Couverture de FP_037

Article de revue

Les lieux de l’Autre

Pages 187 à 195

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), Le Bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 5-23.
  • [2]
    J. Lacan, « La troisième » (1974), Lettres de l’École freudienne, n° 16, 1975, p. 184.
  • [3]
    J. Lacan, rsi, inédit, le 21 janvier 1975.
  • [4]
    « On les a prises autrement », dit-il. « Il doit y avoir des raisons pour ça. Parce qu’on ne voit pas […] pourquoi on n’aurait pas essayé de serrer le point, de faire le point si vous voulez avec ça plutôt qu’avec des choses qui se coupent. C’est un fait que ça ne s’est pas passé comme ça… il est probable que ça nous aurait dressés tout différemment. » Le début de cette remarque est : « Le borroméen s’est bien entendu découvert depuis longtemps et ce qui m’étonne c’est qu’on ne s’en soit pas plus servi, enfin parce que c’était vraiment une façon de prendre ce que j’appelle les trois dimensions. » J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire inédit, le 12 mars 1974. Cette remarque topologique concerne tantôt les trois registres, rsi, et tantôt le nouage possible des deux sexes : les deux énoncés sont exacts différemment.
  • [5]
    Lors de la conférence prononcée à Tokyo en 1971, Lacan en résumait cela : « Le grand Autre, ça n’existe pas. Mais tout ce qui s’inscrit dans le langage n’est pensable que par référence au grand Autre. C’est ce qui distingue radicalement ce qui est de l’imaginaire de ce qui est du symbolique. » Il souligne : « On écrit S (A) c’est-à‑dire Signifiant de A barré – il faut absolument écrire A et le barrer ensuite pour que ça fasse un signifiant – Sans ce signifiant tout ce qui est de l’ordre de la communication est impensable, et en particulier l’expérience analytique. » Car ajoute-t-il : « La capture, la prise par l’image est une chose radicale. Aucune vie n’est pensable sans cette dimension. Mais dans le discours c’est tout à fait autre chose car le discours n’a de fonction que parce qu’il se situe quelque part, dans un lieu tiers, où il s’affirme comme vérité. »
  • [6]
    On sous-estime la puissance de l’expérience réelle dans ce qui fonde cette instance de l’Autre comme lieu, lieu du langage, avec parole et sans parole. De cette langue travaillée par la jouissance, quelque chose se précipite qui forme la lettre, où elle est ensuite en instance, en souffrance, comme attendant d’être lue avec du langage. Elle n’attend pas d’être lue en réalité, car la lettre n’est pas faite pour être lue mais pour chiffrer et traiter la jouissance, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas la lire. La lire avec du langage engendre du sujet, c’est même la voie principale, la plus efficace pour le faire, ce pourquoi l’interprétation des rêves est utile, avec ou sans psychanalyse, pour assurer la circulation des rapports fondamentaux de la lettre et de la parole.
  • [7]
    J. Lacan, rsi, op. cit., le 11 mars 1975.

1 L’instance du grand Autre se rencontre de tout temps, elle commence aux dieux auxquels on s’adresse, ceux qui savent et qui font savoir, ceux qui envoient des messages dans les rêves, prononcent des oracles diurnes, instaurent et garantissent sur terre un certain ordre, en particulier sexuel. Que devient cette instance de l’Autre dans un monde sans dieux, dans un ciel désert ? Certains ont considéré que la psychanalyse s’est engouffrée dans la brèche du recul de la croyance religieuse pour en prendre la place, en faire son profit, meubler les confessionnaux désertés. En réalité, elle reprend les droits et le savoir de l’inconscient, une fois qu’ils ont été retirés aux dieux. L’inconscient – son travail, sa sécrétion continue de lettres de toutes sortes – existe bel et bien sans dieux, probablement est-il la source de l’invention des dieux, et de leurs inventions à eux.

2 Après avoir été longuement décrite par Freud, cette instance de l’Autre fut conceptualisée par Lacan, le lui a-t-on assez reproché, comme s’il glissait un propos religieux dans notre pensée laïque. Il restituait, en fait, le concept de ce lieu de plain-pied dans notre savoir et dans notre système subjectif, constituant la scène même de notre dialogue avec l’inconscient, comme discours de cet Autre au-delà de celui dont un sujet vient, qui lui parle la langue maternelle et prend soin de lui. Pour la psychanalyse, l’Autre commence avec l’Autre scène de Freud, depuis que nous sommes engagés dans ce discours particulier qui en provient.

