Flux 2005/1 n° 59

Couverture de FLUX_059

Article de revue

Exelon : le retour de l'empire de Samuel Insull ?

Pages 68 à 75

Notes

  • [1]
    Platt H. (1991). The Electric City : Energy and the Growth of the Chicago Area, 1880-1930, University of Chicago Press, Chicago
  • [2]
    Antolin F. (2004), « Global Strategies and national performance : explaining the singularities of the Spanish supply industry », Business History Conference.
  • [3]
    Des utilities encadrées, dont la demande et le volume d’affaires sont peu sujets aux fluctuations ou aux aléas, bénéficient de taux d’intérêt avantageux.
  • [4]
    Wall Street Journal, 2 avril 2002.
  • [5]
    Rappelons que des restrictions très sévères sont appliquées aux holding companies : la SEC a un droit de regard sur leur développement géographique, leur politique d’extension sur d’autres segments, la structure de leur capital, le montant de leur dette, leurs dividendes, leurs éventuelles opérations d’augmentation de capital, etc. Elle contrôle également leurs acquisitions et les transactions internes qui peuvent avoir lieu entre activités régulées et activités dérégulées. Elle vérifie leur comptabilité et exige de leur part de nombreux documents et rapports. Elle a le pouvoir de les démanteler.
  • [6]
    En 2000, on recense seulement 15 holding companies relevant de la régulation de la SEC sur les 239 utilities privées actives aux USA.
  • [7]
    À la mi-2004, PECO avait perdu près de 300 000 clients (industriels et résidentiels). Pennsylvania Public Utility Commission (2004), Keystone competition, Philadelphia
  • [8]
    Barone R., Sullivan B. (2003), Exelon. Strong position but valuation full, UBS Investment Research, 23 juin
  • [9]
    Le groupe a perdu environ un tiers de ses clients industriels et 5 % de ses clients résidentiels depuis l’ouverture (chiffres 2003). Source : Bear Stearns (2003), Exelon corp. 2007 – an earnings cliff, or just a blip ?
  • [10]
    Par échange d’actions. Associated Press, Exelon Acquiring PSEG in $12B Stock Deal, 21 December 2004
  • [11]
    Gordon G. (2004), Exelon acquiring PSEG. A winning deal for both companies, Citigroup Smith Barney, december
  • [12]
    La base de clientèle de PSEG dans le New Jersey et particulièrement stable.
  • [13]
    Depuis plusieurs années, des projets de loi en faveur d’un assouplissement important de la loi PUHCA sont déposés au Sénat et à la Chambre des Représentants. Trois lignes d’arguments sont avancées : a) la législation empêche de nouveaux investisseurs d’injecter de l’argent dans le secteur, b) les concentrations permettraient de créer des structures industrielles capables de financer les besoins en infrastructure et améliorerait l’état des réseaux de transmission d’électricité, faisant du même coup baisser le prix aux consommateurs en rendant le système plus fluide, moins congestionné ; c) la régulation de la SEC est inadaptée. Geddes R. (2003), « Time to repeal the Public Utility Holding Company Act », The Cato Journal, vol. 16, n° 1, Sokol D. « Discarding PUHCA », Edison Electric Institute, avril
English version

1Après avoir présenté un panorama du secteur électrique aux États-Unis (voir Flux n°56/57), nous consacrons ce portrait d’entreprise à l’une des plus anciennes utilities, Exelon, qui est en passe de devenir un des groupes électriques américains les plus importants.

Exelon Corporation Chicago (coté au New York Stock Exchange)
Groupe industriel créé en 2000
Né de la fusion entre ComEdison et PECO
Chiffre d’affaires 2003, 15,8 milliards $
http://www.exeloncorp.com

