Couverture de FP_041

Article de revue

Gisèle Chaboudez. Féminité singulière

Pages 259 à 269

Notes

  • [1]
    Gisèle Chaboudez, Féminité singulière, Toulouse, érès, 2020.
  • [2]
    Texte de l’intervention de Gisèle Chaboudez à la présentation de la nouvelle collection d’Espace analytique, concernant le livre qui l’inaugure, Féminité singulière.
  • [3]
    P. Michon, La Grande Beune (1995), Paris, Folio, 2006, p. 47-48.
  • [4]
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Pour introduire Féminité singulière[2]

1Au sein du débat à propos de l’évolution de la pensée du féminin, un certain suspens existe aujourd’hui, où l’on pourrait dire que la psychanalyse n’est pas attendue, n’est plus attendue. Le siècle qui a rassemblé les femmes et les hommes comme sujets de parole dans les discours, en une expérience féconde, qui a ouvert l’accès de leurs réalisations dans tous les domaines, a objecté à la pensée du féminin présentée dans l’ensemble par le mouvement psychanalytique. Épelant entièrement le féminin dans la grammaire phallique comme s’il se résumait à cette loi du discours, Freud a révélé un puissant ressort de l’inconscient, des sujets comme du politique, qui définissait le féminin comme en défaut au regard d’un masculin en excès. Et ce constat a suscité une objection massive.

2L’évolution actuelle de nos sociétés a tenu compte de cette objection, concernant la sexualité, la sexuation, le rapport sexuel et le rapport des sexes. Elle a remis en question cette grammaire phallique exclusive et universelle des discours et des lois, qui distribuait entre homme et femme le moins et le plus, le sujet et l’objet, comme des constantes. Il s’est produit, depuis, une extension massive du sujet des discours, celui de la parole, qui est le seul universel désormais admis pour les deux sexes. Maintenant qu’a été relativisée ou récusée la loi sexuelle, celle que Lacan appelait une fiction mâle simplette, qui prescrivait ce qu’est l’homme, ce qu’est la femme, et leur rapport, toute nouvelle élaboration universelle d’une sexuation est désormais refusée.

3Or, ce fut aussi, ce fut d’abord, le propos de l’élaboration par Lacan de la pensée du féminin, que de refuser cet universel prescrit, du féminin comme du rapport, en soulignant que cette femme-là n’existe pas, qu’il ne s’agit pas non plus d’un rapport sexuel, d’un rapport de deux sexes, parce qu’il s’agit d’autre chose. Il énonçait, par exemple, en 1974 : « Il y a des normes sociales, faute de toute norme sexuelle, voilà ce que dit Freud. » Phrase pleine de conséquences qui exclut non seulement que la psychanalyse dise la norme sexuelle, mais même qu’il puisse en exister une, la norme ainsi prescrite n’étant que sociale.

4Nombre de psychanalystes connaissent et approuvent ce fondement de notre discipline, mais curieusement il n’a pas beaucoup fait son chemin. Et ce sont des courants de pensée extérieurs à la psychanalyse qui ont fait connaître au grand public ce constat. Le dialogue avec certains d’entre eux de ce fait est pour nous intéressant et important, même si à partir de quelques constats que nous partageons ils parviennent à de tout autres conclusions sur ce qu’il y a lieu d’en penser. Il ne peut y avoir en effet aucune norme sexuelle, en psychanalyse, ni lieu d’en élaborer de nouvelles, ni enfin de considérer certaines élaborations comme telles.

5Il n’est pas rare, par exemple, que certains considèrent, pour l’adopter ou bien le critiquer, que les deux logiques sexuées que Lacan a décrites constituent de nouvelles normes sexuelles entre les deux sexes, sur un mode universel – un binaire, comme on dit –, de façon plus moderne que ne l’a fait longtemps la vieille loi sexuelle de la fonction phallique. C’est une erreur, qui n’a pas lieu d’être même si la frontière est parfois difficile à penser. Dans cette logique, une féminité ne peut être décidée et construite qu’une par une, hors discours, sans fonder aucune norme, puisqu’elle consiste à ajouter dans un amour le tressage, à l’aide d’un tiers terme, d’un supplément à la jouissance phallique du partenaire et à celle qu’elle-même déploie par ailleurs. Et ce ne peut être que sur un mode propre à chacune, puisqu’il dépend chaque fois de ce qui est rencontré chez l’autre, qui est contingent et s’invente donc avec lui.

