Flux 2001/1 n° 43

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Article de revue

Les échanges technologiques entre la France et les États-Unis : les télécommunications spatiales (1960-1985)

Pages 17 à 24

Notes

  • [1]
    Le premier satellite de la série ECS est lancé en 1983.
  • [2]
    cf. Lebeau André, L’espace : les enjeux et les mythes, Paris, Hachette, 1998, 312 p.
  • [3]
    Avec le programme Syracuse (système de radiocommunications utilisant un satellite), la France devient le troisième pays occidental après les États-Unis et la Grande-Bretagne à disposer d’un système de télécommunications militaires par satellite indépendamment de l’OTAN.
  • [4]
    CNES, CENT, Télécommunications spatiales — Secteur spatial — Secteur terrien. Systèmes des télécommunications par satellite. Paris, 1983, 451 p.
  • [5]
    Sur le développement de la coopération européenne en matière de télécommunications spatiales, voir Krige John, Russo Arturo, Sebesta Lorenza coll., Europe in space, 1960-1973, 1994, 210 p.
  • [6]
    L’ELDO regroupe la France, la Grande Bretagne, la RFA, l’Australie, la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas.
  • [7]
    L’ESRO regroupe la Grande Bretagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, la RFA, la Suède, la Suisse, le Danemark et l’Espagne.
  • [8]
    Cet argument est valable jusqu’à la crise de 1973.
  • [9]
    cf. Voge Jean, « INTELSAT et l’organisation mondiale des télécommunications par satellite » dans Le Bulletin de l’IDATE n° 6, décembre 1966, p 29-35.
  • [10]
    Australie, Cité du Vatican, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Italie, Japon, Pays-Bas, Royaume Uni.
  • [11]
    cf. Voge Jean, « Les télécommunications de l’après-guerre : de l’oiseau du matin aux démons de midi, les 25 ans d’Intelsat » dans Le Bulletin de l’IDATE n° 38, 4e trimestre 1989, p 51-67.
  • [12]
    Sur les NSAM successifs, voir Butrica Andrew J. ed., Beyond the ionosphere : fifty years of satellite communication, Washington, 1997, 317 p.
  • [13]
    Créé en mars 1962, l’ELDO regroupe la France, la Grande Bretagne, la RFA, l’Australie, la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas. L’organisation est dissoute en 1973.
  • [14]
    En juin 1967 la France et la RFA signent un accord pour la réalisation en commun d’un satellite franco-allemand de télécommunications, baptisé Symphonie.
  • [15]
    cf. Bouillot Jean-Claude, Orye Raymond, « Le programme de lanceur lourd européen » dans Bulletin des PTT de France n° 6, décembre 1975, p 12-20.
  • [16]
    En juin 1967, les gouvernements de France et de RFA signent l’accord instituant le programme de satellite Symphonie, qui inaugure avec succès le développement de systèmes régionaux ou nationaux de satellites en Europe.
  • [17]
    cf. Chadeau Emmanuel dir., L’ambition technologique, naissance d’Ariane, Paris, Rive droite, 1995, XXII-470 p.
  • [18]
    Le ministre du Développement industriel et scientifique, Xavier Ortoli, a confié à un groupe de réflexion présidé par Pierre Aigrain, délégué général à la recherche scientifique et technique, une mission de recensement des objectifs possibles de la politique spatiale nationale.
  • [19]
    cf. Baledent Sophie, « La politique spatiale des télécommunications de l’après-guerre à nos jours » dans Cahiers d’Histoire des PTT n° 1, 1985, p 17-26.
  • [20]
    Minc Alain, Nora Simon, L’Informatisation de la société, Paris, la Documentation française, 1978, 163 p.
  • [21]
    Entretien avec Jean-François Latour, 24 février 1997.
  • [22]
    Gailhardis Philippe, « Télécom 1 : bilan et perspectives » dans Revue française des télécommunications n° 70, octobre 1989, p 45-61.

