Notes
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[1]
Article achevé en juin 2008.
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[2]
Le 23 mars, Kensington, spécialiste du crédit immobilier à risque (GB), publie un profit warning. Le 2 avril, New Century, le n°2 du subprime américain, se déclare en faillite. Les Echos, 20 août 2007, p. 3.
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[3]
Remarquons l’incertitude du chiffre donné pour cette partie subprime : entre 150 et 250 G$. Ce qui témoigne i) de l’opacité des montages, et ii) d’un énorme contraste avec la transparence demandée par cette industrie à l’encontre des firmes de réseaux lorsqu’elle finance des opérations réelles. Deux poids, deux mesures.
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[4]
Voir le précédent « portrait », Flux 71, p. 77.
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[5]
On enregistre là un effet des nouvelles règles comptables IFRS qui obligent les firmes à enregistrer les opérations en « valeur de marché ». Elles accélèrent les tendances : conduisent à augmenter les pertes en situation de crise et inversement, fabriquent des profits virtuels lorsque les marchés sont haussiers.
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[6]
Voir Le Monde, 21 et 22 octobre 2007 ; 5 juin 2008, p. 14.
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[7]
Ce n’est pas la structure de l’opération qui se trouve en cause car avec un apport de 6 G$ en actions ce montage est relativement peu exposé en dette.
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[8]
Voir Financial Times, January 5, 2006 et Le Monde 27 juillet 2006, p. 11.
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[9]
En rebasant à partir d’un taux de 5%, l’opération équivalente en 2006 serait d’environ de 67 G$ (Le Monde, 27 juillet 2006, p. 11)
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[10]
Cette histoire a fait l’objet d’un livre au titre évocateur Barbarians at the Gate publié en 1991 et d’un film. Voir aussi Georges Anders, Merchant of Debts.
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[11]
3,6 G€ d’achat et 1,3 G€ de reprise de dette et reprise de 2% du capital flottant.
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[12]
Bras séculier de la famille Wendel, formé par la fusion de la CGIP et de Wendel Investissement, le fonds est dirigé par Ernest-Antoine Seillière alors président du Medef. Il passe la main en 2002 à un ancien de Lazard et de BNP Paribas qui ne fait pas partie de la famille.
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[13]
Schneider doit se défaire de Legrand. Quelques années plus tard, une décision de justice établit que la demande de la Commission n’était pas fondée mais elle intervient trop tard. Chaque firme avait construit son développement sur de nouveaux projets ; il n’était pas possible de revenir à l’état initial.
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[14]
Cette opération dans la chimie allemande fait suite à l’opération de Blackstone sur Celanese.
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[15]
Signe d’éclectisme, il reprend aussi le distributeur de jouets : Toys? Us.
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[16]
Pour mémoire, en 2004, KKR a introduit à la bourse de New York une société foncière (Reit) qui lui a permis de lever 1,6 G$ (Les Echos, 20 avril 2006).
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[17]
Ou fonds géant, par analogie avec l’industrie aéronautique.
-
[18]
L’article observe que ce type de mega-fonds conduit à concentrer cette industrie. Blackstone a levé 12 G$ et plusieurs fonds ont mobilisé entre 8 et 10 G$ : Goldman Sachs, Capital Partners, Apollo Management, Warburg Mincus, Carlyle.
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[19]
Veolia Environnement, Document de référence 2006, p. 37.
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[20]
Les réactions en Angleterre à une offre sur Sainsbury sont significatives de mentalités profondes. L’indépendance, dans ce cas, serait menacée, pourtant les rachats multiples de toute l’industrie de l’eau et des industries électriques et gazières n’ont pas suscité le moindre émoi. Étonnant comportement qui se situe à l’inverse de celui des Français, très réactifs pour tout changement sur GDF, la Saur ou l’ancienne Générale des eaux mais peu attentifs à une reprise de Carrefour.
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[21]
SAC, basé dans le Connecticut et dirigé par le milliardaire Steven Cohen.
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[22]
« Infrastructure is a multi-trillion dollar global market place with enormous need for private investment », Kravis et Roberts, FT May 16, 2008, p. 16.
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[23]
Voir la page entière consacrée à ce fonds par le Financial Times October 20, 2003, p. 11.
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[24]
Voir FT May 16, et August 4-5, 2007.
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[25]
Pour une discussion à partir des normes comptables, voir E. Chiapello, (2005). Les normes comptables comme une institution du capitalisme. Une analyse du pasage aux normes IFRS en Europe à partir de 2005. Sociologie du travail, 47 (3), p. 370.
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[26]
F. Morin, Le nouveau mur de l’argent. Paris, Seuil, 2006. Voir le chapitre 2.
1Au commencement de nos enquêtes nous considérions l’industrie de la finance, dans ses rapports aux firmes d’infrastructures, comme un fournisseur parmi d’autres [1]. Le suivi des politiques de libéralisation dans les télécommunications, puis dans l’énergie nous conduisit rapidement à réviser cette interprétation. L’industrie de la finance et du conseil ressortait comme participant étroitement à la définition des politiques. Elle se faisait l’avocat d’un modèle dérégulé, sans production – fabless –, dont la figure emblématique fut Enron. Elle intervenait dans la plupart des grandes opérations d’introduction en bourse et de fusions et acquisitions. Le fournisseur détenait donc un bien plus grand pouvoir que nous le pensions.
2Ce pouvoir est le résultat de facteurs multiples, diffus pour certains, mais il est aussi à l’évidence la conséquence d’une position incontournable sur toutes les grandes transactions selon trois modalités : en conseil, en dette et parfois en investisseur. Cette dernière position, d’investisseur en actions, connut un renouveau après le retournement des marchés en 2000-01. Le durcissement réglementaire qui suivit la crise (loi Sarbanes Oxley de 2002), puis la hausse des capitaux disponibles en quête de placement favorisèrent le développement rapide d’une famille d’acteurs qui était jusqu’alors restée discrète dans le secteur des infrastructures : les fonds de private equity.
3Nous avons consacré le précédent « portrait d’entreprises » à présenter leur modèle, leur ascension et trois firmes : Blackstone, Carlyle et Apollo Management. Nous poursuivons avec deux autres fonds – KKR et Cerberus —, pour conclure par quelques remarques générales sur cette famille d’acteurs. Au moment où nous documentions ce travail (été et automne 2007) survenait une nouvelle crise financière, dite crise des « subprimes » ou crise des crédits immobiliers. Ses effets restaient alors circonscrits et ne se traduisaient pas dans les opérations que nous suivions, même si de nombreux faits convergeaient pour établir que ces subprimes, concernant des acheteurs à risques de biens immobiliers, ne représentaient que la partie visible d’un mécanisme bien plus lourd de financement par la dette. À l’automne 2006, un document publié par l’autorité de régulation des marchés financiers en Grande-Bretagne (FSA) s’inquiétait déjà du niveau de la dette portée par les fonds de private equity et par les fonds alternatifs ; la somme de 1500 milliards de dollars était mentionnée. Il était aussi question de la cascade des refinancements de dette, allant jusqu’à dix niveaux pour un même actif, de sorte que la responsabilité finale des risques devenait incertaine. Autrement dit, dès l’automne 2006, des études provenant des meilleures autorités avaient tiré la sonnette d’alarme en s’interrogeant sur le risque que ces dettes faisaient peser sur tout le système financier : niveau trop élevé, que ce soit en volume brut ou dans le montage d’une opération spécifique ; sophistication trop grande conduisant à une dilution des risques mais aussi à leur diffusion en cas de crise majeure. C’est ce qui s’est produit un an plus tard.