6On peut objecter : mais puisque c’est le fait des femmes de procéder ainsi, c’est là encore une définition universelle de la féminité qui ne dit pas son nom, qui serait laissée encore une fois hors discours ? Eh bien non, car si cette logique est le plus souvent le fait des femmes, elle peut aussi bien être le fait d’un homme, soit qu’il vienne à partager celle d’une femme ou bien qu’il en fasse son acte propre. Même si elle est adoptée de manière préférentielle par un sexe, c’est avant tout une logique, et comme telle, elle ne saurait être réservée aux femmes, elle se partage, et se construit à deux.

7Il n’y a donc pas lieu de faire de ces logiques une norme, que ce soit pour la critiquer ou la soutenir, elles ne sont pas écrites pour reconduire ce deux de la loi sexuelle, lequel n’a jamais été un deux, mais un un plus quelque chose. La logique toute phallique du discours qui était prescrite aux hommes est devenue universelle en un nouveau sens, puisque désormais ouverte, par choix, à tous et à toutes, partiellement ou exclusivement. Celle qui est hors discours et pas toute phallique n’est pas non plus sexuelle comme telle, et plus encore que dans le passé, elle s’adopte non par prescription mais par choix, certes un choix inconscient et involontaire, souvent vécu comme un destin subi et ensuite parfois revendiqué. Elle ne fonde aucune règle, elle comporte une issue hors de la névrose, qui relève de la « norme mâle ». Ces logiques qui ont longtemps été attribuées chacune à un sexe sont maintenant détachées à une vaste échelle de leur ancrage naturaliste, pour peu que l’on s’en serve. Elles sont si peu naturelles et si peu assignées désormais, que chacun peut s’en servir sur le mode qui lui convient, en intégrant le choix inconscient qui est le leur.

8À partir du moment que nous vivons, où cette jouissance de l’acte de parole et de ses conséquences a été restituée aux femmes, différents mouvements possibles se dessinent. Pour certains, être sujets du discours suffit désormais, la différence de corps à corps étant la seule reconnue pour laisser toute latitude aux inventions du sexe. Seul est, dans ce cadre, admis l’enfant pervers polymorphe de Freud avant « qu’il ne s’égare dans l’Œdipe ». En somme, après la toute sexuation qu’a longuement connue le monde, le rien de sexuation est là revendiqué. Et certains de ces raisonnements, par exemple, considèrent que pour refuser valablement la grammaire phallique qui définissait entièrement la femme dans la loi des discours, il y a lieu de refuser d’être une femme. Depuis le Tout révolu, on considère qu’il y a lieu de passer au Rien quant au discours, avancé et proposé comme une stratégie possible du féminisme, au risque de rester ainsi dans le même système logique, sur son opposé. Ces appels et ces points de vue sont provocants mais intéressants, et il est important pour nous de les aborder, de les discuter et de situer précisément quels sont les constats que nous partageons avec eux, et les points à partir desquels nos conclusions divergent.

9Une autre possibilité est qu’en suivant le fil de la lettre lacanienne, et en le prolongeant, nous arrivons à certaines propositions assez différentes. On constate un décalage dissymétrique qui regroupe en un pôle l’universel du sujet du discours, accessible aux deux sexes selon la décision de chacun, selon son fantasme et sa névrose comme norme mâle, sa fonction paternelle mythique et sa castration unilatérale. Et en un autre pôle, unaire ou singulier, accessible aux deux sexes par choix tout autant, on en termine avec ce Père mythique, et on affronte le manque du rapport entre les sexes sans lui. Autant certains hommes peuvent suivre ce chemin, autant certaines femmes peuvent réellement, désormais, si elles le désirent, rester dans la logique du tout phallique en s’y identifiant diversement. Tandis que nombre d’entre elles, en supplément de leur jouissance phallique déployée dans le discours, choisissent un acte qui s’en excepte et participe d’une logique pas toute phallique, ouvrant à cette autre jouissance déployée à deux, où l’on peut mesurer, pour peu qu’on s’y penche, pourquoi Lacan pouvait remarquer, une fois n’est pas coutume, que, contrairement à ce qui se dit, ce sont plutôt les femmes qui possèdent les hommes, hors du discours, par conséquent.

