Notes
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[1]
Texte réécrit d’une intervention aux Journées d’Espace analytique-Convention, Besançon le 14/6/08, sous le titre « Le soin en psychanalyse ».
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[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 151.
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[3]
S. Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration » (1914), dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 113.
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[4]
Ibid.
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[5]
J. Lacan, Les quatre concepts cruciaux de la psychanalyse, op. cit., p. 48.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid., p. 54.
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[8]
Ibid., p. 40.
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[9]
Ibid., p. 48.
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[10]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit, le 13 janvier 1965.
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[11]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 48.
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[12]
Ibid., p. 54.
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[13]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., 13 janvier 1965.
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[14]
Ibid., 17 mars 1965.
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[15]
Ibid., le 3 mars 1965.
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[16]
Ibid., le 27 janvier 1965.
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[17]
Ibid., le 17 mars 1965 : « mettre l’accent sur le fantasme de fellation, dans la coupure (de l’interprétation), et c’est du côté de l’Autre que l’objet tombe ».
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[18]
Ibid., le 27 janvier 1965. Lacan ajoute d’ailleurs, faisant parler Socrate : « … et te le montrant je le désire avec toi : c’est cet imbécile d’Agathon ».
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[19]
« C’est ainsi qu’à montrer son objet comme châtré, Alcibiade parade comme désirant – la chose n’échappe pas à Socrate – pour un autre présent parmi les assistants, Agathon… », J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 825.
-
[20]
Lacan plus précisément pose la question ainsi : plutôt que de se satisfaire de « l’identification du sujet indéterminé au supposé savoir »… « si l’irréductible altérité, le fait de le (l’analyste) rejeter comme autre, ce qui est bien le pathétique terminal de l’expérience analytique, ne doit pas être pour nous la question autour de laquelle doit s’élaborer ce qu’il en est des problèmes difficiles, qui ne sont pas simplement le résultat thérapeutique mais la légitimité de ce qui nous fonde comme analystes ». Ibid., le 3 mars 1965.
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[21]
Le passage par la position de l’objet, pour l’analysant, fait l’objet de ce commentaire : « C’est dans la mesure où le sujet peut en venir, au-delà de cette identification, à vivre l’effet de cette coupure comme étant lui-même ce reste, ce déchet d’où il est parti à une origine qui n’est pas tant celle de son histoire, mais cette origine qui reste inscrite dans le statut de son être, qu’un temps il le soit lui cet objet, soit demandé à l’Autre, soit qu’on lui demande – sein, déchet, excrément – ou dans des registres qui ne sont pas ceux de la névrose – voix ou regard », ibid., le 17 mars 1965.
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[22]
Le fragment complet est le suivant : « Tout ce que notre expérience fait surgir à la place où il s’agirait de saisir cette différence sexuelle est l’objet a, partout où le sujet trouve sa vérité il le change en objet a. C’est bien là le dramatisme, absolument sans antériorité, à quoi nous pousse l’expérience analytique. » J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 9 juin 1965.
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[23]
Ibid., le 16 juin 1965.
-
[24]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p. 382.
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[25]
Le passage par la position de l’objet est en effet la condition d’une séparation logique dans la structure de l’aliénation. On le conçoit mieux au regard de ce qui est en jeu dans l’aliénation : « C’est en tant que je suis a que mon désir est le désir de l’Autre et que par là passe toute la dialectique de ma relation avec l’Autre, celle de l’aliénation. Le a s’y substituant permet l’autre mode de la relation, celle de la séparation, quelque chose où je m’instaure comme déchu, comme réduit au rôle de haillon dans ce qui a été cette structure du désir de l’Autre par lequel le mien a été déterminé. » J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 16 juin 1965.
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[26]
Ce tiers terme constitue précisément la raison pour laquelle l’identification doit être franchie, dans ce cadre. « S’il y a lieu d’introduire ce qui doit aboutir à autre chose qu’à une identification du sujet indéterminé au sujet supposé savoir, c’est qu’il y a au delà du sujet et du savoir un troisième joueur qui est la réalité sexuelle. » Ibid., le 19 mai 1965.
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[27]
Ibid.
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[28]
Ibid., le 20 janvier 1965.
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[29]
Texte réécrit d’une intervention prononcée sous ce titre aux Journées d’Espace analytique, à Paris, « On forme des analystes », le 14 mars 2009.
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[30]
J. Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, séminaire inédit, le 15 février 1977.
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[31]
J’ai eu l’occasion de le développer dans l’article, « Passe, fin d’analyse et Lettre volée », Essaim n° 11, 2003.
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[32]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 245.
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[33]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 3 mars 1965.
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[34]
Ibid., le 19 mai 1965.
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[35]
Ibid., le 12 mai 1965.
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[36]
J. Lacan, L’acte analytique, séminaire inédit, le 7 février 1968.
-
[37]
J. Lacan, L’acte psychanalytique, op. cit., le 29 novembre 1967.
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[38]
Ibid.
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[39]
Ibid., le 17 janvier 1968.
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[40]
« … amener un patient à son fantasme originel ce n’est rien lui apprendre, c’est apprendre de lui comment faire », J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 19 mai 1965.
1 On mesure sans cesse dans l’expérience combien ce qu’on appelle analyse didactique ne diffère pas d’une analyse dite thérapeutique quant à son processus. Qu’elle ait été demandée et effectuée au titre de la souffrance ou bien de la formation, ou de l’une et de l’autre, l’acte psychanalytique qui la soutient est de même nature, c’est-à-dire de même structure. Il a la même visée, et potentiellement les mêmes effets. S’il y a une différence, elle concerne le point où l’analyse doit être menée, étant exigible qu’elle le soit jusqu’à son terme si une formation est à la clé et non dans les autres cas. Et ce n’est qu’après coup que l’on peut dire si cette analyse-là aura été didactique ou non. Ce constat est familier pour les analystes qui s’orientent selon une conception lacanienne de la psychanalyse. Pourtant, certaines questions restent peu explorées. En quoi cette structure est-elle la même dans les deux cas ? Sur quels moments et processus-clés de l’analyse cette équivalence porte-t-elle ? Pour quelle raison est-il essentiel qu’une analyse aille à son terme si une pratique analytique est envisagée par l’analysant ? Toutes ces questions exigent d’aborder le problème sur les deux versants, en s’interrogeant, d’une part, sur les moments cruciaux concernant le ressort de l’effet thérapeutique d’une analyse, et, d’autre part, sur ceux de son effet didactique.
Quelques remarques sur l’effet thérapeutique en psychanalyse [1]
2 Pourquoi un psychanalyste intervient-t-il ? Pourquoi le lui demande-t-on ? Nous intervenons de fait parce que certains ne se satisfont pas des solutions qu’ils ont trouvées spontanément dans l’abord psychologique de leur vie, bien qu’elles satisfassent à quelque chose. Selon l’expression de Lacan, « ils ne se contentent pas de leur état » même si « … en étant dans cet état si peu contentatif ils se contentent [2] ». Nous intervenons parce qu’ils se donnent trop de mal pour cette sorte de satisfaction. Cet analysant, par exemple, dit qu’après chaque dépression, il connaît une renaissance, car les choses s’éclairent davantage qu’avant la dépression : certes, mais combien est coûteux un tel procédé ! Nous visons donc à rectifier un état de satisfaction : il y a d’autres voies possibles, plus simples que celles qui ont été choisies et mises en œuvre. Voilà ce qu’une analyse, en somme, propose. Cependant, Freud avait largement repéré que, chez l’analysant, la répétition empêche longtemps que l’inconscient soit satisfait d’une autre façon que celle qui a produit les symptômes. Dans ce cas, comment situer l’intervention analytique ? Quelques propositions fondamentales, déduites de l’élaboration lacanienne, nous permettront de situer les moments-clés de cette possible rectification.
La répétition n’est pas seulement résistance
3 C’est là la première proposition. Beaucoup ont en tête que tant que la répétition au sens freudien se poursuit chez l’analysant, cela signifie que la résistance à l’analyse persiste. Freud a avancé que la compulsion de répétition remplace l’impulsion au souvenir, et ce « non seulement, dit-il [3], dans ses rapports personnels avec le médecin mais également dans toutes ses autres occupations et relations actuelles, et quand par exemple, il lui arrive au cours du traitement de tomber amoureux, de se charger d’une tâche quelconque ou d’entreprendre quelque chose ». On répète au lieu de se remémorer, et, ajoute-t-il « Plus la résistance sera grande, plus la mise en acte, la répétition, se substituera au souvenir ». On répète donc au lieu de se remémorer, d’où il se déduit que si l’on se remémore, on ne répète plus. Il y a là une logique impeccable. Dans cette logique, interdire les actes durant les quelques mois que dure l’analyse coule de source, afin de « maintenir sur le terrain psychique les impulsions que le patient voudrait transformer en actes [4] ». Sur ce processus s’appuient, à juste titre, certains fondements de notre pratique. Pourtant, cette logique ne vaut pas pour tout, elle ne vaut pas partout. Elle n’est valide que localement, en quelque sorte.