2Production, transport, distribution et vente d’électricité et de gaz

3Depuis la seconde moitié du xxe siècle, le secteur électrique américain suit une trajectoire différente de celle que connaît l’Europe. Alors que, dans la plupart des pays européens, des groupes verticalement intégrés, de taille importante, émergent des processus de nationalisation qui s’ouvrent à la fin de la seconde guerre mondiale, les USA limitent les opérations de regroupement, ce qui contribue à maintenir une structure industrielle très atomisée (plus de 3300 acteurs), organisée autour de groupes privés détenteurs de franchises régulées par les autorités publiques des États. La dérégulation s’expérimente également de manière différente des deux côtés de l’Atlantique. Les groupes européens, pour la plupart privatisés, sont partie prenante de nombreuses opérations de fusion / acquisition qui contribuent à dessiner un secteur de plus en plus oligopolistique. Aux USA, la dérégulation ne se traduit pas par des mouvements de concentration d’une telle ampleur : les opérations de croissance externe sont moins nombreuses et moins spectaculaires, les groupes américains, y compris les plus importants, restent des acteurs essentiellement régionaux. Comme nous allons le voir, les transformations successives d’Exelon portent le témoignage de la singularité américaine en matière d’évolution de l’industrie électrique. Cependant, dans le contexte actuel de remise en cause de la législation sur les concentrations, le projet de fusion avec PSEG, s’il était couronné de succès, pourrait contribuer à ouvrir la voie à une redéfinition des frontières, des zones d’influence et des capacités d’action des groupes américains.

Les origines

4L’histoire de l’entreprise est marquée de l’empreinte de Samuel Insull, une des grandes figures du capitalisme américain, qui joua un rôle central dans l’évolution de l’industrie électrique dans la première partie du xxe siècle. Revenons brièvement sur son parcours. Samuel Insull, né à Londres en 1859, s’installe à New York et devient en 1881 le secrétaire personnel de Thomas Edison, après avoir été celui d’un de ses agents en Angleterre. Il s’impose bientôt comme un des rouages essentiels des activités industrielles initiées par Edison. Insull prend la direction du Département de la Construction d’Edison qui a pour objectif de promouvoir l’émergence de nouvelles entreprises susceptibles d’assurer le développement des systèmes de production et des applications créés et commercialisés par l’inventeur. Il parcourt le pays, organise la création de nombreuses compagnies électriques, imagine des stratégies pour leur permettre de concurrencer efficacement les fournisseurs de gaz et cherche à faciliter l’échange d’informations et de bonnes pratiques managériales entre ces différentes firmes. À partir de 1889, il prend une part active dans la fondation d’Edison General Electric, le holding qui regroupe tous les actifs d’Edison dans les centrales de production. Insull, à qui est proposée une place de vice-président (1892), décline l’offre et préfère prendre la direction d’une compagnie de production et de distribution d’électricité, la Chicago Edison Company, fondée quelques années plus tôt, en 1887 [1].

5C’est alors l’une des vingt petites compagnies électriques actives à Chicago qui, chacune, desservent quelques clients localisés autour d’unités de production de faible capacité. En 1892, la ville, dont la population se monte à un million d’habitants, ne compte que 5000 utilisateurs d’électricité, presque exclusivement pour satisfaire des besoins d’éclairage. Les industriels qui l’utilisent dans leurs process produisent généralement eux-mêmes le courant qui leur est nécessaire. Sous la direction d’Insull, la compagnie s’affirme comme l’entreprise de fourniture d’électricité la plus efficace de la conurbation urbaine, ce qui lui permet, d’une part, de gagner des parts de marché sur les fournisseurs de gaz et, d’autre part, de racheter petit à petit tous ses concurrents locaux. Il parvient à ce résultat en introduisant plusieurs nouveautés qui seront progressivement reprises par toutes les autres entreprises électriques du monde. En premier lieu, il comprend que l’économie de la production est largement dépendante de la faculté de l’exploitant à se rapprocher de la capacité maximale de génération de courant tout au long de l’année. Il cherche donc à faire tourner son unité de production à plein, y compris pendant les heures creuses, en captant la clientèle des industriels et des commerçants qui ont un profil de consommation adéquat. En second lieu, il mise très tôt sur les économies d’échelle obtenues par l’installation d’unités de production d’électricité de grande taille. Il dote sa compagnie des turbines à vapeur de 5 MW mises au point par l’anglais Charles Parsons en 1884. Il augmente progressivement la taille de son usine, installe des turbines de 12 MW en 1911, puis de 208 MW en 1929. Enfin, il adopte la nouvelle technique qui permet de transformer le courant continu en courant alternatif, permettant ainsi d’allonger les distances de transport de l’électricité. Ces innovations, qui s’accompagnent d’une tarification incitative (heures pleines, heures creuses), lui permettent de faire la différence avec ses concurrents qu’il absorbe progressivement (1893-1897) et dont il modifie complètement l’organisation, les intégrant dans un système optimisé de fourniture s’appuyant sur des unités de production centralisées et de grande capacité. Ce faisant, les prix baissent de manière sensible et les applications de l’électricité se répandent, augmentant la taille du marché et le nombre de clients.