10****

11La pensée qui est soutenue dans Féminité singulière ne remarque pas seulement qu’il n’y a pas à voir là une norme sexuelle, puisque ce sont des logiques, sans caractère sexuel proprement dit. Si elles ont été construites en attribution universelle à chaque sexe, elles se détachent de plus en plus de leur support sexuel, pour faire l’objet d’un choix singulier qui ne dépend qu’en partie du sexe anatomique. Et beaucoup de psychanalystes, lacaniens notamment, savent que s’il n’y a pas de normes sexuelles, c’est que les jouissances des deux sexes ne s’articulent pas entre elles, ne forment pas un rapport. Ce pourquoi tout autre chose s’y est substitué, qui a fonctionné comme norme sociale pour tenir lieu de norme sexuée, et qui à son tour s’est opposé à un rapport de deux. La loi sexuelle avec sa grammaire phallique, « celui qui est ce qui a et a ce qui est », fut une substitution majeure au rapport sexuel qui manque, mais elle accroît encore l’écart entre les sexes, notamment par la hiérarchisation qui a fonctionné comme sens, faute de l’existence d’un sens sexuel, la hiérarchie étant le gîte originel du sens, Lacan le soulignait.

12La jouissance phallique soutient un sujet qui ne la commande pas, ce pourquoi, bien qu’elle soit éminemment corporelle, et même orgastique, elle est dite hors corps, sa commande est ailleurs. De ce fait, les discours ont eu recours à un agent pour la commander, Dieu, puis le Père, et ce propos du pape actuel en un sens ne dit pas autre chose : « Le plaisir arrive directement de Dieu, il n’est ni catholique, ni chrétien, ni autre chose, il est simplement divin. » Le Père est en effet l’agent qui a permis de substituer au rapport absent de deux sexes le rapport de l’Un avec son objet comme part de lui.

13Mais la croyance en une distribution divine de cette commande phallique est désormais restreinte, et dès le début du siècle dernier, avec la psychanalyse naissante, certains pressentaient déjà la responsabilité du phallus dans ce mur du non-rapport où vient buter la jouissance sexuelle. C’est le cas de l’écrivain D.H. Lawrence, pourtant enclin au départ aux cultes antiques du phallus et décrié comme tel par le féminisme d’alors. Plus près de nous, le minutieux Pierre Michon parlait, lui, d’un « couperet géant sur la petite conjonction des deux sexes [3] ». On entend mal cette pensée qui pourtant traverse avec insistance l’interrogation psychanalytique de ce siècle, car elle ne peut s’énoncer qu’en logique pas toute, qui est complexe à saisir, et plus encore à transmettre, et en outre peu efficace politiquement.

14Face à ce couperet qui ne permet pas de définir un rapport de deux jouissances mais seulement la limite qui s’impose, une féminité s’oriente, s’invente. Certes, une femme a encore le loisir de tromper parfois son homme avec Dieu, ou bien de s’adresser à lui directement comme Thérèse, plutôt qu’à ses saints. Mais désormais, plus souvent, elle tente de nouer deux à deux ce manque de l’Autre avec l’objet qu’elle y offre, celui qu’elle se fait en tiers terme, et ce nouage même, qui parvient à surmonter l’obstacle, constitue sa jouissance propre. Hors discours mais non hors corps, elle est cette jouissance hors langage des corps qui habitent le langage, d’où elle intervient sur le discours depuis son dehors en y injectant parfois un peu d’hétéros. Ces logiques de jouissance se répartissent ainsi, la jouissance phallique étant de l’une et exclusive, ou bien de l’autre et non exclusive, l’une est universelle au cœur du langage, mais hors corps, et l’autre inclut le corps mais se construit hors langage de façon singulière. Il y a là un ensemble topologique complexe accessible à tous qui n’est pas véritablement sexuel et ne peut être conçu comme un binarisme sexuel.