1En 1958, un an après le lancement du premier satellite artificiel Spoutnik, l’administration américaine réagit à l’exploit soviétique et met en place la NASA (National Aeronautics and Space Administration). Dès lors, le développement des satellites de télécommunications aux États-Unis est fulgurant :

  • En août 1960, les Américains lancent Echo I, premier satellite de télécommunications ;
  • En juillet 1962, Telstar effectue la première transmission d’image de télévision transatlantique entre la station ATT (American Telephon and Telegraph) d’Andover et la station française du CNET (Centre National d’Étude des Télécommunications) de Pleumeur-Bodou ;
  • En 1964 Syncom 1, premier satellite géostationnaire, est lancé ;
  • Et en 1965, Early Bird (Intelsat 1) réalise la première liaison commerciale entre l’Amérique du Nord et l’Europe de l’ouest.
Dans le même temps, les réalisations françaises dans ce domaine restent, en comparaison, très minces :
  • La France met en place des infrastructures terrestres : la station de Pleumeur-Bodou reçoit les liaisons acheminées par Telstar ;
  • Elle met au point et expérimente des fusées-sondes, comme Véronique, qui ne dépassent pas les 200 km d’altitude, alors que le lancement d’un satellite s’effectue à 36 000 km ;
  • En 1965, le lanceur national Diamant A met sur orbite le premier satellite français nommé Astérix, satellite d’observation scientifique.
En 1965, le fossé technologique entre les États-Unis et la France sur le secteur du spatial apparaît donc flagrant. 20 ans plus tard, en 1985, l’Europe possède son propre lanceur, Ariane dont le premier tir d’essai remonte à décembre 1979, ses propres systèmes régionaux de télécommunications par satellite ECS [1] (European Communication Satellite), Eutelsat, la France a mis en place un réseau national de télécommunications spatiales Télécom 1 opérationnel début 1984. Si l’Europe n’a pas encore rattrapé son retard commercial, l’essentiel du retard technologique est comblé : outre les parts de marché croissantes prise par Ariane dans le domaine des lanceurs, Télécom 1 est, d’un point de vue technologique, comparable à SBS (Satellite Business System) lancé par IBM (International Business Machine) 4 ans plutôt. Il utilise un système d’accès aux stations au sol, l’AMRT (Accès Multiple à Répartition dans le Temps), mis en service la même année par Intelsat. C’est le premier satellite au monde à fonctionner sur trois bandes de fréquences distinctes.

2De 1960 à 1985, en 25 ans, le fossé technologique s’est donc très nettement réduit : ce constat amène à s’interroger sur l’existence et les modalités des échanges de technologies qui se sont effectués durant cette période entre la France et les États-Unis, et plus généralement entre l’Europe et les États-Unis, sur la politique menée par chacun en matière de technologie spatiale et les motivations respectives de ces politiques.

Définir une politique technologique : les enjeux

Un secteur stratégique

3Parce qu’il constitue un terrain privilégié d’affrontement dans le contexte de la guerre froide, et parce qu’il interagit fortement avec le secteur de la défense, le domaine des télécommunications spatiales constitue, tant pour la France que pour les États-Unis, un secteur technologique stratégique [2]. Cette dimension amène chaque protagoniste à peser les conséquences de ses choix et des orientations de sa politique technologique. En octobre 1957, le lancement du premier satellite artificiel Spoutnik par l’URSS ouvre l’ère de la « course à l’espace » : dès lors, la technologie spatiale devient un enjeu de la guerre froide, un champ d’affrontement privilégié entre les deux grands ; Spoutnik donne le signal d’une course acharnée dont l’enjeu est autant le prestige que la puissance.

4Si l’espace représente un outil d’affirmation symbolique du leadership pour les Américains et les Soviétiques, ses enjeux sont d’autant plus importants que la technologie spatiale entretient à plusieurs titres d’étroites relations avec le secteur de la défense. Le lien organique entre l’accès à l’espace et la capacité balistique pèse lourd dans le contexte de guerre froide qui prévaut alors. En effet, un lanceur de satellite utilise des techniques de propulsion analogues à celles utilisées pour la propulsion des missiles balistiques. Ainsi, la recherche pour le développement de lanceurs peut avoir des retombées sur la technologie des missiles et inversement. D’autre part, technique spatiale et technique militaire s’interpénètrent dans une dimension informationnelle : télécommunications et observation. Le satellite offre à la défense un potentiel d’utilisation particulièrement opérationnel pour des applications militaires : il est capable d’acheminer des liaisons de communications militaires fiables et protégées, c’est également un instrument efficace pour effectuer des opérations d’espionnage et des repérages de positionnement. Les missions du satellite français de télécommunications Télécom 1 constituent un bon exemple de cette double dimension : outre ses missions classiques de communications civiles, le satellite est prévu pour supporter des liaisons télégraphiques, téléphoniques et télématiques chiffrées et protégées contre les brouillages, essentiellement entre les PC et les navires de la Marine nationale d’une part, et les forces en intervention ou en poste à l’étranger d’autre part [3]. Ce lien entre technologie spatiale et techniques militaires impose donc une relation forte de la maîtrise de l’espace avec les impératifs de sécurité nationale.

