Notes
-
[1]
Comme celles notamment révélées par les déclarations d’Edward Snowden en 2013.
-
[2]
L’International Telecommunication Union/Union Internationale des Télécommunications est l’agence de l’Organisation des Nations Unies en charge des technologies de l’information et de la communication.
-
[3]
La pose du premier câble sous-marin transatlantique date de 1958.
-
[4]
La terminologie ayant évolué dans le code des postes et des communications électroniques depuis la loi n° 2004-669 du 09 juillet 2004 (relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle), nous utiliserons dans cet article le terme général de « communication » ou de « communications électroniques » pour parler des réseaux transmettant soit des télécommunications, soit de la communication audiovisuelle.
-
[5]
On trouve essentiellement au niveau francophone des ouvrages en histoire des techniques ou des travaux universitaires de droit abordant ce sujet et, plus récemment, un nombre important d’articles journalistiques.
-
[6]
Le satellite reste nécessaire notamment pour assurer les communications d’objets en mouvement – comme les bâtiments en mer –, pour relier des zones isolées – comme certaines îles non desservies par câble –, ou encore comme solution de secours permettant de re-router une partie du flux en cas de problème sur le réseau câblé.
-
[7]
D’après un ensemble d’entretiens menés auprès des acteurs du secteur des câbles sous-marins en avril 2019.
-
[8]
C’est le cas notamment des investissements qui ont été réalisés pour la série de câbles Sea-Me-We entre l’Europe et l’Asie.
-
[9]
D’après un ensemble d’entretiens menés auprès des opérateurs du secteur des câbles sous-marins entre 2015 et 2019.
-
[10]
Selon Albertelli (2016) : « [l]e sabotage est par ailleurs un acte conscient et intentionnel, ce qui le distingue à la fois de l’accident et de l’acte inconscient ».
-
[11]
Voir notamment l’article d’Arthur C., “Undersea internet cables off Egypt disrupted as navy arrests three”, The Guardian, 2013. [En ligne] (consulté le 13/05/2019). Disponible à l’adresse : https://www.theguardian.com/technology/2013/mar/28/egypt-undersea-cable-arrests
-
[12]
Entretiens menés auprès de différents services concernés de l’administration française sur la période 2015-2019.
-
[13]
Un projet de loi a été soumis au Parlement russe en décembre 2018 dans l’objectif de rendre la connectivité nationale plus indépendante de l’Internet mondial et renforcer ainsi la résilience de la société russe face à une éventuelle cyberattaque étrangère.
-
[14]
Voir : Lipman A.D., Pin U. R., 2019, Brief look at the submarine cable landscape: recent changes in EU and US regulation, SubOptic 2019 paper. [En ligne] (consulté le 12/05/2019). Disponible à l’adresse : https://suboptic2019.com/vice-chair-presentation-portal-regulatory-legal-security/
-
[15]
D’après les entretiens menés auprès des opérateurs du secteur des câbles sous-marins entre 2015 et 2019.
-
[16]
La pose d’un nouveau câble sous-marin sur le sol français est soumise à une autorisation d’occupation du domaine public maritime d’après le code général de la propriété des personnes publiques.
-
[17]
Voir notamment l’article de Michael B., Russian submarines are prowling around vital undersea cables. It’s making NATO nervous, The Whasington Post, 22 décembre 2017. [En ligne] (consulté le 12/05/2019). Disponible à l’adresse: https://www.washingtonpost.com/world/europe/russian-submarines-are-prowling-around-vital-undersea-cables-its-making-nato-nervous/2017/12/22/d4c1f3da-e5d0-11e7-927a-e72eac1e73b6_story.html?noredirect=on&utm_term=.905f2ecec360
-
[18]
Selon la description faite par un ingénieur du programme de recherche américain SCARAB sur un projet de robot sous-marin en capacité d’intercepter les informations à partir de câbles sous-marins. Disponible à l’adresse: https://media.reflets.info/doc/James-Atkinson-LinkedIn.pdf (consulté le 12/05/2019).
-
[19]
L’asymétrie « […] suppose à la fois l’utilisation de forces non prévues à cet effet et surtout insoupçonnables (comme les civils), l’utilisation d’armes contre lesquelles les moyens de défense ne sont pas toujours adaptés (armes de destruction massive), l’utilisation de méthodes qui refusent la guerre conventionnelle (guérilla, terrorisme), des lieux d’affrontement imprévisibles (centres-villes, lieux publics) et l’effet de surprise, cette dernière caractéristique étant la plus importante. » (Courmont, Ribnikar, 2002).
-
[20]
Voir l’article de presse : http://www.aps.dz/sante-science-technologie/72762-l-algerie-raccordee-a-deux-nouveaux-cables-sous-marins-avant-la-fin-de-l-annee (consulté le 10/10/2019).
- [21]
1La toile constituée par les câbles sous-marins de communication représente, depuis le milieu du XIXe siècle, une cible de choix dans le cadre d’actions hostiles réticulaires : de la destruction et la saisie de lignes télégraphiques durant les conflits du XIXe et XXe siècles (Headrick, 2013), à l’atteinte plus indirecte à ces infrastructures via l’exercice de censures sur le trafic transporté (Archives diplomatiques, 1900) en passant par les pratiques de renseignement à partir de la fibre optique au XXIe siècle [1], les exemples d’atteintes délibérées au réseau physique et à la transmission d’information sous-marine sont multiples.
2Le câble sous-marin de communication se définit, selon l’Union Internationale des Télécommunications (ITU) [2], comme « un câble posé dans le fond marin, ou ensouillé à faible profondeur, destiné à acheminer des communications » (ITU 2010). Cette infrastructure sert en effet, depuis ses origines – moitié du XIXe siècle [3] –, à la transmission d’information entre des territoires séparés par les eaux. D’abord au service de la communication par télégraphe, la technologie sous-marine autorise désormais la transmission d’appels téléphoniques et de données internet grâce à la fibre optique. Nous entendrons plus exactement par « réseau sous-marin » l’ensemble formé par plusieurs systèmes de câbles sous-marins, c’est-à-dire plusieurs câbles et « ensembles d’équipements conçus pour permettre l’interconnexion de deux ou plus stations terminales » (ITU, 2016). Le réseau sous-marin de communication auquel nous ferons référence dans cet article ne se limitera donc pas au seul lien physique traversant l’océan – la partie maritime –, mais prendra en compte le segment et les équipements terrestres indispensables à son fonctionnement – appelés composants « secs » –, que sont principalement la station d’atterrissement, la chambre plage ainsi que la portion terrestre du câble.
