Flux 2003/1 n° 51

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Article de revue

La chute de la maison Andersen

Pages 75 à 82

Notes

  • [1]
    On appelle les « Big Five », les cinq plus importantes sociétés mondiales d’audit. À l’exception d’Andersen, tous ces cabinets résultent de fusions successives dont les plus récentes datent du milieu des années 1980 et, pour la dernière en date, de 1999 : KPMG, formé en 1986 par la fusion de Peat Marwick Mitchell et de Klynveld Main Goerdler ; Ernst & Young, formé en 1989 par la fusion d’Arthur Young et de Ernst & Withney ; Deloitte Touche Tohmatsu (DTT) formé par la fusion en 1989 de Deloitte, Haskins & Sells, de Touch Ross et de Tohmatsu ; PwC formé en 1999 par la fusion de Price Waterhouse et de Coopers & Lybrand. Ces sociétés sont aussi nommées grands réseaux pluridisciplinaires car, outre leurs activités classiques d’audit, mais aussi de comptabilité et de conseil juridique et fiscal, elles ont toutes développé en plus des activités importantes de conseil en management et en technologie. Andersen qui s’était séparé de sa branche conseil (Andersen Consulting, devenu Accenture en 2000) avait depuis recréé une activité de conseil : Andersen Business Consulting (BC).
  • [2]
    Définition des réseaux pluridisciplinaires donnée en France, le 14 mars 1998, par le Conseil National des Barreaux.
  • [3]
    Rappelons que les activités d’audit (commissariat aux comptes en France) et d’expertise comptable, à la base de l’activité des Big Five, comme d’ailleurs celles de conseil juridique et fiscal, très vite incluses dans leur développement, constituent dans tous les pays des professions réglementées ; ainsi, même si elles ont le droit de s’organiser en sociétés de capitaux, elles sont toujours soumises à des règles contraignantes sur la propriété du capital (celui-ci devant être majoritairement détenu par des professionnels) et elles n’ont pas le droit de s’introduire en Bourse.
  • [4]
    L’équivalent américain de la COB.
  • [5]
    Août 2002.
  • [6]
    Il faut toutefois noter que cette séparation ne concerne que les activités dites de Consulting (conseil en management, organisation et technologies) ; les Big Five exercent toujours des activités de conseil, notamment juridique et fiscal ou d’ingénierie financière, ce qui pose la question du respect des règles d’incompatibilité entre l’exercice, pour une même entreprise, de l’activité d’auditeur et de celle de ces différentes activités de conseil.
  • [7]
    Le 17 juin, soit au lendemain de la condamnation d’Andersen, l’éditorialiste du Wall Street Journal qualifiait celle-ci de « sacrifice public pratique pour la profession et pour l’administration Bush ». Reste que la multiplication des scandales a conduit, fin juillet, à l’adoption du Sarbanes-Oxley Act, première grande loi américaine depuis le début des années 1930 concernant le fonctionnement des entreprises cotées en Bourse et qui comporte aussi des mesures relatives à la profession d’audit-comptabilité (avec notamment la prévision de la création d’un organe de contrôle de la profession, le « Public Accounting Oversight Board », placé sous le contrôle de la SEC).
  • [8]
    Un même cabinet d’audit n’a pas le doit d’auditer deux sociétés qui sont en situation de conflit d’intérêt (litige, concurrence…).
But yesterday the word of Caesar might
Have stood against the world ; now lies he there,
And none so poor to do him reverence.
(Shakespeare, Julius Caesar, III, 2)

1Créé en 1913, présent en 2001 dans quatre-vingt-quatre pays et fort de ses quatre-vingt-cinq mille collaborateurs dans le monde, le cabinet Andersen apparaissait encore en décembre 2001 comme l’une de ces vieilles dames respectables que rien ne saurait ébranler. Même s’il n’était plus le leader des Big Five [1] — son chiffre d’affaires, 9,3 milliards de $ facturés en 2001, dont 4,3 dans l’audit, était deux fois moins élevé que celui du numéro un du secteur, PricewaterhouseCoopers (PwC) —, c’était l’une des signatures les plus prestigieuses du métier. Certes, sa réputation avait été ternie récemment par quelques affaires ; mais il n’était pas le seul, parmi les Big Five, à avoir affronté des litiges importants et à avoir dû payer de fortes indemnités en dommages et intérêts. Aussi, quand éclate, en octobre 2001, le scandale Enron, nul ne peut imaginer que l’une de ses conséquences sera, six mois plus tard, la disparition d’Andersen.