4 Bien sûr, dans l’expérience, nous en appelons à la remémoration, à toute cette mémorialisation biographique, à tout ce qui consiste pour le sujet à se situer dans son histoire. Mais tout cela n’est possible que dans une mesure limitée. Cela ne marche que jusqu’à ce que les pensées rencontrent quelque chose, toujours à la même place, et qu’elles l’évitent. Or, elles l’évitent non par quelque accident de pensée rencontrant un obstacle, mais en raison même de ce qui structure cette pensée. « Une pensée adéquate en tant que pensée, dit Lacan [5], évite toujours, fût-ce pour se retrouver après en tout, la même chose. » De fait, ce qui fonde l’adéquation, l’efficacité de cette pensée, est précisément ce qu’elle évite. Et ce qu’elle évite, toujours à la même place, est ce qui est réel, de sorte que, oui, selon l’axiome lacanien dont le sens paraît de prime abord obscur, « le réel revient toujours à la même place », mais cela veut dire : à cette place où le sujet l’évite, « à cette place où le sujet, en tant qu’il cogite…, ne le rencontre pas [6] ». Là, se produit le refus de la rencontre, donc la rencontre manquée. De sorte que les pensées de l’analysant, la « mémorialisation du sujet chez soi », sont, en somme, parfaitement adéquates, elles sont adéquates en effet à éviter toujours la même chose, à la même place. Certes, il y a là résistance, mais dans ce cas, c’est la résistance de la structure elle-même, car la structure même se construit sur le réel qu’elle évite.
5 Ainsi, derrière les pensées qui se répètent inlassablement, se dévidant selon les chaînes signifiantes de l’inconscient, derrière ce retour des signes, derrière leur insistance, derrière tout cela que Lacan compare à l’automaton d’Aristote [7], il y a quelque chose, une rencontre, au rendez-vous de quoi l’analyse appelle, la tuche, et qui ne peut qu’être manquée. Qui ne peut qu’être manquée puisque précisément la pensée qui y mène à été construite de telle façon qu’elle évite de rencontrer ce réel-là, qui gît derrière l’automaton. Dans cette mesure, on voit en quoi le rapport de la répétition et de la remémoration ne se présente pas seulement comme Freud l’envisageait, mais aussi d’une autre manière, car il n’y a pas de réversibilité entre elles. On se remémore parce qu’on cesse de répéter, mais on ne cesse pas de répéter parce qu’on se remémore. « De l’une à l’autre, il n’y a pas plus orientation temporelle qu’il n’y a réversibilité » estime Lacan [8]. Dans l’ordre signifiant, on ne peut, en renversant une opération, obtenir une opération qui fonctionne, l’une ne peut être substituée à l’autre. Ce ne sont pas des opérations commutatives. Le registre signifiant veut cela, il n’y a pas de réciprocité, pas de symétrie dans ce cadre, mais torsion dans le retour. La remarque qu’on ne « guérit pas parce qu’on se remémore mais on se remémore parce qu’on guérit » est du même ordre. Pour obtenir une guérison, la question n’est pas de se remémorer jusqu’à la lie, comme le faisaient les premières hystériques de Freud [9], elles qui, précisément, réalisaient cela et ne guérissaient pas forcément. Il est inutile d’attendre une guérison de la simple remémoration, alors qu’on peut attendre la remémoration d’une guérison.
6 La répétition, donc, est résistance, mais elle ne se résume pas à cela.
7 Ou bien il faudrait dire que c’est la structure elle-même qui résiste à quelque chose.
8 Et cela fait partie de son efficacité de structure que d’y résister, puisque la pensée adéquate évite toujours la même chose. Le soin passe ailleurs que dans la remémoration, même s’il l’exige. Et puisque nous visons à rectifier un état de satisfaction, de fait nous visons l’objet en cause dans cette satisfaction. Il nous faut donc l’isoler. Or, il n’y a pas d’autre voie pour le cerner, que la répétition, deuxième proposition.
La répétition est nécessaire pour isoler l’objet
9 La répétition est résistance, mais c’est précisément elle qui nous livre ce qui autrement n’apparaît pas. Il y a lieu de l’entendre dans tous les sens du terme, et d’abord au sens de répétition de la demande, ce tournage en rond de la demande toujours répétée, qui est simplement ce en quoi elle s’inscrit au lieu de l’Autre, en tant que langage [10]. La répétition est d’abord répétition inlassable de la demande dans le transfert, pour autant que le transfert est demande fondamentale, demande d’amour, c’est-à-dire demande à se voir aimable comme vu par l’autre, avec pour horizon l’identification. Tout ce qui est dit dans l’analyse est demande au niveau du transfert, et la répétition de la demande progresse vers un point d’identification, qu’il s’agisse d’être ce que l’autre désire ou bien ce qu’il est. Évitant toujours la même chose, les demandes cernent peu à peu ce qu’elles évitent, et, ce faisant, dessinent en leur centre l’objet du désir. Nul désir ne saurait être cerné sans en passer par la répétition des demandes. Il faut donc la répétition inlassable des demandes et des signes pour qu’ils cernent toujours plus à la même place ce qu’ils évitent au centre. Un objet est, de fait, impliqué dès le départ, dans le transfert, il est implicite au centre de ce qui est évité. Si les premières hystériques de Freud se remémoraient ainsi, c’est à l’évidence qu’il s’agissait pour elles de soutenir le désir du père dans son statut [11], d’équivaloir à son objet ou de s’identifier à son désir, et elles se remémoraient pour l’analyste qui en prenait la place. L’objet à cause duquel cette remémoration se produit est au centre du transfert qui la soutient. Mais nous ne pouvons le saisir qu’en fonction de la répétition qui le révèle. Il reste implicite longtemps, et tant qu’il le reste, tant qu’est évité ce qu’il a de réel, la demande se répète identique. « Cette ambiguïté de la réalité en cause dans le transfert, nous ne pouvons arriver à la démêler qu’à partir de la fonction du réel dans la répétition » insiste Lacan [12], ce qui implique de distinguer ce réel.
10 L’analyse donc s’appuie sur la demande dans la mesure où cela permet de cerner toujours plus l’objet qu’elle vise, avec l’identification à son horizon. Mais précisément, lorsque l’analyse s’appuie uniquement sur la demande, avec son corollaire de transfert et d’identification, elle peut très bien rester éternellement dans cette dimension, ce qui est un risque. Lacan a combattu le risque que « l’analyse reste indéfiniment enfermée dans cette forme [13] », et il a avancé la nécessité d’une autre dimension. Chaque analyse peut s’enfermer dans la demande, le transfert, et l’identification, si l’on n’y prend garde. Tenir le cap du désir de l’analyste implique de franchir ce plan, mais lorsque cela échoue, l’évasion se fait précisément dans le transfert et l’identification. Il est difficile, en effet, pour l’analyste de toujours se repérer tout au long d’un processus qui exige un nombre d’années important pour atteindre ses points de résolution. Soutenir le désir de l’analyste sur une telle durée, au travers des événements plus ou moins chaotiques qui jalonnent l’analyse, est une gageure. La névrose de transfert n’est rien d’autre que le nom d’un renoncement à le faire.
11 La répétition recèle l’objet. Parce qu’elle est constituée, outre le retour constant des signes, des signifiants et des demandes, par cette rencontre malencontreuse avec quelque chose qui se produit comme au hasard, comme un accroc, la répétition comporte ce qui dans le réel est inassimilable. Or, il faut bien pourtant que le névrosé aille à la rencontre de l’objet dans le champ de l’Autre, celui que fonde le langage, au travers de la répétition, car l’objet n’est pas aisément accessible dans la névrose, contrairement à la perversion qui l’amène sur un plateau. Cet objet a de la névrose est postiche, selon l’expression de Lacan, car la demande de l’Autre y prend la place de l’objet du fantasme. Seul ce que l’Autre lui demande cause le désir du névrosé, ce qui ne constitue pas un objet du désir comme tel, mais renvoie à la demande première de la pulsion. Dès lors, que veut dire aller à la rencontre de l’objet réel, derrière cet objet postiche ?
12 L’objet réel n’apparaît qu’une fois que l’Autre, construction de l’origine, s’avère inexistant. Lorsque chute cet Autre que le sujet a construit pour advenir dans l’ordre du langage, lorsqu’il révèle son manque, son absence, au fur et à mesure que le désir de l’analyste se fait plus présent en érodant l’Idéal et en dénudant son objet, cet objet apparaît à sa place. Cet Autre qui était supposé savoir ce que le sujet désire, ou bien aller à la rencontre de ce désir, se révèle sans consistance. Il n’y a nul Autre qui sache ce que veut ce sujet, il n’y a qu’un objet qui organise son désir selon une certaine logique. De sorte qu’à la place de l’Autre apparaît à l’analysant un objet qui est son reste. « L’autre jour quand vous étiez ratatinée dans votre fauteuil en m’écoutant, je vous voyais en position fœtale », dit cette analysante, après avoir déclaré que subir le transfert était le travail du psychanalyste. Cette chute s’aperçoit et s’énonce parfois dans le discours de l’analysant. Prendre acte de cette chute consiste en somme à s’emparer de l’objet tel qu’il était dans l’autre avant la chute. « … Dans la tromperie du transfert, ce dont il s’agit est quelque chose qui à l’insu du sujet tourne autour de capter, de façon imaginaire ou agie cet objet a » dit Lacan [14].
