Flux 2009/1 n° 75

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Article de revue

Une histoire de la stratégie de reconnaissance scientifique à l'Inria : l'ergonomie de l'informatique et ses chercheurs (1969-1990)

Pages 118 à 125

Notes

  • [1]
    Cette définition sommaire de ce que recouvre l’ergonomie de l’informatique est, bien entendu, un raccourci. Pour une définition plus précise de cette discipline voir Spérandio Jean-Claude, 1980, La Psychologie en Ergonomie, Presses Universitaires de France, Paris.
  • [2]
    Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (voir : Pascal Griset & Alain Beltran, 2007, Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherches à l’Inria, EDP Sciences, Paris).
  • [3]
    Depuis sa création en 1967, l’Iria, puis l’Inria à partir de 1980, est situé sur le campus de Rocquencourt dans la banlieue parisienne.
  • [4]
    André Bisseret, qui dirige les travaux, Claude Énard et Jean-Claude Spérandio.
  • [5]
    Sur le Cautra et le travail des ergonomes : Sophie Poirault-Delpech, 1995, Biographie du Cautra. Naissance et développement d’un système d’information pour la circulation aérienne. Thèse De Doctorat, Paris.
  • [6]
    Ingénieur en chef chargé d’emploi fonctionnel à la DGAC, c’est lui qui dirige le projet d’informatisation du contrôle aérien.
  • [7]
    Le C.E.N.A. (Centre d’Études de la Navigation Aérienne) est un service de la Direction Générale de l’Aviation Civile chargé d’études, de recherches et d’expérimentations dans le domaine de la gestion du trafic aérien et des moyens techniques qui y sont associés : communications, gestion radar et surveillance. Il est fondé le 28 août 1959.
  • [8]
    Centre d’Étude et de Recherche Psychotechnique.
  • [9]
    Archives Inria Rocquencourt, Convention de recherche du 13 juin 1969 (DGAC-Iria).
  • [10]
    « Jusqu’alors, le secrétaire général du moment (je ne sais plus son nom, mais ça serait facile à retrouver) gérait notre contrat mais, dans sa représentation, nous n’avions rien à voir avec ce que faisait l’Iria… En gros, il cachait plutôt notre existence. (Ceci étant, il était très sympa avec nous). Au point qu’un beau jour, André Danzin a entendu parlé de nous à l’extérieur, j’ai compris par la suite que c’était assez louangeur : du genre, “Vous avez l’équipe Bisseret, chez vous, ceux qui travaillent sur le trafic aérien, c’est très intéressant…”. Or il ne le savait pas, il s’est trouvé en porte-à-faux et ça ne lui a pas vraiment plu. Il rentre à l’Iria, et il s’étonne auprès du secrétaire général ; et il lui dit : “vous allez m’organiser une réunion avec l’équipe Bisseret, je vais aller voir ce qu’ils font et après, je déciderai. Ou ils partent, ou ils restent, mais je ne veux pas rester dans cette situation…”. Il ne voulait pas laisser perdurer une situation bâtarde. Donc on me téléphone, nous le recevons au centre de contrôle, et nous lui expliquons pendant toute une journée ce que nous y faisons… » (Entretien oral avec André Bisseret, 12 novembre 2001). Au plus tard, André Danzin apprend d’existence de l’équipe d’Orly mi-mai 1973. En effet, dans le répertoire des lettres envoyées par la direction, celle qui est adressée à Laguionie, Delamarre et Montpetit pour organiser la visite à Orly et préciser l’itinéraire adopté est datée du 15 mai 1973. Elle est la première mention d’ergonomie dans le fond de direction après 1972 et donc l’arrivée de Danzin comme directeur (Archives Inria Rocquencourt, Boîte 02 00 030, Répertoire des lettres envoyées par Danzin de juin 1972 au 27 septembre 1976 – lettres 5156 à 8699, p. 209).
  • [11]
    Entretien oral avec André Bisseret, 12 novembre 2001.
  • [12]
