Notes
-
[1]
En particulier l’ouvrage sous la direction de Catherine Meyer, Le livre noir de la psychanalyse. Vivre penser et aller mieux sans Freud, Éditions Les Arènes, 2005.
-
[2]
Question soulignée dans l’article d’Alain Ehrenberg, « Les guerres du sujet », revue Esprit, novembre 2004, p.74-85.
-
[3]
Ibid., p. 82.
-
[4]
Cette querelle veut faire une distinction entre les « sciences de la nature » et les « sciences de l’esprit », entraînant une différence de méthode, entre la méthode dite « explicative » propre aux sciences de la nature, et la méthode dite « compréhensive » propre aux sciences de l’esprit.
-
[5]
E.Gellner, The Psychoanalytic Movement, The cunning of Unreason, 1985.
-
[6]
S.Freud (1914), Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Gallimard, 1991, p. 23-24.
-
[7]
S.Freud (1985). L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, p. 177-187.
-
[8]
Ibid., p. 186-187.
-
[9]
S.Freud (1921-1938), Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 125-134.
-
[10]
K.R.Popper, La connaissance objective, Paris, Champs Flammarion,1991 (1re éd.1979).
-
[11]
Cf. deux de ses ouvrages publiés en France : A.Grünbaum (1993), La psychanalyse à l’épreuve (trad. J. Proust), Paris, Éditions de l’Éclat; Les fondements de la psychanalyse (trad. J.-C.Dumoncel), Paris, PUF, 1996.
-
[12]
Philosophical Problems of Space and Time, Reidel, 1973.
-
[13]
« Est-ce que la théorie psychanalytique peut être testée de façon convaincante “sur le divan”».
-
[14]
Validation in Clinical Theory of Psychoanalysis : A Study in the Philosophy of Psychoanalysis, International Universities Press, 1993.
-
[15]
Conférence de Morton Reider « Converging sectors of psychoanalysis and neurobiology : Mutual challenge and opportunities ».
-
[16]
Voir les développements dans l’ouvrage de V.Micheli-Rechtman, La psychanalyse face à ses détracteurs, Paris, Aubier-Flammarion, 2007.
-
[17]
J.Habermas, Connaissance et Intérêt, trad. fançaise, NRF, 1976, trad. anglaise, Beacon Press, 1971.
-
[18]
Op. cit., p. 12.
-
[19]
Op. cit., p. 255.
-
[20]
Op. cit., p. 261.
1Lorsqu’à partir de 2003, le gouvernement français introduit, par des amendements successifs, une volonté de réglementer l’exercice de la psychothérapie et de la psychanalyse, un vif et large débat s’engage dans le milieu psychanalytique et intellectuel, témoignant de l’importance et de l’enjeu crucial que représente encore aujourd’hui la psychanalyse. Depuis, de nombreuses publications ont vu le jour et, régulièrement, la psychanalyse se trouve face à ses détracteurs en faisant l’objet d’attaques qui mettent en cause sa pertinence, son efficacité ou son actualité, avec des arguments le plus souvent polémiques et peu constructifs, voire infondés conceptuellement ou cliniquement [1]. Ces débats questionnent une certaine idée de la découverte freudienne dont on retrouve la trace dans toute l’histoire de la psychanalyse et soulignent la nécessité d’examiner la place de la psychanalyse dans le champ social et d’interroger son épistémologie.
2La politique de santé dans les pays occidentaux s’appuie aujourd’hui essentiellement sur les thèses organicistes légitimées par les neurosciences et sur la pratique de l’évaluation qui pose la question de l’efficacité de la psychanalyse.
3Les neurosciences, le cognitivisme et le comportementalisme, en plein essor depuis ces dernières décennies, stimulés par les progrès de la génétique, relancent une idée ancienne, celle de l’opposition du psychique et du somatique. Éternel débat entre le corps et l’esprit, entre l’âme et le corps, dont l’orientation depuis Freud est novatrice, nous permettant de sortir de cette opposition manichéenne, puisque la découverte de la « pulsion » inscrit une limite entre le somatique et le psychique.
4Il n’est pas question de nier l’apport scientifique des neurosciences. Apaiser la souffrance psychique, l’anxiété, l’angoisse, l’état dépressif par un anxiolytique ou un antidépresseur, autrement dit par l’action d’un neuromédiateur, produit un effet réel et souvent nécessaire, mais ne saurait en aucun cas résoudre la question de la causalité psychique de ces troubles. Or c’est là l’enjeu du débat : qu’en est-il de la question de la causalité ?