13 S’emparer de cet objet consiste à s’identifier à l’analyste sur un mode particulier. Là s’inaugure pour l’analysant une sorte d’identification spéciale. Elle consiste à se séparer de l’autre en s’identifiant à lui, en se parant de l’objet qu’il lui a attribué jusque-là, c’est-à-dire en s’emparant de l’objet qu’il situait dans l’Autre. C’est pourquoi Lacan l’a appelée « séparation », au sens équivoque de separare en latin, se séparer, et se parer en français, se parer de l’objet. Ce temps d’identification particulière se rencontre dans n’importe quelle analyse poursuivie avec succès jusqu’en ce point. Sa résolution nous importe tout autant sur le versant thérapeutique que didactique d’une psychanalyse.
14 Laisser se développer cette identification en séparation est partie intégrante du processus que nous soutenons. Il est essentiel que cet objet, qui nous était attribué dans le transfert, soit saisi par l’analysant, en un moment tournant de l’analyse. Cela correspond pour lui à un temps fondamental du processus analytique et comporte des effets thérapeutiques importants. À cette étape où de façon imaginaire ou agie l’analysant s’empare de l’objet agalmique ou phallique qui a chuté de l’autre, laissant à sa place non pas rien mais un rien, un reste, par exemple « fœtal », beaucoup de symptômes semblent résolus. En effet, se parer de l’objet permet de surmonter les effets de la castration, source d’angoisse jusque-là, et ceux de la vacillation subjective. Un saut se produit, qui tranche radicalement avec les symptômes que la névrose avait engendrés jusque-là. Là est sûrement une clé radicale de l’effet thérapeutique d’une analyse. Et cet effet thérapeutique certain peut parfois justifier d’en rester là, quant à l’analyse, si seul un mieux être en était attendu.
15 Cependant, même si elle est à l’horizon du transfert, cette étape n’est pas le ressort ultime d’une résolution dans l’analyse. L’analyse ne vise pas à l’identification, même si elle la produit, et donc ne s’en satisfait pas, même si parfois elle s’en contente. Sa résolution dépend en fait d’une coupure supplémentaire. Il faut, une fois saisi l’objet en jeu dans la satisfaction, et une fois qu’en sont déployés les effets, couper dedans de la bonne façon, troisième proposition.
La coupure dans l’objet
16 Qu’est ce qu’une coupure, et dans quoi intervient-elle ? Une coupure implique une surface représentant ce qui est en jeu dans la structure à quoi l’analyse a affaire. La bouteille de Klein, constituée de deux bandes de Mœbius articulées entre elles, l’une orientée à l’inverse de l’autre quant à la torsion, est une surface topologique utilisée pour représenter le rapport du sujet avec le grand Autre dans la dialectique de la demande, situant également le rapport des désirs. Elle permet de représenter la torsion dans le nouage du désir du sujet au désir de l’Autre, où l’Autre est supposé comme une image inversée du sujet, comme une fermeture de sa division. Dans cette surface, Lacan fait état [15] d’une coupure qui ne la divise pas, mais la développe en ces deux bandes de Mœbius, faisant apparaître un résidu, qui permet de représenter ce qui au delà de la demande s’isole de l’objet a. Au delà de ce résidu, après cette coupure, le parcours du sujet le long de la bande se poursuit dans l’autre bande déployée, selon une orientation inverse : les tours de la demande se déroulent maintenant en inverse des aiguilles d’une montre, par exemple. « Tout est, avance-t-il [16], dans le champ de l’analyse, assurément dans l’efficace de la bonne coupure. Mais aussi de considérer une fois cette coupure faite, dans la façon dont elle nous permet, le vêtement, de le retourner d’une autre façon. » Retourner le vêtement d’une autre façon, voilà la sorte de franchissement qu’une coupure dans l’identification peut permettre.
17 Il y a toutes sortes de coupures possibles dans toutes sortes de surfaces. Ce sont les interprétations qui les produisent. Lacan en commente une qui va dans un certain sens de l’interprétation, celle de Bouvet nommément, lequel interprète chez son analysante obsessionnelle un fantasme de fellation le concernant lui, l’analyste. Il souligne que cela consiste à faire « tomber l’objet du côté de l’Autre [17] ». En effet, l’analyste capable d’interpréter à son analysante un fantasme de fellation le concernant lui, ne prend pas seulement le risque d’une ombre d’obscénité et de ridicule, il fait passer pour le moins l’objet de son côté. Ainsi, le phallus reste dans son champ, et l’analysant reste dans le registre de la demande, avec l’identification à son horizon. Il y a donc coupure et coupure.
18 Le principe d’une coupure efficace est donné par Lacan dans son commentaire de la réponse de Socrate à Alcibiade dans Le Banquet de Platon. Bien qu’il soit situé hors de l’analyse, cet exemple a pourtant pour nous un intérêt fondamental, tout autant sur le versant du soin que celui de la didactique, ce pourquoi il est une référence de la « Proposition d’octobre » sur la passe. Il nous permet de saisir en quoi l’identification n’est pas satisfaisante, comme issue de l’analyse, même si parfois l’on s’en contente. Nous savons que l’axe principal de ce commentaire fut d’isoler, dans le discours d’Alcibiade, un objet nommé agalma, désignant la valeur que revêt pour lui le savoir de Socrate et sa tentative de le faire sien, tandis qu’à cela Socrate répond en soulignant que son désir, bien plutôt, est en jeu. « J’ai pris l’exemple du Banquet, dit Lacan. Le désir de l’Autre est là caché au cœur de l’objet a, celui qui sait ouvrir avec une paire de ciseaux l’objet a de la bonne façon, celui-là est le maître du désir. Et c’est ce que Socrate fait en disant à Alcibiade : regarde, non ce que je désire mais ce que tu désires [18]… » Couper dans l’objet n’est en fait rien d’autre que ce qui consiste à couper dans cette forme de l’identification, et cela en constitue l’issue.
19 Regardons de plus près ce texte immémorial.
20 Alcibiade, ivre, interpelle Socrate en arrivant au Banquet car il se trouve à côté du « beau garçon » qu’il vient lui-même saluer, puis il fait à son tour un discours sur l’amour, d’une impudeur extrême. Il explique aux convives comment il a tenté autrefois, plusieurs fois, alors qu’il se savait aimé de Socrate, de l’amener à une relation sexuelle, ceci afin, dit-il textuellement, d’acquérir son savoir en échange de ses faveurs. Il explique de la même façon les manœuvres qu’il a effectuées dans ce but, comment Socrate s’y est refusé une nuit durant, et il exalte chez lui l’agalma, objet précieux décelé en lui derrière sa face de Silène. Il décrit longuement ensuite comment, plus tard, Socrate l’a protégé durant la guerre, porté quand il était blessé, fait remettre une médaille qu’il méritait lui-même, etc. Puis, son discours se termine sur une mise en garde faite à Agathon, celui qu’il désire séduire : Socrate, lui dit-il, se présente comme un erastes, un amant, et se conduit en fait comme un eromenos, un aimé. C’est là ce que Lacan appelle la parade du désirant, au profit du tiers qui est désiré, devant le maître qu’il montre châtré [19]. En effet, Alcibiade s’avance au Banquet paré de l’objet, dans cette identification qui relève un défi, pour avoir vu autrefois sa demande rejetée, défi qu’il promène maintenant comme une provocation perpétuelle. Il le réitère là en se moquant avec ambiguïté d’un Socrate châtré pour avoir en somme été incapable d’une relation sexuelle et il assure, ce faisant, le dénommé Agathon que, sur ce point, lui ne faillira pas. À cela, Socrate répond que tout ce discours n’a été prononcé en fait que pour séduire Agathon, c’est ce que Lacan appelle couper dans l’objet pour l’ouvrir de la bonne façon.
21 Et, en effet, il s’agit bien de ce désir derrière le transport manifesté à propos de la personne de Socrate. Mais remarquons que, s’il n’avait rien fait d’autre que lui pointer cela, Socrate n’aurait rien dit qu’Alcibiade ne sache déjà, puisque c’est bien pour séduire Agathon qu’il était venu au Banquet, et non pour célébrer l’agalma socratique. Que s’est-il donc passé qui l’ait ramené ainsi à évoquer crûment l’objet du passé encore bien vivant, cette sorte de prostitution de ses dites « faveurs » pour obtenir le savoir de Socrate, sa célébration ambiguë du maître au sein de ses menées séductrices ?