Chronologie d’une crise, 2007-08
4Avant de poursuivre dans la présentation de deux fonds, nous voudrions faire un rapide état des principaux faits concernant cette crise de 2007-08. Des signaux se sont allumés en février, mars, et avril 2007 avec des faillites ou des résultats décevants pour des fonds spécialisés dans les crédits hypothécaires aux États-Unis ou en Grande-Bretagne [2]. Mais à l’époque, les autorités monétaires envoient un message rassurant ; la crise des subprimes reste circonscrite et n’a pas d’effet de contagion. Pendant l’été, plusieurs grandes banques doivent intervenir massivement pour injecter des capitaux dans des fonds d’arbitrages. Deux fonds de la banque Bear Stearns font faillite. Fin juillet, la banque allemande IKB annonce à son tour un profit warning et le gouvernement mobilise les grandes banques pour un plan de sauvetage. Quelques semaines plus tard, la banque Sachsen LB est sauvée de la faillite grâce à une ligne de crédit de 17,3 G€ accordée par un pool bancaire. En août, American Home Mortgage Investment fait un dépôt de bilan. Goldman Sachs doit injecter 3 milliards de dollars dans un de ses fonds. Les marchés financiers chutent fortement à la fin du mois de juillet, avec une réplique autour du 15 Août. Les turbulences vont durer jusqu’à la fin de l’année. Avec le temps, les acteurs découvrent l’étendue du problème. La crise des subprimes devient une crise de dette, puis se diffuse à l’économie réelle. Chaque semaine qui passe alourdit les additions.
5Lors des présentations trimestrielles des résultats de l’automne 2007, puis pour les comptes annuels, les grandes banques d’investissements chiffrent leurs dépréciations d’actifs. Les réévaluations entre la fin 2007 et le début de 2008 témoignent de l’amplification de la crise (voir tableau). La hausse de certaines provisions est considérable : Citigroup, UBS, RBS, Merrill Lynch. Une étude de la Deutsche Bank évalue à 400 G$ le coût de cette crise pour les banques (dont 150-250 G$ pour les subprimes [3]). La crise prend un tour concret, mesurable. Quelques grandes secousses hautement symboliques viennent s’ajouter. Le gouvernement anglais reprend, en février 2008, la banque Northern Rock qui connaissait des difficultés depuis l’automne. Cette opération d’environ 34 G€ vient peser sur les comptes publics et fait passer la dette publique rapportée au PNB à 44,4% (C. Giles, FT February 8, 2008). Aux États-Unis, c’est une intervention de la banque Fédérale et de JP Morgan qui sauve Bear Stearns de la faillite. Cette banque créée 85 ans plus tôt, à la réputation de maison prudente, ne parvient pas à se sortir de la crise de confiance liée à la gestion de deux fonds spéculatifs. Son titre est en chute libre : 170 $ en janvier 2007, 110 $ en septembre, 63 $ en mars 2008 et 30 $ le 14 mars 2008, jour de l’annonce du sauvetage (FT March 15/16, 2008, p. 1). La banque Suisse UBS révise son évaluation des pertes à plusieurs reprises, pour arrêter ses provisions à 37 G$. Plusieurs grandes banques doivent augmenter leur capital pour respecter les ratios d’endettement (voir tableau). Dans plusieurs cas, elles acceptent l’entrée de plusieurs fonds souverains : pays du Golfe, Singapour et Chine.
Le modèle des private equity et la crise
6Le modèle des private equity fondé sur de la dette se trouve directement affecté car les grandes banques sont désormais plus prudentes dans leurs opérations de prêts, de plus, certains vendeurs n’ont pas encore répercuté la chute des marchés dans l’appréciation de leur actif. Avec le ralentissement des transactions qui en résulte, ce sont trois sources de profits qui diminuent : les rémunérations sur les fusions et acquisitions, les revenus de gestion, et les plus-values de ventes d’actifs. Les dirigeants des grandes firmes du secteur demandent aux investisseurs de faire preuve de patience, évoquent des « retours modestes ». La magie du modèle a disparu (M. Gordon, FT April 1st 2008, p. 9)
7Les montages en dette fonctionnaient aisément tant que le système était haussier et qu’il était possible de sortir d’une acquisition par la vente. Le système se grippe lorsque les banques deviennent plus prudentes en financement par la dette et que les repreneurs sont moins nombreux. Dans le deuxième semestre de 2007, les transactions à plusieurs milliards d’euros, qui jusqu’alors faisaient la « une », se raréfient ; l’activité se poursuit sur des opérations de moins d’un milliard d’euros (FT April 13, 2008, p. 15). Selon Dealogic, le volume des transactions au cours des deux premiers mois de 2008 a été de 38,2 G$, contre 118 G$ un an plus tôt (FT Wealth, n°1, Spring 2008, p. 23).
8Certains fonds de private equity ont monté des opérations juste avant la crise de dette (juillet 2007), avec des ratios d’endettement élevés et parfois un prix d’achat très élevé. Les analystes les désignent comme des opérations « zombie » pour signifier que leur valeur est devenue inférieure à leur dette et, comme il n’existe pas de mécanisme qui oblige les banques à renégocier, les fonds se trouvent en situation d’impasse (FT March 25, 2008). D’autres fonds se trouvent dans une situation inverse. Ils disposent de sommes déjà collectées et sont en quête de placement. Mais ils rencontrent des difficultés à réaliser les montages en dette. Ils sont donc à la recherche de toutes les options qui permettent de réaliser des transactions. La baisse des taux d’intérêts par la Fed est une réponse qui facilite la renégociation de dette. Plusieurs fonds s’orientent non vers de l’achat de firmes mais dans des reprises de dettes cédées par les banques. Enfin, la plupart attendent la baisse de valeur des actifs pour pouvoir les racheter. L’impact de la crise sur la profession est donc contrasté. Si certains acteurs se trouvent très exposés, d’autres disposant de ressources se retrouvent en mesure de tirer parti de la grande braderie qui s’annonce.
9Le paradoxe de cette crise est que les capitaux disponibles restent très nombreux. Pour le premier trimestre 2008, les sommes levées pour de nouveaux fonds ont été de 163,5 G$ (FT May 15, 2008, p. 14). Selon la lettre Private Equity Analyst, les firmes de private equity se trouvent assises sur une pile d’argent non investi. Malgré la crise, l’argent continue à arriver : « cette industrie a levé pour le 1er trimestre 32% de plus que pour la période correspondante un an plus tôt » (FTfm, April 21, 2008, p. 3). La croissance qui se poursuit dans certains pays émergents et surtout la très forte hausse des prix du pétrole fait de quelques pays les pourvoyeurs incontournables de capitaux.
10Blackstone avait été le premier fonds à placer une partie de son capital en bourse [4] ; c’était en juin 2007, en plein succès de l’industrie des private equity. Un mois plus tôt, 10% du capital, soit 3 G$, avaient été cédés au fonds souverain chinois – CIC. D’autres fonds privés étudient la même approche. Les fonds souverains font leur entrée au capital des grandes banques de New York et de quelques firmes de private equity.
- Apollo Management vend une participation significative à Abu Dhabi Investment Authority, en juillet 2007.
- Carlyle, en septembre 2007, cède 7,5% de son capital à Mubadala, un autre véhicule du gouvernement d’Abu Dhabi.
- Colony Capital envisage de vendre une participation à un fonds souverain du Golfe.
- Merrill Lynch reçoit le soutien de Temasek et du KIA (Koweit Investment Authority). Des discussions sont également engagées avec TPG qui pourrait investir à hauteur de 3 G$. (FT April 25, 2008, p. 1).
- Le CIC chinois alloue 4 G$ à un fonds géré par JC Flowers et dédié aux institutions financières affaiblies (FT Feb 8 et Feb 11, 2008).
- Il investit également 5 G$ dans Morgan Stanley, soit 9,9% du capital.
Réactions à la crise
11Comment les firmes que nous avons étudiées dans le précédent article ont-elles réagi à cette crise ?
12Blackstone pour le troisième trimestre 2007, soit cinq mois après son introduction en bourse, annonce une perte de 113 M$. L’action introduite à 31 dollars ne vaut plus que 22,6 $. Un examen plus attentif établit cependant que l’activité est restée stable mais, puisque les analystes tablaient sur une progression, il y a correction ; les marchés surréagissent.
13Les résultats ne s’améliorent pas au quatrième trimestre 2007. En incorporant les charges de l’introduction en bourse, le fonds affiche des pertes de 170 M$ contre un profit de 1,18 G$ un an plus tôt. Le titre a poursuivi sur sa baisse et cote 14,4 dollars en mars 2008 (FT March 11, 2008, p. 15). Le président et fondateur Steve Schwarzman explique : « clearly we are in the midst of a severe financial crisis. Until relatively recently this has been primarily a US issue, and mostly in the debt markets. Now stock markets are also affected, and banks have stopped lending » (FT op. cit.). Le rythme des nouvelles acquisitions a été réduit d’un tiers par rapport à l’année précédente, en particulier pour les très grandes opérations. Malgré tout, les actifs en gestion en 2007 sont passés à 102 G$ et tous les segments sont en progression. Sur un portefeuille de 50 sociétés principales, seules trois ou quatre enregistrent des pertes importantes.