5Certains neuroscientifiques commettent l’erreur fondamentale de confondre la cause et l’effet. Avec des conséquences considérables, quand ils supposent que le psychisme peut se réduire à la biologie, cherchant ainsi à invalider la psychanalyse en questionnant son efficacité comme s’il s’agissait d’une discipline scientifique. Mais la psychanalyse n’est pas une science et son efficacité ne s’évalue pas avec des critères scientifiques.
6En ce qui concerne les rapports entre psychanalyse et neurobiologie, Freud avait déjà en son temps posé un critère net de différenciation dans l’Abrégé de psychanalyse en 1939. En effet, il souligne que même si une relation directe existait entre la vie psychique et le système nerveux, « elle ne fournirait dans le meilleur des cas qu’une localisation précise des processus de conscience et ne contribuerait en rien à leur compréhension ». Cette localisation est justement l’objet de nombreuses recherches en neurosciences, même si elles ne prétendent pas toutes identifier un mécanisme cérébral.
7Les nouvelles découvertes des neuroscientifiques, comme leurs objectifs, alimentent ainsi ce que le sociologue Alain Ehrenberg appelle « la guerre des deux sujets [2] ». Cette « guerre » n’est pas vraiment nouvelle historiquement en psychiatrie et en psychopathologie : « Deux camps apparemment bien délimités s’affrontent : les défenseurs du “Sujet parlant” s’inquiètent du raz-de-marée des neurosciences qui risqueraient de mettre fin à la subjectivité humaine, tandis que ceux du “Sujet cérébral” considèrent que, grâce à elles, il va enfin pouvoir être possible de ne plus aborder les pathologies mentales comme des pathologies particulières, car cela “culpabilise”les patients et/ou leurs parents et contribue à leur “stigmatisation” – le domaine en plein bouleversement de l’autisme est sans doute aujourd’hui le principal champ de bataille en psychiatrie. Plus encore, nombre de chercheurs en neurosciences pensent qu’ils arriveront à terme à expliquer les comportements sociaux et les sentiments moraux [3]. »
8Les prétentions des neurosciences s’étendent donc parfois bien au-delà du champ de la psychopathologie puisqu’elles se voudraient pertinentes dans le domaine des comportements sociaux, moraux, etc.
9Ainsi, aujourd’hui, on peut se demander si la psychanalyse ne semble pas à la merci de trois grands périls qui risquent de l’éloigner de ses perspectives originelles. Dans des directions certes différentes, ces trois tendances gagnent désormais en influence et rencontrent d’ailleurs un écho parfois bienveillant, tant chez certains partisans de la psychanalyse que chez ses habituels opposants et contradicteurs. Certains semblant admettre qu’il serait désormais possible de réduire les prétentions du freudisme en infléchissant tel ou tel point de la doctrine.
10Les tendances à la psychologisation, ou la pente herméneutique suivie par certains courants contemporains de la psychanalyse, partagent avec la tentative de scientificité de la psychanalyse, et son corollaire méthodologique, une même volonté de limiter le champ théorique propre à la découverte freudienne. La psychologisation contemporaine de la psychanalyse vise à vider l’inconscient de sa dynamique et exclut de ce fait la radicalité de la singularité subjective. La pente herméneutique renoue avec une tradition du symbolisme, antérieure à la rupture introduite par Freud, et veut renvoyer la psychanalyse aux confins d’une approche compréhensive. À l’opposé, la volonté de scientificité, avec ce qu’on appelle, depuis les années 1990, la « neuropsychanalyse », tout en abandonnant la perspective freudienne qui avait permis de contourner la querelle des méthodes [4] instaurée à la fin du XIX e siècle, impose ex nihiloune méthodologie et des principes d’évaluation hétérogènes aux objectifs de la psychanalyse.
11Ces trois tendances procèdent également des changements dans le corps social, qui imposent de l’extérieur des mutations conformes aux exigences politiques et économiques contemporaines, dont l’analyse mérite toute notre attention.
