Notes
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[1]
163 Texte légèrement remanié d’une intervention faite en introduction du colloque « Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et les parentalités » à Espace analytique, le 20 janvier 2018.
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[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre xix,… ou pire, Paris, Le Seuil, 2011, p. 18-19.
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[3]
Comme s’y référait l’argument de ce colloque.
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[4]
Ibid.
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[5]
L. Croix, G. Pommier (sous la direction de), Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et la parentalité, Toulouse, érès, 2017.
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[6]
F. Riedlin., « Sur un air de famille(s). À partir d’une question de Judith Butler : “La parenté est-elle toujours déjà hétérosexuelle ?” », dans L. Croix, G. Pommier (sous la direction de), Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et la parentalité, op. cit., p. 158.
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[7]
J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 169.
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[8]
Même si aujourd’hui certains parlent d’une erreur de traduction, voulant qu’il se soit agi du « côté » et non d’une « côte », c’est en termes d’objet a comme part issue de l’homme, que cette logique fut appliquée dans les faits, et non en termes de moitié symétrique et égale que représenterait le « côté ». Par ailleurs un biologiste américain, Scott Gilbert, aidé d’un spécialiste de langues sémitiques, a fait remarquer que l’hébreu biblique, contrairement à l’hébreu rabbinique, ne possédait pas de mot pour désigner le pénis, et qu’il le désignait par des périphrases. Ils considèrent que le mot hébreu « tzela », qui peut se traduire par « côte », veut aussi dire plus largement tout ce qui constitue un « faisceau de support structurel ». Ils pensent que la scène de la Genèse a une visée d’explication de ce pourquoi l’homme est un des rares primates à ne pas posséder de baculum, d’os pénien, et donc à l’avoir perdu, car il est dit dans le texte que le « Seigneur a fermé la chair » : le raphé, cette sorte de couture visible sur le scrotum et le pénis, est un reste de la fermeture embryologique. Ils concluent que la blessure associée à la génération d’Ève est liée au pénis et non à la côte d’Adam. (S.F. Gilbert, Z. Ziony « Congenital human baculum deficiency : the generative bone of Genesis 2:21 – 23 », Am J Med Genet, 101 (3), p. 284-185.)
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[9]
C’est pourquoi un premier ouvrage sur l’ensemble de sa théorie sexuelle, (G. Chaboudez, Le concept du phallus dans ses articulations lacaniennes, Paris, -Lysimaque, 1995), reprenait simplement un certain nombre de citations parfaitement limpides qui réalisaient en leur ensemble, comme un puzzle soudain achevé révèle son sens, une théorie tout à fait cohérente, logique, et révolutionnaire, encore plongée dans « -l’illecture » (ce pouvoir d’illecture dont Lacan disait n’être pas peu fier).
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[10]
J. Lacan, La Logique du fantasme, séminaire inédit, le 19 avril 1967.
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[11]
Titre d’un ouvrage de J. Butler, Défaire le genre, Paris, Amsterdam, 2012 pour la trad. fr.
« C’est sans doute pour cette raison que le psychanalyste, comme Ulysse le fait en telle conjecture, reste attaché à un mât. Naturellement, pour que ça dure, le chant des sirènes, lui, restant enchanté, c’est-à‑dire l’entendant tout de travers, il faut qu’il reste attaché au mât, dans lequel vous ne pouvez pas ne pas reconnaître le phallus, c’est‑à‑dire le signifié majeur, global [2]. »
1 La question du genre et de la parentalité, avec le sexe entre eux nécessairement, déploie en acte une affirmation qui fut d’abord celle de Freud en effet [3], que la sexuation psychique est un choix et ne dépend pas seulement du sexe anatomique, lequel peut très bien être refusé ou adopté, partiellement ou totalement. Il l’a massivement avancé avec la notion de bisexualité, et avec la simple remarque que l’anatomie n’est pas tout à fait un destin justement, puisque l’enfant œdipien choisit sa sexuation psychiquement, sans forcément adopter celle que la loi sexuelle lui assigne selon son sexe anatomique. Cependant, il faut remarquer que le mode sur lequel il la choisit dépend de l’Autre, même si ainsi il s’en sépare. Le regard, le désir de l’Autre sur ce sexe anatomique, intervient massivement dans ce choix, quelle que soit la manière dont il le considère, le souhaite, l’accueille ou le refuse. On omet cela si l’on pose que le choix inconscient de la sexuation ne dépend pas du tout du sexe anatomique, au lieu de poser qu’il n’en dépend pas totalement.