6Cette réussite est un temps menacée par le système de corruption régnant sur la ville de Chicago à cette époque. Les compagnies électriques sont alors détentrices de contrats de concession d’une durée de 10 ans renouvelables sur des zones couvrant une partie du territoire métropolitain. Des débats s’engagent pour discuter du bien-fondé de ce système, Insull milite pour obtenir une concession de plus long terme et pour réunir tous les contrats en une seule convention, au profit de sa compagnie (il est en passe de racheter toutes les autres). Dans ce contexte, un groupe d’hommes politiques proches du maire monte de toutes pièces (en 1897) une entreprise d’électricité, la Commonwealth Edison Company (ComEdison) et menace de se porter candidat à l’obtention de cette concession couvrant tout le territoire de Chicago, ce qui risque, compte tenu de leurs relations privilégiées avec l’administration municipale, de sortir Insull du marché. Leur motivation est claire : ils cherchent à soutirer des dessous-de- table à Insull en l’obligeant à racheter leur compagnie pour 1 millionde dollars, en échange de quoi ils accepteraient de se retirer de l’appel d’offre. Insull, qui détient des droits exclusifs d’achat des principaux équipementiers sur Chicago, comprend que le projet de ses adversaires n’a pas de chances d’aboutir, faute de possibilités d’acquisition d’outils de production, et ne cède pas au chantage. Soucieux de garder de bonnes relations avec la mairie, il accepte cependant de racheter la Commonwealth Edison Company à ses propriétaires, mais pour seulement 5000 dollars. Puis il la fusionne avec sa propre entreprise et négocie les termes d’une concession exclusive de 50 ans avec la ville de Chicago. Dans les années suivantes, la compagnie étend ses activités à la fourniture de gaz, puis au système de transport urbain, gros consommateur d’électricité, et prend le contrôle des mines de charbon qui approvisionnent sa centrale [2]. En 1910, ComEdison est considéré comme la compagnie électrique la plus importante du monde.

7C’est dans la première décennie du siècle que l’Illinois commence à réguler la fourniture d’électricité, se substituant aux contrôles effectués par les villes. En échange d’une extension de son territoire, auparavant limité aux frontières de l’agglomération, ComEdison accepte le principe d’une régulation par l’État. Il faut remarquer qu’Insull est un fervent défenseur de la régulation des electric utilities : il y voit une légitimation de leur statut de monopole sur leur zone, un garde-fou contre le retour à une compétition qu’il considère comme peu satisfaisante (car elle ne permet pas de faire jouer à plein les économies d’échelle générées par les grands systèmes), un bon moyen d’attirer les investisseurs en assurant des taux de retour stables et raisonnables, résultat notamment obtenu par une diminution du coût du capital [3].

8Entre 1910 et 1930, ComEdison sort des limites de l’État, reprenant d’autres electric utilities situées majoritairement dans la même région. À son apogée, l’empire d’Insull est composé de cinq holdings qui assurent ensemble environ 10 % de la fourniture d’électricité aux USA et dont le plus important, Middle West Utilities, possède 111 filiales dans 19 États. Peu enclin à collaborer avec les grandes institutions financières de New York, dont il craint la puissance et l’influence, jaloux de son indépendance, il privilégie l’appel aux petits épargnants et utilise la Bourse pour lever des fonds.