22 Si on regarde bien le texte en son ensemble, on voit en fait que, préalablement à ce discours, en réponse à l’interpellation d’Alcibiade à son arrivée, Socrate s’était plaint de la difficulté d’avoir aimé un tel homme, car depuis il se montrait jaloux. Il avait donc répondu à la rivalité proclamée d’Alcibiade en lui rappelant son amour d’autrefois. Il l’avait en somme ramené à l’amour ancien, là où n’était évoquée que la séduction actuelle d’un autre, et Alcibiade le suit là-dessus. Le discours d’Alcibiade n’a pas d’autre source que ce coinçage en quelque sorte dans l’aliénation du transfert qui n’est rien d’autre que l’aliénation au désir de Socrate. C’est là ce qui l’amène à ce détour consistant à énoncer l’objet du transfert dans sa crudité, avec sa face agalmique et sa face sexuelle brute, pour être ensuite redirigé vers son propre désir par l’interprétation. Le désir de Socrate lui aura ainsi fait effectuer un tour complet pour sembler le renvoyer à son point de départ, mais dans ce tour se sera produite une coupure décisive. Et ainsi, oui, il aura été le maître du désir. Son atopique désir aura, dans l’intervalle de ces deux interventions, amené le propos d’Alcibiade à faire surgir l’objet dans sa trivialité, saisissant à sa source l’objet dont il se pare, puis il aura coupé dans cette parure et cette parade du désirant. La coupure aura exigé un certain maniement du transfert, que le texte de Platon comporte de façon précise.
23 Et l’on comprend en le lisant que Lacan ait été saisi de trouver, dans ce court échange qui nous est livré par delà les siècles, la réalisation condensée des différents temps logiques qu’il rencontre et élabore dans l’analyse : le temps où le sujet est coincé en quelque sorte dans l’aliénation du désir de l’Autre par le signifiant du transfert, celui où sa demande fondamentale reste radicalement insatisfaite, celui de l’identification où il vient à se parer de l’objet, puis où il en manifeste la présence crue derrière la tromperie du transfert, enfin le temps où l’analyste coupe dans cette tromperie avec son « Vois donc ce que tu désires », à partir de quoi se dessine une issue. Ces différents temps sont repérables dans le texte de Platon. Il est vrai que le sujet pervers que semble être Alcibiade s’offre « loyalement » à la jouissance de l’Autre, alors que dans la névrose, il faut tout le parcours laborieux de l’analyse pour que se manifeste enfin, au sein du transfert, cet objet que la perversion produit spontanément.
24 Le névrosé en passe par ces différents temps du dévoilement de l’objet, au travers du transfert et de la répétition. Tout comme Alcibiade, il a affaire à cette chute de l’objet dans l’Autre, et lui aussi le voit soudain châtré, de ce que son désir d’analyste se manifeste à ce moment comme présence. Tout comme Alcibiade, il s’empare de l’objet qui a chuté de l’Autre et parfois de la supposition de savoir qui va avec, il fait le pas de cette identification-séparation. Et l’on comprend qu’elle paraisse à l’analysant résolutoire puisque son désir a enfin émergé, fût-ce comme désir de l’Autre, puisque enfin la castration lui paraît surmontée dès lors qu’il est paré de l’objet, et puisqu’il s’est finalement libéré de l’effet de vacillation subjective de sa division. Cela peut constituer un arrêt de l’analyse, s’il n’y a pas d’enjeu didactique, car le bénéfice thérapeutique en est certain. C’est là probablement un ressort fondamental de l’effet thérapeutique d’une analyse dans le cadre d’une névrose.
25 Mais si l’analyse se poursuit, ce qui est nécessaire lorsque l’analysant vise à pratiquer l’analyse, comme Alcibiade il subira une coupure supplémentaire. Il ne restera pas définitivement dans ce registre de l’identification qui lui a permis, dans une certaine mesure, de se séparer mais qui, s’il n’est pas franchi, reste encore dans l’ordre de la répétition de la demande. Cette coupure supplémentaire instaurera à terme un rejet de l’analyste, si ce n’est déjà fait. Au lieu de se satisfaire de l’identification au sujet supposé savoir, effectuer cette coupure produit au contraire un rejet de l’altérité qu’elle dévoile. Là est pour nous, dans la perspective lacanienne, « la question autour de laquelle doit s’élaborer ce qu’il en est des problèmes difficiles, qui ne sont pas simplement le résultat thérapeutique mais la légitimité de ce qui nous fonde comme analystes [20] ». Dans une même question, relevant du même ressort terminal, sont indissociablement liés l’effet thérapeutique et le devenir analyste. Certes, nous pouvons les traiter séparément pour des raisons de clarté ou de pédagogie, mais non oublier que le ressort en est le même. De plus, une telle coupure dans l’identification amène l’analysant à repasser lui-même par la position du a, de l’objet déchu, quatrième proposition.
Le passage par l’objet
26 Lorsque l’interprétation produit cette coupure dans l’identification-séparation, le sujet est lui-même cette fois le déchet de l’opération, et non plus seulement l’analyste comme au temps précédent. Le brillant agalma qu’est Alcibiade, tandis qu’il parade, devient après la réponse de Socrate un objet chu : le dit Agathon se détourne. L’analysante mentionnée plus haut, qui voyait son analyste un instant en position fœtale, après avoir revendiqué son droit au transfert, règle maintenant un prix de séance réajusté. Elle fait ensuite un rêve. L’analyste lui demande de venir sur ses genoux, elle s’y précipite, mais finalement elle ne s’y trouve pas tellement bien ! Elle commente cela en disant que c’est elle-même, cette fois, qui était comme un fœtus. La coupure de l’interprétation renverse l’identification, mais surtout la rend caduque. Et le sujet est pour un temps équivalent à cet objet qui était pour lui en jeu dans la demande de l’Autre, ou dans son désir [21]. Il est cet objet qu’il demandait à l’Autre, dans l’hystérie, ou bien l’objet qu’il se faisait demander, dans la névrose obsessionnelle, ou encore ce regard ou cette voix qui commandent son désir.
27 Cet analysant, qui, depuis vingt ans, se sentait et se conduisait comme un étranger dans sa famille, avait été cette fois prié d’en sortir effectivement. Ayant toujours agi, au long des années, en cédant simplement aux demandes de sa femme, après une résistance souvent tenace, il pensait pourtant la satisfaire ainsi, de même que par son statut professoral et son ardeur sexuelle. Sous les effets de l’analyse, il avait peu à peu repris du poil de la bête, et, depuis quelque temps, proposait à son tour, il proposait même abruptement par exemple que toute la famille parte habiter à la campagne, elle qui n’aime que la ville. Une fois paré de l’objet, il se faisait à son tour la voix qui exige, il paradait. Mais un peu plus tard, il était littéralement expulsé, se retrouvait seul dans un studio, avait cessé son travail, et se sentait un déchet radical. Il avait changé en somme sa vérité en objeta, selon l’expression de Lacan, dramatisme à quoi nous pousse l’analyse [22]. Se faire le déchet de la situation vient pour le sujet se substituer à la réalité qu’il ne peut affronter dans la rencontre de la répétition. L’objet a, en effet, une fois dépouillé de sa brillance phallique ou agalmique, se supporte souvent du déchet, même si ce n’en est pas la seule forme, et il est offert en quelque sorte à la place de ce qui est inassimilable. Une année plus tard, cependant, cet analysant a repris son travail et organisé une nouvelle vie dans une solidité et une sérénité jamais éprouvées jusque-là.
28 En quoi cette coupure et ce passage par la position de l’objet a sont-ils préalables à une résolution ? Pourquoi ne suffirait-il pas, après tout, que le sujet s’identifie à l’autre, notamment à l’analyste, comme l’ont cru et avancé tant d’analystes après Freud – et non pas Freud d’ailleurs. Comment concevoir la nécessité de ce passage par l’objet ? Pourquoi Lacan est-il à même d’affirmer : « L’analyse passe par cette reposition de moi comme sujet dans ce a que j’ai été pour le désir de l’Autre, et aucun dénouement n’est possible dans l’énigme de mon désir sans ce repassage par l’objet a [23] » ? Quelle structure exige cela ?
29 Pour tenter d’en saisir un peu mieux l’enjeu, voici un autre fragment clinique. Cette analysante qui a, dès l’adolescence, vécu chaque histoire d’amour comme une tragédie, mais a fait un chemin considérable en analyse, bascule soudain dans une sorte d’apocalypse, et se met à fréquenter les urgences psychiatriques pour des crises d’angoisse lorsque le garçon qu’elle a pourtant quitté depuis six mois lui demande par mail de ne plus se manifester. Elle avait en fait fort bien vécu depuis qu’elle l’avait quitté, et avait entrepris toutes sortes d’activités et de relations, tout en continuant à vérifier de temps à autre qu’elle conservait ce qu’elle appelle son pouvoir sur lui. Elle paradait dans l’identification, elle aussi, et elle s’aperçoit maintenant qu’il suffit qu’il lui récuse ce pouvoir, ce butin avec lequel elle était partie, cet objet dont elle s’était parée, pour que tout se renverse et qu’elle ait le sentiment de n’être plus rien. Ici encore, l’objet déchu se substitue à une réalité impossible à affronter. Et nous voyons plus nettement que cette réalité est ce qui a amené le sujet à s’emparer d’un objet chez l’autre après l’avoir en vain demandé, cet objet phallique dont elle s’est parée hallucinatoirement en quelque sorte, en se séparant. Une fois qu’elle en est défaite, elle est elle-même réduite à l’objet, en tant que déchet cette fois.