Un moteur pour la croissance économique

5Outre leur caractère stratégique, les télécommunications spatiales sont également un secteur à forts enjeux économiques et industriels, qui participe à la croissance et à l’emploi. La concurrence entre les quatre ou cinq grands groupes industriels du secteur est exacerbée. Elle se traduit par d’importants efforts d’investissement et de recherche-développement, dans un domaine où la maîtrise de la technique est déterminante. La structure du système de télécommunications par satellite intègre en effet de nombreux éléments dont la mise en œuvre repose sur des technologies de pointe complexes : le satellite lui-même se compose d’une charge utile — qui comprend l’ensemble des éléments de télécommunication —, et d’une plate-forme regroupant l’ensemble des éléments permettant à la charge utile de fonctionner. Au sol, les stations de poursuite, télémesure et télécommande assurent le contrôle et la surveillance de l’engin, tandis que les stations terrestres de réception relaient les liaisons avec les usagers. Enfin, il faut pouvoir disposer d’un lanceur capable de placer l’engin sur orbite [4]. Le lobbying institutionnel permanent des grandes entreprises sur le secteur des télécommunications spatiales s’explique notamment par l’importance de cette dimension industrielle.

Un impératif politique : réduire le « technological gap »

6En 1965, alors que les télécommunications spatiales connaissent un réel essor en Amérique du Nord, les rapports produits par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique) constatent, dans l’ensemble des secteurs technologiques, l’avance des États-Unis par rapport à l’Europe et à la France. L’Europe souhaite bien sûr combler ce technological gap et décide d’investir massivement dans les domaines de l’électronique, de l’informatique, de l’énergie et du nucléaire. Les premiers projets de coopérations spatiale européenne [5] voient le jour : en 1962 se forment les premières organisations spatiales européennes, le CECLES-ELDO [6] (Centre européen pour la construction de lanceurs d’engins spatiaux - European Launcher Development Organization) pour la construction de lanceurs lourds, et le CERS-ESRO [7] (Centre européen de recherches spatiales - European Space Research Organization), organisme responsable de la recherche et de la technique spatiale à des fins pacifiques.

7De leur côté et pour des motivations différentes, les États-Unis sont également favorables à un rattrapage européen. Le technological gap, loin de constituer pour eux un avantage, représente au contraire un handicap à la fois politique et économique :

  • Politique car il envenime les relations entre les États-Unis et l’Europe dans un contexte de Guerre froide où les États-Unis ont besoin d’alliés sur lesquels ils puissent compter ;
  • Économique parce que, face à l’URSS, l’intérêt des Américains est d’avoir un partenaire qui, à terme [8], soit fort.

Les orientations politiques

8La définition d’une politique spatiale résulte de l’interaction des dimensions stratégiques, industrielles, économiques et politiques du secteur précédemment évoquées. Dans ce contexte, les grands axes de la politique américaine restent constants, déterminés par des objectifs clairement énoncés : au final, l’objectif ultime consiste à garder le monopole à la fois en matière de défense et en matière économique, tout en coopérant avec les pays européens pour, entre autre, limiter les financements de la politique et de la recherche spatiales. Tant que ce monopole n’est pas menacé, les États-Unis acceptent de collaborer sur les programmes scientifiques mais pas sur les projets commerciaux, sur les programmes civils et non sur les programmes militaires. Cette coopération prend la forme soit de transferts de technologies, soit de mises à disposition de capacités.

9Dans une perspective de réduction du technological gap, la position française et européenne poursuit elle aussi un objectif clairement fixé, c’est d’abord la recherche de l’indépendance technologique : le but consiste à maîtriser les savoir-faire technologiques, en particulier en matière de construction de lanceurs, clé de l’autonomie spatiale. Mais pour atteindre cet objectif, l’Europe a besoin de l’apport des capitaux et des technologies américains. La mise en œuvre de cette politique passe par le développement d’une coopération inter-étatique qui bénéficie de l’apport de technologies américaines mais qui à terme cherche à réduire au maximum la dépendance technologique vis à vis des États-Unis et les contraintes qu’elle impose. La réalisation et le succès du premier tir d’Ariane en décembre 1979 marque la fin de la dépendance européenne en matière de lanceurs et ouvre véritablement l’ère spatiale européenne.