2 Hors de la psychanalyse, on peut faire acte de s’en couper totalement, avec une visée d’efficacité, il y a là une décision. Nombre de courants de pensée ont effectué ce tour supplémentaire qui consiste à refuser que le genre, la sexuation psychique, dépende en quoi que ce soit du sexe anatomique, en refusant même que ce soit un choix. C’est une séparation féconde, puisqu’elle a donné lieu à un champ nouveau, qui en poursuit l’exploration en faisant de ce concept et de ce terme de genre une rencontre avec notre siècle, produisant d’autres effets que ceux qu’avait déjà suscités dans le lien social la psychanalyse qui l’a découvert. En outre, notre législation a acté une évolution comparable en ce qui concerne la parentalité, en la réduisant effectivement à l’amour [4], celui d’une faisant-fonction de mère, d’un faisant-fonction de père, avec ce qui consiste en somme simplement à aller par deux pour faire trois, admettant même ce qui consiste à aller seule pour faire deux : elle a de fait coupé la parentalité du sexe anatomique. La grammaire universelle de la loi sexuelle a été en partie récusée.
3 Ce sont de grandes questions que l’on ne peut traiter que sur la pointe des pieds, avec sérieux et précaution pour tenter d’être juste, d’être exact. On peut esquisser quelques axes logiques de discussion du point de vue psychanalytique, à l’occasion de ce recueil [5] qui comporte beaucoup de points de vue différents, voire divergents, ce qui est bien.
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5 On peut dire que la psychanalyse a contribué dès son origine à réduire, entamer, à miner progressivement quelque chose qu’elle a identifié, décrit, évalué, et qui est la fonction omniprésente, exclusive, totalisante de l’universel, dans ce qui ordonnait la pensée du sexe. C’est d’emblée que Freud contribuait, même indirectement, à déconstruire la part de l’universel dans l’organisation sexuée, d’abord par le fait simple de montrer que c’est un par un qu’elle s’étudie sérieusement. Il instaurait ainsi les deux pôles logiques que la psychanalyse n’allait cesser de tenir et d’élaborer à la fois, pas l’un sans l’autre, l’universel, d’une part, sa structure, son fonctionnement, ses effets, et le particulier ou le singulier, de l’autre. Il tenait jusqu’à la fin les deux bouts de ce qui, plus tard, se déploiera en deux modes logiques, répartis différemment. Lorsqu’il décrivait les attributs, la grammaire, le principe de la fonction universalisante par excellence qu’est celle du phallus, a fortiori lorsqu’un signifiant du Père se construit dessus en s’en attribuant la commande, Freud en montrait de fait les nuisances, non pas de ce qu’elle soit phallique, bien sûr, mais de ce qu’elle soit toute phallique, partout et seulement phallique, posée comme exclusive, universelle, totalisante.
6 On lui a attribué de la soutenir, et il a en effet conservé ce qu’on appelle des préjugés et n’a pas conçu jusqu’à sa fin d’autre possibilité que cette structure une et universelle, comme le faisait encore la pensée de son temps. Mais son empan en était entamé d’ores et déjà lorsqu’il décrivait les conséquences de la phase phallique de l’enfance, protection contre l’angoisse de l’inceste, avec l’ensemble des dommages qui s’ensuivent, pour le féminin comme pour le masculin, lorsque cette fonction est seule à l’œuvre, lorsqu’elle occupe toute la scène et tout l’espace de la relation sociale et de la relation du sexe. Il montrait par exemple les effets des refoulements exigés à ce titre auprès des femmes, produisant anesthésie et névrose, mais son discours a été tiré vers un autre universel, produisant une sorte de dialogue de sourds, où certains auteurs féministes se sont insurgés qu’il décrivait là une féminité catastrophique, ce qui est maintenant répété sans discernement. Cela se conçoit, mais il décrivait une réalité organisée et observable, de sorte que la décrire en entamait déjà le bien-fondé. Il dénonçait d’ailleurs tout autant les effets de ce système sur les hommes en décrivant le symptôme du ravalement de la vie amoureuse, cette séparation éternelle de l’amour et du désir sexuel, en un moment de l’histoire où elle était encore simplement considérée comme un signe de virilité naturelle et bienvenue. De nos jours où les frontières de la sexuation se sont en partie déplacées, cette séparation est souvent revendiquée comme telle, et elle fait désormais partie d’un choix inconscient, celui d’une jouissance phallique exclusive, quel que soit le sexe du sujet qui le fait.