    Coordination AUtomatique du TRafic Aérien. La première version du C.A.U.T.R.A., datant de 1961, permet d’imprimer les STRIPS, c’est-à-dire les plans de vol, sans que l’aiguilleur n’ait d’écran de visualisation de l’ensemble du trafic. En 1962, apparaît le premier traitement numérique des données radar. La machine qui permet au C.A.U.T.R.A. de fonctionner est un IBM 650. La troisième version du système, datant de 1976, propose pour la première fois la mise en place d’un système de traitement complet des plans de vol et des données radar (Archives Inria Rocquencourt, Notes dactylographiées sur le C.A.U.T.R.A. anonyme et non datée, 1971).
  • [13]
    Jean-Claude Spérandio, 1972, Charge de travail et variations des modes opératoires, Thèse de Doctorat, Université Paris V, Paris.
  • [14]
    Texte de 1958 édité par Prentice-Hall en 1972.
  • [15]
    Entretien oral avec André Danzin du 12 novembre 2001.
  • [16]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’Activité de l’Iria, 1976.
  • [17]
    Archives Inria Rocquencourt, Compte rendu de la réunion du Directoire du 11 mai 1971.
  • [18]
    Le conseil scientifique du 3 juin 1981 est l’occasion de mettre en doute le bien-fondé de l’existence de telles recherches dans un institut de recherche en informatique (Archives Inria Rocquencourt, Compte rendu du Conseil Scientifique du 3 juin 1981, p. 2) : « Quelle forme prennent les débouchés de cette recherche à l’Inria ? Des publications pouvant être utilisées par des non-spécialistes par exemple ? ». Lors des promotions internes, les blocages sont également présents avec comme argument principal la marginalité du profil des psychologues en regard des informaticiens (Archives personnelles d’André Bisseret, Lettre du 30 septembre 1983 adressée à Jacques-Louis Lions).
  • [19]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité du groupe de psychologie ergonomique, 1978.
  • [20]
    « Un rôle pilote est attribué à l’action de recherche conduite dans le cadre d’une convention IRIA dont les travaux ont connu en 1973 un développement particulièrement fructueux (“Analyse du travail d’un opérateur dans un système homme-machine”) conduit en vue d’une application spécifique au contrôle de la navigation aérienne […] Par ailleurs, l’équipe de l’IRIA, détachée à la navigation aérienne, sur convention, a poursuivi son important travail d’ergonomie liée à l’étude de l’introduction des automatismes et de l’informatique dans le contrôle du trafic aérien. Ces études commencent à connaître un intéressant retentissement international. » (Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité du Conseil d’Administration, L’année 1973 à l’Iria, p. 12).
  • [21]
    Date du départ d’André Bisseret.
  • [22]
    Entretien oral du 12 novembre 2001 avec André Bisseret.
  • [23]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité Annexe Technique 1981, p. 137.
  • [24]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité Annexe Technique, 1983, pp. 7.14.
  • [25]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité Annexe Technique 1985, pp. 7.16.
  • [26]
    Fondé en 1970, le seul département d’informatique compte 300 personnes (Archives Inria Rocquencourt, Bulletin de la Recherche en Informatique et en Automatique n°58 novembre 1979, p. 25).
  • [27]
    Jean-Claude Spérandio est membre du Bureau du Conseil de la Self dès 1980.
  • [28]
    Université René Descartes, Université de Provence d’Aix en Provence, Université Paris VIII Saint-Denis, Université Paris Sud Orsay, Université de Rennes, École Nationale de l’Aviation Civile et Centre d’Études Supérieures des Techniques Industrielles.
  • [29]
    Centre d’Études Supérieures des Techniques Industrielles (Saint-Ouen).
  • [30]
    « Parce que la Self, à un moment ça m’a paru un peu ringard… » (Entretien oral du 12 novembre 2001 avec André Bisseret).
  • [31]
    Président Directeur Général de l’Inria depuis 1984.
  • [32]
    Archives personnelles d’André Bisseret, Note d’André Bisseret à Alain.
English version

