Notes
-
[1]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient (1957-1958), Paris, Le Seuil, 1998, séance du 16 avril 1958.
-
[2]
J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le Seuil, 1991, séance du 8 octobre 1960.
-
[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Le Seuil, 1975, séance du 13 mars 1973.
-
[4]
J. Allouch, L’amour Lacan, Paris, Epel, 2009.
-
[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, séance du 3 mars 1963
-
[6]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., séance du 26 juin 1973.
-
[7]
Lettres de la religieuse portugaise, Le livre de poche, Paris, Le livre de poche, 1993.
-
[8]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I. (1974-1975) (inédit), séance du 15 avril 1975.
-
[9]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Le Seuil, 2006, séance du 21 mai 1968.
-
[10]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme (1966-1967) (inédit), séance du du 12 avril 1967.
-
[11]
L. Bloy, La femme pauvre, Paris Mercure de France, 1946.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
J. Lacan, « La psychanalyse et son enseignement » (1957), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
-
[14]
J.-M. Vives, La voix sur le divan, Paris, Aubier, 2012.
-
[15]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., séance du 12 mars 1969.
-
[16]
B. Baas, Le désir pur, Louvain, éditions Peeters, 1992.
-
[17]
N. Rosen-Simatos, Trois figures de la passion, Paris, Springer, coll. « Hypothèse », 1994 ; Du côté de l’hystérie, Strasbourg, Apertura - Arcanes, 1999.
-
[18]
S. Spielrein, Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Paris, Aubier, 1981.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
J. Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
1 S’il est un symptôme de l’hystérie, symptôme au sens de ce qui caractériserait l’être même de l’hystérie, c’est – nous semble-t-il – l’amour ; c’est du moins ce que nous voudrions soutenir ici.
2 Ce dont il s’agirait dans l’hystérie c’est, comme le propose ce titre, d’être aimée, à savoir cette exigence de l’amour. Or, chez tout sujet, cette quête de l’amour existe, elle est universelle, à ceci près que, comme le dit Lacan, cette demande d’amour dans l’hystérie, « c’est plus encombrant [1] ».
3 Et du fait de cet encombrement, on pourrait dire à rebours que l’hystérie aura permis l’invention de la psychanalyse, en mettant en œuvre, dès lors qu’elle a pu obtenir un espace pour se dire, quelque chose de tout à fait singulier, quelque chose de tout à fait énigmatique et brûlant, qui en a mis plus d’un en fuite, à savoir le transfert. Le transfert en tant que pour Freud comme pour Lacan, c’est l’amour. Transfert et amour sont la même chose.
4 La psychanalyse a commencé par l’amour, ou plus précisément la préhistoire de la psychanalyse. La première cure par la parole que l’on doit à Breuer a, d’entrée de jeu, été le lieu de l’amour, le lieu de l’amour d’Anna O. pour Breuer, mais aussi celui de Breuer pour sa patiente, qui contraindra celui-ci à prendre la fuite, à se réfugier dans la fidélité conjugale et à faire un enfant à sa femme, une solution comme une autre pour n’avoir pas à s’affronter à cet appel à l’amour, ici mis en jeu.
5 Freud, on le sait, ne fuira pas et saura reconnaître que cet amour inattendu, qui surgit dans la cure, est la condition même de la cure ; il saura se faire, comme le dit Lacan, dans Le transfert, le « maître du Dieu Éros ». « Il choisit, dit-il, de le servir en s’en servant [2]. »
6 On sait avec quelle prudence Lacan a abordé la question du transfert. Il a mis, comme il le souligne, plus de dix ans de son séminaire avant de se risquer à aborder cette question, essentiellement poussé par la nécessité de répondre aux psychanalystes de son temps, adeptes du contre-transfert. Il n’y a pas pour Lacan de transfert et de contre-transfert. Il y a l’amour et « l’imparité », « le discors » des places de l’érastès et de l’éroménon, le miracle de l’amour, comme il l’appelle, se produisant non pas dans le lien de l’éron, de l’érastès à son objet, mais au lieu de l’éroménon, quand il opère cette transmutation qui le fait passer de cette position d’éroménon à celle d’érastès. Là a lieu ce miracle de l’amour, « la grande énigme de l’amour de transfert ».