3 L’autre scène de Freud concerne ce lieu où se forment les lapsus, les actes manqués et les rêves, un lieu improbable où il semble qu’un sujet existe, et sache ce qu’il en est du rêveur, ce qu’il désire, ce dont il jouit, parce que quelque chose s’écrit, se formule en lettres, comme nulle part ailleurs, parfois de façon masquée, parfois clairement selon le fantasme. Non seulement l’instance de l’Autre commence avec cette autre scène mais il est probable qu’elle en provienne, que ce soit à partir de son expérience continue du rêve dans un monde de langage que l’homme a partout fomenté des dieux. Ces sujets supposés savoir ne lui parlent pas mais lui écrivent en quelque sorte, d’une écriture chiffrée qui lui est destinée, dans l’intime de ses nuits – j’ai reçu un fax cette nuit, disait une analysante. Un tel lieu est difficile à penser, structurellement et topologiquement, et ses configurations, ses élaborations par Lacan consistent à le faire progressivement dans ses différents aspects, ses différentes dimensions.

4 Il ne s’en déduit pas que la dernière décrite éliminerait simplement la première, point de vue fréquent d’une méthode de lecture, car ce sont des dimensions tout à fait coexistantes, dont l’abord s’ajuste et se remanie progressivement. On ne peut pas toutes les apercevoir, les attraper à la fois, on ne peut qu’en saisir des bouts différents, selon le point de vue où on se place, successivement, et non en même temps. Nous travaillons sans cesse avec cela, il y a là le propre d’une analyse, en son début elle ne saisit pas les mêmes aspects, le même versant de la structure qu’elle abordera en sa fin, et notamment en ce qui concerne l’Autre. L’Autre est une instance sans laquelle on ne peut pas penser le discours, ni la névrose, tandis que quelque chose de cette instance s’avère à la fin de l’analyse ne pas exister. Le fait qu’une analyse, lorsqu’elle fonctionne, épuise peu à peu cette dimension, cette instance du grand Autre, ne veut pas simplement dire que l’on cesse d’être croyant, encore que ce soit vrai dans la plupart des cas, mais que la croyance en une instance de l’Autre quelle qu’elle soit, laisse place à autre chose en se vidant progressivement. Ces Autres, auxquels nous nous sommes adressés fondamentalement à chaque époque de notre vie, au-delà de notre groupe de semblables, se sont successivement, au long de l’analyse, vidés, fracturés ou déconstruits, et un autre mode en a été reconduit ensuite autrement, dans une mesure moindre, en s’amenuisant sans cesse.

5 Considérons trois modalités différentes de l’Autre, pour ce qu’elles interviennent sans cesse dans notre expérience, en des points où leur repérage nous est indispensable. L’Autre de la parole, et de la langue, est autre chose que l’Autre scène de nos lapsus, puisque c’est celui auquel nous nous adressons au-delà de celui auquel nous parlons, dès que nous prenons la parole. Nous invoquons cette instance de la parole, que nous le sachions ou non, puisque nous parlons de fait au nom de la vérité, même quand nous mentons. Cette dimension est inhérente à la parole, et dès l’instant que l’on parle, on sait si ce que l’on dit est vrai ou ne l’est pas, nul besoin d’être croyant pour cela. Ceux qui en sont les plus dépendants sont d’ailleurs ceux qui sont de façon prévalente dans le mensonge, qui mentent pour se défaire de leur aliénation à l’instance détenant pour eux la vérité, ce qui ne les en libère pas du tout, au contraire, et renforce les nœuds qui les enserrent. Il y a là tout autre chose que de ne pouvoir dire toute la vérité, qui est simplement de ne pouvoir y rassembler toutes les faces de la structure au même moment.