7 À chaque étape de l’évolution des discours, se produit une rencontre ratée des logiques du tout, et il faut bien constater que l’histoire de la pensée retient essentiellement leurs chocs successifs. Peut-être faut-il en passer par là pour que les choses néanmoins avancent dans le social, ce qu’elles ont massivement fait à la fin du siècle dernier, à l’aide des pensées militantes et non des institutions psychanalytiques, mais pas sans la psychanalyse néanmoins. La voix de la psychanalyse ne s’entend plus dans ce cadre, semble-t-il, pourtant elle continue à sécréter sa logique particulière, qui n’est pas une logique du tout. Elle n’a peut-être pas un grand potentiel militant, car un tel potentiel est souvent relié à cette structure de l’Un, lequel vide la place de l’Autre du discours et réinstaure un universel du même pas qu’il en dénonce un autre. La logique du discours analytique, pas plus que celle des femmes, ne raffole du tout, de l’Un et de l’universel, ce qui n’a pas empêché nombre de ses institutions d’en procéder, dès le départ, selon une de ses boiteries constitutives. La tentation du tout est présente et active dans chaque discours, sans cesse, et notre logique analytique, qui s’en tient à distance, implique de ce fait le risque d’une inefficience politique, ce qui oblige à en sortir par endroits et par moments, mais oblige aussi à la réintégrer pour penser. La puissance de la pensée du tout et de l’Un, l’appel constant à l’universel et sa tentation sont présents, manifestes à chaque instant, dans tous les discours, y compris le nôtre alors qu’il va là contre. Ce fait tient à la structure du langage et au rapport des logiques qu’il secrète.
8 Donc, même s’il était encore largement pris dans cette logique du tout phallique, dans cette omniprésence de l’universel concernant l’organisation du sexe, de la sexuation comme de la sexualité, même si cette déconstruction était encore dans sa pensée insuffisante, Freud a contribué à l’entamer d’un seul mouvement, par son discours et sa pratique. L’interprétation massive que cela a constitué, dans le siècle précédent, a eu pour effet de contribuer à miner, à ébranler cet universel exclusif de la fonction phallique qu’il avait redécouvert auprès de la pensée des Grecs anciens, comme le souligne Élisabeth Roudinesco dans son Dictionnaire amoureux de la psychanalyse. Et c’est bien le moins qu’aucune psychanalyse ne vienne à appeler, à contribuer à l’heure actuelle, au rétablissement de l’universel qui s’effondre quant au sexe.
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10 Certains courants de pensée considèrent de nos jours que puisque c’est au nom de la sexuation que des lois sexuelles hiérarchiques, ces universels inadéquats et aliénants, ont si longtemps régné, il n’y a qu’à se passer de toute sexuation dans le lien social de l’humain, et se contenter de la différence des corps. Un vaste carrefour. D’ailleurs ils considèrent que la psychanalyse qui a épelé la différence des sexes, même et surtout la lacanienne, est, comme on dit, sexiste, puisqu’elle a pensé – donc soutenu, estime-t-on – une sexuation hiérarchique selon le signifiant phallique omniprésent. Cette discussion et quelques réponses pensées à partir des thèses lacaniennes sont ainsi évoquées de façon intéressante, dans l’article de Frédérique Riedlin [6]. Je la résume. Même si le lacanisme souligne que c’est un symbole et qu’à ce titre il est aussi présent en tant qu’absent – « pour le parlêtre un phallus vaut son absence », dit Lacan, en effet –, même s’il est le symbole du désir pour les deux sexes, la conséquence ne se voit pas dans les faits. En somme, la psychanalyse n’est-elle pas tout simplement du côté de cette norme universelle entièrement construite sur cette forme « de préséance phallique de l’existence » ? Cependant, considère-t-elle, comment se passer du phallus en psychanalyse puisqu’il rend compte de toute la métapsychologie psychanalytique, noue tout l’appareil désirant même s’il laisse dans l’ombre une part de la question féminine ? Aurait-il été possible de choisir une référence au désir féminin, clitoris et vagin comme nœud organisateur du désir de la femme et de l’homme, même si cela consiste à inverser les rôles et à réduire l’ubiquité du plaisir féminin à un organe ? Ou bien de transformer le rapport au pouvoir et au sexuel ? Ou de désexualiser le désir ?