7 Mais si Lacan pensait pouvoir, en cette année 1960-1961, expliquer ce miracle de l’amour, il n’en fut rien, et toute son œuvre, au fil des années du séminaire, va plutôt témoigner de l’extrême disparité des théories qu’il aura pu produire sur l’amour. Il n’y a pas de mathème de l’amour, que des « varités » de l’amour. L’amour, comme l’écrit Roland Barthes, ne peut s’approcher que par fragments.
8 Nombreuses sont les varités de l’amour que Lacan aura produites ; elles seront notamment l’occasion d’une multiplicité d’écritures qu’il donnera de ce terme qui vont se succéder au fil de son œuvre. S’il peut utiliser l’écriture courante de ce terme, il aura aussi recours à l’écriture médiévale de la « fin amor » pour rendre compte de l’amour courtois, qui est une des varités de l’amour que Lacan ne lâchera pas.
9 Puis viendra l’amur qui condense en un seul mot l’amour et le mur qui existe entre l’homme et la femme. Écriture qu’il transformera en (a) mur avec la parenthèse de l’objet a qu’il intègre dans le mot pour dire ce qu’il en est de l’amour et du non-rapport sexuel.
10 En 1973, il écrira « l’âmour », avec ce que ce terme doit à l’âme, l’amour en tant que hors sexe, en tant que « l’âme âme l’âme », l’âme définie ici « en tant que ce qui permet à l’être, l’être parlant pour l’appeler par son nom, de supporter l’intolérable de son monde [3] ».
11 Pour finir, Lacan écrira « l’hainamoration », en tant que l’amour n’est pas un « velle bonum alicui », un vouloir du bien à l’autre, renomination de l’amour liée à la haine ; et enfin la mourre en deux mots, le jeu de la mourre, tel qu’il apparaît dans le titre du séminaire L’insu que sait. Cette simple énumération indique les variations que Lacan aura composées sur l’amour, qui ne peut que se mi-dire, et chacune de ces variations rend compte de la varité qui y est incluse.
12 Nous renvoyons au magistral livre de Jean Allouch, L’amour Lacan [4], pour suivre l’exploration de la survenue de ces varités dans leur complexité, leurs contradictions, qui cependant ne s’excluent pas l’une l’autre.
13 La difficulté à suivre ce que Lacan dit sur l’amour a trait au fait que cela accompagne le développement qu’il va donner à deux concepts décisifs de la psychanalyse, à savoir ceux de désir et de jouissance.
14 Si, dans le séminaire Le transfert, Lacan hésite, contaminé qu’il est par les termes grecs qu’il trouve dans Le Banquet de Platon, d’éron, d’érastès, d’éroménon, entre ce qu’il en serait du désir et de l’amour, au fur et à mesure qu’il développera sa théorisation de la jouissance, l’amour apparaîtra de plus en plus dans sa spécificité, proprement inthéorisable, qui fait trou dans le savoir. L’amour se trouve alors défini comme un intermédiaire, un metaxu, intermédiaire entre Jouissance et Désir, intermédiaire entre Savoir et Vérité, Lacan reprenant à son compte une proposition de Diotime dans Le Banquet, quand elle fait de l’amour un daïmon, un démon, l’intermédiaire entre les dieux et les hommes.
15 L’amour est alors défini comme un moyen, qu’il explicitera dans le séminaire L’angoisse avec cette formule : « que seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir [5] ».
16 Cette formule, qu’il avance comme ça, « sans craindre le ridicule », comme il le dit, « même si cela a un petit air de prêche », est certes en l’état une formule bien énigmatique, mais qui s’éclaire peut-être si l’on considère que l’amour, l’amour mis en œuvre par l’hystérie, serait le moyen qu’elle aurait trouvé pour, en usant de l’amour, faire condescendre sa jouissance au désir.
17 L’amour, mis en exercice dans la cure, ne serait pas seulement comme au temps du séminaire Le transfert l’apprentissage de ce dont manque le sujet, « ce qui lui manque l’objet de son désir, il apprend à le reconnaître en tant qu’aimant », comme le dit Lacan, mais serait aussi le moyen pour le parlêtre, et par extension pour l’hystérie, en tant que modalité de discours analysant, de composer avec les impératifs de jouissance, auxquels elle se trouve confrontée. On comprend dès lors beaucoup mieux la raison d’être de ce surgissement de l’amour de transfert et bien sûr les risques qu’il fait courir à celui qui en est le passeur, à savoir l’analyste, tant il peut se brûler à l’incandescence de la jouissance qui s’y trouve incluse.