6 Ce lieu de la parole voisine avec celui qui nous a transmis la langue, lieu-dit du trésor des signifiants, au sens où il en rassemble, en détient la batterie supposée complète. Il cohabite avec le lieu où tout ce qui est du langage vient s’inscrire, notre histoire, notre discours, comme sur le grand livre du monde. Mais en outre, dans l’usage qu’il fait de cette langue, en son nom et en celui d’une communauté de discours, un sujet en transmet les équivoques, les assemblages signifiants qui la marquent de ce qu’elle recèle de jouissance, bannie tout en s’y maintenant sous forme de traces qui ne laissent persister qu’une jouissance morte. La langue comporte de mortifier la jouissance qui est exclue du langage dans la formation d’un sujet, cela permet de l’écarter tout en lui donnant une place. Cette langue, cette lalangue, Lacan veut l’écrire en un seul mot, bien que ce ne soit pas très clair puisque cela va bien au-delà de cette lallation auquel il lui arrive de la référer [1]. Elle est la langue d’une communauté de discours, et celle de chaque sujet dont les propres équivoques constituent sa trace de jouissance, sa langue de symptômes. Là, sur cette autre scène, à partir de cette langue qui porte déjà ainsi le traitement imposé à la jouissance, la lettre se forme à partir des équivoques qui marquent la présence de la jouissance qu’elle exclut. S’il n’y a pas cette langue déjà soumise au travail de la jouissance, il n’y a pas de processus littéral.

7 La question restée entière de ce qui pousse à la formation de la lettre. Lacan dans « La troisième », en 1974, la pose ainsi : «… parce qu’il n’y a pas de lettre sans de lalangue, c’est même le problème, comment est-ce que la langue ça peut se précipiter dans la lettre ? On n’a jamais fait rien de bien sérieux sur l’écriture. Mais ça vaudrait quand même la peine parce que c’est là tout à fait un joint [2] ». Comment en effet, à partir de cette langue, se cristallisent les formations de l’inconscient, les lettres du symptôme, du lapsus et du rêve, et les autres écritures ? La psychanalyse a découvert, à partir de Freud, que le rêve comporte une écriture comparable aux écritures du monde, à commencer par les hiéroglyphes, et que cet écrit commence lui-même en assemblant deux signifiants, selon la condensation ou le déplacement, comme procèdent déjà les équivoques et le travail de la langue. Elle a ouvert le champ des rapports inconscients entre le langage et l’écriture. Au vu de l’usage que les Anciens faisaient du rêve, on peut attester qu’ils savaient qu’il y avait là des lettres comparables aux écritures communes qu’ils connaissaient, elles aussi attribuées aux dieux. Pourquoi dans le langage se forme, à l’insu du sujet qui parle, cet assemblage, cette copulation de signifiants, à partir de ce que nous appelons inconscient, et qui à son tour porte cet écrit dans le monde de toutes les façons possibles ? Que vise ce chiffre, à quoi sert-il ? Car s’il est utilisé pour communiquer, ce n’est pas sa visée première, il n’est pas fait pour cela. Nous pouvons désormais en savoir un peu plus là-dessus, en poussant dans leurs conséquences et leurs prolongements certaines recherches de Lacan.

8 ***

9 L’Autre comme corps est d’abord le corps de l’Autre puisque c’est de là que, comme corps et comme sujet, l’on vient. C’est comme corps que le premier Autre, la mère, a été interdit de jouissance, donc vidé de la jouissance pour en faire un lieu d’inscription de signifiants. De sorte que le sujet lui aussi a été interdit, coupé de la jouissance et n’a plus pour le représenter qu’un signifiant refoulé, celui précisément de cette jouissance interdite de l’Autre premier. On sait que ce signifiant ne prend sens qu’au regard d’un autre, qui ne lui donne sens qu’à la condition que cette jouissance première soit exclue. Toute cette logique contribue à ce que l’inconscient comme structure de langage élimine partout la jouissance, dans un système du Nom du père où règne l’alternative exclusive de l’être ou de l’avoir.

10 Cependant une autre incidence du corps intervient, qui ne tient pas à la jouissance exclue mais se construit en réponse au morcellement fonctionnel et à la prématuration de la naissance. L’enfant n’a que l’image de son corps au miroir pour anticiper une unité et une autonomie qui lui font défaut, et ainsi se forme, entre défaut de maturation dans le corps et compensation dans l’imaginaire, un nœud solide et définitif qui constitue la racine de son rapport idéal et aliénant à son corps. Cette image spéculaire forme en outre, pour le sujet, un recel de son être d’objet perdu de la jouissance interdite de l’Autre. Elle fonde le corps comme consistance imaginaire dans le psychisme, celui qu’il se représente comme étant, et la lettre de l’inconscient ou du fantasme l’inscrit dans les modes de retrouvaille d’une jouissance possible.