1De 1969 à 1990, une équipe de psychologues ergonomes mène ses recherches sur l’adaptation de l’ordinateur à l’homme [1] à l’Inria [2]. D’abord marginale et presque inconnue, l’équipe dirigée par André Bisseret voit très rapidement être contestée la place qu’elle occupe au cœur de la recherche française en informatique et en automatique par certains chercheurs [3]. Pour continuer à exister malgré les critiques et les remaniements administratifs successifs, l’équipe met en place une stratégie globale de communication, de gestion et de promotion de ses activités scientifiques qu’il nous appartient d’éclairer ici au moyen d’une courbe présentant l’évolution de la composition de ses personnels et de leur rayonnement scientifique à l’extérieur de l’institut.

2Les personnels sont représentés par un histogramme qui fait apparaître de 1969 à 1990 le nombre de chercheurs recrutés sur contrat (qui doivent donc quitter la structure en cas de non renouvellement de ce dernier), de chercheurs sur poste (recrutés par l’Inria sans impératif de financement extérieur) et de chercheurs invités (français ou étrangers pour une période en moyenne d’un an). La courbe, dont l’échelle est figurée à droite, présente quant à elle la somme des publications annuelles des membres du projet de psychologie ergonomique ainsi que la somme de leurs participations à des manifestations scientifiques (publications, colloques et enseignements de troisième cycle ou de doctorat). Elle donne un aperçu du rayonnement de l’équipe au sein et à l’extérieur de l’Inria.

Une équipe de recherche étrangère

3Les premières années d’existence du groupe de recherche en ergonomie de l’informatique de l’Iria sont placées sous le signe d’une extrême discrétion. D’une taille modeste de 1969 à 1977 [4], l’équipe ne possède pas de locaux sur le campus de l’Iria à Rocquencourt et réalise son travail d’adaptation de l’informatisation du contrôle aérien aux aiguilleurs du ciel à Athis-Mons [5]. Jusqu’en 1971, aucune trace de ses travaux n’apparaît dans les publications internes qui doivent pourtant donner à l’Iria une visibilité en matière de recherches et d’applications informatiques au moyen, notamment, de son Bulletin de liaison de la recherche en informatique et en automatique.

La recherche hors les murs

4Les conditions du rattachement de l’équipe en 1969 et ce qu’en attendent les ergonomes, mais également l’Iria, expliquent en partie cette cohabitation vécue comme purement administrative. En effet, quand Jacques Villiers [6] décide de lancer l’aviation civile sur le chemin de l’informatisation du contrôle aérien, il sait que la prise en compte du facteur humain sera déterminante. Les aiguilleurs du ciel sont une profession dotée d’une identité forte et de pratiques très spécifiques. L’introduction de l’ordinateur dans la tour de contrôle ne peut se faire sans risque qu’à la condition d’une adéquation parfaite entre l’opérateur et la machine sous peine de réduire la capacité de traitement ou de créer un phénomène de rejet du nouvel outil. C’est pour cela qu’en 1961 commence la collaboration assez atypique pour l’époque entre les ingénieurs de Dominique Alvarez, en charge des réalisations techniques au Cena [7], et les psychologues du Cerp [8], d’abord dirigés par Jacques Leplat, puis par André Bisseret. Réunis autour du Cautra et de ses versions successives, ergonomes et ingénieurs travaillent à un projet commun sous la houlette d’une personnalité forte, Jacques Villiers. Aussi, en 1969, quand des rumeurs se mettent à circuler sur la probable dissolution du Cerp dans les mois à venir, Bisseret et Villiers se mettent à chercher un nouvel organisme d’accueil. L’Iria, tout jeune institut fondé en 1967 pour satisfaire aux exigences en matière de recherche du Plan Calcul, est choisi pour la proximité de ses thématiques avec celles de l’équipe, mais également pour les conditions de liberté totale laissées à celle-ci. La convention passée et renouvelée ensuite tous les neuf mois apporte 200 000 francs à l’Iria [9], qui manque alors cruellement de moyens et de personnels, en échange du rattachement administratif de trois personnes qui ne viennent jamais à Rocquencourt, ne demandent pas de locaux, ni de matériel.

figure im1

5En 1972, les conditions rocambolesques de la découverte de « l’équipe Bisseret » par le second directeur de l’institut illustrent le caractère profondément étranger du projet d’ergonomie de l’informatique au début des années 1970. Quand André Danzin succède à Michel Laudet, sa préoccupation principale est la réorganisation complète de la recherche à l’Iria. Comme il l’explique lui-même, les conflits d’ego, les sujets qui se chevauchent et la direction mandarinale de certains projets imposent une sévère remise en ordre. Quatre mois suffisent à Danzin pour décider de la suppression ou du maintien de tous les projets en cours après visite et étude approfondie des résultats. Seule Bisseret et ses acolytes à Orly ne reçoivent pas la visite de l’ancien Directeur Général de Thomson-CSF [10].

6Est-ce un oubli ou une volonté du secrétaire général de ne pas révéler l’existence d’un projet jugé peu en accord avec le caractère général des recherches de l’Iria ? André Bisseret opte aujourd’hui pour la seconde explication. André Danzin découvre finalement, presque par hasard, l’existence des trois chercheurs « étrangers » neuf mois après sa campagne de remise en ordre et se rend à Athis-Mons le 8 juin 1973. Son jugement inaugure le soutien de la Direction de l’institut à ces recherches qui auront tant de mal à s’imposer auprès des chercheurs en informatique : « vous êtes à part entière dans nos projets » [11].