18 Car l’hystérie a la passion de l’amour, elle ne le lâche pas.
19 Dans le séminaire Encore (à un moment où il a avancé sur la question de la jouissance et où il a produit le « il n’y a pas de rapport sexuel »), Lacan donne une écriture logique de cet enjeu de l’amour en reprenant les trois catégories du contingent, du nécessaire et de l’impossible qu’il définit ainsi :
- le contingent en tant que c’est ce qui cesse, de ne pas s’écrire ;
- le nécessaire en tant que ça ne cesse pas de s’écrire ;
- l’impossible en tant que ça ne cesse pas de ne pas s’écrire.
21 À la toute fin de ce séminaire, lors de la dernière séance, qui lui sert de conclusion, Lacan en viendra à dire que parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, parce qu’il y a un impossible, c’est-à-dire quelque chose qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, la contingence d’une rencontre, d’une rencontre entre deux parlêtres, rencontre qui cesse de ne pas s’écrire, quand elle produit de l’amour, quand cette rencontre vire à l’amour, alors s’opère un « passage », un « mirage », une « illusion » que pour un instant cela pourrait cesser de ne pas s’écrire.
22 Dans cette passe de l’amour, « à ce point de suspension auquel s’attache tout amour », il se produit une illusion, dit Lacan, « que ça ne cesse pas de s’écrire, que ça ne cessera pas de s’écrire, encore et encore [6] ».
23 Nous ne développerons pas ici ce pousse à écrire en quoi consiste l’amour, chacun en a le témoignage dans tous les rayons de ses bibliothèques. Les romans d’amour, les lettres d’amour sur lesquelles Lacan reviendra à plusieurs occasions, témoignent de ce pousse à écrire suscité par l’amour, dont l’exemple le plus fameux est ce qui se passa en 1663 à la suite de la publication des Lettres de la religieuse portugaise [7]. Il s’agissait de cinq lettres soi-disant écrites au fond d’un couvent portugais par une religieuse qui déclarait son amour passionnel à l’officier français qui l’avait abandonnée, publication qui sera l’occasion de tout un mouvement de lecteurs qui ne purent s’empêcher de donner suite à « cette admirable façon d’amour » (selon la formule de Jean-Jacques Rousseau) que ces lettres distillaient en se mettant à leur tour à écrire l’amour qu’elles provoquaient chez ces lecteurs devenus écrivains. Nous aurions là le paradigme de cette double nécessité évoquée par Lacan, nécessité de l’écriture et nécessité que cela ne cesse pas.
24 Tardivement dans son enseignement, dans le séminaire R.S.I. à la séance du 15 avril 1975, Lacan revient sur cette nécessité en reprenant son invention du terme « hainamoration ». « Pourquoi l’amour n’est pas une “velle bonum alicui” comme l’énonce Saint Augustin ? Non pas certes qu’à l’occasion l’amour ne se préoccupe pas un petit peu, le minimum, du bien-être de l’autre, mais il est clair qu’il ne le fait que jusqu’à une certaine limite […]. À partir de cette limite, l’amour s’obstine, l’amour s’obstine parce qu’il y a du Réel dans l’affaire. L’amour s’obstine, tout le contraire du bien-être de l’autre. C’est pourquoi j’ai appelé ça l’hainamoration [8]. »
25 L’hainamoration serait donc le nom donné à un rapport à l’autre, qui n’est ni amour ni haine, mais celui d’une obstination, qui n’est ni obstination de l’amour ni obstination de la haine mais obstination que cela ne cesse pas de s’écrire. Cette obstination serait, c’est une hypothèse que nous proposons ici, une manière de tenir à distance l’impossible du « il n’y a pas de rapport sexuel ».
26 À cette obstination de l’amour, l’hystérie y tient. Elle y tient d’autant plus que ce qui la caractérise, c’est que tout son être tend à insatisfaire la jouissance. La jouissance de l’hystérie – c’est une formule oxymorique – insatisfait à la jouissance. C’est la raison pour laquelle elle est, elle sera toujours ce qui fait objection aux discours dominants, que ce soit celui du Maître, dont elle vient décompléter le savoir, que ce soit celui du médecin, dont elle vient dérégler l’agencement nosologique, que ce soit celui du politique, dont elle dénonce les petits arrangements.