3Ce réseau sous-marin, au-delà de ses spécificités, appartient à la grande famille des réseaux de communications électroniques, anciennement appelés télécommunications [4]. Principalement terrestres, ces derniers nous entourent – souvent de manière dissimulée – et ont toujours été, par leur nature, leur accessibilité et leur fonction, des cibles privilégiées à travers l’histoire. L’information joue en effet un rôle important dans le désenclavement d’un territoire et l’obtention d’un avantage sur l’adversaire (Jouhannaud, 1904). Il existe ainsi un intérêt évident à se pencher sur le cas des câbles sous-marins dans le cadre de ce numéro spécial, afin notamment de confirmer ou d’infirmer des tendances plus générales déjà observées dans la mise en péril des réseaux terrestres. D’autant que les atteintes volontaires au système sous-marin, dans ses différentes évolutions technologiques – télégraphique, coaxial ou de fibre optique – n’ont fait l’objet que de peu d’attention dans la littérature [5].
4Ainsi, malgré la pluralité des cas rencontrés, est-il possible de caractériser les atteintes portées jusqu’à ce jour au réseau sous-marin de communication ? Quels sont les grandes tendances et enjeux qui ressortent de la mise en péril de cette infrastructure et de son contenu ? En quoi les dommages volontaires et le maintien en état du réseau sous-marin relèvent-ils d’un enjeu stratégique – au sens de nécessaire à la conduite d’une action étatique finalisée (Montbrial, Klein, 2000) ?
5Partant du constat d’un manque de sources contemporaines sur le sujet, la référence à l’histoire des câbles sera employée afin de mettre en perspective les phénomènes actuels. Par ailleurs, la couverture médiatique des atteintes volontaires aux systèmes de câbles sera l’objet d’une attention particulière – en dehors des ouvrages, des documents d’archives et des documentations récentes – permettant d’évaluer à la fois la communication faite sur ces actions hostiles et l’appréhension générale des conséquences engendrées par de telles atteintes. Cette réflexion prendra également appui sur un ensemble d’entretiens menés avec les professionnels de ce secteur et l’administration française entre 2015 et 2019. Les rapports à la géographie et au temps seront ainsi autant que possible pris en compte dans l’analyse.
6Après une description préalable de l’importance actuelle du réseau sous-marin et de ses acteurs, cet article débutera par un travail de classement de différents cas de mise en péril rencontrés à travers l’histoire, afin d’en interroger les grandes tendances et enjeux, actuels comme futurs. Puis, au regard d’une réflexion plus vaste sur les réseaux de communication, le retrait de l’État – en tant qu’acteur hostile sur le réseau et en tant que gestionnaire de ce dernier sera étudié. Enfin, la portée symbolique de telles actions réticulaires sera interrogée, avant de souligner les intérêts stratégiques retirés à la fois des préjudices causés à cette infrastructure comme de la préservation de son intégrité.
Un réseau essentiel
7Les enjeux liés à la toile sous-marine se sont accentués avec le temps. La majorité de nos activités quotidiennes – qu’il s’agisse de nos achats en ligne, de nos communications personnelles, de nos démarches administratives ou encore de nos transactions bancaires –, nécessite désormais une connexion à Internet. Or, plus de 98 % des flux de données vers l’international transitent aujourd’hui par l’infrastructure sous-marine, de manière non discriminée. L’importance de l’information pour l’économie et la finance mondiales exige ainsi une continuité de trafic à l’échelle du globe : l’Asian Pacific Economic Cooperation (APEC) évaluait déjà en 2015 à environ dix mille milliards de dollars la valeur transactionnelle globale du trafic d’information transporté par jour (FCC, 2015).
8Composé de fibres optiques, le système sous-marin de transmission contemporain transporte ces paquets de données à la vitesse de la lumière, au service notamment de la finance internationale : alors que la nanoseconde peut représenter des millions d’euros de gains, l’investissement dans le câble Hibernia Express a fait gagner, dès septembre 2015, 5 millisecondes de rapidité au trading haute fréquence (THF) entre les bourses de Londres et de New York (Morel, 2016). Contrairement aux idées reçues sur nos moyens de communication actuels, le satellite ne concurrence d’ailleurs pas le câble sous-marin dans sa fonction. C’est uniquement dans les années 1960 que l’on a pu penser que cette technologie le reléguerait au second plan (Chappez, 1986). La capacité supérieure de transmission par câble, sa plus faible latence et la sécurité de ses transmissions étant inégalées, l’utilisation des satellites se révèle davantage complémentaire que concurrentielle à celle de la fibre optique [6].
9Malgré l’importance reconnue du réseau pour l’économie mondiale et la société dans son ensemble, les atteintes volontaires à ce système sous-marin n’ont été que peu étudiées. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce déficit : d’abord la technicité apparente de cette infrastructure et le manque de sources à disposition pour appréhender le sujet, en dehors des articles techniques. Le réseau sous-marin semble également difficile à délimiter, en tant qu’objet d’étude mais aussi géographiquement. En effet, l’ensemble global de transmission est conçu comme un tout dont l’utilisateur n’a pas conscience : à quel endroit la portion sous-marine commence-t-elle et s’arrête-t-elle ? Son étude spécifique a-t-elle du sens alors que la continuité entre le domaine terrestre et maritime, de plus en plus prégnante, entraîne une fusion technologique et économique de ces deux segments [7] ?
10Parmi les autres facteurs, le milieu marin dans lequel la toile est plongée est à la fois mal connu, redouté par les hommes et difficile d’accès, limitant son attrait et celui de ses infrastructures par les études universitaires. L’écosystème du câble sous-marin est par ailleurs devenu complexe : depuis la privatisation et la dérégulation du secteur des télécommunications – dans les années 1980/1990 – le réseau sous-marin se retrouve à nouveau géré et opéré par des acteurs privés (Burnett, Beckman, Davenport, 2013). Si traditionnellement les acteurs du marché se concentraient entre les mains d’une poignée d’entreprises bien définies, à l’ère de la fibre optique les acteurs du câble sous-marin sont multiples et relativement mal connus, en partie du fait de leur spécialisation et de leur imbrication, alors que le marché est devenu largement mondialisé.
11Les grands acteurs privés du secteur sont de trois types : les fournisseurs de systèmes sous-marins – fabricants de câbles et des équipements nécessaires à leur fonctionnement – sont les acteurs clefs du secteur (Subcom, Nokia Submarine Networks Solutions (ASN), NEC, Huaweï Marine, etc.) ; les propriétaires des câbles, quant à eux, sont souvent des opérateurs regroupés en consortium [8] (Orange, Verizon, Vodafone, China Telecom, Tata communications, etc.) bien que de nouveaux entrants investissent désormais seuls ou en partenariat resserré sur le marché (banques et fournisseurs de contenu (Google, Facebook, Microsoft…)) ; les armateurs spécialisés sont eux nécessaires à la pose et à la réparation des lignes sous-marines (Global Marine, E-Marine, Orange Marine, Subcom, ASN Marine, etc.).
