1Le sens de notre pari, l’hétérogénéité, nous situe résolument dans une orientation freudo-lacanienne, orientation qui n’oublie pas ceux qui ont suivi Freud et précédé Lacan ; hétérogénéité donc des façons de travailler avec l’apport de Freud, mais aussi avec celui de Lacan, et également de Melanie Klein, de Winnicott, etc. Nous essayons de faire travailler cette hétérogénéité, non pas comme différence d’exégèses, mais comme façon dont chacun a attrapé quelque chose qui lui a permis d’élaborer un peu de son expérience de la psychanalyse avec l’apport de la fréquentation de ceux qui ont écrit, enseigné la psychanalyse. Il ne s’agit pas de savoir qui avait la théorie juste ou la théorie vraie, il ne s’agit pas d’élaborer une orthodoxie, ni de décider de la bonne lecture. La théorie vraie ou la bonne lecture ne sert généralement qu’à cimenter les groupes, à faire surgir ce qui est imparable dans la loi des groupes, selon Lacan, une figure du maître, à savoir le combler, lui, l’homme-mâle, le combler désespérément, pour trouver « un refuge dans l’idéal de l’infaillible ».
2Donc pas de bonne lecture, mais diversité d’élaborations à l’aide en particulier de Lacan, puisque c’est lui qui nous occupe, cet « auteur-stop ». Il s’était nommé lui-même ainsi, comme on fait de l’auto-stop, celui avec lequel on fait un bout de chemin pour trouver un appui et tenter d’élaborer quelque chose de cette expérience : « tel ou tel, celui qui nommément les énonce, y trouve appui un petit moment pour faire le voyage, se l’abréger et ne pas l’avoir tout entier dans les pattes ».
3« L’expérience analytique ». Cette expression est vraiment propre à Lacan, une formule qui revient pratiquement sans interruption tout le long de son enseignement, depuis les tout premiers écrits. On la trouve d’une façon insistante dans « Les complexes familiaux », mais aussi dans presque toutes les séances des premiers séminaires. Elle condense ce qu’auront été pour lui la psychanalyse et ce qu’il aura tenté de transmettre. Mais qu’est-ce que c’est qu’une expérience ? Parce que le terme nous paraît aller de soi, pour autant il n’a rien d’évident. L’expérience, selon plusieurs valeurs sémantiques, est aussi bien un fait vécu qui éventuellement nous instruit, que la connaissance que nous avons acquise par les sens ou l’intelligence ; ou encore l’accumulation du savoir acquis – par et pour la vie. Et, à l’origine, en latin le terme veut dire « essai », « épreuve » et « tentative », polysémie dont peut jouer Lacan dans les usages multiples qu’il a faits de l’expression.
4Le terme d’« expérience » est aussi, rappelle Dominique Lecourt, un point crucial de divergence dans toute l’histoire de la philosophie et l’histoire des théories de la connaissance en philosophie. Il y a, d’une part – et c’est une question qui concerne les psychanalystes, si on la détourne comme il convient –, le rationalisme qui présuppose au monde sensible un monde intelligible et, d’autre part, l’empirisme qui pense au contraire l’expérience comme dépôts successifs sur un papier initialement vierge, « un papier blanc », disait Locke. Cette contradiction aura été prise en compte par Kant – « Si notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience » – et elle aura fait débat pour la psychanalyse. L’expérience est cadrée, ce qui est le cas des sciences, elle prend place à l’intérieur d’un dispositif, ce n’est pas une expérience hors tout cadre. Cependant, si on pense à la formule de Kant, on connaît le débat de Freud, débat explicite mais, en général, plutôt implicite tout le long de sa vie et jusqu’à la fin – je pense en particulier à l’échange de lettres avec Marie Bonaparte – sur la question des a priori kantiens : l’espace et surtout le temps. Pour Lacan, il y a des a priori pour le sujet : le langage et même le désir : « Avant toute expérience, il y a un monde de désir. C’est celui dans lequel nous naissons. »
5Aujourd’hui, génétique, épigénétique, neurosciences, sciences humaines et tous les avatars récents ne cessent de reconduire ce débat qui, dans son fond, donne aussi son cadre à l’expérience – dans le domaine des sciences – et la fonction centrale, dans l’expérience scientifique, de la reproductibilité. Mais n’oublions pas ce qu’aura été le pari de Freud. Au moment où apparaît ce rêve du règne de la raison avec les Lumières, ce dont Freud a choisi de s’emparer, c’est précisément de ce que les Lumières laissaient dans l’ombre. On ne s’étonnera pas que ceux qui s’en sont emparés à l’époque soient les premiers romantiques, et ces premiers romantiques, ceux du « cercle Iéna », s’interrogeaient sur ce qui en moi parle, en moi me fait parler, c’est-à-dire ce qu’ils appelaient, pour certains, le subconscient, pour d’autres, l’inconscient, etc. Bien sûr, ce n’est pas l’inconscient freudien, mais c’est pour cela que Lacan a pu écrire à propos de ses Écrits dans le quatrième de couverture : « que s’y poursuit un seul débat, toujours le même […] le débat des Lumières ».