27 C’est à la fois sa force et sa fragilité, tributaire qu’elle est de cet Autre partenaire qu’elle ne cesse cependant de dénoncer, car il ne saurait répondre de ce qu’elle appelle de ses vœux, à savoir l’absolu que vise sa jouissance. « Ce que l’hystérie, dit-on, refoule mais qu’en réalité elle promeut, c’est ce point à l’infini de la jouissance comme absolu [9]. »
28 Cela aura fait la joie de Lacan – comme il le dit le 25 juin 1968 dans le séminaire D’un Autre à l’autre, « elle m’assure mieux qu’à Freud qui n’a pas su l’entendre que la jouissance de la femme se suffit parfaitement à elle-même » – et lui aura permis d’avancer sur ce que veut la femme. Freud, quant à lui, y aura plutôt rencontré un obstacle, sur lequel butaient non seulement ses préjugés mais aussi le savoir qu’il mettait en œuvre, et par lequel ses patientes ne se laissaient pas convaincre. C’est bien beau tout ce que vous dites là, mais ce n’est pas ça !
29 La difficulté que rencontre le psychanalyste avec les patientes hystériques – nous le disons ici au féminin, car concernant l’amour, ce sont les femmes hystériques, bien plus que les hommes, qui sont en butte, dans la cure, à bien des tribulations qui peuvent s’avérer ravageantes – tient au fait que comme femmes elles ont partie liée à l’irreprésentable, à l’insignifiantisable de la jouissance Autre, jouissance féminine, hors langage, et comme hystériques elles ont affaire à cette pente, à cette inclination pour l’absolu qui redouble l’affolement, le risque de folie à ne pas pouvoir se satisfaire d’un appui phallique.
30 On aperçoit cette difficulté de manière privilégiée lorsque ces patientes viennent nous voir pour une deuxième tranche d’analyse après qu’elles ont fui ce qui les menaçait dans la rencontre avec un premier analyste qui n’aura pas su supporter cette exigence d’absolu ou n’aura pas pu reconnaître cette nécessité d’être aimée, ce nécessaire amour déployé dans la cure pour œuvrer à la passe vers un désir que l’on pourrait qualifier de pacifié, d’une intranquillité moins exacerbée.
31 Car l’amour comme nécessité, le fait d’être aimée, serait le moyen pour que son insatisfaction trouve une issue. Et selon le type de réponse qu’elle aura obtenue à son appel d’amour, l’hystérique court le risque que cela vire à l’érotomanie, dans cette conviction à certains égards délirante d’être aimée, ou à l’opposé à cette forme d’errance, de dépersonnalisation, dans laquelle elle se trouve mise quand le psychanalyste s’est trompé sur la visée de cet amour.
32 Les points de folie, ces points-limites ici rencontrés dans l’incandescence érotomaniaque ou dans cet abandonnisme mélancoliforme, ne témoignent pas tant de traits inhérents à la structure hystérique que de la manière dont la femme hystérique se trouve acculée par l’analyste quand il répond à cet appel à l’amour, en lui voulant du bien, en l’aimant au sens commun du terme, ou quand il affiche sa déception qu’elle ne mette rien d’autre en œuvre qu’un « ce n’est pas ça ».
33 La haine trouve là à s’exercer de part et d’autre et fait que, du côté de la patiente, elle viendra, pantelante, chercher chez un deuxième analyste à faire entendre la revendication qui pourra prendre la forme d’un passage à l’acte menaçant l’autre, le premier psychanalyste, ou à l’inverse se retournera comme elle-même, dans une position de déchet honteux qu’elle choisit d’adopter.
34 L’expérience de ces deuxièmes tranches d’analyse, si délicates à diriger, permet à l’analyste d’apercevoir peut-être plus précisément ce qui s’est trouvé manqué par deux fois au moins par Freud lui-même et dont on a le témoignage pour l’une dans le récit qu’il nous fait de la cure de Dora, et pour l’autre dans l’échange de lettres qu’il aura eu avec Sabina Spielrein, pour nous limiter à ces deux exemples.