2Andersen, comme les autres Big Five, s’était développé et internationalisé sous une forme particulière d’organisation : le réseau, structure établissant une « communauté d’intérêt durable dans le but de développer une clientèle commune actuelle ou potentielle et/ou de favoriser la fourniture de prestations complémentaires » [2], fonctionnant sur des liens de coopération et d’échange entre ses différents membres et dans laquelle le respect des règles communes repose plus sur des règles privées internes contraignantes que sur des liens financiers [3]. Andersen était organisé sous forme d’un partnership mondial de partnerships nationaux juridiquement et financièrement indépendants : dans chaque pays, les bureaux étaient dirigés par les associés locaux regroupés en partnerships dont le capital leur appartenait à 100 %. Il n’existait donc pas de liens de propriété entre les différents bureaux locaux ni entre ceux-ci et le réseau mondial, Andersen Worldwide, société coopérative basée en Suisse. Toutefois, cette structure mondiale, à laquelle tous les associés étaient tenus d’adhérer personnellement, fonctionnait comme une vraie tête de réseau : elle était dotée d’un comité et d’un bureau exécutifs élus par les associés, en charge de la stratégie du réseau et du développement des implantations internationales, du contrôle de l’utilisation du nom (à travers la définition et le contrôle de normes professionnelles) et des grandes orientations en matière de méthodologie, de formation et de gestion des carrières et des revenus. Chaque société était liée par contrat avec Andersen Worldwide, mais la consistance du réseau reposait avant tout sur la mise en commun des compétences et des expériences professionnelles (via l’accès permanent à une base de données internes), sur la définition et l’application de normes professionnelles communes, sur la mise en place de procédures homogènes de formation, de recrutement et de gestion des carrières, tous éléments existant de longue date et contribuant à l’existence d’une forte culture d’entreprise. Or, c’est ce réseau, sans doute le plus intégré des Big Five au niveau mondial et solidement étayé par des pratiques et des normes partagées, qui va éclater en moins de deux mois, suite aux mésaventures de sa branche américaine.

Du 2 décembre 2001 au 14 janvier 2002 : un ciel qui devient lourd de menaces

3Le scandale Enron éclate le 16 octobre 2001, quand les dirigeants du groupe annoncent une perte nette de 618 millions de $ pour le troisième trimestre, dûe à une charge exceptionnelle liée à certains investissements, et révèlent, en même temps, que 1,2 milliard de $ du capital de la firme est parti en fumée à cause de transactions douteuses opérées avec des fonds créés par son propre directeur financier. Mais, pour Andersen, la descente aux enfers s’amorce en décembre, après la déclaration de faillite d’Enron. Celle-ci est déclarée le 2 décembre et, dès le 4, l’idée commence à émerger que Andersen, l’auditeur d’Enron, pourrait y avoir une part de responsabilité : est-il possible, alors qu’il semblerait que Enron ait bafoué les règles les plus élémentaires de la comptabilité, que son auditeur n’ait rien remarqué ?

4Cependant les choses n’apparaissent pas encore dramatiques.

5Certes, Berardino, le chief executive d’Andersen Worldwide, est amené à s’expliquer devant les diverses commissions d’enquête ouvertes à l’occasion du scandale et de la faillite d’Enron : celle de la SEC [4] et celles mandatées par différentes commissions du Congrès américain. Par ailleurs, Andersen est aussi très vite visé par plusieurs plaintes en justice (plainte collective contre vingt-neuf dirigeants d’Enron et contre Andersen devant la cour Fédérale de Houston, enquête de la SEC pour rechercher les responsabilités dans la diffusion au public de mauvaises informations). Face à ces premières attaques, la défense de Berardino joue sur plusieurs tableaux : d’une part, il souligne le caractère désormais inadapté du modèle actuel de reporting financier face aux nouveaux modes de développement et aux nouvelles structures financières des firmes ; d’autre part, il affirme que Enron a omis et même dissimulé des informations cruciales qui auraient permis de corriger les résultats financiers ; enfin, un peu plus tardivement, il admet qu’il a pu y avoir quelques erreurs de jugement, mais minimes, de la part de l’auditeur.