12En dehors de ces entreprises, d’autres acteurs interviennent dans l’infrastructure : les États tout d’abord (on le verra plus en détails par la suite) conservent une influence importante dans le marché – au travers d’entreprises nationalisées, comme c’est parfois le cas en Afrique, d’agence de régulation du marché (par exemple l’ARCEP en France) ou encore d’encadrement normatif de la pose des câbles, parfois restrictif ou au contraire facilitateur. Des organisations internationales gouvernementales (comme l’ITU en charge des communications pour l’ONU) et non gouvernementales (comme l’International Cable Protection Committee (ICPC)) ont également vocation à agir autour de la problématique, bien que leur marge de manœuvre soit limitée dans les faits.
13Enfin, au fil du temps, les modes d’actions employés et les acteurs à l’origine de la mise en péril des câbles ont évolué au regard du contexte international comme des technologies disponibles : de l’État dans un cadre belligérant notamment, les actions hostiles à l’égard des câbles se sont élargies aux individus et au temps relatif de « paix ». Cette échelle temporelle a pour résultat de complexifier davantage la compréhension du réseau sous-marin. Sans oublier le caractère parfois confidentiel qui semble entourer la question des atteintes aux câbles à l’heure actuelle, aussi bien au niveau des acteurs privés que publics [9]. Autant d’éléments qui peuvent en partie expliquer ce silence et renforcent la nécessité de notre étude.
Vers une typologie des atteintes au réseau sous-marin ?
14Si les dommages involontaires ou accidentels semblent constituer la majorité des dégâts causés aux câbles sous-marins – les accrochages par les ancres des navires et les filets de pêches, activités concurrentes de l’espace maritime, représentent environ 60 % des problèmes rencontrés sur les liaisons (figure 1) –, nous ne traiterons pas de ceux-ci dans notre étude. En effet, les actions de destructions, de sabotage et de subversion au cœur de ce numéro spécial impliquent fortement l’idée « d’intention » à laquelle ne répondent pas les atteintes accidentelles [10]. On pourra néanmoins s’interroger sur la pertinence d’associer les cas d’ancrage et de rupture par filets de pêche à des dégâts involontaires. En effet, des pêcheurs, directement contraints par la pose de nouveaux câbles dans leur zone de travail, ont pu endommager de manière volontaire ces lignes de communication, ou porter indirectement atteinte à leur réparation. De même, l’ancrage est un moyen accessible et efficace d’action sur la partie immergée du réseau pour tout acteur malintentionné qui voudrait agir sous couvert d’un accident.
15La figure 1 montre par ailleurs l’importance de la part non identifiée des dommages subis par la portion sous-marine du réseau et l’absence parallèle de référence à toute possibilité d’action humaine volontaire. Ce sont donc près de 21 % des dommages portés aux câbles sous-marins qui sont non identifiés, alors même qu’aucune référence n’est par ailleurs faite, dans ce schéma, aux actions criminelles ou intentionnelles sur l’infrastructure. Ces dernières sont pourtant régulièrement mentionnées dans les médias. La part des actions volontaires reste donc inconnue, mais probablement comprise dans ce pourcentage non identifié : une pluralité d’atteintes volontaires au réseau sous-marin peut en effet être énumérée à travers l’histoire, qu’il s’agisse de phénomènes de destruction physique, de sabotage ou même, dans une certaine mesure, de subversion.
Origine des dommages causés aux câbles sous-marins
Origine des dommages causés aux câbles sous-marins
16Les coupures de câble d’origine militaire constituent les faits historiques les plus symboliques en la matière. Parmi celles-ci, l’une des premières recensées est celle réalisée par les Turcs sur un câble télégraphique britannique entre Constantinople et Odessa, dans leur guerre contre la Russie en 1877 (Perdrix, 1903). On peut également évoquer les coupures réalisées par les Américains sur les câbles reliant les Philippines ou Cuba à la métropole espagnole pendant la guerre hispano-américaine de 1898 (Jouhannaud, 1904). Enfin, l’attaque des câbles sous-marins allemands par les Alliés pendant la première guerre mondiale est l’une des plus connues : lors de l’entrée en guerre, des navires britanniques sont parvenus à couper les câbles allemands allant aux Açores, à Vigo et à Tenerife afin d’isoler l’Allemagne de ses communications les plus fiables avec l’international (Reed Winkler, 2008). En réponse, des sous-marins allemands s’attacheront à détruire des stations terrestres de câble, comme aux îles Fanning en 1914 (Faulkner, 2012).
17Mais les États ne sont plus les seuls à être capables d’agir de manière directe sur l’infrastructure : des individus interviennent en effet sur les systèmes sous-marins, avec leurs propres moyens ou soutenus par l’État, en fonction des motifs qui les animent : l’un des cas les plus relayés par la presse concerne la coupure, en 2013 [11], du câble sous-marin Sea-Me-We 4, par des plongeurs au large de l’Égypte. Il est également possible de faire référence à des cas de pirateries sur les câbles, comme en 2017 au large du Vietnam et sur les navires en charge de la pose et de la maintenance des câbles (Morel, 2016).
18Des opérations d’une autre nature ont également été menées à travers le réseau sous-marin tout au long de l’histoire. Il s’agit d’atteintes à l’information transportée par câble, par le biais soit d’opérations de renseignement soit d’actions de censure. Celles-ci mettent à mal la confidentialité et la continuité du trafic. Pour n’en citer que quelques-unes : en 1885, le message adressé au gouvernement français lors de l’affaire du Tonkin est retenu par les Britanniques au niveau de la station (Headrick, 2013). Il s’agit là d’une opération de censure effectuée sur le trafic transitant par câbles sous-marins, qui sera suivie de la chute du gouvernement Jules Ferry. En 1894, à la mort du roi du Maroc, les Britanniques coupent le trafic circulant par câble sous-marin entre Tanger et Gibraltar. L’interception du fameux télégramme Zimmerman par les Britanniques en 1917 est, elle, bien connue (Reed Winkler, 2008) : le message crypté envoyé par Berlin vers le Mexique circulera par le réseau américain sous-marin – l’Allemagne se trouvant privée depuis le début de la guerre de ses lignes sous-marines propres vers l’extérieur. Ceci permettra aux services britanniques de l’intercepter et de le déchiffrer. Plus récemment, lors de la Guerre froide, les Américains ont employé le réseau à des fins de renseignement, à l’aide du Sound Surveillance System (SOSUS) – hydrophones permettant de traquer l’activité des sous-marins étrangers à partir de câbles sous-marins (Sontag, Drew, 1998).