L’attitude des États-Unis face à la France et à l’Europe

10Comment se traduit concrètement cette volonté américaine de maintenir son monopole sur le secteur des télécommunications spatiales ? Deux événements témoignent avec force de cette ambition politique : la création de l’organisation spatiale Intelsat et l’immédiate mainmise des États-Unis sur cette institution, la résolution NSAM 338 de 1965.

La création d’Intelsat

11Organisation spatiale internationale créée par la signature des accords de 1964, Intelsat pose les bases d’une réelle coopération internationale en matière de systèmes de transmissions spatiales et initie la mise en place d’un système mondial de télécommunications par satellite [9]. Onze nations [10] signent à Washington cet accord intergouvernemental « établissant un régime provisoire applicable à un système commercial mondial des télécommunications par satellite », qui devient définitif après la conférence de 1969 et réunit dès lors 19 pays. Un comité intérimaire à session périodique, composé de représentants des pays membres, dirige l’organisme. Au sein de cette organisation, les États-Unis sont représentés par la société Comsat (Communication Satellite Corporation), créée en 1963 pour exploiter le nouveau secteur des satellites. Le quota des États-Unis ne peut être inférieur à 50,6 %.

12Dès son origine, Intelsat constitue pour les États-Unis un moyen de garder la mainmise sur les systèmes de télécommunications spatiales [11] : la création d’un système mondial unique de télécommunications par satellite est l’argument avancé par la Comsat pour soutenir l’impossibilité d’appartenir à la fois à Intelsat et à un autre système. De plus, elle justifie pour les États-Unis le refus de fournir des lanceurs pour tout satellite commercial indépendant. Ainsi, la position américaine au sein d’Intelsat, qui consiste à revendiquer pour Intelsat un monopole en matière de télécommunications spatiales, protège les États-Unis de tout système concurrent. Cette attitude conduit à maintenir, voire creuser, davantage le fossé technologique qui donne à l’industrie américaine un quasi-monopole dans le domaine de l’utilisation commerciale de l’espace.

Le NSAM 338 : défendre le monopole

13Le National Security Action Memorandum [12] n° 338 est voté en septembre 1965, sous la présidence de Johnson. C’est un texte à la fois très dur et très limitatif à l’égard de l’Europe en matière d’assistance technologique sur le secteur des télécommunications spatiales. En effet, ce NSAM établit que les États-Unis ne devront pas apporter à d’autres pays d’assistance technique qui encouragerait significativement le développement de systèmes de communications par satellite. De plus, ils déclineront toute demande d’une nation étrangère impliquant une assistance sur les satellites et les lanceurs, à moins toutefois que cette assistance ne soit obtenue en accord avec les règles d’Intelsat et que les conditions d’apport de cette assistance soient expressément spécifiées par écrit. Ce texte a très clairement pour objet de défendre le monopole américain sur le secteur des télécommunications spatiales, afin de limiter au maximum le développement des techniques de télécommunications spatiales en Europe.

Des transferts de technologie limités : orienter le développement des systèmes spatiaux européens

14Toutefois, sous certaines conditions précisément circonscrites, les États-Unis effectuent des transferts de technologies au bénéfice de l’Europe et de la France. Cette assistance technologique suit trois orientations successives. Le premier volet de la politique américaine consiste à soutenir les programmes européens scientifiques et non commerciaux. Dans cette perspective, les États-Unis offrent depuis 1955 des places gratuites à bord de leurs lanceurs pour les expérimentations scientifiques européennes. Ainsi, la NASA et le CNET signent des accords de collaboration : la NASA met à la disposition de la France des lanceurs américains pour lancer les premiers satellites scientifiques d’observation mis au point par le CNET comme Eole ou FR1. Pour les Américains, cette attitude constitue également un moyen d’éviter que les Européens cherchent à construire leurs propres lanceurs et acquièrent ce faisant la maîtrise des technologies de propulsion.