6Dans cette première phase, la principale critique adressée à Andersen renvoie à l’importance des missions de conseil que réalisait la branche américaine d’Andersen (Andersen LLP) pour Enron en plus de ses missions d’audit : l’importance d’Enron dans le chiffre d’affaires d’Andersen LLP, le mélange de missions d’audit et de conseil, les secondes rapportant beaucoup plus que les premières, l’intérêt à garder le client créent une situation qui peut remettre en cause l’indépendance de l’auditeur et conduire à un manque de vigilance de sa part. La question de la séparation des activités d’audit et de conseil qui revient ainsi au premier plan est loin d’être nouvelle : les Big Five et leur lobby s’y opposent depuis des années et ont même réussi à faire reculer la SEC qui avait, en 2000, proposé des mesures visant à séparer les deux activités. Aussi, dans cette première phase, Andersen a-t-il le soutien de la profession, de même que celui du nouveau président de la SEC, Harvey Pitt, lui-même antérieurement lié au milieu de l’audit.

Du 14 janvier au 14 mars : peut-on sauver le soldat Andersen ?

7Deux faits vont faire basculer les choses à la mi-janvier 2002 : la révélation que certains employés d’Andersen ont détruit des quantités importantes de documents et de notes liés à Enron (révélation du magazine Time du 13 janvier 2002 et qui proviendrait des enquêteurs de la SEC) et, corrélativement, l’annonce de l’ouverture d’une enquête par le DoJ (ministère de la Justice) pour savoir si Andersen a sa part de responsabilité dans la déconfiture d’Enron, enquête qui ouvre la possibilité d’un procès au pénal. Cette décision du DoJ intervient alors que le scandale Enron prend une tournure politique, du fait de l’éventuelle implication, évoquée par la presse, de Bush et de son entourage dans l’affaire Enron.

8La période qui va de ces annonces à l’inculpation d’Andersen LLP par le DoJ pour entrave à la justice, le 14 mars, est marquée à la fois par la dégradation de la situation d’Andersen aux États-Unis et par diverses tentatives de sauvetage dans lesquelles s’implique fortement l’ex-patron de la Fed, Paul Volker.

9Les révélations sur la destruction de documents se précisent et s’aggravent au fil des jours : elle aurait commencé le 12 octobre, soit trois jours avant l’annonce d’Enron, et il n’est pas sûr qu’elle ait été stoppée à partir du 8 novembre, date à laquelle la SEC, dans le cadre de son enquête sur Enron, a demandé à Andersen de tenir à sa disposition tous les documents relatifs aux comptes d’Enron… Et l’annonce, fin janvier, de la faillite de Global Crossing, dont Andersen LLP était l’auditeur mais pour lequel il réalisait aussi des missions de conseil, n’arrange rien. Par ailleurs, outre la menace que fait planer l’enquête du DoJ, la multiplication des plaintes (le 29 janvier, ce sont les salariés d’Enron qui portent plainte aussi contre Andersen LLP) fait peser sur Andersen LLP des risques d’avoir à payer de très importantes indemnités — et ceci alors que, pour éviter d’aller au procès dans une ancienne affaire, le cabinet doit s’engager à payer 217 millions de $ à la Fondation Baptiste de l’Arizona. Et, tandis que, début mars, les menaces d’inculpation par le DoJ se précisent, la nouvelle de l’abandon d’Andersen par certains de ses plus gros et anciens clients ne fait qu’aggraver la situation, même si, bien entendu, ces clients qui quittent Andersen affirment avoir toujours été, pour leur part, satisfaits de leur auditeur.