14Pour le 1er trimestre 2008, la situation se détériore par rapport au trimestre précédent. Le fonds affiche une perte de 66,5 M$, expliquée par une provision pour sa participation dans Deutsche Telekom [5] et la forte baisse de l’activité de rachat de firmes ; un an auparavant, le gain était de 838,5 M$ (FT May 15, 2008, p. 19). Cette fois, il y a baisse dans la valeur de tous les segments d’activité : private equity, immobilier, gestion alternative.
15À l’inverse, cette crise offre de très grandes opportunités pour acheter des actifs déclassés.
16Blackstone se développe par exemple dans l’immobilier en Inde (cinq opérations en 2007 pour 800 M$) et il poursuit en 2008 (société à Bangalore). La chute des marchés actions incite les firmes indiennes à rechercher de nouveaux partenaires pour poursuivre leur développement. (FT April 28, 2008, p. 18).
17Par rapport à d’autres, Blackstone reste peu endetté ou dispose d’actifs dont l’activité permet de rembourser la dette. Il ne se trouve pas dans la situation de devoir vendre au mauvais moment. Le groupe qui a cédé plusieurs actifs immobiliers au plus haut (1er semestre 2007) envisage d’en racheter certains à des prix « bradés ». Des actifs issus de l’acquisition géante d’EOP et vendus à un grand propriétaire de New York pour 7 G$, ou des propriétés en Californie reprises par Macquarie Properties pour 3 G$ sont remises sur le marché (FT May 16, 2008, p. 1).
18Compte tenu de la baisse de l’activité de private equity (reprise de firme), le fonds se déploie à vive allure sur la reprise de dette ; au printemps 2008, il mobilise 25 G$ et organise des reprises pour environ 7 G$ (FT May 15, 2008, p. 19).
19Carlyle ne traverse pas non plus cette période de turbulences sans quelques problèmes qui écornent son image. En France, une trop belle affaire, réalisée sur le dos de l’État, le met sous le feu des projecteurs [6]. À la suite d’un appel d’offres public, le fonds avait signé une promesse de vente, en avril 2003, pour acheter le siège de l’Imprimerie nationale (dans le 15e arrondissement de Paris) pour un montant de 85 M€. Des lenteurs imputables au vendeur ont conduit à ce que la vente effective n’intervienne qu’en janvier 2006. Entre-temps le marché immobilier parisien avait considérablement monté et surtout, le ministère des Affaires étrangères recherchait un bâtiment pour regrouper des services. Donc, Carlyle accepta de lui céder ce bien pendant l’été 2007 pour un prix de 325 M€ ; pour expliquer cette hausse, le fonds invoque le programme de travaux qu’il a engagé pour environ 100 M€. Reste que la plus-value est belle sur une durée courte et que l’État, vendeur un jour et acheteur le lendemain, aurait pu faire l’économie de ce passage par un intermédiaire. Un rapport parlementaire, sur une mission d’évaluation et de contrôle de la politique patrimoniale de l’État en fait un cas d’école des dysfonctionnements internes. Si cela peut consoler le contribuable français, observons que le Trésor public britannique connut le même genre de mésaventure avec la vente de Qinetiq, une firme de défense. En cédant 34% du capital à Carlyle en 2003, puis en introduisant cette firme en bourse en 2006, le taux de rendement interne a été de 14% pour l’État contre 112% pour Carlyle dont l’investissement initial de 42 M£ est passé à 300 M£ (A. Barker, FT November 23, 2007).
20La situation de Carlyle Capital Corp. (CCC), cotée à Amsterdam et basée à Guernesey, se détériore malgré des cessions d’actifs et un crédit de 150 millions de dollars assuré directement par Carlyle (voir Flux 71, p. 89). En mars 2008, des appels de fonds des banques ne peuvent être honorés et elles bloquent les crédits collatéraux. Le titre chute à 5 dollars (il avait été introduit en bourse en juillet 2007 à 19 dollars). L’édifice qui reposait largement sur de la dette s’effondre. Le fonds doit vendre d’urgence des actifs mais il le fait dans un marché baissier et ces ventes contribuent à la baisse. La spirale de destruction s’enclenche. En définitive, un plan de liquidation est adopté le 17 mars par les actionnaires (15% des cadres de Carlyle et 85% d’investisseurs externes). À cette date, l’action de CCC ne vaut plus que 0,21 $. Il reste à liquider un portefeuille d’actifs évalué à l’origine à 22 G$. La plupart des grandes banques d’investissement se trouvent impliquées : Citigroup avec une exposition de 4,42 G$, Lehman Brothers (3,07), Bank of America (1,97), UBS (1,84), Deutsche Bank (1,74), Bear Stearns (1,65), JP Morgan (1,37), Calyon (1,34) (FT March 11, p. 17)
21Cette opération est représentative des excès de l’ingénierie financière dans les années 2005/07. Premièrement, il avait été considéré que l’activité de CCC était sans risque car adossée sur des titres hypothécaires, avec en arrière-plan des actifs immobiliers physiques. Le fonds avait reçu la notation maximum - AAA, au moment de son introduction en bourse. Deuxièmement, le montage avait fait un appel maximum à la dette : environ 30 de dette pour chaque dollar investi en capital ! Donc, comme le fait observer un cadre cité par le Financial Times : « lorsqu’on se trouve avec de tels niveaux d’endettement il n’y a aucune place pour l’erreur » (M. Arnold et H. Sender, FT March 7, 2008, p. 17). David Rubinstein, cofondateur et directeur du fonds, qui pronostiquait au début de 2007 que des opérations de 80 à 100 milliards de dollars pouvaient être envisagées, révise son analyse. Le temps est celui d’opérations plus petites. Il considère aussi une domination moindre des fonds américains avec l’arrivée de concurrents – fonds souverains, fonds locaux.
22En Chine, Carlyle poursuit son expansion malgré les difficultés. L’opération de reprise de Xugong, à rebondissements multiples et qui semblait avancer, est toujours bloquée (voir Flux 71, p. 88). En revanche, le fonds peut annoncer un partenariat stratégique avec la province du Shandong, pour investir en commun, pour faire venir des investisseurs étrangers (FT May 15, 2008, p. 16).
23À l’ouest deux décisions sont importantes. Carlyle annonce avoir mobilisé 2,2 G€ pour un nouveau fonds immobilier destiné à investir en Europe. Aux États-Unis, il reprend l’activité de conseil aux institutions publiques de Booz Allen pour environ 2,54 G$. Ce major du conseil a des activités très importantes avec des agences publiques et dans des secteurs stratégiques – communication, intelligence et sécurité. Désormais, Booz Allen sera séparée en deux branches, travaillant sur des marchés différents, ayant passé entre elles des accords de coopération (FT May 17&18, 2008, p. 11).
24Apollo Real Estate Advisors constitue un département dédié à la reprise de dettes sur des actifs immobiliers en Europe. Le fonds revient à son métier d’origine du début des années 1990. Le ralentissement se fait sentir. Apollo Management et TPG ont du mal à placer leur dette de 14 G$, contractée pour racheter Harrah’s Entertainment (27,8 G$) [7]. Les banques ont déjà en portefeuille plus de 150 G$ de dettes en recherche de syndication, dont une bonne partie pour des opérations en LBO. Donc, tous attendent une baisse des prix avant de s’engager (FT February 4, 2008, p. 1).
Kohlberg, Kravis, Roberts - KKR
3e rang mondial avec 77,2 G$ de transactions en 2006
Environ 53 G$ d’actifs en gestion (juin 2007)
Caractéristique d’être assez diversifié géographiquement : États-Unis 44,5 G€, Europe 27,5 G€, Asie 5,2 G€.Fonds privé, créé en 1976, considéré comme l’ancêtre d’une industrie
3e rang mondial avec 77,2 G$ de transactions en 2006
Environ 53 G$ d’actifs en gestion (juin 2007)
Caractéristique d’être assez diversifié géographiquement : États-Unis 44,5 G€, Europe 27,5 G€, Asie 5,2 G€.