35 Nous bénéficions, bien sûr, de notre position de lecteur dans l’après-coup, là où Freud, lui, se trouvait pris dans l’actuel de l’expérience, et qui plus est pour nous, de lecteurs avertis par l’enseignement de Lacan.
36 Dans ces deux exemples, il s’agit de jeunes filles qui se trouvent, pourrait-on dire, dans ce temps de rencontre avec le réel du sexuel, avec les effets de miroir grossissant que nous offre ce temps de la passe adolescente sur les jeux de l’amour qui y sont dépliés.
37 Tout d’abord en ce qui concerne Dora.
Dora
38 On pourrait dans ce cas dire que Freud a raté la dimension de l’amour que Dora mettait en jeu non pas à l’égard de monsieur K, comme il le croyait, mais à l’égard de madame K.
39 Il saura le reconnaître bien plus tard, comme en témoignent les petites notes ajoutées en 1923, trompé qu’il aura été par sa théorie de l’amour œdipien pour le père, par le biais de la figure de monsieur K, ayant négligé la place de l’amour pour la mère qui y était en jeu, cette mère vite éliminée de la scène analytique, trop vite éliminée, alors qu’elle occupait une place décisive dans les deux rêves rapportés par Dora.
40 Mais cela suffit-il à ranger Dora sous les auspices de ce pôle préœdipien auquel, selon Freud, elle se serait trouvée confrontée avec sa mère ?
41 Il nous semble que nous pourrions peut-être aujourd’hui faire une tout autre hypothèse, parce que nous savons grâce à Lacan que la femme se trouve partagée entre deux figures féminines. La première, c’est « la porteuse de bijoux », comme il la désigne dans La logique du fantasme, corrélative à sa part phallique, dans laquelle « joue un rôle si éminent la mascarade, à savoir la façon dont la femme use d’un équivalent de l’objet phallique qui la fait depuis toujours la porteuse de bijoux [10] ».
42 La deuxième figure est celle de la « femme pauvre », celle du roman éponyme de Léon Bloy, mais aussi Penia, la pauvreté, la mère d’Éros dans le mythe construit par Diotime dans Le Banquet. Clotilde, l’héroïne du roman de Bloy, comme l’écrit ce dernier, « a compris, et cela n’est pas très loin du sublime, que la femme n’existe vraiment qu’à la condition d’être sans pain, sans gîte, sans amis, sans époux et sans enfant [11] ».
43 C’est la femme dépouillée de tout, dans le ravissement du renoncement à tout objet, celle qui s’offre à une autre jouissance, énigmatique, hors langage.
44 « Silencieuse comme les espaces du ciel, elle a l’air, quand elle parle, de revenir d’un moment bienheureux, situé dans un monde inconnu [12] », écrit encore Léon Bloy.
45 On peut dire de Dora qu’elle se confronte à ce partage de la femme. N’a-t-elle pas signalé à Freud que, depuis le début de sa maladie, elle a justement renoncé à porter ses bijoux ? Elle a tombé le masque, pourrait-on dire. Les bijoux, Dora les abandonne pour se consacrer, comme le suggère Lacan, à celle qui les porte, à savoir à cette figure féminine, figure féminine qui lui fait énigme et ce qu’elle met en œuvre dans sa cure, c’est une autre dimension que la seule jouissance phallique à laquelle Freud voudrait la restreindre.
46 Ce que manque Freud, c’est la sorte d’amour que Dora met en jeu dans son adoration des beaux bras blancs de madame K et dans la contemplation extatique de la madone de Dresde, que pourtant Freud sait apercevoir.
47 Ce qui est en jeu ici, c’est cette sorte d’amour que nous signale Lacan dans L’éthique à propos d’Antigone, et qu’il reprend dans Le transfert, qui n’est pas l’éros mais l’himéros, terme grec qui n’est pas facile à traduire en français.
48 L’himéros n’est pas le mouvement de désir ou d’amour qui anime le sujet vers son objet, mais c’est ce qui inspire l’amour, comme le dit le dictionnaire Bailly. C’est la lumière, la lumière au coin de l’œil, qui émane de la beauté, comme un flot, un courant de particules (selon la définition que donne Platon dans Phèdre) qui va de l’éroménon à l’érastès, et de l’érastès à l’éroménon.