30 Nous savons combien dans une analyse est éprouvant, parfois long, ce moment, et combien le sujet peut rester dangereusement suspendu à ce qui consiste ainsi à rencontrer sa vérité dans l’objet a. Nous savons aussi combien le névrosé a pour hantise que sa castration, sa réduction à cet objet déchu, serve à ce que l’Autre en jouisse, mais aussi combien précisément il est tenté de lui offrir sa déchéance dans l’espoir de réanimer cette construction de l’Autre qui est son partenaire symbolique depuis l’enfance. Différentes interventions de l’analyste peuvent concourir à tenir l’analysant éloigné de cette supposition que l’Autre puisse être ainsi reconstitué. Lacan s’en inquiétait, par exemple en demandant parfois à sa secrétaire de téléphoner à l’analysant. Quoi qu’il en soit, le temps que dure ce passage, qui peut prendre des allures de fin du monde et n’est pourtant que fin d’un monde, paraît long lorsque l’objet prend cette forme.
31 Le passage par l’objet, cependant, même s’il ne prend pas toujours cette forme, est en effet la condition d’une résolution effective, car précisément c’est comme objet que l’on désire, que Je désire, et non pas comme sujet, contrairement à ce que l’on croit. Puisque Je désire le désir de l’Autre, Je désire être désiré par lui, donc Je désire comme objet, car ce n’est pas l’Autre que Je désire, mais son désir. « Je suis à jamais l’objet cessible, l’objet d’échange, dit Lacan [24], et cet objet est le principe qui me fait désirer. » De sorte que c’est destitué comme sujet et réduit à cet objet que « Je » m’instaure comme désirant, et que la séparation peut s’achever [25]. L’énigme du désir se résout pour autant que le sujet est déchu, avant de faire retour dans un autre mode d’aliénation.
32 Si ce passage par l’objet est nécessaire, c’est aussi que l’identification ne saurait suffire à résoudre ce qui est en question avec la réalité en jeu dans la répétition, qui est d’ordre sexuel. C’est précisément de cette réalité sexuelle que le sujet ne peut s’appréhender que comme déchu. Il transforme en objet a ce qu’il en rencontre, il ne peut l’appréhender qu’ainsi. De cette réalité sexuelle qui consiste dans le défaut du rapport à l’Autre sexe, du rapport dit sexuel, il se fait volontiers le martyr. Au lieu du manque rencontré, qui est la castration au sens où le phallus manque à fonder un rapport sexuel, à assurer la jouissance de l’Autre, il se fait le déchet. Le sujet s’oppose à cette réalité sexuelle, qu’il ne peut aborder qu’ainsi. C’est pourquoi l’analysant est bel et bien sur la défensive, non pas contre l’analyste cependant, Lacan le souligne, mais contre cette réalité sexuelle. Elle constitue un troisième terme dans l’analyse, au delà du rapport du sujet au sujet supposé savoir qui soutient le transfert [26]. À cette opposition, « l’analyste, dit-il, n’a pas de solution, il ne peut qu’en dégager une forme toujours plus pure [27] ». L’identification au sujet supposé savoir est une forme de cette opposition, elle a pris en somme la suite de la demande et du symptôme, tout en y restant liée, c’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’en satisfaire pour conclure l’analyse, toute thérapeutique soit-elle, même si parfois on s’y résout. L’analyste n’a certainement pas de solution, en effet, là où le phallus fait défaut pour fonder un rapport. C’est bien pourquoi il doit amener le sujet au fantasme qui lui a servi précisément à s’en défendre, ce fantasme où il est en position d’objet entre le sujet et le savoir.
33 Une fois passé par l’objet, désirant à partir de là, l’analysant sait comment faire, et nous n’avons plus qu’à le suivre là-dessus. Avec cette dernière coupure le terme du désir se dégage, au delà de la demande, de l’identification et du transfert, et l’impossible qu’il détermine peut être franchi. Ainsi est parfois gagnée la partie construite par la névrose pour être perdue [28]. Nous n’allons pas toujours jusque-là, et nous ne la gagnons pas toujours, mais pour avoir chance parfois de la gagner, il est nécessaire de savoir comment cela est possible.
34 Lorsque cela arrive, nous pouvons avoir un signe qu’en somme une autre rive de la structure est atteinte, quand nous voyons que soudain, tout doucement, par intermittence d’abord, le discours et la demande reprennent leur cours. Mais, cette fois, ils se déroulent dans un autre registre, selon une orientation inversée par rapport à celle qui précède, comme en fonction d’une réversion de la demande, et qui n’est plus seulement dans le registre de la demande. Cet homme qui n’était plus rien lorsqu’il fut prié de quitter le domicile s’y est maintenant réinstallé seul en reprenant en main ses enfants et son travail. Cette jeune fille soudain anéantie par le rejet de l’amant qu’elle avait quitté aborde un nouveau chemin après lui avoir repris, puis finalement laissé, l’objet du litige. Le sujet commence là en quelque sorte à parcourir l’autre bande de Mœbius, orientée en sens inverse, dans cette topologie « kleinienne » de son rapport à l’Autre. Et là débute une autre histoire, qui n’est plus tout à fait de notre ressort.
35 Voici les points fondamentaux de structure autour desquels peut s’orienter et s’appréhender l’articulation du déroulement d’une analyse avec les effets thérapeutiques qu’elle produit. Là, nous pouvons saisir en quoi le remaniement de la structure engendre un remaniement dans la subjectivité. L’identification comme séparation est ici déterminante en tant qu’elle vient s’opposer à la réalité sexuelle inassimilable que le sujet rencontre. Si nous envisageons maintenant ce qui se produit dans le cadre d’une analyse dite à visée didactique, que voyons-nous ?
La didactique lacanienne [29]
36 On le sait, nous touchons là à une question qui est, dans notre champ, chargée d’histoire, de passion, de crises. Tous ceux qui ont participé de cette histoire savent qu’il y a dans la formation d’un analyste quelque chose d’éminemment difficile à saisir, à explorer, pour chaque institution comme pour chaque analyste. Le terme de didactique l’a longtemps estompé, et il n’est que peu utilisé dans notre champ, précisément pour avoir, en d’autres temps et d’autres lieux, masqué cette difficulté, ne serait-ce qu’en considérant que le ressort d’une fin d’analyse à but de formation était simplement une identification à l’analyste. Elle a été considérée comme ce qui suffisait à faire un analyste, on s’en remettait à cette identification, dont nous avons vu les bénéfices dans l’ordre thérapeutique tout en soulignant qu’elle ne permettait pas de résoudre l’affrontement à l’irréductible réalité sexuelle. Il y a maintenant lieu de repenser l’enjeu de cette analyse didactique depuis son abord par Lacan, qui a radicalement renversé cette perspective.
37 Pourquoi l’histoire de cette didactique lacanienne comporte-t-elle une telle intensité ? Lacan a cherché non pas à masquer, mais à révéler un point obscur, dans le moment, appelé passe, où l’analysant décide de pratiquer l’analyse à son tour. Mais sa démarche elle-même a comporté une part d’énigme. Il a élaboré une procédure, faisant appel au témoignage de chaque nouvel analyste qui s’y proposait sur ce qui relevait de sa propre analyse et également sur de ce qu’il découvrait de la transmission de la psychanalyse par l’analyse personnelle, dite psychanalyse en intension, par opposition à la transmission de la psychanalyse en extension qui se fait par les institutions, les enseignements et les textes. La procédure de la passe semblait donc supposer au nouvel analyste un savoir spécifique sur le moment même qu’il traversait lorsqu’il devenait analyste, tout en l’invitant à le faire authentifier, auprès d’une autre instance de savoir, dans l’institution.
38 Un tel appel a très logiquement et massivement suscité le désir des futurs analystes, mais aussi rencontré de façon particulièrement vive la chose qui agite les groupes, celle qui les lie et les délie. De sorte que l’histoire institutionnelle de la passe a souvent occupé le devant de la scène depuis lors. Et le processus lui-même du moment analytique qu’elle constitue a semblé passer au second plan. Le procédé a massivement retenu l’attention, au détriment peut-être du processus qu’il visait. Or, ce processus, tel qu’il était élaboré et discuté au long des séminaires des années 1964, 1965 jusqu’en 1968, avec l’Acte psychanalytique, semble comporter un paradoxe, un problème, voire un mystère. Il concerne notamment ce qu’il advient, pour celui qui devient analyste à ce moment de l’analyse, de ce que Lacan a appelé « le sujet supposé savoir », ce principe même du transfert dont son analyste se faisait le support. Le sujet supposé savoir, certes, peut prendre l’aspect de celui qui en sait beaucoup, mais, en fait, il postule simplement, afin de soutenir le processus analytique, qu’il y a un sujet du savoir inconscient, un auteur des pensées inconscientes, et cette supposition soutient tout le déroulement de l’analyse, puis chute à la fin de l’analyse, avec la chute du transfert. Quel est donc le processus qui, dans la passe, se présente comme problématique ?