9En 1932, l’empire Insull s’écroule. Son holding principal, ses cascades de participations et de filiales sont mis en faillite les uns après les autres, touchés comme tant d’autres par la dépression boursière ayant suivi le krach de 1929, qui lui interdit de lever de nouveaux fonds, et par son incapacité à remplir ses obligations envers ses créanciers. La Grande Dépression joue également un rôle important en ralentissant le développement de la consommation d’électricité et mettant en faillite beaucoup des clients industriels et commerciaux des utilities. De nombreux de petits épargnants, qui avaient investi dans les entreprises d’Insull, sont ruinés. Les pertes des investisseurs sont estimées à 700 millions de dollars : c’est la plus importante faillite de l’histoire américaine (elle le restera jusqu’à la déconfiture des caisses d’épargne en 1989).

10Les nombreuses critiques formulées à l’encontre des utilities privées et des pratiques de leurs dirigeants se focalisent sur Samuel Insull. Considéré comme le symbole de la dérive du secteur privé, il est accusé de banqueroute frauduleuse, détournement de fonds et publicité trompeuse, et traîné en justice [4]. Après plusieurs mois de procès, il est finalement acquitté, aucune des accusations portées contre lui n’ayant pu être prouvées. Après la promulgation du Public Utility Holding Company Act (PUHCA) en 1935, ComEdison, comme les autres utilities contrôlées par Insull, récupère son indépendance. L’entreprise retrouve alors son rôle de producteur et fournisseur d’électricité du nord de l’Illinois, couvrant l’agglomération de Chicago et ses environs.

11Un nouveau chapitre s’ouvre après la seconde guerre mondiale. En 1951 l’Atomic Energy Commission propose à ComEdison de se joindre à d’autres utilities pour étudier la faisabilité du lancement d’un programme électronucléaire civil. En 1960, l’entreprise construit une première centrale, puis une seconde en 1972 et développe ses capacités de production dans les années 70-80. Le groupe est maintenant à la tête d’un ensemble de 17 réacteurs, essentiellement situés dans l’Illinois, ce qui en fait la principale firme de production d’électricité d’origine nucléaire aux USA (représentant environ 20 % de la production nucléaire sur le plan national). Durant les années 60 et 70, la progression rapide de la demande et la montée en puissance du programme électronucléaire accaparent l’entreprise qui oriente ses efforts vers l’augmentation de ses capacités de production et la satisfaction des besoins de ses clients sur sa zone de desserte.

Exelon dans la dérégulation

12À partir de la fin des années 70, les USA ouvrent progressivement le secteur électrique et gazier à la concurrence : possibilité de construire et d’exploiter des unités de production indépendantes, création de marché de gros et des activités de trading, accès des tiers aux réseaux, possibilité pour les industriels, puis pour les clients résidentiels, de choisir leur fournisseur (au moins dans certains États). ComEdison, plongé dans ce nouveau contexte, va adopter des choix stratégiques qui tranchent avec la majorité de ses concurrents.

Positions d’Exelon en Illinois et en Pennsylvanie

tableau im1
Illinois Nombre clients % Pennsylvanie Nbre clients % Exelon (ComEdison) 3 570 000 68 % Exelon (PECO) 1 530 000 29 % Ameren (Illinois Power) 600 000 12% PPL 1 330 000 25 % Ameren (CIP) 323 000 6% West Penn 690 000 13% Ameren (CIL) 203 000 4% Duquesne 590 000 11% Autres (4) 114 000 2% Penelec 585 000 11% Public (41) 230 000 4% Met-Ed 520 000 10% Cooperatives (28) 240 000 4% GI 60 000 1% 5 280 000 Total 5 305 000 Nombre de clients desservis. Sources : Pennsylvania Public Utility Commission, presse, 2003

13En premier lieu, le groupe va décider de s’allier avec une autre utility au lieu d’investir dans les segments d’activité nouvellement dérégulés, option privilégiée par la plupart de l’industrie. Fin 2000, ComEdison fusionne avec PECO Energy (Philadephia Electric Company) pour créer Exelon Corporation. PECO Energy dessert environ 1,5 million de clients dans l’électricité et 460 000 clients dans le gaz. C’est la plus importante utility de l’État de Pennsylvanie, également exploitant d’unités de production nucléaire. Grâce à cette fusion, Exelon se hisse parmi les plus importantes entreprises américaines d’électricité, avec un revenu annuel d’environ 15 milliards de dollars, près de 5 millions de clients desservis et un parc de production de 26 000 MW de capacité installée, dont 17 000 MW de nucléaire. ComEdison fait ainsi le choix de redevenir une Public Holding Company, soumise à ce titre aux régulations non seulement des États de l’Illinois et de Pennsylvanie, mais aussi de la SEC (Securities and Exchange Commission) et de la FERC (Federal Energy Regulatory Commission) [5]. C’est un des rares mouvements de concentration entre deux utilities de deux États différents qui a été initié durant ces années [6].