11 L’article conclut plutôt sobrement sur une mise à jour nécessaire de l’Œdipe, dont « l’obsolescence ne semble pas encore programmée ». Un Œdipe qui puisse supporter l’émancipation des femmes, représenter le désir féminin, l’émergence de nouveaux liens et représentations dans l’histoire des néo-familles. Cette discussion est exemplaire du point où nous en sommes lorsque ces questions sont ainsi posées, dont certaines rejoignent un sentiment répandu de notre siècle, et s’y faufilent largement. Mais comment poser de façon efficace des questions aussi grandes ?
12 Parmi les boussoles qui peuvent nous être utiles pour ce faire, et sur lesquelles j’essaie de m’orienter, voici un propos qui m’a beaucoup frappée, par sa justesse et son importance. « À partir de Socrate, le savoir de la jouissance ne survivra plus qu’en marge de la civilisation, non sans qu’elle en ressente ce que Freud appelle pudiquement son malaise. Un dingue de temps en temps mugit à se retrouver dans le fil de cette subversion. Ça ne fait date qu’à ce qu’il soit capable de la faire entendre dans le discours même qui a produit ce savoir, le discours chrétien pour mettre les points sur les i, puisque n’en doutons pas, c’est l’héritier du discours socratique [7]. » Ce propos de Lacan traduit en quelque sorte un principe fondamental de sa démarche, bien longtemps avant qu’il n’ait prononcé cette phrase. Un dingue mugit, qui tente de se faire entendre dans le discours même qui a produit ce savoir : lui-même aussi bien. Voilà une image percutante de sa pensée et de sa méthode. Ce faisant, il traduit aussi notre nécessité, notre contrainte, lorsque nous réfléchissons aux remaniements massifs de notre société. Faire entendre dans le discours même qui a produit le savoir chrétien, ce que nous pouvons élaborer d’un savoir sur la jouissance, nous y sommes de fait obligés puisque notre symbolique, notre réel, notre imaginaire sont encore en partie construits sur un mode où ils nécessitent le Nom du Père pour les tenir ensemble, bien que de plus en plus un autre nom en tienne office. Et pour ce faire, mettre nos pas dans les pas de Lacan, pour tenter de les amener plus loin, peut servir à quelque chose.
13 Reprenons maintenant les questions énumérées de façon juste par cet article : à nombre d’entre elles, je pense que Lacan a répondu ; aux autres, nous pouvons le faire. Le souhait émis dans cet article a constitué un chantier lacanien dès les années 1960. Une mise à jour de l’Œdipe a été effectuée progressivement depuis 1963, ouvrant une structure efficace avec ses logiques, susceptibles d’accueillir une large diversité de possibles, du roman familial jusqu’à toutes sortes d’anti-œdipe, des logiques à partir desquelles le genre et la parentalité sont susceptibles de se déduire comme des évidences qui vont presque sans dire. À l’éventualité de répondre au tout sexué universalisant de la loi sexuelle par un rien de sexuation, d’opposer un rien à un tout, en restant dans la même logique, elles ont déjà répondu par une solution autre. Qui consiste à réduire l’Œdipe et sa logique du tout à une universalité régionale en quelque sorte, pour montrer qu’une autre logique existe, qui ne relève ni du tout ni de l’universel, de sorte que nous la traitons au cas par cas. À la question du désir féminin et à celle du rapport sexuel, de vastes réponses ont été construites, encore peu saisies, tandis que la découverte de la béance de ce rapport éclaire massivement le montage effectué par l’Occident chrétien quant à la différence des sexes, tel que la Genèse le programme.
14 Annoncer, comme l’a fait Lacan, « qu’il n’y a pas de rapport sexuel » inscrit est une prise de position dans différentes directions simultanées, y compris politique. Le rapport universel qui forme la loi entre les sexes n’est pas un rapport de deux, cela se perçoit sans peine depuis que cela fut dénoncé. Il y aurait peut-être un rapport qui soit universalisable s’il pouvait s’appuyer sur celui de la clé et de la serrure, de l’anatomie, qui, elle, aboutit à une conjonction de deux et est universelle. Mais il faut pour faire nœud entre corps et langage un tiers terme qui est la jouissance, et la jouissance sexuelle dans ce cas. Or, justement, les jouissances sexuelles des deux sexes ne se conjoignent pas aisément organiquement, du fait, entre autres, de la particularité détumescente de l’espèce et de la visée reproductrice. Il a été substitué, pour faire rapport, quelque chose qui ne concerne pas la jouissance sexuelle, qui est tout à fait autre et consiste en une loi prescrivant à l’homme d’être ce qui a et d’avoir ce qui est, l’objet féminin. Disposer d’un corps ou bien se faire la jouissance d’un autre corps n’est en rien sexuel, et pourtant d’aucuns vont jusqu’à en faire le principe même d’une jouissance, aujourd’hui plus que jamais.