L’accumulation des connaissances et la mise en place d’un modèle

7Comme nous le montre le graphique, les effectifs du projet « Psycho-Ergo » sont réduits pendant ses neuf premières années d’existence. Son faible nombre de publications et de participations extérieures (communications lors de colloques ou enseignements) s’explique également par le caractère appliqué de ses recherches. En effet, pendant cette période, le Cautra [12] est au centre des préoccupations du groupe : aucun autre terrain d’étude ne vient distraire Bisseret, Énard et Spérandio de la réalisation de ce système homme-machine global au cœur duquel ils construisent et soumettent à l’épreuve des faits leurs modèles théoriques. Jean-Claude Spérandio, jeune chercheur, en profite pour rédiger sa thèse de doctorat en 1971 en élaborant à partir de ses observations le concept de Charge de travail qui fait grand bruit dans le milieu de la psychologie du travail [13].

8Dans le même temps, André Bisseret passe d’un paradigme à l’autre, bouleversant ses conceptions et ses méthodes de psychologue. Depuis le célèbre article de Newell et Simon, Elements of Human Problem Solving[14], une partie de la psychologie américaine abandonne le behaviorisme et son scientisme procédural au profit du cognitivisme. Depuis 1961, sous l’influence de ses devanciers américains que le jeune psychologue lit avec attention, Bisseret fait de même. De ce changement de paradigme naît le concept de mémoire opérationnelle qui révolutionne les conceptions alors à l’œuvre en ce qui concerne le fonctionnement de la mémoire de l’homme au travail. Par le truchement d’entretiens oraux, d’observations in situ et de tests, l’équipe d’ergonomie de l’informatique pose les grands principes psychologiques du contrôle de processus du début des années 1960 au milieu des années 1970. Cette œuvre collective et ce modèle global permettant d’interpréter les actions d’un opérateur agissant sur un système dynamique en temps réel.

9Pendant cette longue période de gestation et d’accumulation des idées directrices sur lesquelles l’équipe va créer sa renommée scientifique et développer de nouvelles interventions dans des domaines connexes (transports ferrés, présentations graphiques informatisées ou gestion de l’information dans les organisations), le souci d’André Bisseret est donc de « tenir un équilibre entre recherche et application : les recherches sont orientées par les problèmes posés sur le terrain (…) mais réalisées méthodologiquement de telle sorte que la portée des résultats puisse souvent dépasser le seul système étudié » [15].

10C’est ce développement théorique qui permet le passage d’une identité « aérienne », marquée par le travail aux côtés des ingénieurs du Cena sur le seul système Cautra à Orly, à une identité « informaticienne » qui se cristallise au moment de l’arrivée des psychologues à Rocquencourt, du développement de nouvelles recherches et des premiers conflits avec leurs homologues de l’Iria.

La reconnaissance extra-muros comme stratégie de valorisation interne

11En 1975, les trois ergonomes d’Orly ont encore des postes dont le maintien est soumis au renouvellement tous les neufs mois de la convention signée en 1969 avec la DGAC. Administrativement, ils font partie depuis 1973 du Service Technique Informatique de l’Iria, service créé pour faire la promotion des applications de l’informatique. Leur « action spécifique » de recherche sur convention leur donne une autonomie financière qui les met à l’abri des critiques généralement adressées à ce STI dont les moyens et les interventions sont jugés insuffisants en regard des objectifs. C’est pour ces raisons que le 5 novembre 1975, à l’occasion d’un comité interministériel, le STI est transformé en Centre Technique Informatique placé sous la tutelle directe du Directeur Général de l’Industrie. Cette transformation fait à nouveau peser sur Bisseret et ses collaborateurs le risque d’une dissolution de l’équipe. Pour conserver au sein de l’Iria ce groupe qu’il soutient depuis sa première visite en 1973, André Danzin décide de recruter Bisseret sur un poste budgétaire au 1er janvier 1976 dans le cadre du Sesori (Service de Synthèse et d’Orientation de la Recherche en Informatique) [16]. Ce changement de statut assure une pérennité nouvelle pour les recherches en ergonomie : l’équipe a désormais droit de cité à l’Iria.

Une discipline indésirable ?