14En parallèle, Exelon se développe prudemment dans la production indépendante ou le trading. Alors que Duke, TXU ou Reliant investissent massivement dans la construction de nouvelles centrales un peu partout aux USA, ambitionnent d’élargir leurs activités à l’international et prennent position sur les marchés de vente en gros de l’électricité et du gaz, Exelon reste très ancré sur sa base géographique historique et sur son métier de fournisseur d’électricité intégré. Le groupe réalise cependant quelques développements dans la production indépendante en acquérant plusieurs centrales mises en vente par TXU au Texas (1999), en prenant une participation de 50 % dans Sithe Energy qui possède des unités de production d’électricité dans le nord-est du pays (2000) et en s’associant avec British Energy dans l’exploitation de centrales nucléaires, via une filiale commune, AmerGen. Exelon s’ouvre également au trading, mais sur une base modeste, non pour agir en tant qu’intermédiaire, mais plutôt pour valoriser sa production sur les marchés de gros.

Exelon

tableau im2
2000 2001 2002 2003 Chiffre d’affaires 7.5 14.9 14.9 15.8 EBITDA 1.9 4.8 4.6 3.3 Résultat net 0.5 1.4 1.4 0.9 En milliards de dollars. Source : Exelon

15Au début des années 2000, le groupe tire plus de 75 % de son volume d’activité et de ses revenus de ses deux utilities (Chicago et Philadelphie), l’essentiel de son parc de production servant à alimenter ses franchises « historiques » de distribution et de vente. S’il est exposé aux fluctuations des prix des marchés de gros (il possède environ 4000 MW en production indépendante), il l’est moins que la plupart de ses concurrents qui ne jurent à l’époque que pour les endless opportunities que va apporter l’ouverture des marchés, en dynamisant les segments de la production, du trading et de la commercialisation.

16La prudence d’Exelon lui permet de traverser sans trop de dégâts la période tumultueuse qui suit la faillite d’Enron (fin 2001) et le retournement du marché américain (baisse des prix sur les marchés de gros, ajournement de beaucoup de programmes d’ouverture des marchés au niveau des États, remise en cause des pratiques de trading), qui met à mal beaucoup d’entreprises, les obligeant à adopter des plans de réorientation stratégique drastique : repli sur les activités régulées, vente de filiales à l’étranger, cession d’actifs aux USA, arrêt ou réduction très sensible des activités de trading, etc. Tous ces éléments se traduisent par des dépréciations d’actifs, des corrections sévères sur les marchés boursiers, voire quelques faillites.

17Exelon ne sort pas pour autant totalement indemne de cette période : le groupe cède un certain nombre de participations dans des activités de diversification n’ayant pas tenu toutes leurs promesses (télécoms, fibres optiques) ; il doit trouver une porte de sortie à son association avec British Energy qui, pris dans de très fortes turbulences sur son marché domestique, cherche à vendre sa participation dans AmerGen. Finalement, après avoir songé à cèder ses 50 % dans cette filiale, Exelon se résout à racheter la part de British Energy en décembre 2003 pour 280 millions de dollars. Sa participation dans Sithe fait aussi l’objet d’arbitrages délicats. Les autres actionnaires de Sithe (Apollo et Marubeni) disposent d’une option pour vendre leur participation à Exelon, qui ne semble pas disposer à prendre le contrôle total de cette filiale. D’une part, parce que les actifs de Sithe se situent dans des zones jugées non stratégiques, d’autre part, parce que le prix prévu de manière contractuelle est trop élevé. Exelon n’a pas encore trouvé de terrain d’entente avec ses anciens partenaires.

18À la fin des années 90, c’est l’ouverture des marchés de l’Illinois et de Pennsylvanie qui concentre tous les efforts du groupe. En effet, ce sont deux des États américains les plus en pointe en matière d’ouverture à la concurrence et Exelon a tout à craindre de l’arrivée de nouveaux concurrents.