15Là où les sexes sont rassemblés comme sujets de discours, ils sont exclus du rapport sexuel. Hors de cet universel du discours, deux d’entre eux parviennent quelques fois à instaurer une jouissance autre qui les noue ensemble, entre deux inconscients, deux symptômes. Une féminité qui s’invente y est alors décisive pour trouver le nouage possible.

16Gisèle Chaboudez

17Féminité singulière est un livre qui fera école. Il reprend la partie haute de la formule de sexuation de Lacan de la façon la plus rigoureuse, presque mathématique, en tout cas logique. Il rappelle que Lacan est pionnier, avec les théories du genre, disant qu’on peut se poser du côté masculin ou féminin de la formule. Nous allons parler des femmes qui veulent bien se poser du côté féminin. Qu’est-ce, pour une femme, de décider de se mettre de ce côté de la formule ? D’accepter que sa jouissance ne soit pas toute phallique ? Ce livre montre que ça devient plus difficile dans ce siècle. Nous sommes d’accord avec Lacan quand il dit que se mettre de ce côté de la formule revient à reconnaître qu’il n’y a pas « une » qui échapperait, qui ne serait pas marquée de la castration. Ce livre prend cette question sous toutes les coutures de façon magistrale. Il rappelle que nous ne faisons pas catégorie, et c’est pour cela qu’on est « La barrée » (L). Ce n’est pas méchant, comme certaines féministes nous le reprochent. Pour elles, il faudrait que l’on fasse catégorie. Ce livre rappelle que cette jouissance supplémentaire n’est pas complémentaire, sinon cela ferait à nouveau un tout et on retomberait du côté du phallique.

18Alors, comment entendre cette jouissance supplémentaire, proprement féminine ? Ce livre montre la différence pour les femmes, dans ce siècle – mon propre travail sur la féminité est du siècle dernier ! –, il essaye de penser les choses pour ce siècle. Il rappelle que jamais autant de femmes – en tout cas celles du premier monde, parce que ce n’est peut-être pas comme ça dans certains pays – ont pu accéder par leur métier, leur possibilité de réussite financière, à des fonctions phalliques, des jouissances phalliques qui étaient impensables avant. Il rappelle qu’elles énoncent des propos et un discours dans beaucoup de champs : scientifique, financier, politique. Ce xxe siècle, qui nous a vues grandir et devenir femmes, le livre l’appelle le siècle dernier, en faisant remarquer que c’est à partir des années 1970 que les choses basculent et qu’on aura à repenser tout le programme. Et il questionne : que peut-on tirer de ces formules que Lacan nous donne, très en avance, comme formules de la sexuation ? Il faut repenser les choses, et je remercie donc G. Chaboudez de le faire avec cette rigueur d’écriture. Pour cela, on a tout à fait intérêt à lire la bibliographie, à aller chercher ce qu’elle propose.

19J’ai lu les deux derniers degrés de l’extase de la grande Thérèse, je dis « la grande » parce qu’il y a aussi « la petite ». J’ai écrit au siècle dernier, il y a longtemps, sur l’écriture et la jouissance de la « petite » Thérèse pour comprendre ce que Lacan nous disait sur la mystique. Je n’avais pas pris la « grande » parce que des gens bien placés dans le monde de la théologie m’avaient dit – mais en lisant ce livre, je me suis demandé s’ils avaient eu raison – que son texte avait été très caviardé, qu’il avait été assagi, par les Pères de l’Église, et étant donné ce qu’il en reste, je me demande ce que c’était. Mais le livre de Chaboudez rappelle quel instrument extraordinaire elle a été pour la Contre-Réforme, comment cet élan mystique a pu porter la lutte contre la Réforme protestante, mais surtout quelle femme de poigne, femme phallique, manager, directrice d’institution, fondatrice d’Ordre elle a été. Et il montre comment cette femme, qui est dans cette jouissance de l’extase mystique, connaît, par ailleurs, aussi la jouissance phallique. Cette précision est utile : cette possibilité pour une femme, et c’est notre monde, de se situer dans des champs de jouissances diverses, ce qui lui permet peut-être ce supplément, dont nous parle Lacan. G. Chaboudez rappelle autre chose : c’est quand même drôle que Lacan aille nous chercher comme exemple une jouissance qui est hors du champ sexuel. Nous qui n’avons pas abdiqué de la jouissance sexuelle, sommes-nous irrémédiablement portées à être réduites à la jouissance phallique ? Dans le monde actuel, cela semble aller très fort de ce côté-là, les femmes de ce siècle, dans ce qu’on entend, vont se faire des mecs ! Ce n‘est pas dans le texte, mais c’est dans ce qu’on entend avec les jeunes femmes.