25KKR a été créé en 1976 par trois cadres de la banque Bearn Stearns — Jérôme Kohlberg, Henry Kravis et George Roberts — avec, paraît-il, 120 000 dollars en poche [8]. En 1987, les deux cousins Kravis et Roberts se séparent de Kohlberg et poursuivent le développement. Ils vont le faire en utilisant les financements par la dette. Cette technique permet de reprendre des sociétés avec une faible mise de fonds ; ensuite, ce sont les cash flows qui équilibrent la transaction, et une revente au bon moment permet de dégager une plus-value. Ils vont être les premiers à systématiser cette technique avec des opérations toujours plus importantes et contribuent ainsi à créer une nouvelle branche de la finance : le private equity. Ils accèdent à la notoriété internationale, en 1988, avec le rachat de RJR Nabisco pour 30 G$. Cette opération gigantesque [9] faillit presque les conduire à leur perte [10] mais c’est devenu un classique de la méthode dite de leverage buy out, (acquisition par effet de levier). Elle inspirera des livres et des études de cas. À la fin des années 1990, KKR enregistre de très mauvaises opérations dans le secteur des télécommunications et dans les cinémas aux États-Unis.
26Le fonds accède à la visibilité en France pendant l’été 2002 avec le rachat de Legrand. Pour cette opération d’environ 5 G€ [11], il s’est associé à Wendel Investissement [12] ; le financement est assuré par des poids lourds de la finance internationale : CSFB, Lehman Brothers, RboS. L’équipementier électrique familial de Limoges avait été repris un an plus tôt par Schneider mais leur fusion annoncée en septembre 2001 avait été refusée par la Commission Européenne [13]. Toujours pendant cet été 2002, le fonds reprend des actifs de Siemens pour 1,7 G$ dont une partie provient de Mannesmann en plein redéploiement stratégique dans le téléphone cellulaire ; parmi eux, la société Demag.
27En 2003, il s’illustre par le rachat du motoriste aéronautique MTU à DaimlerChrysler pour 1,45 G€ (conseillé par JP Morgan Chase). Cette opération soulève une polémique en Allemagne car MTU travaille pour l’industrie de la défense. À la même époque, le fonds Carlyle reprend Avio, le motoriste italien. Cette même année 2003, KKR, qui s’est intéressé aux sociétés d’assurances dont beaucoup sont cotées aux Bahamas, prépare l’introduction en bourse d’Alea (ancien Rhine Re, réassureur Suisse que le fonds a acquis en 1997) ; il est conseillé par Goldman Sachs et Merrill Lynch.
28En 2004, KKR rachète un fabricant de matelas, Sealy, à deux autres fonds d’investissement : Bain Capital et JP Morgan Partners ; ils sont conseillés par Goldman Sachs et JP Morgan. L’opération - qui n’a soulevé cette fois aucun débat, car les matelas ne sont pas considérés comme secteur stratégique - témoigne du développement d’un marché secondaire avec des fonds revendant des actifs à d’autres fonds. Elle montre aussi que ces transactions concernent un nombre limité d’acteurs au niveau mondial qui présentent une offre intégrée leur permettant d’être présents aux différents maillons d’une opération. Parmi d’autres cessions qui dopent les profits de KKR, on peut évoquer les Yellow Pages (Can), un fabricant de composants électroniques. En avril 2004, il reprend Dynamit Nobel pour 2,25 G€ au groupe MG technologies (ex Metallgesellschaft). Les conseils du vendeur sont Lazard et Dredner Kleinwort ; tandis que l’acheteur est associé à CSFB qui intervient en achat d’actions, en financement de dette et comme conseil [14]. Parallèlement, KKR rachète PanAmSat au groupe Murdoch pour 3,5 G€.
29Au début de 2005, il fait l’acquisition du producteur électrique Texas Genco pour 3,87 G$ [15] avec un apport en capital de 900 M$. Ce succès est obtenu après une mise aux enchères face à Warburg Pincus, JP Morgan Partners. Cette société sera cédée un an plus tard pour 6 G$ plus 2,2 G$ de reprise de dette. En très peu de temps, le capital investi aura été multiplié par plus de six ! Ce succès financier, qui fait rêver plus d’un investisseur, s’explique par trois facteurs : savoir cibler, savoir gérer et introduire un zeste d’ingénierie financière. Premièrement, les équipes de KKR ont su identifier un actif sous-évalué avec des gains de productivité potentiels. « The previous owner had spent a substantial amount of capex on (the fixed assets) and they were in a good shape » (FT jan 5, 2006, p. 9). Deuxièmement, ils ont recruté pour ce projet un cadre expert dans le secteur, qui a pris la direction de Texas Genco et a su réduire les coûts. Une troisième source de profit a été dégagée par de l’ingénierie financière ; les contrats à terme qui sécurisent les débouchés d’une partie de la production électrique ont été vendus à Goldman Sachs qui y trouve un intérêt pour son activité de trader. Et c’est ainsi qu’en un an les 900 millions de mise de départ sont devenus 6 milliards.
30À partir de la fin 2005, les opérations d’achat s’accélèrent comme pour Macquarie et les autres fonds. KKR se positionne sur l’Asie et ouvre des bureaux à Hong Kong et Tokyo. Surtout, il crée deux fonds qui vont lui donner une puissance de feu considérable, ce qui explique la suite des événements. D’abord, 4,5 milliards d’euros sont levés pour des investissements en Europe. Puis, à la fin de l’année, une opération énorme est engagée avec pour objectif de lever entre 10 et 12 G$ (dont environ 10% en provenance des fonds européens). Au printemps 2006, cette opération est complétée par l’introduction à la bourse d’Amsterdam d’une société d’investissement - Private Equity Investors -, initialement prévue pour 1,2 G€ [16] (1,5 G$) elle rencontre le succès et attire près de 5 G$ (FT May 5, June 13, 2006).
312006. Au total, KKR dispose d’un fond « jumbo » [17] de plus de 16 G$. En prenant en compte le recours à la dette, ses équipes peuvent acquérir des actifs pour une valeur comprise entre 80 et 107 G$ (FT December 16, 2006, p. 21) [18]. Tels des prédateurs, elles vont se mettre en chasse. Dans ce contexte marqué par des megas deals, évoquons cependant une évolution. Jusqu’alors l’approche financière dominait et l’important était de savoir identifier les bonnes cibles. Avec la hausse des prix d’acquisition, il devient utile d’attacher de l’importance à la substance de chaque domaine. KKR recrute des managers qui ont une compétence de gestion et connaissent un secteur.
32?– Le fonds investit dans le secteur des déchets en 2006. En janvier, associé au fonds anglais – CVC –, il reprend pour 1,4 G€ l’entreprise municipale, AVR, vendue par la ville de Rotterdam. Elle a une activité d’environ 500 M€. Quelques mois plus tard, cette fois sans partenaire, KKR saisit l’opportunité de la mise en vente par Brambles de ses activités logistiques (Industrial Services) et déchets en Australie (Cleanaway). Le fonds l’emporte devant le 1er groupe australien du secteur en offrant 1,8 GA$ (soit 1 G€). La filiale Cleanaway UK sera vendue séparément et reprise par Veolia pour un prix de 744,7 millions d’euros [19].
33?– En Inde, KKR réalise une opération importante (850 M$) en achetant 85% de la filiale indienne d’une société d’informatique. Les autres majors - Blackstone, Carlyle - ont aussi annoncé leur intention de se développer sur ce marché mais sans succès pour le moment (FT April 18, 2006).
34?– En mai, introduction en bourse de Demag (ancienne filiale de Mannesmann, reprise par Siemens) acquise quatre ans plus tôt. Le fonds envisage de céder ses 81% pour 1,1 G$, ce qui multiplierait par quatre son investissement de départ.
35?– En juillet, reprise du plus grand groupe de cliniques privées américain, HCA, pour un montant record de 33 G$, dont 11,7 G$ de dettes. Le fonds se trouve associé à la famille du fondateur de Hospital Corporation of America, aux cadres, à Bain capital et Merrill Lynch (FT July 25, 2006).
36?– Parallèlement, le fonds rachète 54% des Pages Jaunes la filiale de renseignements téléphoniques de France Telecom pour environ 3,3 G€ (FT July 24, 2006).