19Au fil du temps, les modes d’actions employés pour porter atteinte au réseau sous-marin et les acteurs qui en sont à l’origine semblent donc avoir évolué au regard du contexte international : de l’État dans un cadre belligérant, les actions hostiles à l’égard des câbles se sont élargies peu à peu à d’autres acteurs non étatiques et à d’autres temporalités. Existe-t-il cependant une cohérence dans l’action hostile menée à l’encontre du système sous-marin ? Afin de rendre plus compréhensible le phénomène et de simplifier la réalité au profit d’une analyse intelligible des faits, nous pouvons résumer les divers cas d’atteintes portées au réseau sous-marin à travers l’histoire à l’aide d’une typologie spécifique. Cette structuration permet de mettre en avant deux grandes catégories d’analyse : l’acteur à l’origine de l’action (étatique, non-étatique, via l’intermédiaire d’individus autonomes et distincts de l’État…) et l’échelle de cette action (action directe, c’est-à-dire sur le réseau physique, ou action indirecte, c’est-à-dire sur l’information transportée).
20Quatre grands types d’actions hostiles délibérées sur le réseau semblent ainsi identifiables à travers l’histoire :
- les actions étatiques directes ;
- les actions étatiques directes via un intermédiaire ;
- les actions étatiques indirectes ;
- les actions non-étatiques directes.
21Si cette classification se base sur les faits recensés effectivement, il est possible d’envisager, à partir d’un certain nombre de tendances récentes, plus générales, de nouvelles formes d’atteintes au réseau pour l’avenir proche. Le document publié par la direction américaine du renseignement, en 2017, montre notamment que des attaques d’origines et de natures plus variées doivent être anticipées sur le système sous-marin (Department of Homeland Security (DHS), Office of the Directorate of National Intelligence (DNI) 2017). En lice notamment, des acteurs non-étatiques pourraient agir sur le réseau physique et l’information transportée, au niveau des équipements terrestres ou à proximité des côtes : des cyberattaques – par exemple un hacking sur les systèmes de contrôle et de gestion des réseaux (Davenport, 2018) –, des attaques terroristes, du vandalisme, activisme ou encore vol de composants sont anticipés par le document. Deux nouvelles catégories d’actions malveillantes peuvent ainsi intégrer notre découpage initial :
- des actions non-étatiques indirectes ;
- des actions étatiques indirectes, via l’intermédiaire d’individus.
22À nos premières catégories d’analyse – acteur et échelle de l’action – peuvent également être ajoutés, à des fins de précision, les éléments suivants : la nature de l’action menée (coupure de câble, bombardement, espionnage, hacking, etc.) ainsi que le contexte de l’action (crise, guerre, paix) et même, dans une certaine mesure, son intention (déstabilisation, isolement, destruction, guerre commerciale, etc.). Les possibilités d’atteintes volontaires au réseau sous-marin peuvent ainsi se résumer dans un tableau général (tableau 1), prenant en compte l’ensemble de ces indications.
Typologie des atteintes volontaires au système sous-marin de télécommunication
Typologie des atteintes volontaires au système sous-marin de télécommunication
Un retrait de l’acteur étatique ?
23Dans cette évolution globale, les actions malveillantes d’origine étatique sur le réseau semblent s’être peu à peu transformées : auparavant franches et visibles en temps de guerre, celles-ci sont devenues plus difficilement identifiables et donc attribuables. Les études empiriques démontrent tout d’abord qu’aucune action récente de sabotage sur l’infrastructure physique n’a été formellement attribuée à un gouvernement depuis la Seconde Guerre mondiale. À la place, on trouve des suppositions d’actions non-étatiques – de sabotage et d’endommagement – qui auraient été soutenues par l’État, mais sans véritables revendications ni preuves d’attribution.
24Cela signifie-t-il que l’acteur national est définitivement sorti d’une telle logique d’action réticulaire ? En théorie, l’interdépendance des flux qui domine aujourd’hui au niveau mondial laisse supposer qu’en effet, les États ne peuvent plus perturber la continuité des communications internationales sans en subir eux-mêmes les conséquences. Des échanges menés avec l’administration française [12] ont d’ailleurs montré l’incapacité formelle de l’État à évaluer avec précision les pertes économiques à prévoir en cas de coupures significatives et simultanées de plusieurs câbles ou d’interruption du trafic passant par eux. Cette méconnaissance n’est d’ailleurs pas propre à la France mais se retrouve au niveau mondial : ce sont toujours les mêmes chiffres qui sont repris dans les rapports publics – ces derniers n’explicitent pas davantage les impacts, cultivant un certain flou sur ces données très générales. Cette impossibilité à chiffrer et à délimiter les conséquences exactes d’une atteinte aux câbles traduit une impuissance certaine de l’acteur étatique face à la teneur actuelle des échanges intercontinentaux et de leur gestion par le secteur privé. Certains États tentent ainsi progressivement de développer des stratégies de contrôle face à leur dépendance aux données internationales (Russie [13], États-Unis [14] notamment). Comme pour les questions relatives à Internet, l’État semblerait donc incapable de discriminer les flux mondiaux d’information – dont la gestion est aujourd’hui répartie entre les mains des opérateurs privés – et d’évaluer les effets exacts d’une coupure significative du trafic passant par câbles sous-marins.
25Cette situation traduit-elle cependant véritablement un retrait de l’État, ce que Musso (1997) qualifiait de « meurtre du Père étatique » :
« Le ‘meurtre du Père étatique’ est constitutif de l’identité des télécommunications françaises. Produit de l’État, le réseau doit – pour advenir – tuer l’institution qui l’a engendré. Tel est le beau récit que nous content tous les historiens de la communication, et en particulier des télécommunications qui en sont la matrice ».
27Ce mythe interprétatif, qui implique la centralité originelle de l’État dans les télécommunications afin de financer et d’impulser les réseaux, exige de l’acteur public qu’il finisse par se retirer de leur gestion et de leur exploitation (Musso, 1997). Une telle lecture de l’histoire des télécommunications apparaît a priori valable pour les câbles sous-marins au niveau national, alors même que l’ensemble des réseaux de télécommunications français semble s’être lentement émancipé de l’emprise publique suite à la privatisation du secteur dans les années 1990.
28On sait cependant que certaines interactions entre l’État et le réseau sous-marin se sont poursuivies au XXIe siècle, malgré la quête progressive d’autonomie des opérateurs privés. Des investissements nationaux dans l’infrastructure ont notamment été faits à des fins de sécurisation de certaines liaisons [15], en France comme ailleurs. Par exemple, les Américains ont souhaité préserver l’existence de câbles étatiques et la possession d’une flotte câblière nationale censée garantir la pose et la réparation des câbles, dans un pays n’ayant pas eu de monopole étatique sur le secteur. La gestion et la politique d’atterrissage de nouveaux câbles dans le domaine public restent, particulièrement en France [16], du ressort de l’administration nationale qui doit autoriser la pose de toute nouvelle liaison après étude du projet d’occupation du territoire. Enfin, d’autres démonstrations d’intérêt public pour l’infrastructure sous-marine ont été identifiées ces dernières années : la présence de bâtiments militaires à proximité des lignes de communication sous-marines a été une source d’inquiétude pour certains militaires et responsables politiques anglo-saxons [17] ; des documents officiels français laissent également supposer un potentiel rôle à venir des câbles dans le « jeu des puissances » sur la scène internationale (SGDSN, 2017).