12Dès les premières manifestations de l’existence de recherches en ergonomie à l’Iria, certains chercheurs en informatique manifestent clairement leur incompréhension ou leur refus à l’égard de ce qu’ils considèrent comme un « corps étranger ». En 1971, on signifie clairement à Bisseret que l’institut n’a pas besoin des services d’un psychologue [17]. Pendant la première moitié des années 1970, l’équipe tire de son éloignement et de son autonomie financière une réelle protection à l’égard de ces critiques. Avec l’obtention du poste budgétaire de Bisseret en 1976, le regroupement de l’équipe sur le campus en 1979 et l’augmentation constante du retentissement des recherches en France et à l’étranger (22 publications et participations à des colloques ou des formations en 1977, 25 en 1980, 41 en 1986 et 79 en 1990), l’ergonomie commence à concentrer des critiques de plus en plus vives [18].

Une communication d’envergure nationale et internationale

13Confronté à ce climat de « guerre froide », André Bisseret mise sur la reconnaissance extra-muros de son équipe en accroissant notamment le nombre de publications annuelles (qui passent de 6 en 1977 à 29 en 1981). Après avoir travaillé une quinzaine d’années à l’automatisation du trafic aérien, l’ergonome se taille une place de spécialiste des relations homme-machine à l’échelle nationale et internationale. Aux arènes traditionnelles de la reconnaissance disciplinaire comme le congrès annuel de la Société d’Ergonomie de Langue Française (Self) où il communique chaque année et fait faire leurs premiers pas aux étudiants de troisième cycle, doctorants et post-doctorants qui viennent étoffer le groupe (3 en 1976 puis 6 en 1981), Bisseret se rend en 1978 au workshop « human-factors in man-machine communication » de Londres, au colloque « Man-computer communication » à Amsterdam, au congrès Bureautique organisé à Grenoble, à Moscou lors des rencontres du groupe franco-soviétique aéronautique ainsi qu’aux journées organisées par la DGRST sur les conditions de travail [19].

14Cette communication obéit à deux objectifs de promotion bien identifiés : circonscrire un champ d’intervention en communication homme-machine pour le psychologue face aux informaticiens, et notamment en matière de bureautique informatisée, domaine encore balbutiant ; investir la thématique de l’amélioration des conditions de travail du secteur tertiaire par l’adaptation au travailleur des nouveaux outils du « bureau moderne ».

15Les bénéfices que retire André Bisseret de cette campagne de promotion en hausse constante de ses recherches se manifestent d’ailleurs assez clairement dans le soutien que la direction de l’institut continue à lui témoigner sans faille depuis 1973 [20]. En effet, au moment où la société française découvre parfois avec anxiété les applications possibles de l’ordinateur, l’ergonomie et ses thématiques d’informatisation respectueuse du facteur humain constituent une vitrine idéale pour l’Iria.

16Cette stratégie s’accroît de 1976 à 1990 [21] comme nous le montre la courbe illustrant le rayonnement extérieur à l’institut de l’équipe d’ergonomie.

Diversification des terrains d’intervention et des contacts universitaires

17La fin des années 1970 et les années 1980 sont l’occasion pour les ergonomes d’éprouver les méthodes mises en place auprès des contrôleurs aériens sur de nouveaux terrains d’analyse. En 1978, commence une étude sur la formation des conducteurs du métro parisien, puis en 1980 une consultation demandée par la RATP pour la mise en conformité ergonomique de la salle de contrôle de la station Auber. Toujours en 1978, une collaboration avec l’Institut de Recherche des Transports (IRT) menée par Alain Michard permet au groupe d’étudier la signalisation maritime dans le Nord-Pas de Calais.

18Cette diversification (tableau page suivante) permet de conserver l’autonomie financière que le groupe connaît depuis la convention de 1969 malgré l’accroissement des effectifs. En effet, durant toute la décennie 1980, jamais moins de la moitié des terrains d’investigation explorés ne donne lieu à rémunération sur contrat. La fin du Cerp, puis celle du STI, montrent à André Bisseret combien l’autonomie financière est une garantie de survie importante pour une équipe de recherche jamais parfaitement acceptée dans ses diverses structures d’accueil. Et en 1980, avec la transformation de l’Inria et la disparition du Sesori, le maintien de l’équipe à Rocquencourt semble une fois encore reposer sur la confiance que la direction lui accorde (Jacques-Louis Lions remplace André Danzin le 27 décembre 1979) en vertu des échos qui lui parviennent de ses multiples commanditaires. André Bisseret s’en souvient parfaitement et déclare :