37?– En novembre, associé à Goldman Sachs Capital Partners, il reprend pour 4 G€ la filiale de Linde dans les engins de levage pour camion (Kion). Pour Linde, cela fait suite à l’opération majeure (12 G€ ) de reprise de BOC qui conduit le groupe à se concentrer sur les gaz industriels. Conseils : Crédit Suisse pour Linde ; Lehman Brothers pour KKR et Goldman.
38?– En décembre, associé avec Permira (un fonds anglais), il acquiert ProSiebenSat.1 Media pour 7,7 G$. Ce faisant, les deux partenaires se renforcent dans la télévision et la radio. Deux années plus tôt, ils avaient acquis SBS Broadcasting (Luxembourg). Le rapprochement de ces deux entités, à partir de juin 2007, permet de réaliser des économies de fonctionnement mais surtout crée une plate-forme touchant 77 millions de foyers dans treize pays d’Europe et venant concurrencer RTL (contrôlée par le groupe Bertelsmann).
39Pour garder une vision équilibrée, il faut aussi indiquer que c’est une activité où on ne gagne pas toujours. Ces groupes font en permanence des offres ; toutes n’aboutissent pas.
40?– Au printemps 2006, un consortium comprenant KKR, la banque Wachovia, Merrill Lynch et General Electric se positionne pour une participation majoritaire dans la banque de crédit de General Motors (GMAC), c’est une opération de 13 G$ (FT March 16, 2006). Cerberus associé à Citigroup l’emporte.
41?– Une offre de 2,5 G€ pour Kesa Electrical, faite conjointement avec Permira, est rejetée car insuffisante. Cette société contrôle Darty en France et Comet en Angleterre. KKR a une longue présence dans la grande distribution : Safeway (groupe de Californie en 1986), Royal Vendex (2004, Pays-Bas). Il a réalisé quatorze opérations dans ce secteur pour un total de 25 G$. (FT May 16, 2006)
42?– Cette tentative est suivie d’une autre offre dans le même secteur. La cible est cette fois Boyner, le plus grand distributeur non alimentaire en Turquie.
43?– Au mois d’août, KKR associé à Carlyle, CVC et TPG fait une offre d’achat de 9,6 G€ sur le second groupe australien de grande distribution : Coles Myer ; elle sera rejetée en octobre. Mais quelques mois plus tard, rebondissement de situation. La direction de Coles « avertit » que les résultats pour 2008 baisseront de 10% et reconnaît que l’apport de capitaux extérieurs pourrait être une bonne chose. Donc après le refus d’une offre à 15,25 A$ par action, en octobre 2006, la direction annonce qu’elle cherche un acquéreur. Reste la question du prix. Le titre qui, au début de 2006, valait autour de 11 dollars australiens s’est apprécié avec l’offre de KKR à une moyenne de 14 euros. Pour la direction rien n’est possible à moins de 15,25 dollars (FT February 24-25, 2007). Une seconde offre est faite par un consortium comprenant le conglomérat Westfarmers, Macquarie, Permira (FT April 4, 2007). En définitive, après divers rebondissements KKR et CVC retirent leur offre en mai 2007. Toujours dans la grande distribution, KKR fait partie du consortium dirigé par CVC qui offre 11 G£ pour reprendre Sainsbury, le groupe anglais de grande distribution. Cette opération déclenche les réactions dans l’opinion publique et entraîne des réactions réglementaires [20]. Elle n’aboutira pas. En revanche, le fonds l’emporte pour reprendre pour 7,3 G$ Dollar General, un soldeur du Tennessee.
44?– Le fonds associé à JP Morgan et Citigroup fait une offre de rachat de Vivendi pour 40 G$ au mois de novembre. Ce sera sans suite et sans drame ; mais le point significatif est que la puissance de ces acteurs financiers est telle qu’ils peuvent s’intéresser à la plupart des grandes firmes. Quelques mois auparavant d’autres acteurs financiers avaient proposé un démantèlement de Vivendi. (FT November 4-5 et 6, 2006 ; Le Monde 6 novembre 2006).
452007. Pendant que Blackstone se concentre sur son introduction en bourse, KKR multiplie les acquisitions. En février 2007, associé à un hedge fund [21], il fait une offre de 3,8 G$ pour l’université privée Laureate Education. En mars, il fait une offre pour acheter Alliance Boots, associé avec le président de ce groupe anglais de distribution ; ils l’emportent un mois plus tard pour 11,1 G£ (16,3 G€). En avril, acquisition de First Data, la société de traitement des cartes de crédit (qui s’est séparée de sa filiale Western Union), pour un montant de 29 G$ (7 G$ en achat d’actions et le reste en dette et frais). En ce début de 2007, KKR peut annoncer que 90% du capital levé par son fonds private equity Investors, introduit en bourse un an plus tôt, est engagé, soit une somme de 4,3 G$. Les marchés sont en plein optimisme. Henry Kravis explique à une conférence que l’activité de rachat par la dette connaît un âge d’or qui n’est pas prêt de s’arrêter : on est en mai 2007.
46Mais le grand dossier de l’année est indiscutablement celui de TXU. Associé à Texas Pacific Group, KKR annonce en février un accord de reprise de l’électricien du Texas pour 44,5 G$ et bat ainsi tous les records établis. C’est la plus grande opération jamais montée par un fonds d’investissement. Tout le gotha de la finance New Yorkaise y participe. À cette occasion Goldman Sachs met au point une intervention « triple play » : la banque contribue en financement de dette, elle apporte un conseil pour l’acquisition et elle investit 1,5 G$ en actions sur ses propres ressources (J. Politi, FT February 27, 2007). L’opération est également importante pour l’industrie électrique car TXU est le grand opérateur du Texas, un État qui a dérégulé. On reproche à l’opérateur d’avoir un pouvoir de marché trop important et d’avoir augmenté ses prix lorsque ceux du gaz naturel montaient mais de ne pas avoir répercuté les baisses. L’opération semblait approuvée, elle va rebondir un mois plus tard. KKR et TPG doivent affronter une contre-offre menée par Blackstone, Carlyle et un troisième partenaire. Surtout, elle se trouve confrontée à l’opposition du Sénat du Texas qui veut réintroduire plus de réglementation dans ce secteur ; ce n’était pas prévu. Les lobbies politiques montent au créneau pour maintenir la dérégulation ; une association explique ainsi que la loi du Sénat « est un affront pour ceux qui croient au marché libre » (FT March 28, 2007).
47En janvier 2007, le fonds se renforce dans les déchets aux Pays-Bas en rachetant Van Gansewinkel, l’opération de 1 G€ se fait en association avec CVC et Wendel (Le Monde, 5 juin 2008, p. 12). Cette société de déchets a une activité d’environ 1 G€ et emploie 4000 salariés ; elle intervient aussi en Pologne, en France et en Grande-Bretagne. Cette acquisition vient renforcer AVR. Inversement, le groupe se désengage d’Australie. Il met en vente BIS Cleanaway moins d’un an après l’avoir racheté à Brambles. L’acheteur n’est autre que son compétiteur de 2006 : Transpacific Industries qui reprend pour 1,25 GA$ (KKR aurait fait une plus-value de 250 MA$) (FT May 17, 2007).
48Le milieu de 2007 représente un moment d’inflexion dans la politique de KKR. Les fondateurs arrivent à la retraite, la taille a considérablement augmenté, le groupe intervient aussi par plusieurs véhicules cotés, ses structures de gouvernement doivent être adaptées. Une introduction en bourse, comme pour Blackstone, est étudiée en juillet 2007. Un document est publié, il fait mention d’un placement d’actions à hauteur de 1,25 G$, ce qui valorise KKR à 15 G$. Manifestement, la période n’est pas favorable. La conjoncture générale se dégrade. Le plongeon de Blackstone à la bourse n’est pas fait pour rassurer des acheteurs potentiels. L’introduction en bourse est abandonnée.