29Des actions d’interception de données sont aujourd’hui également réalisées par certains États et leurs services de renseignement sur les flux Internet (Commission de la Défense et des forces armées, 2013). Les révélations Snowden ont ainsi montré que les services de renseignement américains et britanniques effectuaient des opérations de captation d’informations au travers des câbles sous-marins, via le dispositif Upstream (Observatoire du Monde Cybernétique, 2013). Ces atteintes à l’intégrité des données à travers le réseau se veulent cependant moins handicapantes pour le trafic global, car plus diffuses que des atteintes directes. Une captation de données à partir du réseau sous-marin n’engendrerait en effet pas de dommages physiques aux câbles et ne perturberait ainsi pas la transmission de données [18]. Mais en dehors de la mise au grand jour des actions de la National Security Agency et du Government Communications Headquarters en 2013 (Observatoire du Monde Cybernétique, 2013), ne sont évoquées, à travers les sources ouvertes, que de simples pistes de captation d’information sur le réseau spécifiquement sous-marin.
30Ainsi, si l’effacement de l’État dans le domaine des communications électroniques peut être en grande partie démontré, ce dernier n’a pas totalement disparu dans le cas des câbles sous-marins : son action paraît plus « discrète » mais perdure à tout point de vue sur le réseau (investissements, gestion, restrictions ou appuis politiques, actions directes et indirectes, menaces, etc.). Cette confidentialité de l’action étatique correspond au passage d’une action manifeste et symbolique vers la discrétion d’un acte de sabotage, entendu comme une action illégale souvent secrète et clandestine (Albertelli, 2016). Plusieurs raisons peuvent expliquer ce glissement : d’abord les contraintes qui pèsent sur les démocraties en termes d’image sur la scène internationale, qui limitent leur champ d’action sur les réseaux de communication ; puis la non-discrimination des effets d’une coupure ou d’un arrêt du trafic, qui dissuade nécessairement toute entreprise hostile en dehors de la nécessité absolue ; enfin la question, à la fois ancienne pour le réseau et récente pour les données d’Internet, de la neutralité des technologies de l’information et de la communication, qui peut également jouer en faveur d’une non-intervention frontale des États sur les câbles et l’information transportée.
31Le réseau sous-marin semble donc posséder une certaine spécificité par rapport aux autres réseaux de communication. Sa dimension intercontinentale explique en partie cette singularité : elle lui délivre une portée symbolique évidente qui explique notamment l’intérêt que peuvent lui porter les différents acteurs du système international.
Une portée symbolique
32Devenue le symbole d’une société numérisée, l’infrastructure physique d’Internet représente le socle d’un modèle occidental de développement économique : l’arrivée de la fibre optique crée notamment les conditions favorables à l’éclosion d’activités locales, à l’implantation d’entreprises étrangères et la connexion à l’économie monde (Hjor, Poulsen, 2017). Le réseau sous-marin reflète donc une société de l’information passant par la technique, souvent associée à l’idée de progrès et de modernité. En ce qu’elle représente – un moyen d’interconnexion et d’échanges croissants entre les acteurs mondiaux – et du fait de l’organisation qu’elle soutient – l’idéologie occidentale et libérale –, cette infrastructure apparaît donc comme une cible symbolique envisageable pour ceux qui chercheraient à atteindre le cœur des sociétés.
33Comme tous les autres réseaux, particulièrement les réseaux d’information et de communication (De Angelis, 2002), le réseau de câbles sous-marins apparaît adapté au schéma d’actions « asymétriques » [19]. Parce qu’ils sont aisément atteignables – les conduites, voies et câbles se retrouvent dans notre environnement quotidien, comme sur le littoral pour les câbles –, les réseaux permettent d’atteindre efficacement et rapidement l’ensemble de la société, au-delà de l’économie nationale. Leurs ramifications innervent l’ensemble des autres secteurs et infrastructures vitales de la société (Warusfel, 2010). Peu de moyens sont nécessaires pour agir en profondeur lorsque l’on parle en termes de réseaux. Le constat était déjà fait à la fin du XXe siècle pour les réseaux électriques :
« Il suffit qu’un petit groupe d’activistes s’en prenne au grand réseau pour que des portions importantes de territoire (et même des pays entiers) se retrouvent dans le marasme le plus complet. Quelques grandes lignes sérieusement endommagées peuvent, en effet, réduire une « grande puissance économique » à peu de choses pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Aujourd’hui, la dépendance vis-à-vis de l’électricité est telle qu’une interruption des fournitures de grande ampleur (supérieure à quelques jours et affectant des zones importantes, notamment les grandes villes et les secteurs industriels) aurait des conséquences incalculables et sans doute irréversibles pour la quasi-totalité des secteurs économiques et sociaux ».
35En remplaçant dans cette citation les termes relatifs aux réseaux d’électricité par ceux de communication, la portée d’une attaque individuelle sur le réseau sous-marin apparaît plus clairement. Les réseaux électriques et de communication sont d’ailleurs conjointement considérés comme des infrastructures « supra-critiques » par la Revue Stratégique de Cyberdéfense (SGDSN, 2018).
36Dans cette perspective, l’action terroriste sur les systèmes sous-marins est crainte en premier lieu (DHS – Department of Homeland Security, 2004). En effet, ce mode opératoire, qui recherche par ses actes contre la société une forme de publicité (Albertelli, 2016) pourrait être employé sur notre cas d’étude afin de provoquer une déstabilisation générale de la société en touchant à la fois à son économie, à ses valeurs et à son ordre (Castells, 2011). Ce constat fait donc du réseau sous-marin de communication une cible potentielle du terrorisme.
37L’acte dissimulé qu’est le sabotage doit également être envisagé sur le réseau sous-marin, dans de nouveaux contextes et par de nouveaux acteurs. Ce mode opératoire, qui mène à une action spectaculaire ou, au contraire, à une action indétectable, facilite l’action du faible contre le fort (Albertelli, 2016) qui apparaissent adaptées à l’asymétrie évoquée plus-haut. Le sabotage peut ainsi être pensé dans un cadre individuel (par exemple par un acteur non-étatique grâce au chalut d’un pêcheur) ou militaire (par exemple pour isoler économiquement une île et faire ainsi pression sur elle), au regard de nouvelles situations géopolitiques et de nouvelles technologies. L’automatisation de certains des systèmes terminaux de gestion du réseau sous-marin, on l’a vu, induit par ailleurs une nouvelle fragilité du système à l’égard d’éventuelles cyberattaques (Sechrist, 2010).