11 Le corps de la jouissance, lui, est autre chose, il ne relève pas de l’imaginaire, et la jouissance du corps concerne ce que le sujet se représente comme ce qu’il a, non comme ce qu’il est. En font partie toutes sortes de jouir, suscités ou non par l’autre, orgastiques ou non, phalliques ou non. C’est là que se situe une autre coupure déterminante de la jouissance, qui, elle, ne réside pas, comme celle des autres objets pulsionnels et objets a, dans le corps, mais entre deux corps, au sein du rapport sexuel. La jouissance d’un sexe ne se conjoint pas aisément à celle de l’autre sur le plan organique, et pas plus ne s’articulent leurs jouissances psychiques à partir des discours. Car pour former un rapport entre les sexes, les discours ont tranché dans cette articulation attendue de leurs jouissances, en faisant d’un sexe ce qui n’a nul besoin d’articuler sa jouissance à celle de l’autre, à partir du moment où il en est une part, une valeur de jouissance, objet perdu puis retrouvé qui en tient lieu. Un et a ne font pas deux, Lacan le répétait en 1975, « Il n’y aura jamais conjonction, copulation quelconque du Un au a[3]. » Tandis que peu avant il se demandait pourquoi on n’a pas procédé en nouant à trois ce qui ne se nouait pas à deux, au lieu de procéder par coupure : cela nous aurait dressés différemment, disait-il [4]. Il est un fait que la Genèse met en scène, avec la soustraction divine de l’os manquant et la formation de l’objet féminin à partir de cet os perdu, la matrice de nos lois sexuelles, selon la fonction phallique, un rapport d’un sexe avec son objet comme part de lui. L’opération de Dieu a substitué cette métaphore au rapport absent, d’où ont continué de s’écrire et de se chiffrer toutes les opérations qui en dérivent, les plus de jouir qui y prennent place, avec tout l’ensemble signifiant et logique qui s’est substitué au rapport de deux sexes comme tels.

12 L’Autre comme sexe, l’Autre sexe, est le lieu où pourrait se concevoir une articulation sexuelle entre deux jouissances et deux signifiants qui feraient rapport, susceptible d’être dit sexuel au sens où il comporterait deux sexes. L’Autre, comme autre sexe, est la seule instance avec laquelle est susceptible de se former quelque chose qui articulerait en discours un deux du sexe et non pas seulement une jouissance pour deux corps. Or cette articulation n’existe pas, et une loi sexuelle en a longtemps pris la place et la fonction, directement issue de la Genèse comme métaphore, que Lacan appelait fiction simplette sérieusement en voie de révision, telle qu’elle s’énonçait : « …on est ce qui a et on a ce qui est, l’objet féminin ». Il écrivait dès les années 1950 que la femme n’était contenue dans la loi que comme fétiche ou signifiant, une dénonciation passée inaperçue. Cette loi sexuelle aujourd’hui est plus que révisée, elle est déconstruite, aucune autre ne la remplace, et ce qui se dénude lorsqu’elle se retire est l’absence du rapport universel qu’elle masquait. De sorte qu’il faut inventer un mode de rapport dans chaque cas, par exemple en nouant à trois ce qui ne se noue pas à deux.

13 Or ce qui se substitue à ce rapport qui manque s’écrit continûment sur l’autre scène, celle du rêve, par exemple, s’y est écrit avant de s’écrire dans la Genèse, avec les déclinaisons de la fonction phallique, selon l’Un et son plus de jouir. Mais s’y écrit aussi ce qui en appelle à l’Œdipe, cette initiation phallique qui contamine et barre le rapport sexuel en séparant au départ les courants tendres et sexuels, qui peinent ensuite à se réunir. Le rapport incestueux du fantasme marque la jouissance sexuelle d’une fêlure, persistant à exclure la jouissance de l’Autre comme à tout jamais interdite. Mais il constitue aussi une suppléance au rapport absent, en inscrivant un deux du sexe, fût-il interdit, là où il n’y en a pas, là où la loi sexuelle l’élide. Au niveau de cet Autre sexe, en tant que revêtu d’une signification incestueuse, s’énonce à la fois ce qui barre le rapport sexuel et ce qui y supplée [5]. De sorte que s’écrivent sans cesse, dans les formations de l’inconscient, qu’elles soient subjectives ou collectives, puisque c’est la même chose, les assemblages signifiants et les logiques qui se forment à la place du rapport sexuel absent.