Les métaphores lacaniennes de la passe
39 Dans le texte de la proposition, Lacan ne donnait pas explicitement les clés de ce qu’il pensait là-dessus, afin de laisser peut-être sa part d’énigme à la procédure qu’il voulait instaurer. Cependant, on devait plus tard apprendre que la passe comme processus était déjà en jeu dans le Séminaire sur « La lettre volée », sans y être du tout mentionnée, et c’est là ce que l’on peut considérer comme le premier temps de son abord. Lacan indique en effet, en 1977 [30], que le Séminaire sur « La lettre volée », qui est antérieur d’une vingtaine d’années, est ce qui pour lui « a fait appel » de la passe, ce qu’il n’avait jamais mentionné [31]. On savait, certes, que ce conte de Poe constituait une métaphore de l’analyse, concernant la lettre laissée en évidence par son voleur et que nul ne parvient à voir, hormis Dupin. L’analyste était celui qui la voit et la déchiffre. Rien ne laissait supposer que le vol de la lettre le concernât aussi. On déduit donc de cette remarque que le vol de cette lettre à la Reine par le Ministre était évoqué alors comme une métaphore de celui qui fait le pas de devenir analyste à son tour.
40 Celui qui devient analyste vole-t-il une lettre ? Qu’est-ce à dire ? L’accent semblait mis, dans la transmission de la psychanalyse, sur ce qui consiste pour le nouvel analyste à s’emparer de quelque chose que l’autre laisse prendre. Le passage d’un analysant à la pratique analytique était d’emblée marqué par un élément complexe, paradoxal, voire symptomatique, que l’on ne pouvait encore comprendre. Il y a là un premier point de vue de Lacan sur la passe, une première interprétation, tardivement mentionnée, qui allait être ensuite largement reprise, discutée, complétée, voire corrigée. Les métaphores et les élaborations successives effectuées sur ce point sont à l’évidence autant de témoignages de ce que lui-même rencontrait, passant sa vie, comme il l’a dit beaucoup plus tard, à faire cette passe. À chaque étape, il mettait l’accent sur un aspect différent de ce moment analytique tel qu’il le rencontrait, en apportait un complément d’éclairage ou un ajustement.
41 Avec l’étape suivante de l’élaboration de la formation d’un analyste, peut-être pouvons-nous saisir un peu mieux ce qui est en question. Elle s’appuie précisément sur le commentaire du discours d’Alcibiade du Banquet de Platon, dont nous avons abordé le principe dans la réflexion sur les effets thérapeutiques. Ce commentaire est repris à propos du devenir analyste, concernant explicitement la passe, cette fois, donc la didactique, et il est mentionné dans la « proposition d’Octobre » qui présente cette procédure. L’accent est mis sur le fait que celui qui tient ce discours comme un analysant, Alcibiade, célèbre le savoir de Socrate en déclarant qu’il recèle un objet précieux, dit agalma. On a vu que c’est précisément pour acquérir ce savoir que, curieusement, il a pensé s’offrir à son désir, comme si le savoir se gagnait par l’acte sexuel, et, s’étant vu refuser, il s’est en somme paré de l’objet qu’il demandait. Il s’est donc paré aussi de la supposition de savoir qui allait avec, et il parade comme supposé savoir tout autant que comme désirant : voilà ce qui plus précisément concerne la passe. L’agalma est équivalent à l’objet du transfert, c’est l’être prêté au sujet supposé savoir, et l’aliénation du transfert trouve une issue lorsque l’analysant s’empare de cet objet. Ce texte antique permet d’éclairer la nature de l’objet du transfert auquel l’analyse donne lieu, puisqu’il célèbre un savoir sur l’inconscient supposé à l’autre tandis que son désir vise à l’acquérir. Il se manifeste dans ce texte d’autant plus crûment que son cadre est la perversion, celle qui, sans ambages, consiste à s’offrir à la jouissance de l’Autre, alors qu’un tel objet dans la névrose émerge à peine avec le déploiement entier de l’analyse.
42 En quoi cela concerne-t-il la passe ? Lacan remarque dans la « Proposition » que cet agalma qu’Alcibiade célèbre chez Socrate, c’est lui en fait qui l’est, à ce moment-là, et il l’ignore. Et cette phrase est d’abord obscure. Mais, en effet, il l’est, cet objet précieux, pour autant qu’après l’avoir en vain demandé, il s’en est paré. Il s’est paré de l’être du sujet supposé savoir qu’il attribuait à l’autre, et c’est ainsi qu’il parade. Il y a là un mouvement bien particulier, qui comporte une torsion. Il est comparable au précédent, puisque comme le Ministre, Alcibiade s’empare, puis se pare de quelque chose. Il s’agit bien d’une identification, de cette identification spéciale appelée séparation, qui consiste à se séparer en s’identifiant, à s’identifier en se séparant, en se parant d’un signifiant, en s’emparant d’un objet, prélevés sur l’Autre auquel le sujet les avait jusque-là attribués. L’être de ce sujet supposé savoir devient alors le sien.
43 Ainsi il y a bien, si l’on veut, dans le devenir analyste, une identification telle que l’avaient repérée les courants post-freudiens qui considéraient la fin de l’analyse didactique comme une identification à l’analyste. Ce n’est pas exactement une identification à l’analyste, mais à la fonction du sujet supposé savoir que l’analyste soutient dans l’analyse, dont l’analysant soudain se fait lui-même le support. Cependant, elle ne peut constituer la fin de l’analyse. Certes, le passage à l’analyste revêt souvent l’aspect d’une identification idéale, avec l’élation qui consiste à rejoindre l’autre dans les sphères supérieures où le place parfois le transfert, avec l’exaltation de l’idéal qui paraît atteint, mais cela implique aussi une torsion complexe qui ne peut achever comme telle l’analyse. Ce plan de l’identification prend place dans le processus selon lequel se forme un analyste, mais il doit être franchi pour que se forme effectivement un analyste. Pas plus le Ministre ne détient définitivement la lettre, pas plus Alcibiade ne reste paré de l’agalma après l’interprétation de Socrate, pas plus le nouvel analyste ne peut se contenter de l’identification au sujet supposé savoir comme fin d’analyse.
44 Lacan a voulu que ce plan de l’identification soit franchi et, dans sa pratique comme dans son élaboration, il s’y est employé. Il a avancé qu’il pouvait l’être [32], qu’il était fondamental qu’il le soit, pour la transmission de la psychanalyse. Il a appelé à ne pas se satisfaire de « l’identification du sujet indéterminé au supposé savoir [33] » concernant la difficulté que nous rencontrons pour définir tout autant l’effet thérapeutique que ce qui forme un analyste. On ne peut cependant le considérer comme exigible que lorsqu’une pratique analytique est envisagée.
L’identification au sujet supposé savoir comme acte de foi
45 Pourquoi est-ce essentiel de franchir ce plan de l’identification pour pratiquer l’analyse ? Pourquoi, après tout, un processus qui permet enfin à l’analysant de désirer, fût-ce en paradant comme désirant, qui lui permet enfin d’agir, fût-ce en s’emparant de l’objet prélevé sur l’Autre, ne serait-il pas suffisant en soi pour faire un analyste ? Pourquoi cette identification qui ouvre la passe ne serait-elle pas équivalente à une fin d’analyse, comme on a pu le croire parfois jusque dans certaines des formulations de Lacan ? Quelque chose dans la transmission ne peut pas être donné, et doit, en somme, être pris, mais pourquoi cela ne permettrait-il pas d’en rester là et de se contenter des effets thérapeutiques évidents que cela comporte ? En quoi autre chose est-il exigible du point de vue de ce qui nous fonde comme analystes ?
46 La légitimité de ce qui nous fonde comme analystes est en effet en question dans ce nécessaire franchissement de l’identification, essayons d’en saisir la raison. L’analyste prête corps au sujet supposé savoir parce que l’analyse comme processus est soutenue par la supposition d’un sujet au savoir de l’inconscient. Alors qu’il n’y a pas un tel sujet. L’inconscient est un savoir sans sujet, il ne consiste qu’en chaînes de signifiants qui se déploient, soumises à des substitutions permanentes. « Si l’on peut considérer l’analyse comme un jeu, remarque Lacan [34], pour autant qu’elle se développe à l’intérieur d’une règle, c’est un jeu qui comporte un malentendu, puisque l’un des deux joueurs est le sujet supposé savoir, celui qui s’y prête, alors qu’il n’y a aucun sujet possible du savoir inconscient. » L’inconscient freudien n’implique pas un sujet du savoir, mais au contraire un sujet du non-savoir en quelque sorte, un sujet qui refuse de savoir quelque chose. C’est pourquoi l’analyste, quand bien même il en saurait un bout sur l’inconscient, ne saurait incarner comme tel le sujet supposé savoir. Si nous le pensions, cela nous forcerait, ajoute-t-il [35], « à soutenir une fonction fétiche de l’analyste au regard de cette position du savoir. Il est supposé savoir assurément pour que l’analyse s’engage et se soutienne ». Voilà tout. Élaborer un statut à ce sujet vise à éviter de lui donner une substance, précisément, une substance divine, comme le font les jungiens, selon lui.