15 Lorsqu’un rapport lie deux d’un même sexe, rien de plus simple que d’y répartir l’être et l’avoir. On sait cela depuis toujours, on le sait dans le Banquet, ce qui éclaire d’autant mieux ce qui se passe ailleurs. La question n’est là que d’un accord sur une distribution de l’un et de l’autre, de l’être et de l’avoir, sur tel ou tel mode, bref de construire ce qu’on appelle un nœud, qu’il soit conjugal ou de toute autre sorte.
16 Pour ceux que le rapport de l’homme et de la femme intéresse, il y a cette complication que la distribution de l’être et de l’avoir est prescrite par la loi qui répartit l’avoir dans un sexe, l’être dans l’autre, avec leurs manques respectifs. Mais l’on sait que le verrou de cette loi universelle a largement sauté, et que cette répartition est plus encore que par le passé libre de sa référence anatomique. Aucun rapport universel n’est là possible ni exigible, car c’est pour chaque couple sexuel qu’un nœud se forme en distribuant ces termes. Cette voie, très tard ouverte et à peine défrichée par Lacan, est celle qui, une fois l’universel déconstruit et renoncé, notamment à l’aide d’une psychanalyse, cherche la topologie, nodale précisément, d’une construction unaire d’un deux possible. On pourrait objecter que, si elle est unaire mais peut valoir pour tous, l’universel ainsi revient. Or cela est unaire et le reste, car la distribution de l’être et de l’avoir se décide dans chaque cas, et il y a pour ce faire la nécessité d’un tiers terme, dont le choix ne s’opère que pour et par ce couple-là. Le rapport de l’être et de l’avoir ne fait pas deux, la loi sexuelle ne fait pas rapport de deux, il faut un trois pour cela, qui ne peut qu’être unaire et non universel, c’est pourquoi le borroméen fut pour Lacan une révélation. À cet égard, ce nœud n’éclaire pas seulement la topologie d’un sujet, mais aussi celle d’une modalité de couplage possible où deux ne se nouent que par l’intermédiaire d’un troisième.
17 La loi sexuelle a soutenu un rapport millénaire de l’homme et de la femme dans des termes résumables à un 1 et 0, ou 1 et a, un sujet et un objet, et l’on sait bien désormais qu’au regard de la jouissance, cela ne fait que du fantasme, de l’autoérotisme, fût-il à deux corps. L’autoérotisme de la jouissance phallique construit l’universel, c’est pourquoi elle ne participe à un deux qu’à renoncer à une de ses parts. Fantasme fait loi, la fonction phallique s’est d’ailleurs construite ainsi dans la Genèse, dans cette métaphore organisée selon l’un, à partir d’un sujet asexué et d’un objet issu de lui, ladite côte [8]. C’est ce pourquoi nous pouvons la déchiffrer comme une scène primitive du monde monothéiste, d’une grande puissance sémantique, métaphore d’une procréation de la femme à partir de l’homme, condensée avec un rapport sexuel et sa soustraction finale au nom d’un Dieu. Sur la base de cette condensation, on conçoit que la naissance d’un sujet dans le langage et la logique d’un rapport sexué s’effectuent dans les mêmes termes signifiants et économiques, selon l’être et l’avoir.
18 Le nouage de deux termes par l’intermédiaire d’un troisième intéresse au plus près le rapport d’un homme et d’une femme, et le tiers terme peut être réalisé grâce au fait que cette femme se prête à être l’objet pour l’autre, et jouit de fabriquer cet être parce qu’elle ne s’y identifie pas, ne s’y résume pas. Pour qu’elle le puisse, encore faut-il que son homme renonce à cette part de la fonction phallique qui fait obstacle au rapport de deux, comme Lacan l’a évoqué avec pertinence. Mais il y a bien d’autres nœuds possibles que celui que réalise cette jouissance supplémentaire, et autant de tiers termes, qui ne peuvent se décider qu’au cas par cas et fonctionnent selon cette sorte de bricolage qui consiste à tenir deux corps parlants ensemble, selon une certaine signifiance, durant un temps variable.