12Mais, dans ces trois variantes, la démarche relève en définitive d’un même a priori, consistant à importer une épistémologie extérieure au champ de la psychanalyse, pour secondairement mesurer cette dernière à l’aune de la première. Une telle démarche trouverait sa légitimité dans l’absence d’une épistémologie propre à la psychanalyse, justifiant systématiquement un recours extérieur. Or, la question demeure de savoir si ce défaut est structurel à la découverte freudienne, ou s’il relève d’un leurre traduisant une forme de méconnaissance, non pas de la portée des découvertes freudiennes, mais bien plutôt de l’épistémologie propre à ce champ du savoir, laquelle organiserait l’ensemble de façon unitaire.
13Ainsi, pour certains commentateurs contemporains, la psychanalyse serait aujourd’hui en crise. Ses fondements, ses conceptualisations, comme sa pratique, touchés par de multiples critiques, résisteraient mal à cette mise en cause au point que l’on pourrait désormais douter de son actualité, de son efficacité, et plus encore de son futur. On pourrait, certes, contester ou déplorer un tel verdict, comme certains pourraient à l’inverse s’en féliciter. Mais l’on ne saurait ignorer que les deux termes de cette alternative traduisent que la question de son destin demeure une préoccupation contemporaine, comme elle le fut d’ailleurs depuis sa naissance.
14C’est d’ailleurs un aspect récurrent de l’histoire de la psychanalyse. Alors qu’en moins d’un siècle, la psychanalyse a conquis une bonne partie de la planète pour devenir, comme l’a montré le philosophe et anthropologue social anglais Ernest Gellner [5], une référence indispensable dans l’étude de la personnalité humaine, Freud, pour sa part, s’est régulièrement heurté au rejet, parfois très hostile, de la théorie et de la pratique analytique. Loin d’en être personnellement meurtri, l’inventeur de la psychanalyse voyait plutôt dans ces désaccords « une conséquence nécessaire des prémisses analytiques fondamentales [6] ». Comme toute discipline novatrice, la psychanalyse ne pouvait, selon lui, que rencontrer certaines résistances. Mais plus que toute autre, elle se heurtait aux résistances qu’elle se proposait justement de dévoiler. En ce sens, la crise d’aujourd’hui, si crise il y a, n’est pas sans évoquer les précédentes et mérite également d’être reprise comme un moment fécond amenant la psychanalyse à interroger une fois encore ses fondements épistémologiques.
15Freud a régulièrement pris au sérieux les objections de ses contradicteurs, non seulement pour leur répondre, mais, plus fondamentalement encore, pour construire et renforcer son propre édifice théorique. Ainsi, il consacre deux articles à cette question dans lesquels il se penche plus particulièrement sur l’hostilité que la psychanalyse suscite. Le premier, intitulé « Une difficulté de la psychanalyse [7] », date de 1917 et met en perspective les trois grandes vexations que la recherche scientifique a infligées au narcissisme universel et à l’amour-propre de l’humanité, c’est-à-dire, dans l’ordre chronologique, la théorie héliocentrique du système solaire de Copernic, puis la théorie darwinienne de l’évolution et enfin sa propre théorie de l’inconscient. Mais la vexation qui lui semble être la plus douloureuse, précisément parce qu’elle est de nature psychologique, est celle qui a montré que « le Moi n’est pas maître dans sa propre maison ». Il était dès lors prévisible que le Moi, ajoute-t-il, « n’accorde pas sa faveur à la psychanalyse et lui refuse obstinément tout crédit [8] ». Dans un second article, publié en 1925, précisément intitulé « Résistances à la psychanalyse [9] », l’auteur dresse le catalogue de ces résistances que rencontre la jeune science viennoise.
16De ces argumentations freudiennes, il découle qu’il appartiendrait en propre à la psychanalyse d’avoir affaire à des résistances, non seulement au sein de la cure elle-même, mais également au cœur du champ intellectuel et scientifique.
17Qu’en est-il de nos jours de cette question des résistances à la psychanalyse ?
18Aujourd’hui, les critiques adressées à la psychanalyse sont de deux ordres : d’un côté, sa valeur thérapeutique et son efficacité sont mises en cause, et de l’autre, sa validité scientifique est questionnée.
19Le premier type de critiques insiste particulièrement sur certains aspects : la durée d’une psychanalyse, car de nos jours fleurissent un certain nombre de thérapies brèves, parfois très peu recommandables « scientifiquement », qui proposent une résolution « rapide » et « immédiate » des symptômes, sans y parvenir généralement. Elles accusent alors la psychanalyse d’exiger un temps de traitement jugé trop long, ce qui est révélateur d’un symptôme de notre actualité « pressante ». Un autre aspect concerne la notion de rentabilité, comme s’il fallait dans ce domaine également avoir en tête l’idée d’un rapport qualité/prix, ce qui nous renvoie également à notre modernité dans laquelle la notion d’évaluation dans le champ social devient dominante.