49En 2008, le fonds déploie une triple stratégie. Premièrement, après avoir été très actif dans les « grandes » opérations, il s’intéresse à des opérations plus petites, aux pays émergents et parfois, il prend des participations minoritaires. C’est une adaptation au contexte. KKR dispose d’environ 17,5 G$ levés à la fin de 2007 dans un nouveau fonds. Il faut trouver d’autres formes de placements si les mega deals ne sont plus possibles. Deuxièmement, il restructure sa filiale cotée, KKR Financial. Cette société, créée en 2005, qui intervient sur les marchés de crédits immobiliers, connaît des difficultés. Les fondateurs du groupe doivent injecter des capitaux en septembre 2007. En février, elle demande à ses créditeurs un report d’échéance de dette. Sa valeur en bourse a chuté de moitié depuis le milieu de 2007 : de 27 $ à 13 $ au début de 2008. Troisièmement, le fonds se déploie dans les infrastructures. Au-delà du cas particulier, cet intérêt pour les infrastructures témoigne d’un changement d’analyse pour deux raisons. Ces activités génèrent des cash flows récurrents et des profits calculables ; dans une période de crise financière, elles permettent donc de réduire les risques. En outre, un consensus est en train de s’établir sur l’idée de très grands besoins d’investissements dans les infrastructures [22] : conséquence de l’urbanisation de pays émergents et de la prise en compte des nécessités d’un développement durable. KKR met en place une équipe pour lancer un fonds dédié. Le modèle Macquarie (voir Flux 62, 2005) se généralise. Peu de temps auparavant, Morgan Stanley et Global Infrastructure Partners (Credit Suisse et General Electric) ont annoncé qu’ils avaient mobilisé 10 G$ dans deux fonds pour investir dans les infrastructures.
Cerberus (New York)
10e rang mondial avec environ 29 G$ de transactions en 2006
Intervient principalement aux États-Unis, et dans l’immobilier au Japon et en Allemagne.
Président, M. John Snow, ancien secrétaire d’État au Trésor
Fonds privé, créé en 1992 par un ancien de la banque Drexel Burnham Lambert
10e rang mondial avec environ 29 G$ de transactions en 2006
Intervient principalement aux États-Unis, et dans l’immobilier au Japon et en Allemagne.
Président, M. John Snow, ancien secrétaire d’État au Trésor
50En 2006, Cerberus se classait au 10e rang mondial avec un peu moins de 30 milliards de dollars de transactions. Si le choix des mots n’est pas innocent, mentionnons que dans la mythologie grecque Cerbère est le chien d’Hadès : « Il veille aux portes du royaume des morts pour que nul vivant n’y pénètre, et que nul défunt ne s’en échappe » (Vernant, 1999, p. 232). Hadès est le dieu de la mort, régnant sur le monde souterrain des ténèbres. Basé à New York, le fonds Cerberus a été créé en 1992 par un ancien de la banque Drexel Burnham Lambert pour restructurer des « mauvaises » dettes [23]. Il commence avec une mise de 20 M$ et se développe très rapidement. Trois ans plus tard, le fonds gère 5 G$ et entre dans la reprise d’actifs (private equity). Il ne s’agit plus d’utiliser des instruments financiers pour consolider un passif de bilan mais d’identifier des firmes sous-évaluées, de travailler avec le management et d’avoir une certaine vision industrielle pour améliorer les actifs. Le fonds met en avant cette compétence.
51En octobre 2003, il gérait 10 G$ (dont 3 G$ levés au cours des dix-huit derniers mois). Une bataille avec Victor Li (Hong Kong) pour la reprise de la compagnie aérienne Air Canada placée sous la loi de protection des faillites, alors que ses dettes se montent à 13 GC$, place ce fonds très peu connu sous le feu des projecteurs. On apprend qu’il emploie 230 personnes, qu’il a des bureaux à New York, Londres, Tokyo et Francfort, qu’il sait mobiliser des réseaux politiques comme le fonds Carlyle, plus connu. L’ancien Vice-président démocrate - Dan Quayle - préside ses opérations globales. Dans le dossier d’Air Canada, il s’est associé avec un cabinet juridique qui compte parmi ses senior partners l’ancien Premier ministre canadien, Brian Mulroney. En 2007, le président de Cerberus Capital Management est l’ancien secrétaire d’État au Trésor, John Snow.
52Comme d’autres acteurs financiers américains Cerberus va intervenir au Japon dans les années 2000. Il profite de la chute de l’immobilier et de la bourse pour reprendre des actifs. En 2003, il acquiert 62% de la banque Aozara face à une offre du groupe Sumitomo Mitsui ; l’État y conserve une participation préférentielle et deux acteurs privés ont 15% chacun. À la fin de 2006, Cerberus envisage son introduction en bourse ; cela lui permettrait de réaliser une plus-value et de rémunérer le gouvernement. L’opération ne se fera pas. L’autorité de régulation des marchés engage même une action contre la banque pour vérifier si elle n’aurait pas accordé des facilités en capital à son principal actionnaire, ce qui témoignerait d’un problème de gouvernance. Derrière ces tensions se joue une compétition discrète, mais réelle, entre les modèles anglo-américain et japonais de conduite des affaires. Le modèle japonais fait régulièrement l’objet de critiques pour sa non-transparence, etc. Sur ce dossier où intervient Cerberus, les autorités japonaises peuvent rétablir la situation. Que ce soit en Chine avec l’affaire Carlyle/Xugong (voir Flux 71) ou dans ce dossier, les fonds d’investissement sont perçus comme les éclaireurs qui exportent un certain modèle économique, avec ses règles de gouvernance des marchés et des firmes. Ils ne font pas que réaliser une opération d’achat ou de vente ; ils amènent dans leurs bagages leurs principes d’action. De sorte que dans plusieurs cas des opérations bloquent car il y a un désaccord majeur sur l’en-deçà de ces opérations : le modèle de firme et de gouvernement d’entreprise qu’elles véhiculent.
53En 2004, Cerberus poursuit ses investissements au Japon par le contrôle de Kukosai Kogyo, une société de contrôle aérien diversifiée dans plusieurs domaines dont l’immobilier. Elle détient 39% d’un actif de choix : l’hôtel Imperial à Tokyo. À l’automne 2007, Cerberus cède 33% du capital de cet hôtel à Mitsui Real Estate ; le prix comprend un premium d’environ 10% appliqué à une valeur qui a progressé de 42% en très peu de temps.
54En 2005, il intervient dans la recapitalisation du groupe Seibu Railways : affaire sensible et à rebondissements multiples. Ce très grand groupe familial, présent dans les chemins de fer, l’immobilier, les complexes touristiques, l’hôtellerie et les grands magasins, connaît de graves difficultés avec le retournement des marchés immobiliers. Ces problèmes, communs à beaucoup, se trouvent aggravés par des irrégularités comptables commises par le président, et fils du fondateur. Il est condamné en 2005 ; la valeur du titre plonge ; sa cotation est suspendue à la bourse de Tokyo. La direction du groupe cherche une solution et accepte, en novembre 2005, une offre de Cerberus et de Nikko Principal pour recapitaliser Seibu Railways à hauteur de 169 G¥ (1,4 G$) ; les deux associés détiendraient respectivement 30 et 15%. Cette offre se trouve contrée immédiatement par une proposition de deux autres fils du fondateur, soutenus par les banques, le promoteur Mori et un autre fonds d’investissement américain.
55En 2004-05, le fonds est également engagé en Allemagne où il reprend plusieurs sociétés - Debis (société de leasing d’avion détenue par Daimler-Chrysler 45%, et par des banques), Gerling (assurance) – et plusieurs actifs immobiliers cédés par de grands propriétaires. Une opération conduite avec Goldman Sachs porte sur 67 000 logements. En tout, Cerberus détient environ 80 000 logements. Trois ans plus tard, le fonds met en vente un bloc de 20 000 logements, réunis dans Baubecon, pour 1 G€. Il semble que le secteur immobilier n’a pas connu la hausse attendue par les investisseurs qui tablaient sur un scénario semblable à ceux de l’Angleterre ou de l’Espagne. Le fonds ne quitte pas l’Allemagne pour autant puisqu’il fait une offre de 8 G€ pour reprendre RAG. Cette filiale de Eon, RWE, ThyssenKrupp et Arcelor-Mittal intervient dans la chimie (Degussa), l’énergie (Steag), l’immobilier et le secteur du charbon (FT June 15, 2006).