47 Ainsi, dans une telle partie, autour d’un tel malentendu, le sujet indéterminé que l’on convoque au niveau de l’analysant, en l’invitant à penser, vient en un tournant du processus s’identifier au sujet du savoir qui a été supposé au long de l’analyse, c’est-à-dire à quelque chose qui n’existe pas. L’analyse dite didactique n’a pas l’apanage de cette identification, qui se produit régulièrement dans une analyse quelle qu’elle soit, lorsqu’elle parvient jusqu’en ce point. L’acte impliqué peut, dans ce cas, au lieu de ce qui consiste à devenir analyste, concerner toutes sortes d’actions fondatrices, comme écrire, enseigner, entreprendre, en se faisant le représentant du sujet supposé savoir. Il n’y a pas de problème à ce que l’analyse en reste là, le cas échéant, dans le cas où aucune pratique analytique n’est envisagée.
48 Mais lorsqu’on saisit comment cette identification au sujet supposé savoir se produit et pourquoi, on comprend qu’un nouvel analyste ne peut en rester là. Pour le concevoir, on peut, dans la perspective lacanienne, isoler un troisième temps de l’élaboration de la passe, où est apportée, cette fois, une lumière radicale sur l’acte de celui qui devient analyste. C’est là que nous commençons réellement à en saisir l’enjeu. Tout d’abord, l’identification au sujet supposé savoir se produit lorsque pour l’analysant ce sujet se révèle n’être rien, au niveau de l’Autre où il le situait jusque-là. Lorsque chute cet être du sujet supposé savoir, lorsque se produit ce désêtre au niveau de l’analyste, révélé par les coupures successives que son interprétation y a effectuées, là se produit chez l’analysant une identification soudaine, en acte, à ce sujet. Il se pare là de ce signifiant, s’empare de cet objet comme de l’être agalmique qu’il avait accordé au supposé savoir. Voilà la réponse de l’analysant à la destitution qu’il subit lorsque s’avère que ce sujet supposé au niveau de l’Autre n’est rien, ni par conséquent l’Autre qu’avait construit la névrose et qu’avait d’abord soutenu avant de l’entamer, l’analyse.
49 Il suffit de repérer cela pour soupçonner aussitôt dans quelle visée ce saut se produit. À la question lancinante que Lacan posait de façon répétée : « Pourquoi un analysant qui voit à quoi son analyste a été réduit par le progrès de l’analyse fait-il le pas d’occuper cette fonction à son tour ? », la réponse qui vient est : parce qu’il voit à quoi a été réduit son analyste. Pourquoi fait-t-on cela alors que celui qui le faisait a été réduit à rien, réponse : parce qu’il a été réduit à rien. Lacan appelait cela un acte de foi. Si l’analysant s’empare de cet objet, se pare de ce signifiant, lorsqu’il chute, c’est précisément qu’il vise à sauver ce sujet supposé savoir, au moment même où il le voit vaciller dans l’Autre, en soutenant son existence à son tour. Il souligne : « L’analyste lui sait que tout ce dont il s’agit dans la psychanalyse de par l’existence de l’inconscient consiste à rayer de la carte cette fonction du sujet supposé savoir. C’est donc un acte de foi singulier que celui qui consiste à faire foi à ce qui est mis en question, puisqu’à engager l’analysant dans la tâche on préfère cet acte de foi, c’est-à-dire qu’on le sauve [36]. » Engager la tâche analytique auprès d’autres analysants revient, en effet, à faire foi sur un autre mode à ce qui s’est avéré caduc à partir de la sienne, et plus précisément cela implique d’occulter ce qu’elle révèle. Voilà, par conséquent, l’acte par lequel on devient analyste, voilà ce que comporte d’obscur ce passage. Il vise à sauver le sujet supposé savoir, à en affirmer l’existence en se faisant son représentant auprès d’autres, au moment justement où celui qui le représentait chute. Ici s’inaugure ce que Lacan a appelé la passe.
50 De là s’éclairent de façon nouvelle les temps précédents de cette élaboration. Lorsque le Ministre ou Alcibiade s’emparent, puis se parent de l’objet laissé à leur portée, c’est aussi à leur insu par un acte de foi. Il y a là également une façon de sauver le sujet supposé savoir, au moment où il chute dans l’Autre, au moment où la Reine soudain laisse voir sa jouissance secrète, où Socrate manifeste son impuissance secrète. Reprendre le flambeau lorsqu’il chute vise à ce qu’il ne s’éteigne pas, et s’emparer de l’objet vise à ce qu’il reste agalmique.
51 L’analyste sait, oui, que tout ce dont il s’agit dans la psychanalyse consiste à rayer de la carte le sujet supposé savoir… Mais le passant, lui, ne le sait pas, ou plutôt au moment où il vient à l’apercevoir, il préfère l’acte de foi, donc il choisit de l’oublier. Il est tout à fait remarquable que Lacan ait voulu, par la procédure de la passe, interroger le nouvel analyste en lui donnant la parole comme à un sujet supposé savoir, puisque c’est le moment même où il fait le pas de représenter ce sujet supposé savoir, en oubliant sa chute au niveau de l’Autre. Puisqu’il est dans la foi, au moment où il fait ce choix, il ne peut en savoir quelque chose. « Acte de foi, ai-je-dit, dans le sujet supposé savoir, d’un sujet qui vient d’apprendre ce qu’il en est du sujet supposé savoir » résume-t-il. Là est la définition la plus succincte et la plus précise de cette passe qui produit un analyste, et qui comporte une torsion à peine visible et pourtant radicale.
Le temps de l’analyste
52 On voit dès lors en quoi un franchissement de l’identification est nécessaire pour le nouvel analyste. Car opérer effectivement comme analyste ne consiste pas à s’identifier au sujet supposé savoir, ne consiste pas à l’incarner comme tel, mais à lui prêter corps pour soutenir le processus en sachant que ce sujet n’est rien. C’est de l’ordre d’une feinte, d’abord ainsi définie : « Ce qui constitue l’acte psychanalytique comme tel est très singulièrement cette feinte par où l’analyste oublie que dans son expérience de psychanalysant, il a pu la voir se réduire à ce qu’elle est, cette fonction du sujet supposé savoir… [37] » L’acte commence par la passe, où véritablement il oublie ce qu’il a vu, c’est là le propre d’un acte de foi. Mais, dans ce cas, il ne peut feindre de l’oublier. L’acte analytique implique une double détermination, la feinte d’un oubli, et non une feinte seule ou un oubli seul. Sa définition complète est celle qui est énoncée ainsi : « L’acte essentiel du psychanalyste comporte quelque chose, que j’ai ébauché sous le titre de feinte et qui devient grave si ça devient oubli, de feindre d’oublier que son acte est d’être cause de ce procès [38]. » Feindre d’oublier que le sujet supposé savoir n’est rien, afin de causer et soutenir le processus analytique, voilà ce en quoi cet acte consiste.
53 Or, on ne peut, lors d’un acte de foi qui consiste à oublier que quelque chose n’est rien, feindre en même temps de l’oublier. Il est impossible au même moment d’oublier et de feindre d’oublier. Cela veut dire que tel que se forme un analyste, lorsqu’il fait le pas de le devenir, il ne peut soutenir l’acte analytique dans sa dimension essentielle. Il ne le peut pas au stade où il le produit parce qu’il le produit justement pour oublier. Il y a là une torsion qui constitue le point de réel de la didactique lacanienne, de la nôtre par conséquent. Cette torsion est saisissante et problématique. Mais peut-on devenir analyste autrement ? Y aurait-il encore des psychanalystes en fait, s’ils ne le devenaient pas tout d’abord par cet acte de foi ?
54 En effectuant cet acte, le nouvel analyste est l’effet d’une vérité dans le réel, puisque l’inexistence du sujet supposé savoir a suscité un acte de foi qui veut l’ignorer. C’est donc une vérité sans le savoir. « Car ce désêtre institué au point du sujet supposé savoir, dit Lacan [39], lui, le sujet de la passe au moment de l’acte analytique il n’en sait rien. » Effectivement, le passant ne sait rien de ce désêtre et n’en veut rien savoir, au moment où se produit l’acte qui l’instaure comme analyste. « Il n’en sait rien, ajoute-t-il, justement parce qu’il est devenu la vérité de ce savoir et que, si je puis dire, une vérité atteinte sans le savoir c’est incurable : on est cette vérité. » Il ne le saura que beaucoup plus tard, c’est-à-dire en quelque sorte trop tard. Trop tard alors pour guérir de cette vérité qu’il est devenu sans le savoir. Quand il vient à le savoir, quand cette vérité n’est plus sans le savoir, quand il admet enfin que ce sujet supposé savoir n’est rien, l’analyste n’a plus envie d’en lever l’option, son désir d’analyste est là.