19En Illinois, le processus démarre en 1997, avec la mise en œuvre d’une législation prévoyant une ouverture progressive à la concurrence pour la totalité des consommateurs (industriels et commerçants, puis résidentiels à partir de mai 2002) s’accompagnant de mesures particulières s’appliquant aux opérateurs historiques. Si ComEdison peut récupérer les coûts échoués (dépenses effectuées avant la dérégulation suite à des demandes des autorités publiques et qui handicapent la firme dans le nouveau contexte) en récupérant une taxe payée par les consommateurs jusqu’en 2007, le groupe se voit imposer un gel de ses tarifs jusqu’en 2006, ce qui peut inciter de nouveaux entrants à pénétrer sur le marché en proposant des prix plus compétitifs.

20La Pennsylvanie a adopté des mesures à peu près similaires (ouverture complète, récupération des coûts échoués, gel des tarifs), mais a étendu la période de transition jusqu’en 2010. Devant le peu d’empressement des clients à quitter la compagnie électrique en place, l’État a également décidé de fixer des objectifs de perte de parts de marché aux opérateurs historiques. PECO a ainsi l’obligation de perdre 50 % de ses clients au profit de nouveaux entrants. La firme n’ayant pas rempli cet objectif, la Public Utility Commission décide de transférer de manière unilatérale un pourcentage défini à l’avance de clients de PECO vers des fournisseurs alternatifs, choisis à l’issue d’un processus de mise aux enchères. À partir de 2000, environ 400 000 clients résidentiels sont ainsi transférés [7]. Ces clients peuvent bien entendu revenir à leur fournisseur historique dès qu’ils le souhaitent [8]. Cette opération, très inhabituelle, a pour objectif de faire tomber les barrières à l’entrée non tarifaires qui peuvent entraver le choix d’un nouveau fournisseur (méconnaissance des offres, asymétries d’information, etc.). Si elle permet de faire évoluer rapidement les positions respectives des fournisseurs et de faire entrer de nouveaux acteurs sur le marché, elle se heurte à deux obstacles de taille. Le premier est le profil des nouveaux entrants. En général, les firmes qui tentent de pénétrer sur le marché de la commercialisation sont des entreprises indépendantes ou des filiales de groupes peu actifs sur le marché considéré (originaires d’autres secteurs ou groupes étrangers) : en général, elles n’émanent pas de grands opérateurs américains qui ne souhaitent pas investir ce segment et porter la concurrence sur les territoires de leurs homologues. Il faut souligner que l’activité de commercialisation ne dégage pas des taux de rentabilité très élevés et induit des risques importants. L’expérience européenne montre que seules les firmes ayant des structures légères (low costs) ou des positionnements de niche (vente d’énergie verte) parviennent à survivre sur ce segment de marché.

21New Power Company et Green Mountain, les deux fournisseurs alternatifs implantés dans la zone de PECO, ne donnent pas de gages d’une solidité à toute épreuve. La première est une ancienne filiale d’Enron qui a dû se placer sous la protection du chapitre xi de la loi sur les faillites (juin 2002) et qui s’est séparé d’une partie de son portefeuille clients pour éponger ses dettes. Elle s’est retirée du marché de Pennsylvanie courant 2002 et ses clients sont en majorité retournés chez PECO. La seconde, si elle n’a pas connu de tels déboires, reste un acteur de peu de poids : elle compte environ 600 000 clients disséminés dans plusieurs États américains, ne communique pas sur ses résultats financiers et doit probablement compter avec la générosité de ses actionnaires principaux (BP et Nuon, notamment) pour poursuivre son activité.

22Face au risque de diminution de parts de marché dans l’Illinois et à la perte autoritaire de clients en Pennsylvanie, Exelon a mis en œuvre un plan de réduction des coûts, à la fois en matière de production et de fourniture d’électricité, visant à faire diminuer les dépenses d’exploitation et d’investissement. Étant donné la compétitivité de son parc nucléaire, largement amorti, l’absence de concurrence agressive sur le segment de la commercialisation en Illinois [9] et la fragilité des fournisseurs alternatifs en Pennsylvanie, les risques pour Exelon de perdre une partie importante de son portefeuille clients semblent toutefois limités.