56Témoignage, s’il en était, de ses liens à l’establishment américain, à la fin de 2006, Cerberus se positionne sur des contrats avec le ministère de la Défense (DoD). En 2004, il a fait l’acquisition d’un petit fournisseur, IAP World Services, et le place pour succéder à Halliburton, mise en cause pour ses pratiques en Irak et en Afghanistan, dans le contrat Logcap. Ce contrat unique de 7 G$ est remis en compétition et doit être attribué à plusieurs fournisseurs. Cerberus déploie le grand jeu. Selon une journaliste du Financial Times : « Cerberus’s lobbying records (…) show it spent hundreds of thousands of dollars last year lobbying lawmakers on ‘issues related to government oversight’ of logistics contracts » (S. Kirchgaessner, FT November 2, 2006). Alors que l’on s’approche de la décision, le fonds annonce, en octobre 2006, avoir nommé John Snow – ancien secrétaire au Trésor – à la tête de IAP Worldwide Services. Des anciens cadres de KBR (filiale d’Halliburton) ont aussi été débauchés pour faire partie de l’équipe dirigante d’IAP et le groupe Lockheed Martin se trouve associé à l’offre.
57Au printemps 2006, Cerberus s’est trouvé opposé à KKR pour la reprise de la filiale de crédit de General Motors (GMAC) et il l’emporte. En 2007, ses équipes interviennent sur un autre gros dossier : la reprise de Chrysler vendu par Daimler. Le fonds américain réalise l’achat pour 7,4 G$ selon un montage assez complexe [24]. Il est à noter que Daimler accepte de prendre en charge 1,5 G$ d’une dette totale de 2 G$. C’est une opération très sensible en une période de crise profonde de l’industrie automobile américaine. General Motors ne va pas mieux et c’est un vieux raider – Kirk Kerkorian – qui est entré à son capital. Cerberus devra aussi négocier avec le syndicat sur la dette sociale : « (regarding) healthcare ; Chrysler has 7,5 G$ in almost unfunded liabilities » (FT May 16, 2007). Daimler a la banque JP Morgan comme conseil ; cette dernière fait aussi partie du consortium conseillant Cerberus au côté de Goldman Sachs, Citigroup, Morgan Stanley et Bear Stearns. Cette opération est à peine montée que le fonds manifeste son intérêt pour la reprise de deux filiales du groupe Ford : Land Rover et Jaguar.
58À la même période, les équipes se mettent en piste pour le rachat de BCE, le groupe de télécommunications canadien. Deux autres consortia sont sur les rangs : Canada Pension Plan Investment Board associé à KKR et à la Caisse des dépôts et placement du Québec ; Ontario Teachers Pension Plan et Providence Equity Partners (Rhode Island). Ontario Teachers est déjà le premier actionnaire avec une participation de 5,3% ; il l’emporte avec un prix de 48,5 G$.
59En 2008, les investissements dans l’industrie automobile étaient une source de problèmes. Cerberus dispose de 7,5 G$ levés en 2007 et il se positionne dans la reprise de dettes. Le président John Snow évoque des contacts avec le fonds souverain chinois – CIC.
Éléments de conclusion
60La présentation que nous avons faite des fonds de private equity au cours de ces deux articles est certainement incomplète ; nous n’avons pas présenté Texas Pacific Group (le 1er fonds mondial) ni les nombreux fonds de Grande-Bretagne, ni ceux créés par les grandes banques d’investissement. Elle souffre aussi d’un manque de distance par rapport à l’événement mais c’est pour partie le lot du genre de ces portraits d’entreprises. S’il s’agit de décrire un monde caractérisé par le mouvement, il faut accepter le risque d’interpréter des données récentes. Malgré tout, quelques résultats à portée générale nous semblent s’imposer.
611. Par rapport à toutes les autres firmes déjà étudiées, ces acteurs tranchent par l’éclectisme de leur portefeuille d’actifs et par la rotation de ces actifs. Ils représentent une organisation particulière : le conglomérat instable. Conglomérat, parce qu’il assemble des firmes qui n’ont aucune complémentarité industrielle ; chacune est indépendante et peut être détachée de l’ensemble sans modifier les autres parties. Instable, parce que ces actifs ne restent pas longtemps en portefeuille. La moyenne est plutôt de trois-quatre ans, avec des cas extrêmes de cession au bout d’un an ou à l’inverse de six ans ou plus. Deux questions se posent. Quel est le cœur de métier de ces fonds ? Financier certainement ; mais comment peuvent-ils acquérir les compétences industrielles nécessaires et si changeantes ? L’autre interrogation touche à la nature industrielle de la firme. Entre le gigantesque conglomérat (comme ont pu l’être les ensembles japonais avec maison de commerce, banque et firmes industrielles) et la firme réduite à l’unité de production minimum, où se trouve l’équilibre optimal ? Et l’on revient au problème posé par Coase dans son article de 1937 : the nature of the firm. À la vision de la « firme point » qui organiserait tous ses échanges en passant par le marché Coase opposait la notion de firme dotée d’une épaisseur industrielle, capable d’organiser les échanges entre ses différentes parties. Dans cette vision la firme apparaît comme un ensemble de compétences productives, des assemblages de la chaîne de la valeur par l’organisation de différents maillons. Donc envisager que chaque maillon puisse être détaché des autres tout en restant performant sur la durée pose une question centrale d’économie industrielle [25]. L’irruption des fonds de private equity relance le débat sur l’intérêt d’un modèle « light » de la firme : la firme réduite à un objet précis, détachée d’une appartenance à un ensemble plus vaste avec lequel elle entretient des complémentarités productives.
622. Ces conglomérats d’un nouveau type sont bien évalués par les analystes des banques d’investissement alors qu’en général les conglomérats subissent une décote : leur valeur est inférieure à la somme de leurs parties. Les private equity échappent à cette critique récurrente, sans doute parce qu’ils travaillent étroitement avec les banques d’investissement qui leur servent parfois d’apporteur d’affaires, toujours de conseil et de financeurs. Entre ces deux types de professionnels, la proximité est très grande. Quelque part les fonds de private equity prolongent le métier des banques d’investissement : acheter des actifs industriels, les porter, parfois procéder à des regroupements et les céder. Ils modifient ce schéma sur deux points : le recours considérable à la dette (au bénéfice des prêteurs) et une rotation des actifs accélérée (déclencheur d’honoraires pour les banques qui organisent ces mouvements). Le montant des honoraires reçus par les grandes banques d’investissement de New York place très nettement les fonds d’investissement comme leur premier client (FT May 31, 2006, special issue: Corporate Finance). La présentation des principales opérations des cinq grands fonds étudiés fait bien ressortir que c’est toujours un même groupe de quinze, vingt banques que l’on trouve pour chaque transaction. Seul change le format des consortia ou la position de chaque banque, du côté de l’acheteur ou du vendeur. Il faut donc voir ces acteurs comme un ensemble intégré. Ils interviennent conjointement sur la chaîne de la valeur, partagent les informations et les honoraires. Comme ces derniers sont liés à chaque transaction, la rotation des actifs devient un facteur positif pour les banques, source de revenus. Ceci éclipse toute critique sur l’analyse des politiques industrielles réelles. La rotation des actifs devient un but en soi. Les conseils et les banques gagnent des honoraires tandis que les fonds sortent en plus-value.
633. Même si l’éclectisme domine, ces fonds s’intéressent aux infrastructures et en particulier à celles qui sont les plus proches d’un fonctionnement de marché. Les groupes étudiés ont tous des engagements dans l’immobilier – États-Unis, Europe, Japon. On les trouve aussi dans les loisirs, les parcs à thèmes, les hôtels et les casinos (Apollo, Blackstone). KKR tout comme Carlyle sont également engagés dans la production électrique et dans les déchets. Apollo et Carlyle ont des intérêts dans le câble. Ces acteurs contribuent bien à la production urbaine sous une autre forme que les services régulés et autres services publics dont nous sommes familiers en Europe.
644. Ce modèle est-il durable ? Le développement des fonds d’investissement privés est pour partie lié à une conjoncture particulière : du crédit peu cher, des capitaux disponibles et le besoin d’échapper à un durcissement des règles après la crise de 2001/02. Ces facteurs ne sont pas pérennes. Dès à présent des voix s’élèvent pour modifier les réglementations et incorporer les « trous noirs » que sont les fonds privés et autres fonds alternatifs. L’histoire de ces acteurs est aussi celle de leurs fondateurs ; plusieurs arrivent à l’âge de la retraite. Les petites structures de départ se sont étoffées ; le pilotage s’en trouve modifié. Un fonds comme Blackstone est coté en bourse ; la frontière avec les banques d’investissement se réduit. La souplesse et la discrétion qui constituaient leur marque de fabrique va s’estomper. Les voilà soumis aux mêmes principes de gouvernement et aux règles de transparence.