10Pour sa défense, Andersen LLP va d’abord tenter, mais en vain, de circonscrire le problème en limitant la faute à quelques individus (un associé, limogé deux jours après l’annonce des destructions, et trois collaborateurs suspendus) puis au seul bureau de Houston où ont eu lieu les destructions ; c’est ensuite l’appel à Paul Volker qui accepte de prendre la présidence d’un « comité de surveillance indépendant » chargé de travailler à « un changement fondamental des pratiques d’audit » (cité par les Échos du 4/02/02) d’Andersen LLP et d’en restaurer la crédibilité ; c’est, enfin, pour éviter les procès, l’engagement de négociations avec les différents plaignants (procédures collectives, SEC, DoJ) pour solder l’affaire moyennant de fortes compensations financières. Le soutien de Paul Volker pour « sauver » Andersen LLP ne se démentira pas et se poursuivra au-delà même de l’inculpation : jusqu’à la veille de l’ouverture du procès pénal, il négociera avec la SEC et surtout le DoJ pour tenter d’éviter l’inculpation d’Andersen LLP pour entrave à la justice. Dans cette tâche, il aura le soutien tant de la SEC que de la Fed qui sont favorables à un accord, l’ancien président de la SEC, Arthur Levitt, allant même jusqu’à affirmer, à la veille de l’inculpation, que « la survie d’Andersen est une question d’intérêt national » (les Échos du 15/03/02) : c’est que Andersen LLP certifie 17 % des sociétés cotées aux USA et que sa suspension menacerait le bon fonctionnement du marché des capitaux puisque, sans comptes certifiés, une entreprise ne peut accéder à ce marché. Par ailleurs, la disparition d’Andersen réduirait encore la concurrence dans le domaine de l’audit, les Big Five devenant les Big Four. Mais toutes les négociations avec le DoJ échoueront : le contexte — multiplication des scandales financiers, dimensions politiques de ces scandales du fait des liens des sociétés en faillite avec des dirigeants républicains au plus haut niveau — a sans doute pesé dans la décision du DoJ de demander, le 14 mars, au tribunal de Houston d’inculper Andersen LLP (c’est-à-dire tout Andersen USA et non un ou deux bureaux) pour entrave à la justice : certes, il s’agissait de dénoncer « une conduite criminelle à grande échelle » et de faire un exemple en « dissuadant d’autres firmes de commettre les mêmes fautes » mais il s’agissait sans doute aussi de montrer que l’administration républicaine était capable de faire preuve de fermeté dans ce type d’affaires.

De l’inculpation (14 mars) à l’ouverture du procès (6 mai) : le sauve qui peut

11Si, dans la première période, tout Andersen avait fait corps avec Andersen LLP, désormais, le sort d’Andersen LLP et celui du reste du réseau vont être définitivement disjoints ; tandis que Andersen LLP va poursuivre sa descente aux enfers en dépit des ultimes tentatives de Volker, le reste du réseau va s’engager dans une course à la survie qui, très vite, va se solder par l’éclatement du réseau.

12Côté USA, les choses vont en se dégradant : les créanciers refusent les propositions d’indemnisation, l’assureur d’Andersen affirme ne pas pouvoir payer les indemnités que Andersen a négociées avec la Fondation Baptise de l’Arizona, Andersen se trouve impliqué dans la faillite de Global Crossing, les clients fuient en masse, les collaborateurs aussi et la diminution massive de l’activité se traduit pas un gigantesque plan de licenciements. Le dépeçage commence : Andersen LLP cède ses activités de conseil juridique et fiscal à DTT et négocie avec KPMG pour lui céder ses activités du nord-est des États-Unis. Début mai, avant même l’ouverture du procès, KPMG Consulting négocie le rachat de tout le pôle Conseil (Business Consulting) de Andersen LLP.