20Je remercie ce livre de m’avoir porté à lire les deux versions de la Carmen. Il montre avec brio comment celle de Bizet est entièrement du côté de la jouissance phallique, peut-être même du côté homme de la formule de sexuation. Ce qu’elle vise, ce qu’elle désire, chez un homme, est un objet qui fait fonctionner son désir. Je me suis demandé si c’était l’uniforme du soldat, du torero. Et quand ce pauvre José perd tout pour la sauver, son honneur, son uniforme, sa carrière, la possibilité de vivre comme autre chose qu’un bandit, lui sacrifie tout, elle est prise, malgré cela, dans une dialectique du maître et de l’esclave, où elle préfère la mort plutôt que perdre la liberté. Elle sait, dans le texte de Bizet, qu’il va la tuer, et préfère mourir que de ne pas choisir l’objet de sa jouissance sexuelle. Plutôt la mort que la soumission, avec là aussi l’impression que ça la met beaucoup du côté masculin. Le livre rappelle aussi combien ses partenaires sont interchangeables, et cite notre ami Norbert Bon qui a fait tout un travail sur la première scène de l’opéra, où Carmen dit qu’un est parti et qu’elle va en prendre un autre. Elle préfère sa liberté au prix de la mort, et lui n’a d’autre choix que de la tuer et ensuite d’aller se faire pendre.

21Ce livre souligne également qu’il y aurait chez la Carmen de Mérimée une division entre amour et désir, sur le modèle de ce que Freud avait remarqué dans son article sur le ravalement de la vie amoureuse, où l’homme de son temps aimait son épouse mais désirait ailleurs. Et il fait remarquer que, sur ce point aussi, Carmen se situe du côté masculin, car, dans Mérimée, elle aime son borgne de mari, marqué par la castration, et désire un de ses amants, interchangeables. J’ai lu, en effet, qu’elle le sauvait, ce mari, de la prison, en se donnant beaucoup de mal. Pour aller dans ce sens, j’ajouterai qu’elle n’a pas cure d’être le phallus, parce que, quand son amant anglais, dans Mérimée, lui offre une vie à Gibraltar où elle est couverte de tissus précieux, où elle apparaît vraiment comme une madone, merveilleuse, où elle est le phallus, ça ne l’intéresse pas du tout, ce n’est pas ça son but, ce n’est pas d’être : elle veut l’avoir, le phallus.