19 Le travail d’élaboration de Lacan a donc poursuivi la déconstruction de l’universel entamée par Freud, et n’a jamais appelé à un autre mode d’universel concernant le sexe ou même le nom du Père. Mais il n’a pas non plus, certes, opté pour un rien de sexuation face au problème du tout de la sexuation universelle hiérarchique, qu’il avait très vite jugé révolu : « fiction simplette ». Tout cela est déjà présent, articulé, depuis longtemps, attendant d’être déchiffré, et ne demande qu’à nous permettre d’avancer au-delà de ce qui est fait jusqu’ici. Sur tout cela, on pourrait s’exclamer : mais ce qui est appelé dans cet article, tout cela existe, cette mise à jour, cet aggiornamento de l’Œdipe est fait, et bien au-delà ! Il est présent dans ces textes, ces séminaires qu’on se passe sous le manteau depuis quarante années, mal ou peu déchiffrés, tandis que le retard pris à leur publication s’accroît et accroît leur méconnaissance dans le monde. Si peu de tout cela a été entendu qu’on pourrait penser que rien n’est fait, que tout reste à faire…
20 * * *
21 Si peu en a été entendu, et ce qui a été entendu est souvent erroné. Certes, l’artisan de cette déconstruction du tout et de l’Un de l’universel, rectifiant certains points de vue de Freud encore trop pris dans cette logique, s’est exprimé d’une façon pour le moins particulière. Il a adopté pour ce faire un ton qui semblait presque en appeler à un retour à l’Un, qui semblait nourrir chez les psychanalystes une nostalgie du Père, un privilège du phallus et son universalité. Parallèlement à cela, et de plus en plus, sa parole et son écriture furent équivoques, si incompréhensibles qu’elles ont découragé la compréhension, n’en saisissant que des bribes abstraites, ou bien ont conduit à comprendre quand même, mais tout à fait à côté, voire à contresens.
22 Aller de près à son texte, sans le lâcher, lettre à lettre, permet cependant de s’apercevoir qu’il n’y a là nul retour à l’Universel mais au contraire les moyens de s’en passer. Le lire comme on déchiffre une formation de l’inconscient permet de voir le sillon continu qu’il traçait, en réalité clairement [9]. On peut y saisir que, quel que soit le ton, et malgré certaines provocations manifestes, cette déconstruction était en marche là aussi, là plus que jamais et l’on en voit la trace. Cette lecture est en cours, mais ses résultats en sont encore tout à fait incomplets et encore insuffisants, ce qui entraîne parfois des contresens qui ne sont pas plus justes que lorsqu’on a voulu faire de Freud un soutien de la société patriarcale.
23 Longtemps, dans le lacanisme, le ton a pris le pas sur la lettre, pour s’en réjouir ou bien le dénoncer. Longtemps, on a renoncé à la lettre de son texte, par trop énigmatique et obscure, et surtout à la lettre logique de l’ensemble. Le ton de cet enseignement a nourri certaines attentes nostalgiques du Père mythique, de la horde ou de l’Œdipe, quand sa lettre allait contre, il a un temps paru restaurer des logiques du tout phallique qu’il commençait pourtant à dénoncer. Persiste donc plus que jamais cette nécessité de la lettre, une à une, si possible sans en rater une seule, mais non avec le but d’accumuler des fourmilières d’études, comme Joyce l’espérait des universitaires pendant des siècles. Cette lecture est nécessaire pour tracer enfin la route d’un sens juste en son ensemble, comme une force qui va, et qui comme telle, une fois mise à plat, représente d’ores et déjà dans notre siècle une interprétation tout aussi massive que celle de l’Œdipe par Freud au siècle dernier. Il y a là une interprétation nécessaire venant de la psychanalyse, de ce qui a été posé en forme d’énigme, sans être encore déchiffré par la communauté. L’autre grand trou du symbolique, après l’interdit de l’inceste, est l’absence entre les deux sexes d’un rapport qui s’inscrive. La loi sexuelle qui le prétend depuis si longtemps ne concerne qu’un sexe et son objet. Et l’histoire occidentale l’a bien entendu ainsi d’ores et déjà puisqu’elle l’a récemment congédiée, a remercié son programme de l’Un et de l’objet présenté comme un rapport de deux. Tandis que des législations ont acté une loi hors sexe du genre et de la parentalité.