49 C’est cet himéros qui serait en jeu entre Dora et madame K, himéros qui s’allume dans cette proximité avec l’énigme du féminin que représente madame K pour Dora, mais aussi Dora pour madame K et qui les fait, chacune mais à des titres divers, comme le double l’une de l’autre. « Car c’est ainsi que l’hystérie s’éprouve dans les hommages adressés à une autre », « en qui elle adore son propre mystère [13] ».
50 De la même manière, il émane de la madone de Dresde une beauté qui produit l’extase de Dora, dans laquelle elle s’oublie, deux heures durant. À cet endroit, l’hystérique Dora reste sans voix face à cette défaillance du symbolique ici en jeu, et se fait regard perdu dans la contemplation de la beauté. Comme le dit Jean-Michel Vives dans La voix sur le divan : « La beauté ne réside pas dans l’inventaire de ses attributs mais au contraire dans l’espace indicible qui se dessine entre les attributs [14]. »
51 C’est cet indicible de la beauté qui est là convoqué, la beauté étant – comme le répète Lacan dans L’éthique –, l’ultime barrière contre la Chose, cette vacuole de la jouissance, à laquelle renvoie la femme, cette « inconnue dans la boîte [15] », comme il le dit encore.
52 On pourrait ici rapprocher la blancheur des bras de madame K, de celle de la Blanche Ophélie telle que Lacan en parle dans son séminaire sur Le désir et son interprétation quand il évoque « le drame de l’objet féminin ». Cette blancheur, c’est, comme le dit Bernard Baas, bien mieux que nous ne pourrions le faire, « le blanc sur lequel rien n’apparaît, aucun trait, aucun attrait, aucune figure. C’est la blancheur, à proprement parler sublime (sub-limes) juste en dessous de la limite au-delà de laquelle plus rien n’est figurable. La blancheur sublime est la figuration qu’il y a de l’infigurable [16] ».
53 L’himéros, cette varité de l’amour que manifeste Dora n’est pas celle qui la porterait vers un objet, mais celle qui la porte vers un infigurable, un irreprésentable, que vise sa jouissance comme absolu ; c’est l’horizon de ce mystère qu’elle vise.
54 Dora n’est pas prête à céder là-dessus, elle ne saurait se satisfaire du caractère limité de la jouissance phallique à laquelle la renvoie Freud. Aussi toutes les interprétations qu’il lui propose la laissent-elle inentamée ; elle ne peut que s’en moquer et finit par le laisser tomber.
55 Dora nous enseigne ici que l’amour dont elle fait état dans sa cure aurait supposé un analyste, que l’on pourrait dire pas trop étriqué, qui sache prendre du large et se dessaisir de son savoir. Au lieu de quoi Dora n’a pu, à la fin, que manifester sa Schadenfreude, sa joie mauvaise, quand elle va faire sa visite de condoléances à monsieur et madame K qui viennent de perdre un enfant, et qu’elle les oblige à avouer, pour l’un, la scène du lac et, pour l’autre, la liaison avec son père.
Sabina Spielrein
56 Tout autre est l’histoire de la cure de Sabina Spielrein. Nous n’en retiendrons pour ce présent travail qu’un seul point mais renvoyons le lecteur aux deux ouvrages de Nicolle Rosen-Simatos [17], à qui nous rendons hommage, et avec laquelle, d’une certaine manière, nous continuons de dialoguer.