20Pour le deuxième type de critiques, qui questionnent la validité scientifique de la psychanalyse, le débat tourne autour des difficultés soulevées par l’idée de tester ou d’évaluer les hypothèses psychanalytiques sur le modèle des sciences naturelles expérimentales et physiques. Il s’agit là d’un débat fondamental qui occupe le champ épistémologique actuel. Ce débat a été initié par Karl Popper [10], pour lequel il n’existe pas de caractère scientifique des hypothèses psychanalytiques puisqu’elles ne sont pas testables. Pour cet auteur, une hypothèse est scientifique si elle peut être réfutée ou falsifiée au moyen de procédures expérimentales, reproductibles par n’importe quel sujet. Une hypothèse nontestable ou non falsifiable ne peut pas être considérée comme scientifique. Elle n’est pas forcément fausse, mais elle appartient à un autre ordre que celui généré par la science.
21Pour Popper, Freud représente tout ce que la science doit s’interdire, puisque les arguments psychanalytiques sont tels qu’aucun fait empirique ne peut les réfuter. Un des exemples de cette non-falsifiabilité « structurelle » de la psychanalyse serait celui de la thèse freudienne du rêve dans L’interprétation du rêve. Dans cet ouvrage, Freud soutient que l’essence du rêve est d’accomplir un désir qui est sexuel, infantile et inconscient. Popper prend alors l’exemple des rêves « contraires » au désir, ou des cauchemars, et il examine les réponses de Freud à ces contre-exemples, à savoir qu’il peut exister chez un patient le désir de prouver à Freud qu’il a tort, ce qui sert à confirmer sa thèse du rêvedésir. Ce sont là pour Popper à la fois une manière de déroger à la règle scientifique qui veut que l’on se concentre au sein de la construction d’une théorie scientifique sur les hypothèses les plus exposées aux démentis empiriques, et même une façon de produire un sentiment d’invincibilité qui n’est plus selon Popper de nature épistémologique, mais sociologique.
22Dans le contexte plus contemporain, un opposant à la psychanalyse, Adolf Grünbaum [11], philosophe des sciences, particulièrement des sciences physiques, met en cause à la fois la version « herméneutique » de la théorie et de la pratique freudienne, promue par Jürgen Habermas et Paul Ricœur, mais aussi la thèse poppérienne de l’irréfutabilité logique de la psychanalyse, qui la range dans les spéculations infalsifiables. Pour Grünbaum, la psychanalyse est une théorie empiriquement testable, et il s’agit d’en évaluer les principaux éléments, par exemple, les notions de transfert, de refoulement ou d’association libre, au même titre que toute discipline scientifique au sens propre.
23Adolf Grünbaum est philosophe, professeur de philosophie et chercheur dans le département de psychiatrie de l’Université de Pittsburgh aux États-Unis dans laquelle il a créé le département de philosophie des sciences, l’un des plus importants de ce pays. Il est connu tout d’abord pour la publication d’un ouvrage sur la philosophie de la physique, en 1973 [12]. Il a été amené à la suite d’une série de discussions avec Karl Popper, à propos de sa thèse de la non-réfutabilité de la psychanalyse, à s’intéresser, depuis près de vingt ans, aux fondements théoriques, épistémologiques et heuristiques de la théorie freudienne. Son travail est donc axé essentiellement sur les questions d’épistémologie de la psychanalyse. Sa perspective exclusivement intellectualiste et son absence de formation ou d’expérience clinique le situent donc essentiellement dans une critique philosophique et conceptuelle de la psychanalyse.
24Ses travaux publiés aux États-Unis débutent sur ces questions, en 1977. En 1982, il intitule un de ses articles : «Can psychoanalytic theorie be cogently tested “On the Couch” [13] ». Depuis, il a fait paraître plusieurs articles sur ces questions et son dernier livre sur la psychanalyse date de 1993 [14].
25Il faut souligner qu’à partir de 1983 se produisent aux État-Unis une série de publications mettant en cause la psychanalyse qui sera appelée les Freud Wars. Cela débute en 1983 par l’exposé de ce que l’on peut considérer comme la première hypothèse neuropsychanalytique [15], lors la conférence annuelle de l’American Psychoanalytic Association.