38Dans un contexte de supériorité informationnelle militaire, les réseaux d’information délivrent également une certaine domination opérationnelle (Maulny, 2006). S’ils permettent toujours à une armée de rester en contact avec ses arrières, ils procurent également l’initiative des opérations et l’imposition avantageuse d’un rythme dans la guerre (Metmati, 2010). Les réseaux de l’information et de la communication entraînent d’ailleurs une implication de l’action guerrière hors du champ militaire proprement dit, vers les populations et leur environnement (Henrotin, 2017). Le cadre de la guerre réseau-centrée (Kempf, 2014) donne ainsi à repenser le rôle des câbles de télécommunications dans les conflits modernes et la portée symbolique et stratégique de potentiels dommages causés au système sous-marin.
Un enjeu de pouvoir ?
39Puisque dans une perspective libérale la multiplication des échanges entre les nations doit favoriser les liens pacifistes entre eux, le développement des infrastructures de l’information et de la communication au niveau international renforce les flux entre les États au service de la paix (Jouhannaud, 1904). La croyance en cet idéal a notamment porté le lancement des premiers câbles sous-marins intercontinentaux :
« En août 1858, à l’occasion de la pose du premier câble sous-marin transatlantique, le président des États-Unis, James Buchanan, envoya un télégramme à la reine Victoria dans lequel il écrivit : “Que le télégraphe transatlantique, sous la bénédiction du Ciel, soit une promesse de paix et d’amitié perpétuelles entre les nations de la même famille et un instrument destiné par la Providence Divine à diffuser la religion, la liberté, et le droit dans le monde entier” ».
41Or, les réseaux ne sont évidemment pas neutres (Gerstlé, 2003) et les liaisons sous-marines apparaissent parfois comme de véritables instruments au service du politique. On considèrera ainsi qu’elles sont stratégiques, c’est-à-dire qu’elles servent d’instrument nécessaire à la conduite d’une action politique, d’outil au service d’une stratégie nationale. « Parce que le réseau de télécommunication est complexe et invisible, il évoque souvent un rapport occulte au pouvoir (risques d’écoutes, de manipulation…) » (Musso, 1997). Cette assertion est loin d’être infondée : notre typologie des dommages portés aux câbles le démontre. Il existe d’ailleurs un lien étroit entre technologie et impérialisme à travers l’histoire (Headrick, 1981), et, plus spécifiquement, entre infrastructures de communication et impérialisme (Griset, 1991 ; Kennedy, 1971). Le réseau est également un outil du contrôle social (Musso, 1997) qui permet à l’acteur étatique de surveiller la société et de dominer celle-ci. Il en va donc ainsi du réseau de câbles sous-marins intercontinentaux (Headrick, 2013).
42La compréhension de l’intérêt politique et stratégique des câbles par les États a cependant évolué à travers le temps et l’espace. Aux origines télégraphiques, lorsque le réseau était concentré entre les mains des grandes puissances du XIXe siècle, la conscience de l’intérêt politique et militaire de la toile ne s’est cependant pas développée de manière homogène sur le globe : face à la mainmise des Britanniques sur le réseau et à leur usage discrétionnaire de l’infrastructure au XXe siècle – ceux-ci bloquaient régulièrement les communications internationales des autres puissances –, les États-Unis d’Amérique, l’Allemagne et la France vont, entre autres, progressivement mettre en place des stratégies d’évitement diversifiées (Archives du Service Historique de la Défense).
43Aujourd’hui, alors que la toile d’Internet s’est répandue sur la planète, des inégalités de répartition physique apparaissent (Kempf, 2014). Cette disposition non harmonieuse du réseau, en partie due à la logique de marché, crée un certain nombre de dépendances et d’enjeux politiques. La conscience détenue et mise en œuvre par les États au regard du réseau sous-marin diverge ainsi (Crain, 2013), en relation avec ce positionnement géographique. L’attention des États insulaires pour l’infrastructure et sa protection semble, dans cette perspective, prédominante. La Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande en sont des illustrations. Ces trois États se sont notamment positionnés publiquement sur le sujet (Sunak, 2017 ; House of Parliament, 2018). Ils ont intégré les cercles de réflexion concernés à l’international – le gouvernement australien était le seul activement présent à l’assemblée annuelle de l’International Cable Protection Comittee en 2017 – ou ont légiféré en la matière – l’Australie a mis en place des corridors de sécurité interdits à la pêche (ACMA, 2007) –, alors que d’autres États comme la France n’ont pas exposé au grand public leur position à ce sujet.
44Mais comment expliquer ces différences à l’échelle géographique ? Les défis posés par l’isolement au regard du reste du monde sont bien entendu particuliers pour les États insulaires, qui ont une conscience accrue de leur besoin de résilience en matière de communication. La crainte ou l’expérience d’une exclusion accidentelle ou volontaire du système économique international entraîne logiquement un effort d’anticipation supérieur à celui de pays continentaux. De même, la concentration de lignes de télécommunications dans certains passages maritimes sensibles (Telegeography, 2019) – zones de navigation intense comme le détroit de Malacca, régions ciblées par la piraterie comme le détroit de Bab el Mandeb ou encore régions à séismes comme le détroit de Luçon – entraîne un risque de coupures supérieur à la normale et interpelle davantage les autorités concernées. A contrario, le manque de redondance sur d’autres espaces, comme l’océan Atlantique Sud ou l’Afrique du Nord, implique en cas de coupure un déficit des capacités de certains pays à re-router leur trafic vers d’autres lignes et une dépendance à certaines autres régions du monde. Les flux en provenance de l’Amérique du Sud doivent ainsi passer par l’Amérique du Nord pour desservir l’Europe et l’Asie. Le gouvernement algérien, après l’expérience d’une rupture sur son unique câble et une perte significative de sa connectivité internet, a de son côté décidé d’investir en 2018 dans une nouvelle liaison vers l’Europe [20]. Certains États, à l’inverse, anticipent des scénarios prospectifs et souhaitent se prémunir en cas de coupure du fait de leur centralité dans le réseau : c’est le cas des États-Unis qui sont au cœur de la toile (DHS, DNI, 2017). Leur stratégie publique consiste à renforcer les liens entre la sphère publique et privée, afin d’améliorer leur gestion des dommages causés aux câbles et leur réaction en cas d’attaque majeure sur le réseau (Sechrist, 2010). Il semble ainsi y avoir autant de risques que d’approches de la sécurité et de la protection du réseau pour les États.