55 Cet oubli n’a donc qu’un temps, ne doit avoir qu’un temps. Voilà pourquoi le franchissement ultérieur du plan de l’identification est essentiel à notre pratique. Le passant est certes celui qui passe à l’analyste, mais il est aussi celui qui, par l’identification au sujet supposé savoir, ne fait que passer. Analyste, en revanche, il peut le devenir et le rester, il le reste bien souvent, car bien souvent c’est incurable, en effet. La question que nous propose la didactique lacanienne est dès lors celle-ci : qu’est ce qui en logique nous permet de transformer en acte, en acte analytique, ce qui est une simple passion ?
56 Entre cet acte de foi et ce qui deviendra un acte analytique effectif, il y a ainsi un long parcours supplémentaire. Pourtant, l’analyse qui se poursuit ne fait d’abord que suivre l’analysant là-dessus, le laisser longuement déployer ce processus de séparation, afin qu’il puisse à loisir se mettre dans la conséquence de son acte, effectuer cette torsion jusqu’à son terme. Cela est essentiel, car cette identification, nous l’avons vu, n’est pas seulement un acte de foi, elle est aussi une défense, la manifestation d’une défensive contre la réalité sexuelle. Contre ce réel du sexe, où rien de sexuel comme tel ne définit dans le symbolique la différence sexuelle ni le rapport, où la différence ne s’énonce qu’en termes d’avoir ou pas, et le rapport qu’en termes d’opposition actif-passif. Or, on l’a accentué, le sujet n’appréhende cette réalité sexuelle qu’en s’en faisant le déchet, comme s’il opposait son être d’objet chu à ce qui manque au rapport sexuel dès lors, pense-t-il, qu’il n’a pas ou n’est pas le phallus qui permettrait ce rapport. L’analysant, pourtant, s’est constitué selon son fantasme, face à ce réel sexuel, il y a bien longtemps, et, en ce sens, il sait comment faire. Il n’y a donc là-dessus qu’à le suivre [40].
57 Ce n’est que bien au delà, et par une coupure supplémentaire dans l’analyse, que se défera l’être du sujet supposé savoir dont il se pare. Tel le Ministre, auquel Dupin reprend un jour la lettre, tel Alcibiade, auquel Socrate interprète son discours en coupant dans l’objet du transfert, le signifiant dont il se pare lui sera repris. Cette coupure lui permet de franchir le plan de l’identification, tantôt dépressivement, tantôt avec soulagement, tantôt en oscillant entre les deux. Et là, seulement, le nouvel analyste admet que ce sujet supposé savoir n’est rien. Il peut, cette fois, feindre dans sa pratique de l’oublier, puisqu’il ne l’oublie plus vraiment. Il aura fait ainsi un tour d’ensemble de la question du sujet supposé savoir. Et pourra, au delà de l’analyse, refaire sans cesse le tour de cette fonction, s’il le veut, c’est-à-dire passer sa vie à faire la passe : cela s’appelle aussi sublimation.
58 Nous voyons ainsi se profiler dans l’analyse, telle que nous en concevons les ressorts thérapeutiques et le principe didactique, un même processus. Qu’il s’agisse de l’objet en jeu dans le rapport à l’Autre au niveau de la réalité sexuelle, ou bien qu’il s’agisse de l’objet que recèle le sujet supposé savoir comme soutien de l’analyse, le sujet n’a qu’un mode séparatoire, qui peut être successivement instauré dans un registre et dans l’autre. Il se pare d’un signifiant et d’un objet selon une modalité particulière d’identification qui lui permet une certaine séparation. Concernant le désir, il se fait le phallus ou bien celui qui l’a, avant d’en être déchu. Concernant le savoir, il se pare de la supposition de savoir afin d’en sauver le sujet. Lorsque cela le mène à devenir analyste, puis à le rester au delà de cet acte de foi, l’analyse est alors didactique.
Notes
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[1]
Texte réécrit d’une intervention aux Journées d’Espace analytique-Convention, Besançon le 14/6/08, sous le titre « Le soin en psychanalyse ».
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[2]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 151.
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[3]
S. Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration » (1914), dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 113.
-
[4]
Ibid.
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[5]
J. Lacan, Les quatre concepts cruciaux de la psychanalyse, op. cit., p. 48.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid., p. 54.
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[8]
Ibid., p. 40.
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[9]
Ibid., p. 48.
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[10]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit, le 13 janvier 1965.
-
[11]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 48.
-
[12]
Ibid., p. 54.
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[13]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., 13 janvier 1965.
-
[14]
Ibid., 17 mars 1965.
-
[15]
Ibid., le 3 mars 1965.
-
[16]
Ibid., le 27 janvier 1965.
-
[17]
Ibid., le 17 mars 1965 : « mettre l’accent sur le fantasme de fellation, dans la coupure (de l’interprétation), et c’est du côté de l’Autre que l’objet tombe ».
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[18]
Ibid., le 27 janvier 1965. Lacan ajoute d’ailleurs, faisant parler Socrate : « … et te le montrant je le désire avec toi : c’est cet imbécile d’Agathon ».
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[19]
« C’est ainsi qu’à montrer son objet comme châtré, Alcibiade parade comme désirant – la chose n’échappe pas à Socrate – pour un autre présent parmi les assistants, Agathon… », J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 825.
-
[20]
Lacan plus précisément pose la question ainsi : plutôt que de se satisfaire de « l’identification du sujet indéterminé au supposé savoir »… « si l’irréductible altérité, le fait de le (l’analyste) rejeter comme autre, ce qui est bien le pathétique terminal de l’expérience analytique, ne doit pas être pour nous la question autour de laquelle doit s’élaborer ce qu’il en est des problèmes difficiles, qui ne sont pas simplement le résultat thérapeutique mais la légitimité de ce qui nous fonde comme analystes ». Ibid., le 3 mars 1965.
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[21]
Le passage par la position de l’objet, pour l’analysant, fait l’objet de ce commentaire : « C’est dans la mesure où le sujet peut en venir, au-delà de cette identification, à vivre l’effet de cette coupure comme étant lui-même ce reste, ce déchet d’où il est parti à une origine qui n’est pas tant celle de son histoire, mais cette origine qui reste inscrite dans le statut de son être, qu’un temps il le soit lui cet objet, soit demandé à l’Autre, soit qu’on lui demande – sein, déchet, excrément – ou dans des registres qui ne sont pas ceux de la névrose – voix ou regard », ibid., le 17 mars 1965.
-
[22]
Le fragment complet est le suivant : « Tout ce que notre expérience fait surgir à la place où il s’agirait de saisir cette différence sexuelle est l’objet a, partout où le sujet trouve sa vérité il le change en objet a. C’est bien là le dramatisme, absolument sans antériorité, à quoi nous pousse l’expérience analytique. » J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 9 juin 1965.
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[23]
Ibid., le 16 juin 1965.
-
[24]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil, 2004, p. 382.
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[25]
Le passage par la position de l’objet est en effet la condition d’une séparation logique dans la structure de l’aliénation. On le conçoit mieux au regard de ce qui est en jeu dans l’aliénation : « C’est en tant que je suis a que mon désir est le désir de l’Autre et que par là passe toute la dialectique de ma relation avec l’Autre, celle de l’aliénation. Le a s’y substituant permet l’autre mode de la relation, celle de la séparation, quelque chose où je m’instaure comme déchu, comme réduit au rôle de haillon dans ce qui a été cette structure du désir de l’Autre par lequel le mien a été déterminé. » J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 16 juin 1965.
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[26]
Ce tiers terme constitue précisément la raison pour laquelle l’identification doit être franchie, dans ce cadre. « S’il y a lieu d’introduire ce qui doit aboutir à autre chose qu’à une identification du sujet indéterminé au sujet supposé savoir, c’est qu’il y a au delà du sujet et du savoir un troisième joueur qui est la réalité sexuelle. » Ibid., le 19 mai 1965.
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[27]
Ibid.
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[28]
Ibid., le 20 janvier 1965.
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[29]
Texte réécrit d’une intervention prononcée sous ce titre aux Journées d’Espace analytique, à Paris, « On forme des analystes », le 14 mars 2009.
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[30]
J. Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, séminaire inédit, le 15 février 1977.
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[31]
J’ai eu l’occasion de le développer dans l’article, « Passe, fin d’analyse et Lettre volée », Essaim n° 11, 2003.
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[32]
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 245.
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[33]
J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 3 mars 1965.
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[34]
Ibid., le 19 mai 1965.
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[35]
Ibid., le 12 mai 1965.
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[36]
J. Lacan, L’acte analytique, séminaire inédit, le 7 février 1968.
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[37]
J. Lacan, L’acte psychanalytique, op. cit., le 29 novembre 1967.
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[38]
Ibid.
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[39]
Ibid., le 17 janvier 1968.
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[40]
« … amener un patient à son fantasme originel ce n’est rien lui apprendre, c’est apprendre de lui comment faire », J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, op. cit., le 19 mai 1965.