26L’ouvrage de Grunbaum, Les fondements de la psychanalyse, une critique philosophique,paru en 1984 aux États-Unis, rend compte des débats parfois très vifs qu’il a menés tant avec des philosophes critiques de la psychanalyse freudienne qu’avec des psychanalystes américains de renom. À la suite de cette parution, les polémiques ont été nombreuses puisque son travail critique, conduit à partir de l’épistémologie moderne, s’attaque à la validité des hypothèses fondamentales de Freud. Les conséquences sont telles que les universités américaines débutent la clôture des enseignements de psychanalyse dans les départements de psychiatrie, et les remplacent par des enseignements de neurobiologie. La parution en français, version revue et augmentée, est un essai, La psychanalyse à l’épreuve, en 1993. L’année 1993 est une date importante puisque dans l’édition du New York Review of Books, un compte rendu intitulé « The unknown Freud » va déclencher une polémique importante.
27Les critiques de Grunbaum sur le plan épistémologique se concentrent essentiellement autour de deux axes. D’une part, il s’oppose aux défenseurs d’une reconstruction dite « herméneutique » de la théorie et de la thérapie psychanalytique, en prenant pour cibles principales la « philosophie de la psychanalyse » de Jürgen Habermas et de Paul Ricœur. Contre ces derniers, Adolf Grünbaum soutient l’idée que la psychanalyse est une théorie scientifique à part entière, comme d’ailleurs Freud lui-même le formule à un moment donné en inscrivant la psychanalyse dans le champ des sciences de la nature. De plus, il produit une objection à la philosophie des sciences de Karl Popper, en s’en prenant plus particulièrement à sa thèse selon laquelle le corpus freudien serait infalsifiable, ce qui sous-entend que la psychanalyse n’est pas empiriquement testable, par conséquent non réfutable, constituant ainsi une théorie pseudo-scientifique. Adolf Grünbaum soutient alors contre Popper que la théorie freudienne est falsifiable et qu’il faut confronter la psychanalyse aux critères de « scientificité », donc qu’il faut l’évaluer [16].
28Sa critique de la conception herméneutique de la théorie et de la thérapie psychanalytiques débute donc avec Habermas qui, dans son ouvrage Connaisssance et intérêt [17], considère que Freud a commis l’erreur de donner le statut de science de la nature à la psychanalyse naissante, car il aurait succombé à une « auto-mécompréhension scientiste » de sa propre métapsychologie. Selon lui, parce que « Freud était pris depuis le début dans une auto-mécompréhension scientiste, il a succombé à un objectivisme qui régresse immédiatement du niveau de l’auto-réflexion au positivisme contemporain à la manière de Mach et qui prend en conséquence une forme particulièrement grossière [18] ».
29Habermas accuse Freud d’avoir investi la métapsychologie d’une primauté scientifique à l’égard de la théorie clinique. Freud serait tombé dans une incompréhension « scientiste » du fait de son idolâtrie scientiste. Pour Grünbaum, Habermas ne saisit pas le contenu et les méthodes des sciences de la nature, plus particulièrement la question de la causalité. En effet, Grünbaum souligne que les hypothèses de Freud sont causales et que cette causalité est du même type que celle des sciences de la nature, contrairement à la position d’Habermas qui construit un dualisme causal de l’esprit et de la nature.
30Grünbaum va donc se livrer à une critique très précise et très radicale des thèses d’Habermas ainsi que de celles de Ricœur qui a soutenu celles d’Habermas, puis de Klein. L’auteur soutient que la reconstruction philosophique de la théorie clinique qu’ils proposent prend appui sur une exégèse « mythique » de la notion de scientificité pratiquée également par Freud. Il critique ensuite leurs conceptions de l’intentionnalité. Enfin, il conclut que l’analyse herméneutique, une fois dépouillée de ses mythes « scientophobes », se révèle stérile et conduit à une impasse épistémologique pour la psychanalyse. Il propose enfin une réflexion sur la « testabilité » empirique de la théorie freudienne et sur la « justification » freudienne de la méthode d’investigation clinique. On ne peut être assuré de la valeur scientifique inhérente de la psychanalyse, car de nombreux « défauts épistémiques » compliquent la validation clinique. Pour Grünbaum, les hypothèses de la théorie freudienne ne sont pas testables de façon intraclinique.