6Or, c’est au-delà que se situe le débat de la psychanalyse. Déjà, chez Freud, la question est déplacée : « L’éducation, l’enseignement, la formation du psychanalyste ne gagneront rien à l’enseignement théorique. » « Un enseignement théorique en analyse ne pénètre pas assez profondément et ne crée pas de convictions. » Seule l’expérience de la cure, écrit-il. Il y a dans l’expérience quelque chose qui ne peut s’articuler en connaissance et en théorie. Lacan parlera de touche de réel, c’est cela qui crée la conviction. Or, ce quelque chose est là dès le début de son enseignement. Ce n’est pas nommé tout à fait de la même manière qu’à la fin, mais c’est ce qu’il indique quand il dit qu’il y a – le terme revient à plusieurs reprises – dans l’analyse, une révélation par la parole, un dévoilement, une conception de la vérité comme alètheia. Lacan a pu proposer de ranger ses écrits parmi ceux des mystiques, mais les concepts, les articulations théoriques et, en premier lieu, la distinction de ces trois dimensions – Symbolique, Imaginaire, Réel –, toute cette articulation théorique dont nous avons besoin, permet de ne pas convoquer, « pour rendre compte de l’analyse, des formes verbales qui confineraient à la mystique ». Pourtant, il y a quelque chose dans la cure, dans cette révélation, quelque chose de l’ordre de l’éclair. Lacan fait référence à Héraclite, et donne une traduction : « les tous », parce qu’il récuse le terme d’« universel ». « Les tous, c’est l’éclair qui les régit. » « Les tous », ce n’est pas l’universel. « Les tous », c’est une collection de chacun, c’est ça « les tous » ; ou, au contraire, ça fait un groupe, une foule. Lacan a déployé les deux versants de ce terme d’« expérience », avec, d’une part, l’éclair de la Passe du côté des Analystes de l’École (ae) et, d’autre part, la connaissance acquise, le fait que la pratique de la cure produit quand même un certain savoir-faire : les Analystes Membres de l’École (ame).
7Cette révélation, ce dévoilement, porte sur la cause du désir, sur l’objet a, dévoilement qui ne se résout pas en connaissance, c’est de l’ordre de l’éclair. Seul, à la campagne, la nuit, vous ne voyez rien, d’un seul coup il y a un éclair. Un instant, vous voyez. Vous voyez d’une façon inhabituelle, inédite, ce qui, de jour, vous est tellement familier que vous ne le voyez plus, que vous ne le voyez pas. Soudain, vous voyez quelque chose, et, à peine l’avez-vous vu, que ça a déjà disparu.
8Le psychanalyste n’est pas un linguiste. Il s’intéresse « à une autre face de la parole » – je ne reviens pas sur la distinction du dit et du dire – une autre face de la parole qui se révèle, qui fait révélation pour chacun dans le dispositif de la cure. Autre face de la parole bien que l’analyste n’opère que par la parole, mais sa parole, son intervention, n’implique pas seulement un dire, une signification, elle fait acte, c’est-à-dire quelque chose qui lui échappe. Ce n’est possible que si l’analyste est dans une certaine position : pas sujet, dira Lacan, dans la position de l’attention flottante (ou en égal suspens), dit Freud. « Si l’analyste est dans la bonne position que Freud a nommée “attention flottante”, quand l’analysant émet une pensée, nous pouvons en avoir une tout autre, et c’est un heureux hasard d’où jaillit un éclair. » C’est pourquoi ce qui importe n’est pas que l’interprétation soit vraie, mais qu’elle soit juste, qu’elle tombe juste. Ce qui permet cet heureux hasard tient à l’expérience cadrée qu’est la psychanalyse. Et ce cadre se nourrit de quelque chose qui est le transfert. Freud disait que le transfert, c’est de l’amour, mais c’est de l’amour qui se sert de l’amour à d’autres fins que l’amour. Pour Lacan, ce n’est pas l’amour, c’est l’idée ordinaire qu’on se fait de l’amour. Atteindre l’amour, c’est autre chose, c’est l’effet de l’expérience. L’expérience ça veut dire qu’on s’y engage, souligne Lacan, pour aboutir, expérience faite de l’analyse « à la seule vérité qui compte : il n’y a pas de rapport sexuel chez les humains ».
9Or, une phrase comme celle-là – un énoncé théorique – rate ce qu’elle prétend signifier. Elle désigne quelque chose qui, par définition, n’est pas attrapable, qu’on peut toucher comme ça à l’occasion mais rien de plus. Dès qu’on le nomme, il échappe car c’est cette contingence décisive qui est fondatrice, fondamentale pour cette rencontre. Le risque dans la formation analytique – et le groupe lacanien n’y échappe pas – est qu’elle vire – Lacan l’avait souligné – à l’initiation, c’est-à-dire à s’équivaloir au phallus, écueil majeur et résistance à la psychanalyse. C’est pourquoi la Passe éclaire ce point obscur du passage à l’analyste, elle est faite pour éclairer. Or, l’obscurité n’est jamais totalement dissipée car elle tient à l’articulation du particulier, c’est-à-dire « les tous », au singulier.
10Lacan insiste : à la fois les notions théoriques sont indispensables, elles servent à penser l’expérience, mais pas à l’accomplir.