19

« J’ai un excellent souvenir : Jacques-Louis Lions dirigeait le nouvel INRIA, et j’étais accoudé au bar de la cantine, debout à prendre un café, Lions m’a abordé et m’a dit “J’ai pris mes renseignements à l’extérieur, vous serez un projet à part entière de l’INRIA”. Quelqu’un avait dû lui dire que ce que nous faisions, c’était très bon ; je n’ai pas su qui… Compte tenu des critères de Lions (genre “l’excellence”), j’étais ravi, particulièrement de son “à part entière”. » [22]

Terrains d’étude et commanditaires de l’équipe d’ergonomie de l’informatique (1980 à 1989)

tableau im2

Terrains d’étude et commanditaires de l’équipe d’ergonomie de l’informatique (1980 à 1989)

20Le maintien s’accompagne d’une promotion qui fait de 1980 une date aussi importante que 1976 dans l’histoire des recherches en ergonomie de l’informatique à l’Inria : après la réorganisation de la recherche sous la forme de projets multiples, le thème 7, Communication Homme-Machine, accueille André Bisseret et ses collaborateurs aux côtés d’autres informaticiens. Le LABORIA, pôle d’excellence des chercheurs est resté inaccessible aux psychologues ergonomes de 1972 à 1980 : leur entrée dans le groupe le plus élitiste des chercheurs de l’institut marque la confiance que Lions porte à cette équipe toujours jugée comme atypique par certains de ses collègues. Désormais, l’ergonomie de l’informatique est reconnue comme pierre angulaire de la recherche en informatique et non plus seulement comme un facteur favorisant son insertion dans la société.

21Des relations durables sont nouées également avec des groupes de recherche étrangers travaillant sur des sujets similaires. En premier lieu, l’AMES Research Center de la NASA des professeurs Billings et Curry dont la préoccupation principale est la mise en conformité ergonomique des équipements aéronautiques et spatiaux [23]. En 1983, Dominique Scapin y est reçu et y donne un cycle de conférences [24]. Trois ans plus tard, c’est J.M. Robert, ancien stagiaire de l’équipe qui est reçu à l’Inria dans le cadre d’un programme d’échange avec la NASA [25]. De même, le célébrissime PARC de Xerox (Palo Alto Research Center [26]), au travers des professeurs Card et Moran de l’Human Factors laboratory, prend contact avec André Bisseret en 1980 pour initier une collaboration autour des problèmes d’interfaces homme-ordinateur. En 1983, une visite à Palo Alto est effectuée par plusieurs membres de l’équipe. En retour, en 1989, Wanda Smith, chercheur au PARC et chez Hewlett Packard vient donner une conférence à l’Institut.

22André Bisseret n’est pas en reste dans la valse des communications internationales. Outre les rendez-vous annuels de la Self [27], de grands organismes font appel à lui pour diriger des rencontres. Ainsi, il est membre du comité de programme de l’AGARD, Aerospatial Medical Panel Symposium de Toronto en avril 1986.

23La promotion de l’ergonomie de l’informatique est également assurée par la participation des membres du groupe à l’enseignement universitaire. Jean-Claude Spérandio, professeur à Paris VIII Saint-Denis, accueille André Bisseret dans son équipe pour que celui-ci intervienne dans le cadre de la formation dispensée par l’école doctorale de psychologie. En 1980, sept établissements de l’enseignement supérieur font appel aux ergonomes dans le cadre de leurs formations professionnelles ou de troisième cycle [28]. Ce nombre s’accroît en 1982 pour rester stable ensuite jusqu’en 1989. La participation à ces cours dépasse le simple enjeu de la transmission des savoirs. Si la majorité des interventions se font dans le cadre de formations en psychologie ergonomique, les interventions au CESTI [29] font connaître auprès de jeunes ingénieurs cette discipline nouvelle qu’est l’ergonomie de l’informatique.

24Enfin, en 1985, pour la première fois, la presse nationale se penche sur les réalisations du groupe « Psycho-Ergo » de l’Inria dans le numéro du 28 octobre 1985 du Monde Informatique, hebdomadaire de référence où Bisseret affirme son statut de psychologue et ce que cela apporte dans le processus de conception des systèmes informatisés.

25Si la courbe du rayonnement de l’équipe rend bien compte d’une tendance très nette à l’accroissement continue, de la fin des années 1970 à l’orée des années 1990, des communications, publications et activités d’enseignement du groupe, elle ne permet pas de juger de leur importance relative : aux côtés des traditionnelles allocutions à la Self auxquelles André Bisseret trouve peu d’intérêt [30], les contacts noués avec l’étranger ou certaines administrations sont bien plus fructueux sur le plan scientifique et politique.