22Féminité singulière fait aussi un tour du côté de Médée, il fait beaucoup de tours, mais en peu de temps, j’ai choisi de ne parler que de ces trois-là. En nous montrant, par le sacrifice de ses propres enfants, à quel point ce n’est pas d’eux, en tant que mère, qu’elle peut trouver apaisement à sa souffrance d’avoir été délaissée par son mari pour une autre. Et, qui plus est, la fille du roi, laquelle lui permettra une ascension phallique qu’elle, Médée, ne peut pas lui offrir. Elle le dit elle-même : rester avec elle aurait été ne pas devenir brillant et phallique. Même s’il nous est difficile de s’identifier à une parricide, une partie de sa souffrance me paraît compréhensible pour une femme, et il ne semble pas que ce ne soit que celle de ne plus porter aucun atout qui puisse être visée par son partenaire comme objet a de son désir à lui. Lacan nous a expliqué que, quand nous tombons dans le désespoir parce que l’homme qui est notre objet d’amour et de désir nous abandonne, du fait d’être objet a, nous chutons comme déchet. Mais Médée nous enseigne, à mon avis, quelque chose d’autre, ce pourquoi nous ne sommes pas toutes des criminelles, pourquoi, même après un temps de souffrance, nous arrivons à nous occuper de nos enfants, et même souvent, mais pas toujours, à trouver un nouveau partenaire pour lequel nous puissions être l’objet du désir, présenter quelque chose de ce petit a qui puisse causer son désir. Ici, je me réfère beaucoup à la partie basse du graphe du désir de Lacan. J’ai donné, au Brésil, des conférences où j’avais demandé que l’on l’imprime cette partie du graphe du désir sur des magnets à coller sur la porte du frigo. J’avais expliqué aux dames que c’était peut-être comme ça qu’elles pourraient comprendre quelque chose à leur couple !

23Donc le L femme : ce que les messieurs nous apportent, c’est de viser, dans notre champ, l’objet a cause du désir – à condition que nous visions le phallus dans leur champ, c’est la moindre des choses. Mais dans la formule, il y a une autre flèche qui renvoie è femme à S (é). De quoi s’agit-il ? Je crois que Médée nous explique comment elle a perdu cet accès : « Un malheur s’est abattu sur moi à l’improviste, m’a brisé l’âme, c’en est fait de moi, j’ai perdu la joie de vivre, je désire mourir, mes amis. Celui où j’avais mis tout mon bonheur, je ne le sais que trop, mon époux, est devenu le pire des hommes, je suis seule, sans patrie. » Et la fonction du Nom du Père est présente : « Outragée par un homme qui m’a, comme un butin, arrachée à une terre barbare, sans mère, sans frère, sans parent près de qui trouver un mouillage à l’abri de l’infortune. » Je crois que c’est ce qui la rend folle : « O Patrie, combien, en ce jour, je me souviens de toi. » « Patrie » provient de la même racine que pater, elle n’a plus rien du côté du Nom du Père, et rappelle que le dragon qui enveloppait la toison d’or, elle l’a tué en se dressant contre son propre père, faisant tuer son frère par ses propres filles, par amour de Jason. Il y a là quelque chose de commun avec Don José, en mineur, lui aussi a tout détruit et n’a plus rien. Lui aussi avait mis cette femme en place de grand Autre, la Carmen, et quand elle le quitte il n’y a plus de grand Autre.

24Cela me fait penser à une chose puérile : quand la belle-mère de Blanche Neige demande toujours au grand Autre : « Dis-moi si je suis belle », et quand cet imbécile lui répond : « Oui, tu es très belle, mais ta fille est plus belle que toi », elle s’écroule et devient un assassin, elle aussi parricide. Il y a quelque chose qui doit tenir du côté d’un grand Autre pour nous, femmes, sinon on ne peut pas jouer ce jeu de la formule de sexuation.

25Pour finir, je proposerai les choses suivantes. Comment entendre une jouissance supplémentaire qui serait proprement féminine chez des femmes qui n’ont pas abdiqué de la sexualité, ce qui leur permettrait d’expérimenter les jouissances inscriptibles de la mystique ? Car ce livre rappelle qu’il y a aussi la question de l’écriture de la jouissance mystique, là encore, c’est phallique. Je propose, mais je ne suis pas sûre de mon fait, d’aller chercher du côté du manque. Si l’époux est Dieu, comme pour Thérèse, et non un borgne, comme pour Carmen, il faut bien qu’il y ait quelque chose qui lui manque pour qu’on puisse autant l’aimer. Le livre le signale d’ailleurs, Lacan nous rappelle qu’il lui manque l’existence, en tout cas, tant qu’une femme mystique par son extase ne fait pas exister ce Dieu, qui n’existe que grâce à elle. Comment, visant l’autre de l’Autre sexe, pourrions-nous penser ce supplément ? Je me suis demandé s’il ne fallait pas penser ce que propose Lacan, quand il parle de la féminité, en mettant en équivalence la mascarade et le semblant. Je m’explique ; est-ce que, pour le commun des hommes, le phallus ne se présente pas plutôt sous sa forme -ϕ ? C’est-à‑dire comme manquant. Je laisserai les hommes pervers de côté parce que je crois qu’ils n’ont pas besoin de nous pour ça. Mais, pour les autres, je me demande si, en fait, le monsieur S qui prend appui sur Φ ne s’y appuie pas que parce que nous voyons grand Phi dans son champ [4]. Nous, par semblant, par mascarade, nous lui offrons ce Φ. Parce que s’il n’est pas pervers, parce qu’il se sent marqué de la castration, c’est notre don qui lui permet de se sentir phallique.