13La situation du reste du réseau va évoluer rapidement. Le discrédit de la branche américaine atteint désormais le nom même d’Andersen, et ce dans un métier qui repose sur la confiance attachée à un nom et à une signature ; la survie du réseau implique alors que l’on se sépare radicalement de la branche pourrie. Dès le début du mois de mars, des rumeurs de négociations entre Andersen et d’autres Big Five (notamment Deloitte Touche et Tohmatstu) avaient circulé, mais les choses s’accélèrent après le 14 mars : dans les jours qui suivent, Cardoso, le nouveau chief executive de Andersen Worldwide, fait état de négociations avancées en vue d’une fusion globale d’Andersen hors États-Unis avec KPMG. Mais, tandis que Cardoso négocie avec KPMG, que E & Y s’affirme intéressé et que DTT, pour sa part, s’inquiète des effets qu’aurait en termes de concurrence la fusion globale d’Andersen avec l’une des Big Five restantes, les premières fractures apparaissent : dès le 18 mars, la presse économique fait état de projets de la part des bureaux d’Espagne et du Chili de faire cavalier seul et de ne pas se rallier à l’accord avec KPMG et c’est le 22 mars qu’ont lieu les premières annonces d’accords séparés : la Chine avec PwC et la Russie avec E & Y. Cardoso poursuit ses négociations avec KPMG en vue d’un accord « le plus large possible », mais le réseau craque de toute part : la Nouvelle Zélande annonce le 25 mars un accord avec E & Y, l’Australie annonce le 26 mars la fin de ses contacts avec KPMG et le 29 un accord avec E & Y ; le rapprochement du Japon avec KPMG, annoncé le 29 mars, est remis en cause le 2 avril tandis que, de son côté, Singapour annonce qu’il discute avec E & Y ; le 3 avril, alors que l’Espagne annonce un accord avec DTT, Cardoso jette l’éponge et annonce l’abandon des tentatives de rapprochement global avec KPMG. Dès lors, tout va aller très vite : en quinze jours, entre le 3 et le 26 avril, le réseau va complètement éclater entre les quatre Big Five restantes, à l’exception, cependant, dans de nombreux pays, des activités de Business Consulting (Andersen BC) qui avaient souvent une structure juridique séparée (ce qui est d’ailleurs obligatoire dans certains pays, dont la France).

14Ainsi, la mort du réseau est-elle signée avant même l’ouverture du procès, le 6 mai, même si tout n’est pas encore définitivement arrêté à cette date. L’issue du procès — le 15 juin, Andersen LLP est reconnu coupable d’entrave à la justice — aura certes des incidences sur ce qui reste d’Andersen LLP (cependant, Andersen ayant fait appel, le jugement n’est pas immédiatement exécutoire et des arrangements sont trouvés pour mener à bonne fin les certifications de comptes en cours), mais elle n’en aura guère sur l’avenir d’un réseau qui n’existe déjà plus.

15À l’issue de ces événements, le paysage du secteur se trouve profondément bouleversé : les Big Five sont devenues les « Fat Four », même s’il est encore un peu tôt pour savoir qui l’a vraiment emporté : certes, DTT et E & Y apparaissent comme les deux grands gagnants du dépeçage du réseau, face à PwC et KPMG, mais cela ne veut pas dire que PwC ait perdu sa position de major acquise avec la fusion de 1999. Et si la partie audit de KPMG n’a pu s’approprier qu’une maigre part du butin, par contre KPMG Consulting, avec l’acquisition d’une bonne partie d’Andersen BC, sort de l’affaire considérablement renforcé — même si, là encore, les cartes ne sont pas encore complètement rebattues, comme en témoigne le passage récent de KPMG Consulting Grande-Bretagne et Pays-Bas chez la SSII Atos Origin. Seconde modification importante du paysage : la séparation des activités de conseil et d’audit dans laquelle tous les réseaux sont désormais engagés. Cela avait été fait en 2000 par E & Y (vente de E & Y Consulting à Cap Gemini) et par KPMG (création de KPMG Consulting, société indépendante introduite au Nasdaq pour les activités de conseil hors Europe) et engagé par PwC (tentative de vendre ses activités de conseil à Hewlett Packard) ; mais là, les choses s’accélèrent : PwC Consulting, qui devait être mis sur le marché, va être repris par IBM et DTT, qui résistait farouchement à la séparation, a annoncé en juin qu’il va transformer Deloitte Consulting en société indépendante, laquelle devrait sortir du réseau en janvier 2003. Quant à Andersen, lui aussi opposé à la séparation entre les deux activités, il l’a subie à travers le démantèlement de son réseau. Mais l’élément le plus important à relever c’est que, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette affaire, l’éclatement d’Andersen se solde en définitive par un renforcement de la concentration tant dans le secteur de l’audit que dans celui du conseil.