14 On voit ainsi se dérouler entre ces différentes instances quelque chose qui procède d’un nouage. Lorsqu’un manque se produit dans un champ et qu’un appel se produit dans un autre champ à compenser ce défaut, cette coupure, par un substitut, et que ce substitut est formé en faisant intervenir un troisième champ, il se produit de fait entre ces différents champs un flux, une circulation définitive, qu’on peut considérer comme un nœud. Ce qui, de la langue, se forme en lettres dans l’inconscient vise à suppléer à cette jouissance que le langage bannit du corps, et dont la lettre va écrire le mode de retrouvaille. Elle supplée aussi, voire d’abord, à celle que le corps sexuel ne fonde pas, et bien d’autres encore. De nombreux points nœuds peuvent ainsi se repérer, les lettres de l’autre scène consistent à nouer les différents registres entre eux : le symbolique de la langue et de l’inconscient se noue à l’imaginaire du corps par l’intermédiaire de toute cette économie réelle de la jouissance.

15 Parmi tous ces substituts, ceux qui sont appelés à suppléer la béance au sein de la jouissance sexuelle, avec son échec à former un rapport entre les sexes, ont une fonction centrale. Lacan a pensé qu’on pouvait aller jusqu’à considérer cette béance, et la coupure qui la matérialise, comme causant le langage lui-même, en ayant fait appel à du langage pour servir de suppléance. Cette béance de la jouissance sexuelle, son échec à former un rapport, son appel au phallus comme symbole qui la surmonterait, pour fonder un rapport que le sexe ne fonde pas, tous ces processus mettent le plus de jouir au centre du nœud subjectif qui fait tenir ensemble les différents registres.

16 ***

17 Remarquons qu’hormis celle de la parole, les différentes dimensions de l’Autre, de la langue, du corps, du sexe, se retrouvent toutes dans l’Autre scène, celle de l’inconscient, et du rêve notamment. Il est logique que les rêves aient été si longtemps attribués aux dieux, première modalité de l’Autre, car le rêve en appelle presque expérimentalement, de par l’expérience la plus intime du corps parlant, à la croyance en une instance, un sujet venu d’on ne sait où, qui sait et écrit ce qu’il sait. L’expérience du rêve, commune à l’humanité de tout temps, revêt cette apparence d’un message venu d’un autre inconnu, qui en sait un bout sur le rêveur et lui propose des scénarios de jouissance figurés à l’aide de jeux de mots et de rébus, de fantasmes. Si l’on y ajoute la valeur prédictive du rêve, croyance durable, car un désir a quelque chance de se réaliser quand il est ainsi écrit, la dimension si l’on peut dire naturelle de l’Autre, sa dimension divine, son sujet supposé savoir par excellence, est là toute entière constituée. On a là le secret, la sécrétion du transfert que la psychanalyse décrit, appelant à ce qu’il se dissolve en sa fin.

18 Ce lieu de l’Autre scène, celle du travail de l’inconscient formant la lettre à partir de la langue, comme assemblage des signifiants, éliminant continûment la jouissance tout en conservant sa trace morte et élaborant ses plus de jouir, fait naturellement, spontanément, supposer un sujet transcendant qui en serait l’auteur, un Autre qui le recèle. L’expérience du rêve à elle seule est si étrange et si riche qu’elle comporte toutes les grandes instances majeures de l’Autre auxquelles nous avons affaire. Non seulement il est l’inspirateur naturel du grand Autre du langage, du savoir, du sujet supposé savoir, des dieux puis du Dieu, mais il est aussi en somme la matrice naturelle de l’écrit, ce qui de la langue précipite dans une écriture. Au point d’ailleurs qu’on peut difficilement penser que l’invention de l’écriture ne s’en serait pas inspirée, n’y aurait pas pris, sciemment ou pas, sa source. Dans les premières grandes civilisations, en Égypte notamment, le scribe des dieux, Thot, est aussi celui qui a inventé et transmis l’écriture. Les hiéroglyphes sont les lettres des dieux, mais d’abord celles du rêve, avant que les communautés s’en emparent pour aller inscrire leur marque dans le réel. L’Autre scène est le laboratoire de l’Autre, comme lieu du langage qui produit son écrit, ce que nous appelons l’inconscient [6].