24 Ce constat de Lacan a tenu compte, même s’il l’a peu formulé, de sa lecture de Kinsey et des premiers sexologues. Sur un mode ironique, à l’égard de ce qu’il appelait des « conneries », il a pourtant été attentif à leurs descriptions de non-conjonction des jouissances des deux sexes. Il a supposé que ce n’était pas sans lien avec la jouissance qui nous concerne en psychanalyse, même si le concept en est bien différent. Et à partir de 1963, il l’a articulé à ce « roc biologique » de la castration laissé par Freud en suspens, en y découvrant l’objet a, comme cette sorte d’objet qui se définit par une coupure, montrant l’incidence physiologique et non pas seulement anatomique du corps sur les logiques qui nous gouvernent. Ce processus mettait au jour un nœud de construction de la signifiance phallique, aussi bien historique que subjectif, avant de l’élaborer pas à pas dans l’algèbre de la fonction phallique désormais définie comme celle d’une jouissance qui fait obstacle au rapport sexuel. D’où Lacan accentuait qu’elle ne doit pas occuper toute la place du rapport pour qu’il y ait chance d’un deux du sexe, qui ne peut en aucun cas s’élaborer dans l’universel, lieu de la discorde phallique. Articuler cela ainsi ne consiste pas à mélanger différents niveaux, mais à les nouer ensemble.
25 Là est une autre réponse fondamentale quant à cette « prévalence phallique de l’existence » à juste titre remise en question par notre siècle, et dont la construction symbolique n’est pas issue en premier lieu de l’anatomie, de la représentation, mais du fonctionnement copulatoire, de la fonction. Érigé comme symbole de ce qui parviendrait à effectuer l’union de deux jouissances, le phallus est devenu ensuite dans les sociétés patriarcales le signifiant de la puissance d’un sexe sur l’autre. Appréhender cette déconstruction en marche du concept du phallus ajoute un autre versant, un second étage d’élaboration de l’inconscient, après celui de l’observation anatomique au regard de ce qui est représentable et de ce qui ne l’est pas. À la construction inconsciente de l’enfance s’ajoute ainsi celle des discours et des lois, formations de l’inconscient qui passent par la communauté de discours avant de passer par le sujet, comme le supposait Totem et tabou. L’universel et le singulier s’articulent là comme la phylogenèse à l’ontogenèse.
26 C’est dans sa fonction d’instrument de copulation que Lacan a identifié la limite incarnée de la jouissance phallique comme le pivot de toute l’idéologie sexuelle. C’est dans sa fonctionnalité et non dans sa représentation qu’il l’algébrise, incluant la biologie qui la matérialise et l’impacte. C’est comme symbole devant faire médium entre les sexes auquel fut substitué un signifiant faisant obstacle à leur rapport, qu’il déconstruit le phallus. Et c’est ainsi qu’il a tenté de faire entendre ce savoir sur la jouissance dans le discours même qui l’a rejeté dans sa marge.
27 En tressant une à une ces lettres du parcours lacanien pour les porter plus loin, ce que chacun peut faire de façon différente, on voit largement que déjà y affleurent, déjà y sont déchiffrés et traités, voire anticipés, certains faits de notre époque selon des concepts dont nous avons besoin pour l’avenir psychanalytique. Il ne suffit pas, comme le font certains auteurs des études de genre et foucaldiennes, de dénoncer l’insuffisance de nombre de psychanalystes à prendre la mesure de notre époque et de son devenir. Encore faut-il se servir des concepts psychanalytiques existants qui sont à la hauteur d’une telle question et à même de la résoudre, en les extrayant de leur gangue, fût-elle obscure. Ils sont pour certains connus, ils restent pour d’autres indéchiffrés, ils sont, quoi qu’il en soit, à prolonger. Défaut de sublimation féminine, Penisneid généralisé, castration unilatérale de la femme et oblativité de l’homme, loi sexuelle entre homme et femme comme « fiction simplette sérieusement en voie de révision [10] » : Lacan a ridiculisé toute cette distribution millénaire de la logique du tout phallique, quand une grande partie des psychanalystes la psalmodiait. Il en a déconstruit les termes et a construit une autre logique, qui s’y ajoute une par une, en invalidant que l’universel. Face à quelques nostalgies du Père et du tout phallique, nous avons eu le bon heur enfin d’assister à la naissance d’une logique puissante et cohérente pour rétablir l’envers topologique de quelques contre-vérités. Il faut lui donner l’audience qu’elle mérite, et ajouter notre effort pour poursuivre cette déconstruction du Nom du Père, qui, dans nos contrées, s’affronte à ce qu’y objectent par la tragédie des crises paroxystiques surgies de cultures fort éloignées de pouvoir s’en passer.