26Je vais finir par deux toutes petites vignettes cliniques. Quand mon livre est sorti, j’ai reçu un certain nombre de femmes qui sont venues me chercher parce qu’elles vivaient des crises du milieu de la vie. La première que je citerai est mariée avec un homme mondialement connu, et cet homme tout d’un coup s’amourache d’une élève américaine. Elle est très inquiète, elle va voir cette élève qui lui dit, les yeux brillants : « For me, he is God. » Elle vient, effrayée, m’en parler, je lui dis « Mais oui, lui, comme il sait qu’il ne l’est pas, il a besoin d’elle pour pouvoir tenir cette place. Il y a longtemps que malgré le fait qu’il est si connu, vous ne le regardez plus du tout comme ce “God” qu’il a besoin de se sentir. » Ils sont encore ensemble, aujourd’hui, trente ans après et je pense qu’il va mourir dans ses bras (rire). Le deuxième cas est une autre femme désespérée qui arrive parce qu’elle va perdre son conjoint, il est parti avec sa maîtresse en lui racontant des bobards. Il fait un acte manqué extraordinaire, il branche son téléphone, elle entend, le téléphone sonne, c’est lui qui dit à la dame : « Mais peut être que toute cette admiration que tu as pour moi est exagérée, est-ce que je suis aussi génial que tu me le dis ? » Ce monsieur était un écrivain de musique, un métier difficile, la maîtresse une critique de musique. Nous avons fait en sorte de pouvoir travailler la partie du bas des formules de la sexuation, ils sont restés ensemble ! (rire).

27Pour finir je dirais que, comme Jacqueline Schaeffer, je pense que ce qui est intéressant dans le jeu amoureux, c’est d’accepter que par notre regard on peut faire exister le phallus dans le champ de l’autre. Pour notre plus grande joie, d’être en retour désirées et indispensables. Comme elle, je me suis retrouvée dans ce film de Sophie Robert, fait uniquement pour attaquer la psychanalyse : Le phallus et le néant Il commence ainsi : « Plus les femmes sont faibles, plus les hommes sont forts, qu’est-ce que c’est cette psychanalyse qui nous propose ça ? Horreur ! Elle veut qu’on soit des faiblardes ! » Mais le livre entier de G. Chaboudez montre que ce n’est pas de cela qu’il s’agit, que nous avons de multiples jouissances phalliques, mais que nous ne nous réduisons pas à ça. Que nous pouvons jouer peut-être autre chose à un moment donné, cela ne nous empêche ni de présider des associations, ni d’écrire des livres, ni d’avoir du succès. À un moment donné, on peut jouer notre partie, celle du jeu de qui perd gagne, qui permet au partenaire de se sentir phallique, et en échange, de nous offrir son désir.


Date de mise en ligne : 15/04/2021

https://doi.org/10.3917/fp.041.0259

Notes

  • [1]
    Gisèle Chaboudez, Féminité singulière, Toulouse, érès, 2020.
  • [2]
    Texte de l’intervention de Gisèle Chaboudez à la présentation de la nouvelle collection d’Espace analytique, concernant le livre qui l’inaugure, Féminité singulière.
  • [3]
    P. Michon, La Grande Beune (1995), Paris, Folio, 2006, p. 47-48.
  • [4]

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