26En 1990, André Bisseret peut déclarer à Alain Bensoussan [31], au moment où il quitte l’Inria, que son projet « marche bien, trop bien même » [32]. Aux réussites scientifiques incarnées au premier chef par le système Cautra, s’ajoutent d’indubitables succès en matière de communication, de gestion et de promotion de la recherche. Confrontée dès le début des années 1970 à un faisceau de critiques quant à sa présence au sein d’un institut de recherches en informatique, la psychologie-ergonomie a su mettre en place une véritable stratégie de contournement des positions de pouvoir établies sur des bases scientifiques à l’Inria, pour gagner la confiance et le soutien de la Direction durant 21 ans. Au moyen d’une montée en puissance à partir de 1976 sur la base d’une augmentation constante du nombre de chercheurs sur poste et des bénéfices tirés d’une phase d’accumulation des connaissances réinvesties ensuite dans d’autres domaines, les publications, communications et activités d’enseignement assurent dans le courant des années 1980 une renommée nationale et internationale au groupe qui devient dès lors un projet de recherche à part entière. La prise en compte de ces facteurs intimement liés à l’activité scientifique permet une compréhension globale de l’histoire d’un groupe de chercheurs atypiques dans le cadre d’une institution centrale de la recherche en informatique.

Notes

  • [1]
    Cette définition sommaire de ce que recouvre l’ergonomie de l’informatique est, bien entendu, un raccourci. Pour une définition plus précise de cette discipline voir Spérandio Jean-Claude, 1980, La Psychologie en Ergonomie, Presses Universitaires de France, Paris.
  • [2]
    Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (voir : Pascal Griset & Alain Beltran, 2007, Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherches à l’Inria, EDP Sciences, Paris).
  • [3]
    Depuis sa création en 1967, l’Iria, puis l’Inria à partir de 1980, est situé sur le campus de Rocquencourt dans la banlieue parisienne.
  • [4]
    André Bisseret, qui dirige les travaux, Claude Énard et Jean-Claude Spérandio.
  • [5]
    Sur le Cautra et le travail des ergonomes : Sophie Poirault-Delpech, 1995, Biographie du Cautra. Naissance et développement d’un système d’information pour la circulation aérienne. Thèse De Doctorat, Paris.
  • [6]
    Ingénieur en chef chargé d’emploi fonctionnel à la DGAC, c’est lui qui dirige le projet d’informatisation du contrôle aérien.
  • [7]
    Le C.E.N.A. (Centre d’Études de la Navigation Aérienne) est un service de la Direction Générale de l’Aviation Civile chargé d’études, de recherches et d’expérimentations dans le domaine de la gestion du trafic aérien et des moyens techniques qui y sont associés : communications, gestion radar et surveillance. Il est fondé le 28 août 1959.
  • [8]
    Centre d’Étude et de Recherche Psychotechnique.
  • [9]
    Archives Inria Rocquencourt, Convention de recherche du 13 juin 1969 (DGAC-Iria).
  • [10]
    « Jusqu’alors, le secrétaire général du moment (je ne sais plus son nom, mais ça serait facile à retrouver) gérait notre contrat mais, dans sa représentation, nous n’avions rien à voir avec ce que faisait l’Iria… En gros, il cachait plutôt notre existence. (Ceci étant, il était très sympa avec nous). Au point qu’un beau jour, André Danzin a entendu parlé de nous à l’extérieur, j’ai compris par la suite que c’était assez louangeur : du genre, “Vous avez l’équipe Bisseret, chez vous, ceux qui travaillent sur le trafic aérien, c’est très intéressant…”. Or il ne le savait pas, il s’est trouvé en porte-à-faux et ça ne lui a pas vraiment plu. Il rentre à l’Iria, et il s’étonne auprès du secrétaire général ; et il lui dit : “vous allez m’organiser une réunion avec l’équipe Bisseret, je vais aller voir ce qu’ils font et après, je déciderai. Ou ils partent, ou ils restent, mais je ne veux pas rester dans cette situation…”. Il ne voulait pas laisser perdurer une situation bâtarde. Donc on me téléphone, nous le recevons au centre de contrôle, et nous lui expliquons pendant toute une journée ce que nous y faisons… » (Entretien oral avec André Bisseret, 12 novembre 2001). Au plus tard, André Danzin apprend d’existence de l’équipe d’Orly mi-mai 1973. En effet, dans le répertoire des lettres envoyées par la direction, celle qui est adressée à Laguionie, Delamarre et Montpetit pour organiser la visite à Orly et préciser l’itinéraire adopté est datée du 15 mai 1973. Elle est la première mention d’ergonomie dans le fond de direction après 1972 et donc l’arrivée de Danzin comme directeur (Archives Inria Rocquencourt, Boîte 02 00 030, Répertoire des lettres envoyées par Danzin de juin 1972 au 27 septembre 1976 – lettres 5156 à 8699, p. 209).