31Mais il s’attaque aussi directement à ce qu’il appelle le « pilier de l’édifice psychanalytique », à savoir la théorie freudienne du refoulement. Il prétend démontrer que les principales assises de la théorie du refoulement se révèlent dépourvues de « fondations [19] ». Il cherche à examiner « en détail » les fondements logiques de la théorie freudienne afin de démontrer que le raisonnement par lequel Freud essayait de justifier le fondement même de sa théorie présente de « graves défauts [20] ». Grünbaum insiste, par exemple, sur la différence radicale qu’il y a entre attester l’existence du refoulement et fournir la justification du rôle du refoulement dans la genèse des névroses. Ainsi, il met en cause la justification théorique et pratique de l’association libre, du transfert, de la théorie des rêves ou du désir. Selon lui, les preuves de la validité de la théorie analytique sont très faibles, et aucune d’entre elles ne parvient à confirmer les hypothèses de la psychanalyse. Bref, la psychologie cognitive peut se réjouir de toutes ces démonstrations accablantes pour la psychanalyse !
32Aux questions qu’il pose à la psychanalyse freudienne, A.Grünbaum apporte donc des réponses qui sont tout à fait critiquables puisqu’il part du principe qui consiste à physicaliser la psychanalyse. Mais la psychanalyse relève-t-elle exclusivement de la science ?
33Adolf Grünbaum a des partisans, mais aussi, bien entendu, des opposants qui ont répondu à ses critiques par de nombreux articles, et la polémique fit rage au moment de la sortie de son livre.
34Il s’agit, comme le souligne le titre français de son essai, de mettre à l’épreuve la psychanalyse, en la confrontant à des problématiques venant d’un autre champ du savoir, qui ont comme paradigmes la validation et l’évaluation. Mais comment ces deux champs du savoir, la psychanalyse et les « sciences » de l’évaluation, peuvent-ils cohabiter et se confronter ? Tel est, selon nous, le problème central posé par le travail de Grünbaum.
35On se demande ce qui sous-tend une démarche qui veut poser la question de la validation et de l’évaluation des hypothèses freudiennes, en dehors de considérations philosophiques qui ont par ailleurs leur intérêt, en particulier lorsqu’il débat de la pertinence d’une conception herméneutique de la psychanalyse. Il s’agit là de problématiques proches des sciences cognitives qui prennent de plus en plus de place dans les questions contemporaines et qui viseraient ici à évaluer, ou même à infirmer, les hypothèses de la psychanalyse. Le débat est extrêmement important aux États-Unis, et fondamental d’une façon générale. Il n’est pas étonnant que cette critique « scientifique » de la psychanalyse soit née dans un pays où l’évaluation est devenue un critère majeur de scientificité et peut-être surtout un argument économique, et où la psychanalyse postfreudienne a connu une évolution bien différente du mouvement français influencé par Lacan.
36Les exemples fournis par Grünbaum font souvent l’objet d’un vif débat. Ainsi, quand il questionne la testabilité empirique de la théorie freudienne, il répond que Freud et les freudiens ne sont pas parvenus à montrer que cette théorie pouvait être testée de façon correcte uniquement avec les observations du psychanalyste dans ses interactions avec ses patients. Il faut selon lui d’autres tests, extra-cliniques, et non pas intra-cliniques, pour mettre à l’épreuve les hypothèses de la théorie freudienne.
37D’autre part, après avoir démontré contre Popper que la théorie freudienne est indubitablement falsifiable, il soutient que Freud n’a pas suffisamment justifié sa méthode d’investigation clinique et que les productions du patient sur le divan sont « contaminées » par les suggestions verbales ou non verbales de l’analyste. Il considère ainsi que la position de Freud selon laquelle l’analyse du transfert permet l’émancipation du patient à l’égard de sa soumission aux attentes de l’analyste n’est qu’une pétition de principe et une autovalidation.
38Enfin, à propos des relations épistémologiques entre la méthode de l’association libre et la théorie du refoulement, il montre l’existence d’un hiatus épistémique très important entre le fait d’attester l’existence du refoulement et le fait de conclure, comme Freud le dit, que le refoulement a un rôle fondamental dans la genèse des névroses.
39Ces deux types de critiques à l’égard de la psychanalyse, du côté de Popper ou du côté de Grünbaum, diffèrent à la fois dans la forme et dans le fond, mais se rejoignent au moins sur un point : elles n’envisagent pas la possibilité d’une épistémologie propre à la psychanalyse.