15Dans un deuxième temps, les États-Unis proposent à l’Europe de renforcer les projets de coopération, afin de limiter les financements qui atteignent un pic aux États-Unis en matière de télécommunications spatiales. Les Américains proposent à l’Europe de prendre part au projet de développement d’un satellite scientifique pour une mission d’exploration vers le Soleil ou vers Jupiter. Mais les Européens déclinent cette offre : ils sont en réalité plus intéressés par les applications économiques de l’espace. Aussi, en 1967, la position américaine se trouve-t-elle contrainte d’évoluer, afin d’éviter une dispersion des nations européennes, notamment vers des efforts individuels en matière de défense. Comme le théorise en 1966 Mac Namara, secrétaire à la Défense, le but de la politique américaine consiste à détourner les nations européennes du développement de systèmes militaires nucléaires, en les orientant vers les techniques spatiales civiles auxquelles se consacre l’ELDO [13], organisation spatiale européenne pour la construction de lanceurs d’engins spatiaux. Et puisqu’il n’est pas possible de les empêcher de développer leur propre système de satellite de télécommunications [14], il faut les inciter à le faire dans le cadre réglementé d’Intelsat.

16En juillet 1966, la NSAM 354 institue des modalités de coopération des États-Unis avec l’ELDO pour le développement d’un lanceur européen : ils fournissent des logiciels de vol, une assistance et des informations techniques, le concours d’ingénieurs américains pour la mise au point d’un lanceur utilisant un système de combustion liquide. Un an plus tard en juillet 1967, la NSAM 338 est révisée : elle pose un assouplissement des conditions d’assistance technique des États-Unis dans le domaine des télécommunications spatiales : dans les limites fixées par des considérations de sécurité nationale, les États-Unis pourront décliner la mise à disposition de technologies spatiales à d’autres nations, c’est-à-dire si ces technologies sont critiques pour le développement de satellite de télécommunications, et s’il a été déterminé que ces technologies seraient utilisées d’une façon incompatible avec le concept et les implications de la poursuite du développement d’un système global de communications par satellite commercial conforme aux accords de 1964 créant Intelsat. Ainsi, les États-Unis apportent effectivement à la France leurs technologies pour la mise au point de lanceurs ; mais il s’agit de lanceurs à propulsion à mélange liquide (hydrogène oxygène), afin d’éviter l’utilisation par la France de combustibles solides, employés pour la réalisation du programme américain de force de frappe.

Les contradictions internes de la politique américaine se révèlent à l’occasion de la demande des Français et des Allemands à disposer d’un lanceur pour Symphonie

17À la fin des années 1960, la situation devient extrêmement complexe. Trois sujets sont alors étroitement liés :

  • La négociation du deuxième accord Intelsat qui débute au printemps 1969 ;
  • La réponse de la NASA pour le lancement par un engin américain de Symphonie, premier satellite régional qui porterait un premier coup au monopole d’Intelsat ;
  • Le développement d’un lanceur européen que les Américains veulent éviter.
Dans le cadre du programme Post Apollo, la NASA propose en 1969 aux pays européens le développement en commun d’une navette et d’une fusée à propulsion nucléaire pour les voyages interplanétaires. Le coût de ce programme est évalué à 10 milliards de dollars, et la participation européenne au financement s’élèverait à 10 % de ce total. Or ce coût correspond justement pour l’Europe à celui du développement de son projet de lanceur [15] qu’elle serait contrainte d’abandonner dans le cas où elle déciderait d’accepter la participation à Post Apollo. L’Europe demande alors en compensation la mise à disposition même payante de lanceurs, mais qui soient autorisés à placer sur orbite des satellites commerciaux. Dès lors, l’attitude des États-Unis tend à fluctuer, car elle est la synthèse de différentes visions stratégiques et industrielles portées par différents lobbies (notamment les fabricants de satellite commerciaux comme Hughes, l’armée, la NASA, les administrations). La question est de savoir s’il vaut mieux perdre le monopole sur le secteur des lanceurs ou bien sur celui des satellites. Finalement, après bien des tergiversations, les États-Unis optent pour la seconde solution : en effet, le monopole sur les lanceurs n’est plus jugé utile au moment où l’on développe une navette qui doit rendre obsolète les lanceurs en cours de développement. Cette attitude aboutit au refus des Européens de participer au programme Post Apollo, ainsi qu’à une conclusion des négociations Intelsat peu favorable à l’Europe : l’accord définitif autorise la mise au point et le lancement de satellites régionaux à condition que deux tiers des membres de l’organisation soient d’accord.