45La perception du réseau et de ses faiblesses par les différents acteurs de l’écosystème sous-marin, tout comme celle des enjeux se dégageant de l’infrastructure et de son endommagement, doivent cependant être observées avec distance. Tout d’abord, la dimension mythique reconnue au sabotage (Albertelli, 2016) en fait généralement un acte plus spectaculaire qu’efficient. C’est un des principaux arguments avancés face aux scénarios alarmistes : des ruptures de câbles sous-marins sont rencontrées et gérées au quotidien par les industriels qui ne voient pas en une coupure simple, bien que symbolique, un geste véritablement handicapant pour la société. Par ailleurs, la prospective de sabotage réalisée sur cette infrastructure doit être relativisée : les atteintes volontaires au réseau sous-marin restent rares, si l’on regarde l’ensemble des dommages causés au quotidien [21], et le système de gestion actuel des opérateurs semble efficace pour affronter ces cas isolés. La véritable problématique, pour notre société de l’information, concernerait plutôt une attaque majeure, constituée de plusieurs atteintes coordonnées et simultanées sur le réseau sous-marin. Mais ce scénario serait alors un cas de force majeure. La prospective doit cependant toujours être replacée dans un contexte sécuritaire spécifique ; celui de la recherche permanente d’un nouvel ennemi au sein d’une société confrontée au « paradoxe de sa faiblesse » (Albertelli, 2016).
Bibliographie
Bibliographie
Articles et ouvrages
- Albertelli S., 2016, Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance, Paris : Perrin.
- Burnett D. R., Beckman R. C., Davenport T. M., 2013,Submarine cables. The handbook of law and Policy, Boston: Leiden – Martinus Nijhoff publishers.
- Castells M., 2011, A network theory of power, International journal of communications, vol. 5, p. 773-87. [En ligne] (consulté le 10/10/18). Disponible à l’adresse https://faculty.georgetown.edu/irvinem/theory/Castells-Network-Power-2011.pdf
- Chappez J., 1986, Les câbles sous-marins de télécommunications, Annuaire français de droit international, volume 32, p. 760-778.
- Crain K. J., 2013, Assessing resilience in the global cable infrastructure, Unpublished M.S thesis, Naval Post graduate school.
- Courmont B., Ribnikar D., 2002, Les guerres asymétriques, Paris : Dalloz-Iris.
- De Angelis I. M., 2002. Le rôle des technologies de l’information et de la communication dans les conflits asymétriques, Thèse de doctorat en sciences politiques, sous la direction d’Hubert Guordon à l’Université de Versaille – St Quentin en Yvelines.
- Depris D., 1998, Réseaux électriques souterrains immergés et sous-marins, Paris : Teknea.
- Faulkner M., 2012, War at sea, A naval Atlas, 1939-1945, Seaforth: Naval Institute Press Barnsley.
- Gerstle J., 2003, Réseaux de communication, réseaux sociaux et réseaux politiques, in : Musso P. (dir.), Critique des réseaux, Paris : Presses Universitaires de France, p. 325-343.
- Griset P., 1991, Fondation et Empire : l’hégémonie américaine dans les communications internationales 1919-1980, Réseaux, vol. 9, n° 49, p. 73-89.
- Headrick D. R, 1981, The Tools of Empire. Technology and European Imperialism in the Nineteenth Century, Oxford : Oxford University Press.
- Headrick D. R., 2013, Le rôle stratégique des câbles sous-marins intercontinentaux, 1854-1945, in : Griset P. (dir.), Les ingénieurs des Télécommunications dans la France contemporaine : Réseaux, innovation et territoires (XIXe-XXe siècles). Colloque des 21 et 22 octobre 2010, Paris : Institut de la gestion publique et du développement économique, p. 59-72.
- Henrotin J., 2017, L’art de la guerre à l’âge des réseaux, Londres : ISTE Editions.
- Hjort J., Poulsen J., 2017, The Arrival of Fast Internet and Employment in Africa, Working Paper No. w23582, Cambridge: National Bureau of Economic Research.
- Jouhannaud P.,1904, Les câbles sous-marins. Leur protection en temps de paix et en temps de guerre, Thèse de doctorat, Faculté de droit de l’Université de Paris, L. Larose et L. Tenin.
- Kennedy P., 1971, Imperial cable communications and strategy 1870-1914, English Historical review, 86, p. 728-752.
- Kempf O. (Dir), 2014, Penser les réseaux ; une approche stratégique, Paris : L’Harmattan.
- Maulny J.-P., 2006, La guerre en réseau au XXIe siècle, internet sur les champs de bataille, Paros : Éditions du félin.
- Metmati J., 2010, L’art de la guerre en réseaux, Paris : L’Harmattan.
- Montbrial (de) T., Klein J., 2000, Dictionnaire de la stratégie, Paris : PUF.
- Morel C., 2016, Menace sous les mers : les vulnérabilités du système câblier mondial, Hérodote, 2016/4 (N° 163), p. 33-43. DOI : 10.3917/her.163.0033
- Musso P., 1997, Télécommunications et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint Simon, Paris : PUF.
- Perdrix V., 1903, Les câbles sous-marins et leur protection internationale, Thèse de doctorat en sciences politiques et économiques, soutenue le 26 mai 1903 à la faculté de droit de Paris. [En ligne] (consultée le 01/09/2018). Disponible à l’adresse : https://archive.org/stream/lescblessousmar00perdgoog/lescblessousmar00perdgoog_djvu.txt
- Reed Winkler J., 2008, Nexus, Harvard: Harvard University Press.
- Sechrist M., 2010, Cyberspace in deep water: protecting undersea cables by creating an international public-private partnership, Belfast Center, Harvard: Harvard Kennedy School.
- Sontag R., Drew C., 1998, Blind Mans Bluff; The untold story of American espionage, NewYork: Public Affairs.
- Warusfel, B., 2010, La protection des réseaux numériques en tant qu’infrastructures vitales, Sécurité et stratégie, vol. 4, no. 2, p. 31-39.
Documents
- Archives diplomatiques, 1900, Projet de loi télégraphique sous-marine portant sur l’extension du réseau (n° 1727), Chambre des députés, Direction des affaires commerciales et consulaires 429QO, dossier 208.
- ACMA – Australian communications and media authority, 2007, Protection zones around submarine cables of national significance. [En ligne] (consulté le 10/10/18). Disponible à l’adresse : https://www.acma.gov.au/Industry/Telco/Infrastructure/Submarine-cabling-and-protection-zones/nsw-protection-zones-submarine-cable-zones-i-acma
- Commission de la défense nationale et des forces armées, 20 février 2013, Compte rendu n° 56, Audition du préfet Érard Corbin de Mangoux, Directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) au ministère de la Défense, sous la présidence de Mme Patricia Adam. [En ligne] (consulté le 12/05/2019). Disponible à l’adresse : http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cdef/12-13/c1213056.asp
- Davenport T., 2018, Cyberattacks against submarine cables: gaps in international law, presentation pour le Submarine networks world 2018, CSIL.
- Department of Homeland Security (DHS), 2004, Potential indicators of terrorist activity infrastructure category: cable landing stations, Protective Security Division, draft version 1.
- Department of Homeland Security (DHS), Office of the Directorate of National Intelligence (DNI), 2017, Threats to undersea cable communications, Report.