L’éclatement du réseau d’Andersen (repris par Idé) se rapportant à l’article « Démantelé, Andersen cherche encore à négocier avec la justice américaine » paru dans les Échos daté du 26-27 avril 2002

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L’éclatement du réseau d’Andersen (repris par Idé) se rapportant à l’article « Démantelé, Andersen cherche encore à négocier avec la justice américaine » paru dans les Échos daté du 26-27 avril 2002

L’éclatement était-il inéluctable ?

16Le sort d’Andersen LLP — inculpation au pénal, puis condamnation — s’explique assez largement par des éléments du contexte américain. Ainsi, la dimension politique des scandales financiers (d’abord Enron, mais ensuite Global Crossing), du fait de leurs liens éventuels avec la Maison Blanche et la vice-présidence, a indéniablement pesé sur l’attitude de fermeté adoptée par le DoJ : il fallait faire la preuve qu’on ne craignait pas de faire toute la lumière et de prendre des sanctions sévères (on peut toutefois noter que, à ce jour [5], dans l’affaire Enron, seul Andersen a été inculpé puis condamné). Par ailleurs, l’adoption d’une attitude de fermeté vis-à-vis d’Andersen — largement facilitée, il est vrai, par la destruction massive de documents — a constitué un moyen de pression sur les autres Big Five pour régler aux USA la lancinante question de la séparation des activités d’audit et de conseil [6], mais elle a été avalisée aussi par les milieux de l’audit pour tenter d’éviter des réformes plus profondes de la profession [7].

17En fait, ce qui interroge, c’est ce qui est advenu du reste du réseau : pourquoi l’éclatement et pourquoi si vite ? Certes, la structure du réseau Andersen permettait cet éclatement, mais elle ne le rendait pas inéluctable et, à bien des égards, dès lors que tout le réseau risquait d’être contaminé par le discrédit de la branche américaine, la double stratégie développée par Andersen Worldwide — se séparer radicalement du membre malade et adosser le reste du réseau à l’un des quatre autres grands réseaux — apparaissait comme la plus rationnelle. D’abord, bien qu’une éventuelle condamnation d’Andersen LLP ne puisse, en principe, s’étendre aux autres sociétés, puisqu’elles étaient toutes financièrement et juridiquement indépendantes, nul n’est jamais à l’abri : un avocat astucieux ne pourrait-il pas trouver une faille permettant d’impliquer financièrement les associés, surtout compte tenu des gigantesques montants d’indemnités que Andersen LLP risquait de devoir payer ? Ensuite, et comme on l’a déjà noté, dans un métier qui repose sur la confiance et la valeur d’un nom et d’une signature, c’est, à travers le nom d’Andersen, la crédibilité de tout le réseau vis-à-vis de ses clients qui était atteinte ; sans doute, dans une telle situation, peut-on s’appuyer sur la dimension personnelle des relations aux clients, et c’est d’ailleurs l’importance de cet aspect qu’avait mis en avant, dans un entretien aux Échos, le patron d’Andersen France pour expliquer que la branche française n’avait pas perdu de clients. Mais dimension personnelle et valeur du nom s’épaulent mutuellement et la première ne peut fonctionner longtemps sans la seconde : il fallait donc non seulement se couper d’Andersen mais aussi retrouver un nom — et cela signifiait s’adosser à un autre réseau, car la valeur d’un nom, si elle peut se détériorer très vite, comme le montre l’exemple d’Andersen, se construit dans la durée comme en témoigne la longue histoire des Big Five. De plus, l’adossement à un autre réseau s’imposait aussi pour des raisons de taille et de marché : amputé de sa branche américaine, qui représentait le tiers des effectifs du groupe, Andersen faisait figure de nain et, surtout, n’était plus présent sur le marché américain. Or, celui-ci est non seulement, et de loin, le plus important en volume, mais c’est aussi celui par lequel on accède aux grandes multinationales ; ne pas être sur ce marché, c’est cesser de jouer dans la cour des grands. Enfin, en tant que réseau, Andersen disposait d’actifs immatériels importants (normes communes, méthodologies objectivées, outils permettant d’intégrer les best practices, culture d’entreprise favorisant le travail en commun…) dont la valeur était liée à la persistance du réseau.