655. Quel est alors leur apport ? Nous en retiendrons trois. Globalement, ces acteurs financiers augmentent la fluidité des échanges. Tout groupe industriel ou de services voulant se défaire d’un actif n’a plus pour seul acheteur potentiel un concurrent ou une banque mais un grand nombre de fonds. Ensuite, en étant sans cesse à la recherche d’investissements de contrôle (différents des achats minoritaires) ils portent un regard global, sans limite sur toutes les firmes. Leur seconde valeur ajoutée est donc de mettre en équivalence des firmes opérant dans des secteurs et des pays différents. C’est d’appliquer les mêmes critères (qui peuvent être discutés) et de mesurer les avantages comparatifs. Ce faisant, ces acteurs mettent tout le système sous tension, c’est leur troisième valeur ajoutée. La mise en comparaison est aussi une compétition. Dans une conception darwinienne de la vie des affaires, ces fonds interviennent comme des nettoyeurs. Ils ciblent des firmes sous-évaluées qui pourraient être mieux gérées. Autrement dit, ces acteurs accélèrent les échanges ; ils mettent en relation ce qui restait séparé ; ils bousculent les parties fragiles.
666. Mais tout n’est pas que valeur ajoutée. Leur intervention a aussi ses faiblesses, bien réelles.
67Première critique, trop souvent le résultat à court terme l’emporte sur une vision industrielle de long terme. Or, le développement économique n’est pas uniquement affaire de baisse des coûts ; c’est aussi le fruit de recherches, de construction de chaîne de valeurs, etc.. Cela suppose du temps, des ensembles industriels d’assez grande taille et une vision. Les hausses de valeurs obtenues par ces fonds sont-elles le résultat de gains de productivité réels ou le simple fait d’une baisse des coûts amplifiée par un cycle haussier ? Cette critique est juste mais elle perd une partie de sa portée si on considère le rôle des fonds privés dans l’ensemble du système économique. Si leur marque de fabrique est de faire des mises en équivalence, s’ils recombinent des actifs, s’ils sont des « nettoyeurs », leur rôle par définition relève du transitoire, et donc on ne peut attendre qu’il portent le long terme : fonds d’investissement ou investisseurs temporaires.
68Il est une seconde critique, plus importante. Elle renvoie aux rapports entre l’intermédiation financière et l’économie réelle. L’action des fonds d’investissement n’est pas pensable sans prendre en compte l’apport de capitaux et les rendements offerts aux prêteurs. Pour y parvenir, une ingénierie financière sophistiquée a été développée. Elle s’appuie sur une cascade de couvertures de risques, des transferts de dettes considérables qui finissent par détacher ces instruments financiers de l’actif réel : le sous-jacent. Comme le démontre François Morin, ces transactions financières ont atteint des volumes considérables qui finissent par impacter l’économie réelle [26]. Elles contribuent à déterminer les prix ; elles orientent les capitaux vers des secteurs portés par ces acteurs. Pour apprécier le rôle de ces fonds, il faut donc prendre en compte les transactions réelles sur des actifs et l’arrière-plan peu connu des transactions financières. Ces dernières sont bien plus importantes que les transactions réelles et ne peuvent être ignorées car ce qui se passe dans cette sphère là finit par rétroagir sur l’économie des biens et des services. Le juste dosage entre échanges de biens ou de services et transactions sur produits dérivés est une donnée essentielle de l’économie. Une hypertrophie des transactions dérivées, dont se nourrit le modèle des fonds privés d’investissement, en constitue la principale faiblesse.
Notes
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[1]
Article achevé en juin 2008.
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[2]
Le 23 mars, Kensington, spécialiste du crédit immobilier à risque (GB), publie un profit warning. Le 2 avril, New Century, le n°2 du subprime américain, se déclare en faillite. Les Echos, 20 août 2007, p. 3.
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[3]
Remarquons l’incertitude du chiffre donné pour cette partie subprime : entre 150 et 250 G$. Ce qui témoigne i) de l’opacité des montages, et ii) d’un énorme contraste avec la transparence demandée par cette industrie à l’encontre des firmes de réseaux lorsqu’elle finance des opérations réelles. Deux poids, deux mesures.
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[4]
Voir le précédent « portrait », Flux 71, p. 77.
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[5]
On enregistre là un effet des nouvelles règles comptables IFRS qui obligent les firmes à enregistrer les opérations en « valeur de marché ». Elles accélèrent les tendances : conduisent à augmenter les pertes en situation de crise et inversement, fabriquent des profits virtuels lorsque les marchés sont haussiers.
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[6]
Voir Le Monde, 21 et 22 octobre 2007 ; 5 juin 2008, p. 14.
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[7]
Ce n’est pas la structure de l’opération qui se trouve en cause car avec un apport de 6 G$ en actions ce montage est relativement peu exposé en dette.
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[8]
Voir Financial Times, January 5, 2006 et Le Monde 27 juillet 2006, p. 11.
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[9]
En rebasant à partir d’un taux de 5%, l’opération équivalente en 2006 serait d’environ de 67 G$ (Le Monde, 27 juillet 2006, p. 11)
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[10]
Cette histoire a fait l’objet d’un livre au titre évocateur Barbarians at the Gate publié en 1991 et d’un film. Voir aussi Georges Anders, Merchant of Debts.
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[11]
3,6 G€ d’achat et 1,3 G€ de reprise de dette et reprise de 2% du capital flottant.
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[12]
Bras séculier de la famille Wendel, formé par la fusion de la CGIP et de Wendel Investissement, le fonds est dirigé par Ernest-Antoine Seillière alors président du Medef. Il passe la main en 2002 à un ancien de Lazard et de BNP Paribas qui ne fait pas partie de la famille.
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[13]
Schneider doit se défaire de Legrand. Quelques années plus tard, une décision de justice établit que la demande de la Commission n’était pas fondée mais elle intervient trop tard. Chaque firme avait construit son développement sur de nouveaux projets ; il n’était pas possible de revenir à l’état initial.
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[14]
Cette opération dans la chimie allemande fait suite à l’opération de Blackstone sur Celanese.
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[15]
Signe d’éclectisme, il reprend aussi le distributeur de jouets : Toys? Us.
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[16]
Pour mémoire, en 2004, KKR a introduit à la bourse de New York une société foncière (Reit) qui lui a permis de lever 1,6 G$ (Les Echos, 20 avril 2006).
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[17]
Ou fonds géant, par analogie avec l’industrie aéronautique.
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[18]
L’article observe que ce type de mega-fonds conduit à concentrer cette industrie. Blackstone a levé 12 G$ et plusieurs fonds ont mobilisé entre 8 et 10 G$ : Goldman Sachs, Capital Partners, Apollo Management, Warburg Mincus, Carlyle.
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[19]
Veolia Environnement, Document de référence 2006, p. 37.
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[20]
Les réactions en Angleterre à une offre sur Sainsbury sont significatives de mentalités profondes. L’indépendance, dans ce cas, serait menacée, pourtant les rachats multiples de toute l’industrie de l’eau et des industries électriques et gazières n’ont pas suscité le moindre émoi. Étonnant comportement qui se situe à l’inverse de celui des Français, très réactifs pour tout changement sur GDF, la Saur ou l’ancienne Générale des eaux mais peu attentifs à une reprise de Carrefour.
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[21]
SAC, basé dans le Connecticut et dirigé par le milliardaire Steven Cohen.
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[22]
« Infrastructure is a multi-trillion dollar global market place with enormous need for private investment », Kravis et Roberts, FT May 16, 2008, p. 16.
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[23]
Voir la page entière consacrée à ce fonds par le Financial Times October 20, 2003, p. 11.
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[24]
Voir FT May 16, et August 4-5, 2007.
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[25]
Pour une discussion à partir des normes comptables, voir E. Chiapello, (2005). Les normes comptables comme une institution du capitalisme. Une analyse du pasage aux normes IFRS en Europe à partir de 2005. Sociologie du travail, 47 (3), p. 370.
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[26]
F. Morin, Le nouveau mur de l’argent. Paris, Seuil, 2006. Voir le chapitre 2.