pourront connaître qu’ex post leur exposition aux risques, une fois les transactions réalisées, ce qui est un facteur d’incertitude et une source de fragilité dans la mesure où ils sont exposés aux évolutions de prix de marché et peuvent même être mis à rude épreuve en cas de brutale modification des prix.
24
C’est moins le cas dans le gaz où Centrica se trouve dans une situation comparable à ses homologues en Europe, qui couvrent en moyenne environ 15% de leurs besoins en gaz avec des ressources propres, le reste étant assuré par des contrats de long terme et ponctuellement par des achats sur le marché. La singularité de Centrica dans ce domaine se trouve dans le fait que le groupe tire l’essentiel de ses ressources propres d’un seul champ (Morcambe), en voie d’extinction, et qu’il faudra donc à tout le moins le remplacer, ce qui nécessite des investissements, qui devront se poursuivre dans les années qui viennent. Les besoins de couverture par détention d’actifs physiques sont moins forts dans le domaine du gaz que dans celui de l’électricité, d’une part, parce que l’industrie est traditionnellement structurée autour de contrats de long terme qui agissent comme de bons substituts à l’intégration, et d’autre part, parce que les prix du gaz sont en général moins volatils que ceux de l’électricité. En outre, dans le cas de Centrica, la détention d’un actif de stockage peut également jouer un rôle important dans la gestion des risques.
Face à cette situation, Centrica, comme l’ensemble des commercialisateurs d’électricité, a décidé de modifier son modèle d’activité et de s’intégrer vers l’amont. Cette évolution s’est faite très graduellement, par rachats successifs de centrales de production d’électricité et par la conclusion de contrats d’achat avec des producteurs d’électricité (British Energy, Drax) pour des périodes de cinq ans. Cette stratégie des petits pas, dictée par le peu de moyens disponibles du groupe et par sa volonté de ne s’intégrer que partiellement (autour de 50%), a été menée sur la période 2003-2008. Puis, le groupe change de braquet et décide de s’associer à EDF dans le rachat du producteur nucléaire britannique British Gas en janvier 2009.
Centrica acquiert 20% des parts du producteur nucléaire britannique pour un montant de 2,3 milliards £ (transaction finalisée en mai 2009). Cette acquisition d’une participation minoritaire de British Energy donne la possibilité à Centrica d’avoir accès à 20% de la production d’électricité d’origine nucléaire du groupe, plus un droit de participer dans la même proportion au programme de construction de centrales nucléaires de 3e génération (EPR) que devrait lancer British Energy dans les années qui viennent [15]. Sur la base de la production de British Energy de ces dernières années, Centrica devrait avoir accès à environ 10 / 12 TWh, ce qui l’amènerait à couvrir ses ventes à près de 80%. Avec sa participation dans le rachat de British Energy, Centrica complète l’essentiel de ses besoins de couverture et pourra réduire en conséquence ses appels au marché pour s’approvisionner, avec les risques que cela comporte. Centrica change donc de modèle d’activité, tirant les conséquences des fragilités intrinsèques au modèle d’activité du commercialisateur pur, ne détenant pas ou peu d’actifs de production (voir tableau 2).
25 L’histoire récente de Centrica (1986-2009) est intéressante à plus d’un titre. Gazier atypique en Europe, il est porteur d’un modèle d’activité novateur [16] qui lui a permis de devenir le principal acteur de la fourniture d’électricité au Royaume-Uni en bousculant les positions acquises des opérateurs historiques en quelques années seulement. Mais Centrica a également dû aussi changer de positionnement. Constatant les fragilités du modèle d’activité du commercialisateur pur, le groupe a choisi de s’intégrer verticalement en acquérant des actifs de production. Ce virage stratégique renforce la prééminence du modèle d’activité de l’énergéticien intégré, qui domine actuellement le paysage européen.
Notes
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[1]
Article rédigé en juin 2009. Je tiens à remercier D. Lorrain pour ses commentaires avisés sur une version antérieure de ce texte.
-
[2]
Thomas S., 2003, “Gas as a public property. The UK gas market 1965-1986 : maximising the value of a limited national resource” in : Arentsen M., Künneke R. (eds.), National Reforms in European Gas, London : Elsevier, pp. 163-180.
-
[3]
Florio M., 2004, The great divestiture. Evaluating the welfare impact of the British privatisations 1979-1997, MIT Press, Cambridge
-
[4]
Thomas S., 2003, “Gas as a commodity. The UK gas market : from nationalism to the embrace of the free market” in : Arentsen M., Künneke R. (eds.), National Reforms in European Gas, London : Elsevier, pp. 181-212.
-
[5]
Notons que cette décision d’ouvrir à la concurrence, y compris aux clients résidentiels, se fait alors que se déploie un arrière-plan théorique qui attribue au processus concurrentiel des propriétés d’efficience étendue : baisse des prix, promotion de nouvelles offres, développement d’innovation, création de nouveaux modèles d’activités. Voir Defeuilley C., 2009, “Retail competition in electricity markets”, Energy Policy, vol. 37, Issue 2 (February), pp. 377-386.
-
[6]
Waddams-Price C., 2008, “The future of retail energy markets”, The Energy Journal, Volume 29, Special Issue #2, The future of Electricity : Papers in Honor of David Newberry
-
[7]
Littlechild S., 2005, Smaller suppliers in the UK domestic electricity market : experience, concerns and policy recommendations, OGFEM report, London
-
[8]
OFGEM, 2008, Energy Supply Probe - Initial Findings Report, OFGEM, London
-
[9]
Defeuilley C., 2009, op.cit.
-
[10]
Ce qui conduit Centrica à combiner contrats de long terme et rachats de petits gisements pour assurer son approvisionnement et tenter de remplacer, au moins en partie, la production déclinante de Morcambe. SG, 2007, Centrica. Short in gas, short of choices?, SG Cross Asset Research, 15 November
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[11]
Selon le raisonnement suivant. Une fois les bases clientèles respectives des différents commercialisateurs constituées à coup de rabais et d’offres de prix, les parts de marché devraient se stabiliser et les clients, moins incités que par le passé à changer de fournisseur (les rabais se font moins importants, les différences de prix entre fournisseurs s’amenuisent), auraient tendance à revenir à un comportement plus inertiel. En termes économiques, on considère que les fournisseurs, qui avaient attiré des clients en faisant connaître leurs offres et en proposant des rabais (ce qui revient à diminuer les coûts de changement que les clients supportent dans tout processus de choix), réduisent leurs efforts, ce qui conduit automatiquement à restaurer des coûts de changement, qui jouent comme des barrières à la mobilité et se traduisent par un accroissement de la fidélité des clients. Voir : Farrell J., Klemperer P., 2007, “Coordination and Lock-In : Competition with Switching Costs and Network Effects”, in : M. Armstrong and R. Porter (eds.), Handbook of Industrial Organization, North-Holland
-
[12]
Defeuilley C., Mollard M., 2008, « La dynamique de la concurrence avec coûts de changement. British Gas (1997-2007) », working paper LARSEN, Fontenay-aux-Roses
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[13]
OFGEM, 2008, op.cit.
-
[14]
Boroumand R., 2009, « Les fournisseurs non intégrés de l’électricité : l’échec d’un modèle organisationnel », Revue de l’Énergie (à paraître)
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[15]
Centrica, 2009, Interim management report and British Energy Investment, May
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[16]
Ce modèle d’activité est la conséquence des politiques publiques qui ont radicalement modifié le visage des secteurs électriques et gaziers (privatisation, séparation d’actifs, ouverture à la concurrence).