18Mais les tentatives de solutions globales sont venues se briser sur les forces jouant en faveur de l’éclatement, l’échec des solutions globales étant, comme en témoigne la succession des événements, la conséquence et non la cause de cet éclatement.

19On peut penser que le rôle des autres Big Five n’a pas été négligeable dans cette affaire : chacune d’elles pouvait avoir intérêt à fusionner avec Andersen, mais aucune n’avait intérêt à ce que ce soit une autre qui le fasse. Ainsi, la fusion Andersen/KPMG aurait-elle hissé le nouveau cabinet à la hauteur de PwC, menaçant la position de leader de celui-ci et reléguant les deux autres loin derrière. Dès lors que les négociations en cours avec KPMG devenaient crédibles, les autres Big Five avaient intérêt à tenter de négocier localement des accords séparés avec divers bureaux locaux et à jouer le dépeçage.

20Du côté d’Andersen, il faut d’abord relever que le poids de l’individualisme et des valeurs d’indépendance, très fort dans les métiers d’audit et de conseil et qui se traduisait dans la structure même du réseau, ne pouvait que nourrir des réticences à l’égard d’un accord global. Mais surtout, du point de vue des bureaux locaux, c’est-à-dire des associés détenteurs du capital de ces bureaux, la conclusion d’un accord global était loin de ne présenter que des avantages. D’abord en termes de temps : étant donné la structure du réseau (partnership mondial de partnerships nationaux), un accord global, pour être valide, doit être entériné individuellement par chacun des bureaux à travers la signature des associés concernés ; une telle procédure prend du temps, ce qui crée une période d’incertitude dont la durée, elle-même indéterminée, ne peut être que néfaste à l’activité du bureau et risque d’entamer la confiance des clients ; or, il est beaucoup plus rapide de perdre des clients que d’en gagner. Par ailleurs, la conclusion d’un accord global peut créer localement des situations de conflits d’intérêts [8] comme c’est très vite apparu en Australie entre KMPG et Andersen ; dans cette situation, qui oblige à choisir entre deux clients et donc à en perdre un, qui va faire le choix et sur quelles bases ? N’y a-t-il pas un risque que ce soit le bureau d’Andersen qui, en position de faiblesse, doive abandonner les siens ? De plus, un accord global, même s’il doit être entériné localement, peut laisser ouvertes, et inquiétantes, bien des questions relatives à ce que seront le statut et le devenir des bureaux et des équipes locales dans le nouvel ensemble. Enfin, et surtout, un accord négocié globalement signifie que les associés propriétaires de chaque bureau ne participent pas directement à la négociation financière, c’est-à-dire à l’évaluation de la valeur de leur propriété, et ce alors qu’il n’est pas dit qu’ils ne seraient pas en mesure, en choisissant eux-mêmes leur interlocuteur, de négocier financièrement parlant un meilleur accord. Au contraire, s’engager soi-même localement dans des négociations permettait aux associés-propriétaires tout à la fois d’aller plus vite (et donc de limiter les risques associés à la période d’incertitude), de choisir leurs interlocuteurs, c’est-à-dire de négocier avec des gens avec lesquels on se sent plus « en phase » et on pourra gérer au mieux les conflits d’intérêt, et surtout de maîtriser les négociations, d’abord dans leurs dimensions financières et donc de préservation de leurs intérêts financiers, mais aussi quant aux modalités concrètes du rapprochement, notamment celles relatives à leur place dans le fonctionnement du nouvel ensemble.