23Mais le groupe ne veut pas en rester là : il va chercher à consolider ses positions et à étendre ses activités, y compris en réalisant des opérations de croissance externe. Fin 2003, se présente l’opportunité de reprendre Illinois Power, la seconde utility de l’État, dont Dynegy cherche à se séparer. Un accord est conclu pour une cession à plus de 2 milliards de dollars. Cependant, face à la position dominante qu’aurait prise l’ensemble (80 % de parts de marché), les autorités publiques de l’État mettent leur veto à cette opération. Illinois Power sera cédé quelques mois plus tard à Ameren, groupe originaire de St Louis, qui possède déjà deux petites franchises dans l’État. Exelon doit revoir ses plans. Quelques mois plus tard il se lance dans une nouvelle opération, d’une toute autre envergure.

Le projet de fusion Exelon – PSEG : vers la création d’Exelon Electric & Gas ?

24En décembre 2004, Exelon annonce son intention de fusionner avec un autre poids lourd du secteur électrique américain, PSEG (Public Service Enterprise Group Inc.), une opération estimée à 13 milliards de dollars [10]. Si le projet est accepté par les autorités de régulation et les actionnaires, la fusion donnera naissance à la plus importante firme électrique américaine, Exelon Electric & Gas, avec 7 millions de clients dans l’électricité et 2 millions de clients dans le gaz, répartis dans trois États (Illinois, New Jersey et Pennsylvanie), un parc de production de 43 000 MW et un chiffre d’affaires de l’ordre de 27 milliards de dollars.

25Le principe de l’opération a été approuvé par le conseil d’administration des deux firmes, PSEG ayant également accepté les termes de l’offre d’Exelon. Si elle réussit, les actionnaires actuels d’Exelon détiendront 68 % du nouvel ensemble, ceux de PSEG, 32 %. La décision des autorités devrait être communiquée dans un délai de 12 à 15 mois. Il n’est pas évident que la SEC et les autorités du New Jersey acceptent le principe de cette concentration. D’une part, le New Jersey Board of Public Utilities pourrait mal accueillir l’idée qu’une entreprise originaire d’un autre État contrôle sa principale utility. D’autre part, la SEC pourrait ne pas donner son aval à un projet qui créerait un groupe disposant d’un pouvoir de marché important dans la zone du PJM (marché interconnecté de Pennsyvanie, New Jersey et Maryland). En effet, Exelon Electric & Gas détiendrait 27 % de la capacité de production de PJM et deviendrait un acteur très influent du marché, susceptible d’abuser de sa position dominante et de peser sur la détermination des prix. La SEC n’acceptera probablement la fusion que si elle s’accompagne de contreparties fortes (cession de capacités de production non nucléaires) [11]. En outre, elle pourrait refuser l’opération afin de ne pas créer un précédent qui pourrait inciter d’autres firmes à s’engager dans de tels mouvements de concentration.

Exelon Electric & Gas

Projet de fusion entre Exelon, créée en 2000 et PSEG, fondée en 1903.
Secteurs d’activités : production, transport, distribution et vente d’électricité
et de gaz.
Activités principales dans trois États (Illinois, Pennsylvanie, New-Jersey).
tableau im3
Pro forma (2003) Chiffre d’affaires : $ 27 milliards EBITDA : $ 5,8 milliards Résultat net : $ 2 milliards Capitalisation boursière : $ 40 milliards Collaborateurs : 28 000 Nombre de clients électricité : 7 millions Nombre de clients gaz : 2 millions Parc de production : 42 000 MW Sources : groupes et presse

26Pour Exelon, la fusion permettrait d’étendre ses activités dans un État voisin, encore peu atteint par l’ouverture du marché [12], de pénétrer de manière significative sur le marché de la distribution et de la vente de gaz, de mettre la main sur un groupe certes rentable, mais qui recèle un important potentiel d’amélioration. PSEG ne s’est pas encore engagé dans le processus de rationalisation de son portefeuille et de réduction des dépenses déjà entamées par Exelon. C’est un groupe qui s’est largement diversifié dans des activités dérégulées, avec des résultats assez mitigés, notamment en ce qui concerne le financement de projet et la production indépendante aux États-Unis et à l’international (Amérique Latine, Pologne, Inde). Enfin, PSEG possède des unités de production nucléaire dont la performance est assez médiocre et qui pourraient profiter de l’expertise et des compétences reconnues d’Exelon en la matière.