57 Dans l’histoire de Sabina Spielrein, Freud est convoqué en place de deuxième analyste par Sabina, prise dans le tourment de son amour pour Jung et du type de réponse qu’elle reçoit de celui-ci. Cette place, Freud la refuse une première fois et lui répond par courrier, en lui proposant « un règlement plus digne, pour ainsi dire endopsychique, de l’affaire ». Il écrit : « J’aimerais vous inviter à un examen personnel afin que vous sachiez si les sentiments qui ont survécu à cette relation ne mériteraient pas par exemple d’être refoulés ou relégués – dans votre psyché s’entend – et sans intervention extérieure, sans faire appel à une tierce personne [18]. »
58 C’est faire peu de cas de cette obstination de l’amour sur laquelle Sabina n’entend pas céder. Elle va au contraire se mettre au travail dans tous les sens du terme, au travail d’écriture, dans les longues lettres qu’elle adresse à Freud et à Jung, dans son journal, qu’elle tiendra des nuits durant, et dans l’écriture de sa thèse, au titre incendiaire : « La destruction comme cause du devenir. »
59 Sabina Spielrein répond à Freud : « Réprimer un sentiment ne me vaudrait rien, car si je devais le faire à l’égard du Docteur Jung, je ne pourrais plus aimer personne. […] Moi au contraire je voudrais me séparer complètement du Docteur Jung et suivre mon propre chemin. Mais je ne pourrai le faire que lorsque je serai assez libre pour pouvoir l’aimer, lorsque je lui aurai tout pardonné, ou lorsque je l’aurai tué. Je suis obsédée par cette phrase : “Judith aimait Holopherne et devait le tuer” [19]. »
60 C’est cette hainamoration avant la lettre que Sabina reconnaît comme son propre chemin, sans doute trop précocement pour que Jung ou Freud aient pu lui en être redevables, tant ils étaient bousculés par son flamboiement transférentiel – Jung se laissant illusionner par la passion amoureuse, la prenant aux mots en quelque sorte, là où Freud, quant à lui, la maintenait rivée à ce qu’il développera par la suite, avec sa théorie du Penisneid, l’exigence féminine à avoir le phallus, fût-ce sous la forme d’un enfant rêvé, comme il interprète cette figure de l’amour qu’est Siegfried pour Sabina.
61 Mais ils sont aussi bousculés par son inventivité théorique, qu’elle met en œuvre et qui vient bouleverser leurs propres élaborations. Sabina écrit sa thèse et la présente le 29 novembre 1911 à la Société psychanalytique de Vienne. On peut en lire le compte-rendu dans les Minutes de la Société. Avec sa thèse, Sabina Spielrein invente rien de moins que la pulsion de mort, ce que Freud lui reconnaîtra bien des années plus tard, en 1929, dans Le malaise.
62 Pour Sabina, il existe, à côté des pulsions de vie, une pulsion de destruction qui s’oppose au plaisir, qui pousse le sujet à se faire du tort, à se faire souffrir, et que l’on repère notamment dans l’amour et la position sacrificielle que peut y prendre un sujet dans une totale dissolution de soi.
63 Dans le long travail d’écriture auquel se livre par ailleurs Sabina, dans lequel elle analyse ses rêves, ses liens à Jung, ses désirs infantiles, c’est la question de l’amour, de cette indéfectible passion qui la lie à Jung, qu’elle ne cesse d’interroger, bien des années après l’arrêt de la cure et de leurs rencontres. Elle y repère cette exigence féminine d’être la seule, l’unique pour l’aimé, mais aussi cette « passiveté » de l’amour chez la femme, cet « être aimée » qui la caractérise.
64 Elle tente d’élucider cette passion amoureuse, cette pente érotomaniaque qu’elle aura empruntée aux limites de l’hystérie, comme une voie possible pour une femme confrontée à l’irreprésentable de sa jouissance.
65 Dès 1911, dans sa thèse, Sabina Spielrein avait reconnu cette part énigmatique de la jouissance, obscure, à laquelle peuvent s’adonner certains sujets et dans laquelle ils peuvent se perdre. Que les femmes y aient quelque facilité, c’est ce que Sabina Spielrein avait repéré, bien avant Freud, trouvant ici en 1911 des accents lacaniens.
« Chaque amour comporte deux axes de représentation différents qu’il faut savoir distinguer : le premier correspond à la façon dont on aime, le second dont on est aimé. Relativement au premier axe, l’on est soi-même sujet et l’on aime un objet, projeté au dehors ; relativement au deuxième axe, l’on est devenu la personne aimée et c’est soi-même que l’on aime, comme son propre objet.
Chez l’homme, auquel incombe le rôle actif de conquérir la femme, ce sont les représentations actives qui prédominent, tandis que chez la femme dont le rôle est à l’inverse de séduire l’homme, les représentations prédominantes sont en général passives, rapportées à soi. Ce qui explique la proverbiale coquetterie féminine ainsi que l’importance de la composante homosexuelle et autoérotique chez la femme, qui doit avant tout s’inquiéter de quelle manière elle pourrait lui plaire.