18Enfin, les Américains adoptent une position très dure dans l’affaire du lancement du satellite franco-allemand Symphonie [16] : en 1973, le lancement du satellite par le lanceur européen Europa se solde par un échec : Europa explose après 150 secondes de vol. La France et l’Allemagne se tournent alors vers les États-Unis pour le lancement : la fusée américaine Thor-Delta lance Symphonie 1 en décembre 1974, mais les États-Unis ont posé comme condition au lancement le renoncement à toute utilisation commerciale du satellite. Au début des années 1970, il apparaît clairement que la politique spatiale des États-Unis qui consiste à limiter l’assistance technologique à un cadre d’application très stricte est déterminante dans la décision française et européenne de construire un lanceur européen, et de développer une filière spatiale complète et autonome [17]. En 1973 naît l’Agence spatiale européenne qui mettra au point le programme L3-S (lanceur n° 3 de substitution) ou Ariane.

L’attitude de la France : l’indépendance à tout prix

19Au début des années 1970, la position française, qui avait oscillé entre des programmes de collaboration avec les États-Unis et un développement indépendant, a atteint ses limites avec le refus des Américains de mettre fin à leur monopole sur les lanceurs et les satellites. En mars 1970, le rapport Aigrain [18] formule les grands axes de la politique spatiale française : à terme, l’objectif poursuivi consiste dans la réalisation d’un programme complet mené sur le plan national, ce qui nécessite l’acquisition d’une maîtrise autonome des technologies spatiales qui passe par le choix d’une collaboration avec l’Europe [19]. Dans les faits, cette politique se traduit par l’effort de la France dans la reconstruction de la politique des lanceurs européens sur des bases différentes d’ELDO qui conduit à la création de l’Agence spatiale européenne et la mise au point d’Ariane, la participation au développement de systèmes régionaux européens comme ECS ou Eutelsat, la réalisation du programme national de télécommunications par satellite Télécom 1. Les programmes spatiaux américains deviennent un modèle technologique que l’Europe cherche à imiter.

Le programme Télécom 1 : relever le défi américain

20Le programme français Télécom 1, conçu, réalisé et financé par la DGT (Direction générale des télécommunications), est un système de télécommunications dit domestique, c’est-à-dire conçu pour un usage national. Les États-Unis ont une réelle avance sur ce type de réseaux : dès la fin des années 1970, quatre systèmes domestiques sont en place aux États-Unis, dont le premier, Westar, a été mis en place en 1974, soit 10 ans avant le lancement de Télécom 1. Le concept Télécom 1, tant dans les missions qu’il doit remplir que dans les technologies qu’il met en œuvre, a été défini en référence aux systèmes satellitaires domestiques américains ; plus précisément, il est la copie fidèle du dernier système domestique mis en place aux États-Unis, SBS. Le programme américain de télécommunications par satellite SBS, mis au point par la firme IBM, voit le jour en 1978. Dans la décennie 1970, IBM a suivi les évolutions de l’informatique et commencé à investir le secteur des télécommunications. Début 1978, IBM crée la filiale SBS, chargée de l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme de satellites domestiques. Un rapport de mission de la DAII (Direction des Affaires Industrielles et Internationales) de janvier 1978 présente le nouveau projet d’IBM : SBS constitue un réseau de télécommunications par satellite entièrement numérique et à très haute fréquence, tourné vers des applications télématiques pour les entreprises, à savoir des transferts de sons, d’images, de données. C’est un système à la fois intra et interentreprises. De même, la mission première de Télécom 1 consiste dans l’acheminement de liaisons télématiques professionnelles.

21En 1978, les conclusions du rapport Nora-Minc [20] sur L’informatisation de la société confirment la pertinence du projet : il constate le fulgurant essor de la télématique et le développement des transferts de données qui constituent un marché en très forte expansion. Il pose le satellite comme moyen privilégié pour répondre efficacement à ces nouveaux besoins de communications. D’autre part, ce rapport souligne que la menace pour l’avenir vient du mariage des télécommunications et de l’informatique en cours de réalisation sous l’égide d’IBM : la France doit réagir face à la menace de suprématie américaine pour dominer un secteur en pleine expansion. Jean-François Latour [21], directeur de Cabinet de Gérard Théry au moment de la mise en place du programme, déclare, à propos des origines du projet Télécom 1 : « nous étions obnubilés par SBS ». « Devant la montée de la concurrence internationale dans le domaine de la télématique, la France se doit de relever certains défis et faire preuve d’initiatives et d’ambition. Le satellite Télécom 1 constitue une double réponse nationale et à l’exportation au géant IBM », dit Gérard Théry, directeur général des télécommunications, dans son discours d’août 1979 sur la télématique en Europe. La DGT décide donc en 1978 la mise en place d’un système domestique pour les télécommunications d’entreprises. Par la suite, d’autres missions viendront se greffer afin d’assurer la rentabilité du système : vidéotransmission, liaisons avec les Départements d’Outre-mer, communications militaires. Le programme Télécom 1 revêt une dimension politique forte : répondre au défi américain et affirmer, notamment face aux États-Unis, la souveraineté et l’autonomie technique de la France en matière de télécommunications spatiales.