28 Ainsi réfléchir au concept de genre, débattre et répondre aux pensées qui nous interpellent, rien n’est plus utile qu’une critique, qu’un deuxième signifiant pour en lire un premier, sauf à rester perché sous le deuxième en oubliant le premier. Le genre est pour notre époque une vraie rencontre, intéressante comme telle, puisqu’il précipite quelque chose qu’elle secrète en effet pour élider le sexe et produire une nouvelle forme de hors-sexe. Chez certains enfants aujourd’hui, lorsqu’on prononce le mot « sexe » concernant celui auquel ils appartiennent, ils sursautent comme si l’on avait parlé de leurs organes sexuels. Comme si les discours élidaient plus encore cette liaison insidieuse, éternelle, entre une sexuation aussitôt exigée de l’enfant qui naît et une sexualité aussitôt interdite, et s’appuyaient sur une partition anatomique universelle pour imposer une partition universelle des jouissances, alors qu’il n’y en a pas. Le genre au départ énonce simplement que l’être sexué ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres, loi du genre que Lacan énonça, ensuite il effectue d’autres tours et produit d’autres effets. L’idée de « défaire le genre [11] » en voulant dire « défaire la hiérarchie de la loi sexuelle » se produit pas à pas, dans le siècle et dans la lettre de Lacan. Cette lettre l’effectue si nous en prenons soin, si nous la déchiffrons correctement, si nous nous servons utilement de l’ensemble de son potentiel, sans la laisser en silence utiliser et coloniser à contresens.
Mots-clés éditeurs : Genre, loi sexuelle, phallus
Mise en ligne 25/10/2018
https://doi.org/10.3917/fp.036.0139Notes
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[1]
163 Texte légèrement remanié d’une intervention faite en introduction du colloque « Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et les parentalités » à Espace analytique, le 20 janvier 2018.
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[2]
J. Lacan, Le séminaire, Livre xix,… ou pire, Paris, Le Seuil, 2011, p. 18-19.
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[3]
Comme s’y référait l’argument de ce colloque.
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[4]
Ibid.
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[5]
L. Croix, G. Pommier (sous la direction de), Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et la parentalité, Toulouse, érès, 2017.
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[6]
F. Riedlin., « Sur un air de famille(s). À partir d’une question de Judith Butler : “La parenté est-elle toujours déjà hétérosexuelle ?” », dans L. Croix, G. Pommier (sous la direction de), Pour un regard neuf de la psychanalyse sur le genre et la parentalité, op. cit., p. 158.
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[7]
J. Lacan, …ou pire, op. cit., p. 169.
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[8]
Même si aujourd’hui certains parlent d’une erreur de traduction, voulant qu’il se soit agi du « côté » et non d’une « côte », c’est en termes d’objet a comme part issue de l’homme, que cette logique fut appliquée dans les faits, et non en termes de moitié symétrique et égale que représenterait le « côté ». Par ailleurs un biologiste américain, Scott Gilbert, aidé d’un spécialiste de langues sémitiques, a fait remarquer que l’hébreu biblique, contrairement à l’hébreu rabbinique, ne possédait pas de mot pour désigner le pénis, et qu’il le désignait par des périphrases. Ils considèrent que le mot hébreu « tzela », qui peut se traduire par « côte », veut aussi dire plus largement tout ce qui constitue un « faisceau de support structurel ». Ils pensent que la scène de la Genèse a une visée d’explication de ce pourquoi l’homme est un des rares primates à ne pas posséder de baculum, d’os pénien, et donc à l’avoir perdu, car il est dit dans le texte que le « Seigneur a fermé la chair » : le raphé, cette sorte de couture visible sur le scrotum et le pénis, est un reste de la fermeture embryologique. Ils concluent que la blessure associée à la génération d’Ève est liée au pénis et non à la côte d’Adam. (S.F. Gilbert, Z. Ziony « Congenital human baculum deficiency : the generative bone of Genesis 2:21 – 23 », Am J Med Genet, 101 (3), p. 284-185.)
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[9]
C’est pourquoi un premier ouvrage sur l’ensemble de sa théorie sexuelle, (G. Chaboudez, Le concept du phallus dans ses articulations lacaniennes, Paris, -Lysimaque, 1995), reprenait simplement un certain nombre de citations parfaitement limpides qui réalisaient en leur ensemble, comme un puzzle soudain achevé révèle son sens, une théorie tout à fait cohérente, logique, et révolutionnaire, encore plongée dans « -l’illecture » (ce pouvoir d’illecture dont Lacan disait n’être pas peu fier).
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[10]
J. Lacan, La Logique du fantasme, séminaire inédit, le 19 avril 1967.
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[11]
Titre d’un ouvrage de J. Butler, Défaire le genre, Paris, Amsterdam, 2012 pour la trad. fr.