[…] L’homme étant plus disposé au rôle actif possède aussi du fait de la composante destructrice de l’instinct sexuel plus de désirs sadiques ; il veut détruire la femme qu’il aime, et la femme, qui se considère plutôt comme l’objet de cet amour, veut être détruite. Bien entendu, la délimitation n’est jamais aussi nette, ne serait-ce que parce que tout être humain est en fait bisexuel et que l’on trouve aussi bien des représentations actives chez la femme que des représentations passives chez l’homme. Ainsi la femme recèle aussi des tendances sadiques, de même que l’homme des tendances masochistes.
Si les représentations passives, du fait de l’identification à la personne aimée, s’intensifient outre mesure, alors l’amour que l’on se voue à soi-même peut conduire à des formes d’autodestruction, telles que la mortification, le martyr et jusqu’à l’anéantissement total de sa propre sexualité […] Ce ne sont là, en effet, que divers degrés et diverses manifestations d’un même processus d’autodestruction [20] ».
67 Comme entrée en matière dans le champ de la théorie analytique, Sabina Spielrein n’y allait pas par quatre chemins ! D’entrée de jeu, dans la préface à cet article, « La destruction comme cause du devenir », Sabina Spielrein indique qu’elle doit cette théorisation à l’expérience qu’elle a acquise auprès de jeunes filles. « Pour ma part », écrit-elle, « l’expérience que j’ai acquise auprès de jeunes filles me permet d’affirmer qu’en règle générale lorsque l’éventualité de voir le désir sexuel se réaliser apparaît pour la première fois, c’est avant tout un sentiment d’angoisse que suscite le refoulement, une angoisse très particulière, car c’est en soi-même que l’individu devine l’ennemi. C’est sa propre fièvre amoureuse qui lui impose, sans échappatoire possible, ce à quoi il se refuse, il en pressent en effet l’effervescence, la finitude et il voudrait pour s’en préserver trouver des refuges insoupçonnés, en vain. N’y a-t-il donc que cela, se demande-t-il ? N’y a-t-il que cet instant suprême, sans rien au-delà [21] ? ».
68 Sabina Spielrein poursuit, plus loin : « Il me faut admettre que la caractéristique principale de l’individu consiste en ce qu’il est un “dividu” [22]. »
69 Ce que Sabina reconnaît chez les jeunes filles qu’elle a eu à traiter, et chez elle tout particulièrement, c’est cette division, cette partition que rencontre une femme, comme nous l’avons indiqué entre porteuse de bijoux et femme pauvre et cette tentation de refuser la finitude de la jouissance phallique. Devant l’impossible du rapport sexuel, face à ce qu’elle pressent de ce qu’il lui faudrait se risquer à perdre pour se faire objet de la jouissance pour un homme-partenaire, l’hystérique appelle l’amour, encore et encore. Il y a pour elle cette nécessité d’être aimée. Aux prises avec cet absolu comme visée de sa jouissance, l’hystérique trouverait dans l’amour, dans l’amour de transfert, le moyen de condescendre à ce que sa quête cesse.
70 Pour ce faire, il faudrait que cette nécessité soit entendue comme celle d’un amour « que l’on obtient en ne l’obtenant pas » (pour reprendre ici la formule de Jean Allouch pour dire l’amour Lacan), ça serait sa chance, « un amour qui s’adresse au savoir » comme le dit Lacan en introduction à l’édition allemande des Écrits [23] et qui permettrait peut-être à l’hystérique de se débarrasser de sa revendication et se risquer à la rencontre avec un partenaire.
71 Et l’on se plaît ici à rêver, en écho à ce que Lacan disait de « ces théoriciennes admirables qu’on appelle hystériques », de ce qu’aurait été l’analyse de Dora si Sabina Spielrein avait été son analyste !
Mots-clés éditeurs : Sabina Spielrein, Mme K, jouissance, transfert, himéros, Freud, hystérie, amour, Lacan, Dora
Date de mise en ligne : 15/04/2014
https://doi.org/10.3917/fp.027.0141Notes
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J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Le Seuil, 2006, séance du 21 mai 1968.
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J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme (1966-1967) (inédit), séance du du 12 avril 1967.
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[19]
Ibid.
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[20]
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[21]
Ibid.
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[22]
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[23]
J. Lacan, « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.