Conception technique de Télécom 1

22Dans sa définition technique, Télécom 1 présente, comme SBS, des spécificités récentes et modernes : en particulier, il utilise le système innovant de transmission AMRT, déjà développé sur le satellite franco-allemand Symphonie. Schématiquement, l’AMRT permet à toutes les stations terriennes d’émettre vers le satellite sur une fréquence commune : l’émission s’effectue de manière répétitive et non continue, ce qui permet le partage des capacités du satellite. La réalisation technique et industrielle du système est l’occasion pour la France d’affirmer son indépendance à l’égard des industriels américains. En effet, l’industrie américaine prend une part très faible dans la fabrication de Télécom 1. En décembre 1979, IBM fait à la DGT la proposition de lui livrer un système dont tous les composants, lanceur, satellite, matériel embarqué et équipements au sol, soient ceux des systèmes les plus avancés. En fait, IBM propose tout simplement une exacte copie de SBS et se heurte à un refus de la DGT. Finalement, le seul industriel américain sollicité dans le cadre de la fabrication de Télécom 1 est Ford aerospace pour la réalisation de la charge utile militaire, ce qui nécessite l’obtention de licences d’exportation de l’Administration américaine. La fabrication du système est, conformément aux exigences du gouvernement qui a demandé que l’industrie spatiale française réalise la part la plus importante possible du programme, essentiellement française : l’industrie nationale réalise 60 % du système Télécom 1. La conception du système repose sur une francisation maximale de composants issus de programmes européens : la plate-forme de Télécom 1 est dérivée de celle du satellite européen ECS, Télécom 1 reprend le système de stabilisation sur 3 axes expérimenté sur le satellite franco-allemand Symphonie. Pour la maîtrise d’œuvre du système, la DGT en 1980 porte son choix sur le constructeur Matra, allié à British aerospace, contre la proposition d’Aérospatiale, allié à l’industriel américain Ford et qui propose dans son offre de reprendre pour Télécom 1 la technologie développée aux États-Unis pour le programme de satellite indien Insat.

23En août 1984, le lanceur européen Ariane 3 place Télécom 1A sur orbite. Les deux autres satellites du système, Télécom 1B et Télécom 1C, sont lancés en mai 1985 et mars 1988. Malgré la perte définitive de Télécom 1B à la suite d’une panne en janvier 1988, le système Télécom 1 reste opérationnel jusqu’en 1991. Au cours des années 1980, les deux systèmes américain et français SBS et Télécom 1 connaissent la même dérive : ils évoluent vers des services de types classiques. Ainsi, 10 % seulement de la capacité de SBS est utilisée pour le trafic interentreprises, le satellite achemine essentiellement des communications téléphoniques classiques et des émissions télévisées. De même, Télécom 1, peu exploité pour les communications d’entreprises, trouve un débouché fructueux et inattendu dans la transmission audiovisuelle. Si ses résultats commerciaux ne sont pas réellement convaincants, Télécom 1 constitue indéniablement une performance technique [22] qui dépasse les prévisions.

2425 ans ont donc été nécessaires pour que l’Europe et la France comblent leur retard technologique sur les États-Unis dans le domaine des télécommunications spatiales. Durant cette période, la politique spatiale française suit deux axes principaux : le soutien d’un programme spatial purement national, une participation active à des projets européens de coopération. Ce rattrapage est incontestablement un succès pour la France et son industrie spatiale qui dispose en 1985 des compétences techniques nécessaires pour mettre en place, dans la suite de Télécom 1, un système de télécommunications par satellite de deuxième génération, Télécom 2. Plus ambitieux d’un point de vue technologique, le programme Télécom 2 décidé en 1987 répond à un besoin de continuité des services rendus par Télécom 1, avec une augmentation de la capacité et de la puissance des engins.