  • [11]
    Entretien oral avec André Bisseret, 12 novembre 2001.
  • [12]
    Coordination AUtomatique du TRafic Aérien. La première version du C.A.U.T.R.A., datant de 1961, permet d’imprimer les STRIPS, c’est-à-dire les plans de vol, sans que l’aiguilleur n’ait d’écran de visualisation de l’ensemble du trafic. En 1962, apparaît le premier traitement numérique des données radar. La machine qui permet au C.A.U.T.R.A. de fonctionner est un IBM 650. La troisième version du système, datant de 1976, propose pour la première fois la mise en place d’un système de traitement complet des plans de vol et des données radar (Archives Inria Rocquencourt, Notes dactylographiées sur le C.A.U.T.R.A. anonyme et non datée, 1971).
  • [13]
    Jean-Claude Spérandio, 1972, Charge de travail et variations des modes opératoires, Thèse de Doctorat, Université Paris V, Paris.
  • [14]
    Texte de 1958 édité par Prentice-Hall en 1972.
  • [15]
    Entretien oral avec André Danzin du 12 novembre 2001.
  • [16]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’Activité de l’Iria, 1976.
  • [17]
    Archives Inria Rocquencourt, Compte rendu de la réunion du Directoire du 11 mai 1971.
  • [18]
    Le conseil scientifique du 3 juin 1981 est l’occasion de mettre en doute le bien-fondé de l’existence de telles recherches dans un institut de recherche en informatique (Archives Inria Rocquencourt, Compte rendu du Conseil Scientifique du 3 juin 1981, p. 2) : « Quelle forme prennent les débouchés de cette recherche à l’Inria ? Des publications pouvant être utilisées par des non-spécialistes par exemple ? ». Lors des promotions internes, les blocages sont également présents avec comme argument principal la marginalité du profil des psychologues en regard des informaticiens (Archives personnelles d’André Bisseret, Lettre du 30 septembre 1983 adressée à Jacques-Louis Lions).
  • [19]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité du groupe de psychologie ergonomique, 1978.
  • [20]
    « Un rôle pilote est attribué à l’action de recherche conduite dans le cadre d’une convention IRIA dont les travaux ont connu en 1973 un développement particulièrement fructueux (“Analyse du travail d’un opérateur dans un système homme-machine”) conduit en vue d’une application spécifique au contrôle de la navigation aérienne […] Par ailleurs, l’équipe de l’IRIA, détachée à la navigation aérienne, sur convention, a poursuivi son important travail d’ergonomie liée à l’étude de l’introduction des automatismes et de l’informatique dans le contrôle du trafic aérien. Ces études commencent à connaître un intéressant retentissement international. » (Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité du Conseil d’Administration, L’année 1973 à l’Iria, p. 12).
  • [21]
    Date du départ d’André Bisseret.
  • [22]
    Entretien oral du 12 novembre 2001 avec André Bisseret.
  • [23]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité Annexe Technique 1981, p. 137.
  • [24]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité Annexe Technique, 1983, pp. 7.14.
  • [25]
    Archives Inria Rocquencourt, Rapport d’activité Annexe Technique 1985, pp. 7.16.
  • [26]
    Fondé en 1970, le seul département d’informatique compte 300 personnes (Archives Inria Rocquencourt, Bulletin de la Recherche en Informatique et en Automatique n°58 novembre 1979, p. 25).
  • [27]
    Jean-Claude Spérandio est membre du Bureau du Conseil de la Self dès 1980.
  • [28]
    Université René Descartes, Université de Provence d’Aix en Provence, Université Paris VIII Saint-Denis, Université Paris Sud Orsay, Université de Rennes, École Nationale de l’Aviation Civile et Centre d’Études Supérieures des Techniques Industrielles.
  • [29]
    Centre d’Études Supérieures des Techniques Industrielles (Saint-Ouen).
  • [30]
    « Parce que la Self, à un moment ça m’a paru un peu ringard… » (Entretien oral du 12 novembre 2001 avec André Bisseret).
  • [31]
    Président Directeur Général de l’Inria depuis 1984.
  • [32]
    Archives personnelles d’André Bisseret, Note d’André Bisseret à Alain.
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