19 Ces lieux de l’Autre, le langage, le corps, le sexe, comportent chacun quelque chose qui les noue à un des deux autres par l’intermédiaire du troisième. Ce qui consiste à nouer la langue au corps passe par l’intermédiaire de l’économie de la jouissance, qui comporte en son centre cette béance sexuelle, et tout l’ensemble de ce qui y supplée. « Seuls les signifiants copulent dans l’inconscient, mais les sujets pathématiques qui en résultent sous forme de corps sont conduits à en faire autant – baiser qu’ils appellent ça [7] », dit Lacan, en 1975. Cette topologie les lie de façon originelle, en ce que le langage est susceptible de prendre sa source dans le rapport sexuel en défaut, source encore méconnue de la grande invention lacanienne, avec en son cœur ce qu’il appelle l’objet a, qui n’est rien d’autre qu’une coupure de jouissance dans le corps et en appelle à une suppléance par le langage. Freud aura ainsi eu raison avec sa cause sexuelle, non pas seulement à cause de l’Œdipe et ses effets sur le rapport sexuel de l’adulte, mais en outre parce que ce défaut du rapport, cette faille centrale est elle-même cause du langage. L’Autre scène noue ensemble les diverses modalités de l’Autre, de la langue, du corps, du sexe, et ce faisant forme ces lettres qui organisent nos vies.


Mots-clés éditeurs : comme corps, Autre comme lieu du langage, Autre scène, comme sexe

Date de mise en ligne : 30/04/2019.

https://doi.org/10.3917/fp.037.0187

Notes

  • [1]
    J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), Le Bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 5-23.
  • [2]
    J. Lacan, « La troisième » (1974), Lettres de l’École freudienne, n° 16, 1975, p. 184.
  • [3]
    J. Lacan, rsi, inédit, le 21 janvier 1975.
  • [4]
    « On les a prises autrement », dit-il. « Il doit y avoir des raisons pour ça. Parce qu’on ne voit pas […] pourquoi on n’aurait pas essayé de serrer le point, de faire le point si vous voulez avec ça plutôt qu’avec des choses qui se coupent. C’est un fait que ça ne s’est pas passé comme ça… il est probable que ça nous aurait dressés tout différemment. » Le début de cette remarque est : « Le borroméen s’est bien entendu découvert depuis longtemps et ce qui m’étonne c’est qu’on ne s’en soit pas plus servi, enfin parce que c’était vraiment une façon de prendre ce que j’appelle les trois dimensions. » J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire inédit, le 12 mars 1974. Cette remarque topologique concerne tantôt les trois registres, rsi, et tantôt le nouage possible des deux sexes : les deux énoncés sont exacts différemment.
  • [5]
    Lors de la conférence prononcée à Tokyo en 1971, Lacan en résumait cela : « Le grand Autre, ça n’existe pas. Mais tout ce qui s’inscrit dans le langage n’est pensable que par référence au grand Autre. C’est ce qui distingue radicalement ce qui est de l’imaginaire de ce qui est du symbolique. » Il souligne : « On écrit S (A) c’est-à‑dire Signifiant de A barré – il faut absolument écrire A et le barrer ensuite pour que ça fasse un signifiant – Sans ce signifiant tout ce qui est de l’ordre de la communication est impensable, et en particulier l’expérience analytique. » Car ajoute-t-il : « La capture, la prise par l’image est une chose radicale. Aucune vie n’est pensable sans cette dimension. Mais dans le discours c’est tout à fait autre chose car le discours n’a de fonction que parce qu’il se situe quelque part, dans un lieu tiers, où il s’affirme comme vérité. »
  • [6]
    On sous-estime la puissance de l’expérience réelle dans ce qui fonde cette instance de l’Autre comme lieu, lieu du langage, avec parole et sans parole. De cette langue travaillée par la jouissance, quelque chose se précipite qui forme la lettre, où elle est ensuite en instance, en souffrance, comme attendant d’être lue avec du langage. Elle n’attend pas d’être lue en réalité, car la lettre n’est pas faite pour être lue mais pour chiffrer et traiter la jouissance, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas la lire. La lire avec du langage engendre du sujet, c’est même la voie principale, la plus efficace pour le faire, ce pourquoi l’interprétation des rêves est utile, avec ou sans psychanalyse, pour assurer la circulation des rapports fondamentaux de la lettre et de la parole.
  • [7]
    J. Lacan, rsi, op. cit., le 11 mars 1975.
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