25Ce rattrapage marque également par certains aspects l’échec d’une politique américaine qui n’a pas su, notamment à cause de l’intransigeance des industriels du secteur, orienter selon ses choix le développement des systèmes de télécommunications spatiales européens en limitant les transferts de technologies à certains domaines. Les États-Unis ne sont pas parvenus à contenir la pression européenne, ni à guider l’Europe vers des applications civiles non commerciales comme elle le prévoyait. Le succès français doit néanmoins être relativisé : la réalisation de Télécom 1 sur le modèle d’un système américain montre malgré tout que les États-Unis demeurent encore la référence par rapport à laquelle se conçoivent les nouveaux programmes de télécommunications spatiales.


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Date de mise en ligne : 01/12/2007.

https://doi.org/10.3917/flux.043.0017

Notes

  • [1]
    Le premier satellite de la série ECS est lancé en 1983.
  • [2]
    cf. Lebeau André, L’espace : les enjeux et les mythes, Paris, Hachette, 1998, 312 p.
  • [3]
    Avec le programme Syracuse (système de radiocommunications utilisant un satellite), la France devient le troisième pays occidental après les États-Unis et la Grande-Bretagne à disposer d’un système de télécommunications militaires par satellite indépendamment de l’OTAN.
  • [4]
    CNES, CENT, Télécommunications spatiales — Secteur spatial — Secteur terrien. Systèmes des télécommunications par satellite. Paris, 1983, 451 p.
  • [5]
    Sur le développement de la coopération européenne en matière de télécommunications spatiales, voir Krige John, Russo Arturo, Sebesta Lorenza coll., Europe in space, 1960-1973, 1994, 210 p.
  • [6]
    L’ELDO regroupe la France, la Grande Bretagne, la RFA, l’Australie, la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas.
  • [7]
    L’ESRO regroupe la Grande Bretagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, la RFA, la Suède, la Suisse, le Danemark et l’Espagne.
  • [8]
    Cet argument est valable jusqu’à la crise de 1973.
  • [9]
    cf. Voge Jean, « INTELSAT et l’organisation mondiale des télécommunications par satellite » dans Le Bulletin de l’IDATE n° 6, décembre 1966, p 29-35.
  • [10]
    Australie, Cité du Vatican, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Italie, Japon, Pays-Bas, Royaume Uni.
  • [11]
    cf. Voge Jean, « Les télécommunications de l’après-guerre : de l’oiseau du matin aux démons de midi, les 25 ans d’Intelsat » dans Le Bulletin de l’IDATE n° 38, 4e trimestre 1989, p 51-67.
  • [12]
    Sur les NSAM successifs, voir Butrica Andrew J. ed., Beyond the ionosphere : fifty years of satellite communication, Washington, 1997, 317 p.
  • [13]
    Créé en mars 1962, l’ELDO regroupe la France, la Grande Bretagne, la RFA, l’Australie, la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas. L’organisation est dissoute en 1973.
  • [14]
    En juin 1967 la France et la RFA signent un accord pour la réalisation en commun d’un satellite franco-allemand de télécommunications, baptisé Symphonie.
  • [15]
    cf. Bouillot Jean-Claude, Orye Raymond, « Le programme de lanceur lourd européen » dans Bulletin des PTT de France n° 6, décembre 1975, p 12-20.
  • [16]
    En juin 1967, les gouvernements de France et de RFA signent l’accord instituant le programme de satellite Symphonie, qui inaugure avec succès le développement de systèmes régionaux ou nationaux de satellites en Europe.
  • [17]
    cf. Chadeau Emmanuel dir., L’ambition technologique, naissance d’Ariane, Paris, Rive droite, 1995, XXII-470 p.
  • [18]
    Le ministre du Développement industriel et scientifique, Xavier Ortoli, a confié à un groupe de réflexion présidé par Pierre Aigrain, délégué général à la recherche scientifique et technique, une mission de recensement des objectifs possibles de la politique spatiale nationale.
  • [19]
    cf. Baledent Sophie, « La politique spatiale des télécommunications de l’après-guerre à nos jours » dans Cahiers d’Histoire des PTT n° 1, 1985, p 17-26.
  • [20]
    Minc Alain, Nora Simon, L’Informatisation de la société, Paris, la Documentation française, 1978, 163 p.
  • [21]
    Entretien avec Jean-François Latour, 24 février 1997.
  • [22]
    Gailhardis Philippe, « Télécom 1 : bilan et perspectives » dans Revue française des télécommunications n° 70, octobre 1989, p 45-61.
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