- FCC – Federal Communications Commission, International, Public Safety and Homeland Security, 17 septembre 2015, Improving outage reporting for submarine cables and enhancing submarine cable outage data, n° 119. Notice of Proposed Rulemaking.
- House of Parliament, Parlimentiary office of science and technology, Août 2018, Security of UK telecommunications, Post Note n° 584.
- ITU – International Telecommunication Union, 2010, Régulation du câble sous-marin, présentation lors d’une conférence à Dakar. [En ligne] (consulté le 10/10/18). Disponible à l’adresse : https://www.itu.int/ITU-D/finance/work-cost-tariffs/events/tariff-seminars/Dakar10/PDF/cable_sous_marin.pdf
- ITU – International Telecommunication Union, 2016, Recommandation ITU-T G.972, Definition of terms relevant to optical fibre submarine cable systems, Novembre 2016.
- Observatoire du Monde Cybernétique, 2013, Note du 2e trimestre. [En ligne] (consulté le 08/09/2018). Disponible à l’adresse : https://www.defense.gouv.fr/content/download/341531/4801493/file/OMC2014T4.pdf
- SGDSN – Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité nationale, 2017, Chocs futurs. Étude prospective à l’horizon 2030 : impacts des transformations et ruptures technologiques sur notre environnement stratégique et de sécurité, Paris : SGDSN.
- SGDSN – Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité nationale, 2018, Stratégie nationale de la cyberdéfense, Paris : Economica.
- Sunak R., 2017, Undersea cables, Indispensable, Insecure, Report, Policy Exchange. [En ligne] (consulté le 10/10/2018). Disponible à l’adresse : https://policyexchange.org.uk/wp-content/uploads/2017/11/Undersea-Cables.pdf
- Telegeograpy, 2019, Submarine cable map, Carte en ligne des câbles sous-marins. [En ligne] (consulté le 12/05/2019). Disponible à l’adresse : https://www.submarinecablemap.com/
- UNEP-WCMC/ICPC, 2009 Submarine cables and the oceans: connecting the world, Report, Cambridge: UNEP WCMC Biodiversity Series 302009.
Notes
-
[1]
Comme celles notamment révélées par les déclarations d’Edward Snowden en 2013.
-
[2]
L’International Telecommunication Union/Union Internationale des Télécommunications est l’agence de l’Organisation des Nations Unies en charge des technologies de l’information et de la communication.
-
[3]
La pose du premier câble sous-marin transatlantique date de 1958.
-
[4]
La terminologie ayant évolué dans le code des postes et des communications électroniques depuis la loi n° 2004-669 du 09 juillet 2004 (relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle), nous utiliserons dans cet article le terme général de « communication » ou de « communications électroniques » pour parler des réseaux transmettant soit des télécommunications, soit de la communication audiovisuelle.
-
[5]
On trouve essentiellement au niveau francophone des ouvrages en histoire des techniques ou des travaux universitaires de droit abordant ce sujet et, plus récemment, un nombre important d’articles journalistiques.
-
[6]
Le satellite reste nécessaire notamment pour assurer les communications d’objets en mouvement – comme les bâtiments en mer –, pour relier des zones isolées – comme certaines îles non desservies par câble –, ou encore comme solution de secours permettant de re-router une partie du flux en cas de problème sur le réseau câblé.
-
[7]
D’après un ensemble d’entretiens menés auprès des acteurs du secteur des câbles sous-marins en avril 2019.
-
[8]
C’est le cas notamment des investissements qui ont été réalisés pour la série de câbles Sea-Me-We entre l’Europe et l’Asie.
-
[9]
D’après un ensemble d’entretiens menés auprès des opérateurs du secteur des câbles sous-marins entre 2015 et 2019.
-
[10]
Selon Albertelli (2016) : « [l]e sabotage est par ailleurs un acte conscient et intentionnel, ce qui le distingue à la fois de l’accident et de l’acte inconscient ».
-
[11]
Voir notamment l’article d’Arthur C., “Undersea internet cables off Egypt disrupted as navy arrests three”, The Guardian, 2013. [En ligne] (consulté le 13/05/2019). Disponible à l’adresse : https://www.theguardian.com/technology/2013/mar/28/egypt-undersea-cable-arrests
-
[12]
Entretiens menés auprès de différents services concernés de l’administration française sur la période 2015-2019.
-
[13]
Un projet de loi a été soumis au Parlement russe en décembre 2018 dans l’objectif de rendre la connectivité nationale plus indépendante de l’Internet mondial et renforcer ainsi la résilience de la société russe face à une éventuelle cyberattaque étrangère.
-
[14]
Voir : Lipman A.D., Pin U. R., 2019, Brief look at the submarine cable landscape: recent changes in EU and US regulation, SubOptic 2019 paper. [En ligne] (consulté le 12/05/2019). Disponible à l’adresse : https://suboptic2019.com/vice-chair-presentation-portal-regulatory-legal-security/
-
[15]
D’après les entretiens menés auprès des opérateurs du secteur des câbles sous-marins entre 2015 et 2019.
-
[16]
La pose d’un nouveau câble sous-marin sur le sol français est soumise à une autorisation d’occupation du domaine public maritime d’après le code général de la propriété des personnes publiques.
-
[17]
Voir notamment l’article de Michael B., Russian submarines are prowling around vital undersea cables. It’s making NATO nervous, The Whasington Post, 22 décembre 2017. [En ligne] (consulté le 12/05/2019). Disponible à l’adresse: https://www.washingtonpost.com/world/europe/russian-submarines-are-prowling-around-vital-undersea-cables-its-making-nato-nervous/2017/12/22/d4c1f3da-e5d0-11e7-927a-e72eac1e73b6_story.html?noredirect=on&utm_term=.905f2ecec360
-
[18]
Selon la description faite par un ingénieur du programme de recherche américain SCARAB sur un projet de robot sous-marin en capacité d’intercepter les informations à partir de câbles sous-marins. Disponible à l’adresse: https://media.reflets.info/doc/James-Atkinson-LinkedIn.pdf (consulté le 12/05/2019).
-
[19]
L’asymétrie « […] suppose à la fois l’utilisation de forces non prévues à cet effet et surtout insoupçonnables (comme les civils), l’utilisation d’armes contre lesquelles les moyens de défense ne sont pas toujours adaptés (armes de destruction massive), l’utilisation de méthodes qui refusent la guerre conventionnelle (guérilla, terrorisme), des lieux d’affrontement imprévisibles (centres-villes, lieux publics) et l’effet de surprise, cette dernière caractéristique étant la plus importante. » (Courmont, Ribnikar, 2002).
-
[20]
Voir l’article de presse : http://www.aps.dz/sante-science-technologie/72762-l-algerie-raccordee-a-deux-nouveaux-cables-sous-marins-avant-la-fin-de-l-annee (consulté le 10/10/2019).
- [21]