Conclusion

27La fusion Exelon/PSEG, si elle réussit, pourrait créer un précédent. D’autres groupes, qui ont eu à subir des refus de la part des autorités de régulation, pourraient revenir à la charge. En cas d’échec, les arguments de ceux, dans le monde politique et au sein de l’industrie électrique, qui militent pour un toilettage de la législation actuelle, qui tend à figer une bonne partie du paysage électrique américain en créant de nombreux obstacles aux opérations de fusion/acquisition, se feront entendre avec encore plus de force [13]. Notons cependant que la perspective de faciliter les mouvements de concentration est loin de faire l’unanimité. Le spectre du retour de l’empire de Samuel Insull est encore dans beaucoup d’esprits…

figure im4

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Date de mise en ligne : 01/01/2008.

https://doi.org/10.3917/flux.059.0068

Notes

  • [1]
    Platt H. (1991). The Electric City : Energy and the Growth of the Chicago Area, 1880-1930, University of Chicago Press, Chicago
  • [2]
    Antolin F. (2004), « Global Strategies and national performance : explaining the singularities of the Spanish supply industry », Business History Conference.
  • [3]
    Des utilities encadrées, dont la demande et le volume d’affaires sont peu sujets aux fluctuations ou aux aléas, bénéficient de taux d’intérêt avantageux.
  • [4]
    Wall Street Journal, 2 avril 2002.
  • [5]
    Rappelons que des restrictions très sévères sont appliquées aux holding companies : la SEC a un droit de regard sur leur développement géographique, leur politique d’extension sur d’autres segments, la structure de leur capital, le montant de leur dette, leurs dividendes, leurs éventuelles opérations d’augmentation de capital, etc. Elle contrôle également leurs acquisitions et les transactions internes qui peuvent avoir lieu entre activités régulées et activités dérégulées. Elle vérifie leur comptabilité et exige de leur part de nombreux documents et rapports. Elle a le pouvoir de les démanteler.
  • [6]
    En 2000, on recense seulement 15 holding companies relevant de la régulation de la SEC sur les 239 utilities privées actives aux USA.
  • [7]
    À la mi-2004, PECO avait perdu près de 300 000 clients (industriels et résidentiels). Pennsylvania Public Utility Commission (2004), Keystone competition, Philadelphia
  • [8]
    Barone R., Sullivan B. (2003), Exelon. Strong position but valuation full, UBS Investment Research, 23 juin
  • [9]
    Le groupe a perdu environ un tiers de ses clients industriels et 5 % de ses clients résidentiels depuis l’ouverture (chiffres 2003). Source : Bear Stearns (2003), Exelon corp. 2007 – an earnings cliff, or just a blip ?
  • [10]
    Par échange d’actions. Associated Press, Exelon Acquiring PSEG in $12B Stock Deal, 21 December 2004
  • [11]
    Gordon G. (2004), Exelon acquiring PSEG. A winning deal for both companies, Citigroup Smith Barney, december
  • [12]
    La base de clientèle de PSEG dans le New Jersey et particulièrement stable.
  • [13]
    Depuis plusieurs années, des projets de loi en faveur d’un assouplissement important de la loi PUHCA sont déposés au Sénat et à la Chambre des Représentants. Trois lignes d’arguments sont avancées : a) la législation empêche de nouveaux investisseurs d’injecter de l’argent dans le secteur, b) les concentrations permettraient de créer des structures industrielles capables de financer les besoins en infrastructure et améliorerait l’état des réseaux de transmission d’électricité, faisant du même coup baisser le prix aux consommateurs en rendant le système plus fluide, moins congestionné ; c) la régulation de la SEC est inadaptée. Geddes R. (2003), « Time to repeal the Public Utility Holding Company Act », The Cato Journal, vol. 16, n° 1, Sokol D. « Discarding PUHCA », Edison Electric Institute, avril
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