21Ainsi, l’éclatement du réseau — et sa rapidité qui signait le fait qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible vers un accord global — témoigne-t-il de la prévalence, dans la gestion de la crise, des « intérêts locaux » : la logique des bureaux l’a emporté sur celle du réseau, et ce alors même que celui-ci était l’un des plus solides et des plus intégrés du secteur. Ceci conduit à s’interroger sur la fragilité de la structure organisationnelle de ce type de firme-réseau, construite sur l’indépendance juridique et financière des partenaires et dont la consistance repose essentiellement sur des aspects immatériels et sur l’intérêt de chacun à être membre : ce que montre l’histoire d’Andersen c’est que, dès lors que les circonstances viennent remettre en cause ou affaiblir cet intérêt à coopérer, pour une raison ou une autre mais notamment quand il n’y a plus concordance entre intérêt à coopérer et intérêts financiers, un tel réseau s’effondre. Et ceci nous conduit à penser que la fragilité de ces configurations organisationnelles, qui n’entrent pas dans le moule classique de la propriété en bonne et due forme dans les entreprises, tient sans doute d’abord à ce qu’elles ne remettent pas en cause la prévalence, qui se révèle en situation de crise, des intérêts financiers des propriétaires.

22Août 2002


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Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/flux.051.0075

Notes

  • [1]
    On appelle les « Big Five », les cinq plus importantes sociétés mondiales d’audit. À l’exception d’Andersen, tous ces cabinets résultent de fusions successives dont les plus récentes datent du milieu des années 1980 et, pour la dernière en date, de 1999 : KPMG, formé en 1986 par la fusion de Peat Marwick Mitchell et de Klynveld Main Goerdler ; Ernst & Young, formé en 1989 par la fusion d’Arthur Young et de Ernst & Withney ; Deloitte Touche Tohmatsu (DTT) formé par la fusion en 1989 de Deloitte, Haskins & Sells, de Touch Ross et de Tohmatsu ; PwC formé en 1999 par la fusion de Price Waterhouse et de Coopers & Lybrand. Ces sociétés sont aussi nommées grands réseaux pluridisciplinaires car, outre leurs activités classiques d’audit, mais aussi de comptabilité et de conseil juridique et fiscal, elles ont toutes développé en plus des activités importantes de conseil en management et en technologie. Andersen qui s’était séparé de sa branche conseil (Andersen Consulting, devenu Accenture en 2000) avait depuis recréé une activité de conseil : Andersen Business Consulting (BC).
  • [2]
    Définition des réseaux pluridisciplinaires donnée en France, le 14 mars 1998, par le Conseil National des Barreaux.
  • [3]
    Rappelons que les activités d’audit (commissariat aux comptes en France) et d’expertise comptable, à la base de l’activité des Big Five, comme d’ailleurs celles de conseil juridique et fiscal, très vite incluses dans leur développement, constituent dans tous les pays des professions réglementées ; ainsi, même si elles ont le droit de s’organiser en sociétés de capitaux, elles sont toujours soumises à des règles contraignantes sur la propriété du capital (celui-ci devant être majoritairement détenu par des professionnels) et elles n’ont pas le droit de s’introduire en Bourse.
  • [4]
    L’équivalent américain de la COB.
  • [5]
    Août 2002.
  • [6]
    Il faut toutefois noter que cette séparation ne concerne que les activités dites de Consulting (conseil en management, organisation et technologies) ; les Big Five exercent toujours des activités de conseil, notamment juridique et fiscal ou d’ingénierie financière, ce qui pose la question du respect des règles d’incompatibilité entre l’exercice, pour une même entreprise, de l’activité d’auditeur et de celle de ces différentes activités de conseil.
  • [7]
    Le 17 juin, soit au lendemain de la condamnation d’Andersen, l’éditorialiste du Wall Street Journal qualifiait celle-ci de « sacrifice public pratique pour la profession et pour l’administration Bush ». Reste que la multiplication des scandales a conduit, fin juillet, à l’adoption du Sarbanes-Oxley Act, première grande loi américaine depuis le début des années 1930 concernant le fonctionnement des entreprises cotées en Bourse et qui comporte aussi des mesures relatives à la profession d’audit-comptabilité (avec notamment la prévision de la création d’un organe de contrôle de la profession, le « Public Accounting Oversight Board », placé sous le contrôle de la SEC).
  • [8]
    Un même cabinet d’audit n’a pas le doit d’auditer deux sociétés qui sont en situation de conflit d’intérêt (litige, concurrence…).

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Droit et Administration

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