40En effet, toutes les deux se fondent à partir d’une extériorité de la psychanalyse, pour interroger sa validité et sa scientificité. Extériorité de l’évaluation thérapeutique par rapport à l’objet propre de la psychanalyse, qui le plus souvent se juge à l’aune d’une singulière transformation de l’objet, par un subtil glissement entre les buts de la psychanalyse tels que Freud les lui a assignés et les buts « standards » de la thérapeutique d’après des normes édictées par une idéologie du soin. Ainsi, à défaut de juger de l’efficacité de la psychanalyse par rapport à ses propres enjeux, on la juge et on la teste par rapport à des buts ou à des objectifs que l’on définit a prioricomme devant être les fins nécessaires de toute action thérapeutique. Ce n’est donc pas ici l’efficacité de la psychanalyse qui est évaluée, mais bien plutôt l’éventualité que la psychanalyse ait une efficacité équivalente à celle d’autres pratiques.
41Cette démarche critique semble donc sous-tendue par un a priori selon lequel l’efficacité thérapeutique est un invariant universel indépendant du contexte théorique qui prétend la produire. La légitimité de cette approche se heurte à des principes épistémologiques qui restreignent considérablement la portée des réserves émises, dans la mesure où leur pertinence dépend étroitement de l’absence d’une épistémologie propre à la psychanalyse.
42De la même manière, la contestation du caractère falsifiable de la psychanalyse par Popper, ou du caractère scientifique de la psychanalyse par Grünbaum, repose en grande partie sur une démarche délibérément extérieure au champ propre de la psychanalyse. Là encore, ces démarches pourraient sembler légitimes si la psychanalyse ne possédait pas sa propre épistémologie. On regrettera que celle-ci soit si souvent absente de ces débats.
Mots-clés éditeurs : neurosciences, Efficacité, évaluation, histoire des sciences, épistémologie
Date de mise en ligne : 01/11/2007.
https://doi.org/10.3917/fp.015.0167Notes
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[1]
En particulier l’ouvrage sous la direction de Catherine Meyer, Le livre noir de la psychanalyse. Vivre penser et aller mieux sans Freud, Éditions Les Arènes, 2005.
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[2]
Question soulignée dans l’article d’Alain Ehrenberg, « Les guerres du sujet », revue Esprit, novembre 2004, p.74-85.
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[3]
Ibid., p. 82.
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[4]
Cette querelle veut faire une distinction entre les « sciences de la nature » et les « sciences de l’esprit », entraînant une différence de méthode, entre la méthode dite « explicative » propre aux sciences de la nature, et la méthode dite « compréhensive » propre aux sciences de l’esprit.
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[5]
E.Gellner, The Psychoanalytic Movement, The cunning of Unreason, 1985.
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[6]
S.Freud (1914), Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, Paris, Gallimard, 1991, p. 23-24.
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[7]
S.Freud (1985). L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, p. 177-187.
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[8]
Ibid., p. 186-187.
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[9]
S.Freud (1921-1938), Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 125-134.
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[10]
K.R.Popper, La connaissance objective, Paris, Champs Flammarion,1991 (1re éd.1979).
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[11]
Cf. deux de ses ouvrages publiés en France : A.Grünbaum (1993), La psychanalyse à l’épreuve (trad. J. Proust), Paris, Éditions de l’Éclat; Les fondements de la psychanalyse (trad. J.-C.Dumoncel), Paris, PUF, 1996.
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[12]
Philosophical Problems of Space and Time, Reidel, 1973.
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[13]
« Est-ce que la théorie psychanalytique peut être testée de façon convaincante “sur le divan”».
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[14]
Validation in Clinical Theory of Psychoanalysis : A Study in the Philosophy of Psychoanalysis, International Universities Press, 1993.
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[15]
Conférence de Morton Reider « Converging sectors of psychoanalysis and neurobiology : Mutual challenge and opportunities ».
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[16]
Voir les développements dans l’ouvrage de V.Micheli-Rechtman, La psychanalyse face à ses détracteurs, Paris, Aubier-Flammarion, 2007.
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[17]
J.Habermas, Connaissance et Intérêt, trad. fançaise, NRF, 1976, trad. anglaise, Beacon Press, 1971.
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[18]
Op. cit., p. 12.
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[19]
Op. cit., p. 255.
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[20]
Op. cit., p. 261.