Notes
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[1]
J. Lacan, « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 420.
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[2]
S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 98-112. On peut déplier ainsi les condensations du rêve de l’injection à Irma, en retrouvant pour chacune la substitution qui les produit. La substitution à Irma de son amie plus docile et intelligente aboutit à la condensation qui lui attribue la tâche qu’avait celle-ci, la situe près de la fenêtre où était celle-ci, etc. Le commentaire de ce rêve a été effectué dans L’Équation des rêves, G. Chaboudez, Paris, Denoël, 2000, p. 41 et suivantes.
-
[3]
Radiophonie, op. cit., p. 417.
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[4]
Ibid., p. 417.
-
[5]
J. Lacan, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 302.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid., p. 302.
-
[8]
Ibid., p. 303.
-
[9]
Radiophonie, op. cit., p. 416-17.
-
[10]
« La métonymie, ce n’est pas du sens d’avant le sujet qu’elle joue (soit de la barrière du non-sens), »[comme le fait la métaphore] « c’est de la jouissance où le sujet se produit comme coupure : qui lui fait donc étoffe, mais à le réduire pour ça à une surface liée à ce corps, déjà le fait du signifiant. » Ibid., p. 417-18.
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[11]
Voir la citation complète, note précédente.
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[12]
Ibid., p. 418.
-
[13]
Ibid.
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[14]
Radiophonie, op. cit., p. 419.
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[15]
Ibid., p. 420.
-
[16]
Radiophonie, op. cit., p. 417.
-
[17]
Le peu de sens du système des valeurs est développé par Lacan en 1958 dans Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 81 et suivantes.
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[18]
Radiophonie, op. cit., p. 417.
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[19]
Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 177-204.
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[20]
Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 83 et suivantes.
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[21]
La logique du fantasme, séminaire inédit, le 12 avril 1967.
1Le psychanalyste a un rapport singulier avec le travail de l’inconscient. Qu’il soit plus à même que quiconque de le déchiffrer, ou du moins qu’il soit tenu de l’être, ne le laisse pas forcément serein à son égard. Qu’il ait éprouvé la force du refoulement que sert ce travail, et l’insistance du retour du refoulé, ne le prémunit pas d’y succomber à l’occasion. Lorsqu’il trouve l’angle d’abord qui lui permet de s’y orienter de telle façon que la lettre de l’inconscient lui dise quelque chose, et qu’il parvienne à la manier, il ne peut s’agir que d’un mode propre à chacun de s’y retrouver, même si les lois générales de ces processus valent pour tous. Il est donc logique qu’une démarche particulière anime chacun des travaux qui s’attellent à ces processus. Sur ce point comme sur bien d’autres, l’apport de Lacan est à la fois fondamental, porteur de vastes conséquences, nécessaire pour tracer son chemin dans une pratique, et à la fois obscur, elliptique, limité à quelques énoncés dont l’interprétation n’est pas univoque et ne peut l’être. De sorte que s’agissant de la structure élémentaire de la littéralité de l’inconscient, la démarche de chacun, psychanalyste ou psychanalysant, contribue à témoigner d’un savoir vivant en devenir.
2Si cette structure apparaît dans les formations de l’inconscient, les rêves, les lapsus, les actes manqués, elle est en jeu bien au-delà. Au point que Lacan y a reconnu le fondement même de l’inconscient, instauré par une première métaphore, celle du Père, et qu’il a pointé la structure encore métaphorique du symptôme, puis le ressort du désir instauré par une première métonymie. C’est parce que l’inconscient se formerait ainsi qu’il fonctionnerait lui-même ainsi, indéfiniment tendu entre deux processus qui constituent son travail parce qu’il en résulte, qui organisent les formations qu’il produit parce que c’est le principe de sa formation même, dont il doit reconduire la structure et le champ. Sa lettre n’est pas seulement celle qu’il adresse, si l’on peut dire, mais aussi celle qui le fonde. Or ce qui est vrai de la lettre l’est aussi de la logique, puisque la lettre n’est pas simplement l’alphabet d’un discours, elle vise aussi l’économie d’une jouissance, laquelle se distribue selon une logique. On retrouve ainsi dans les formations de l’inconscient la logique d’aliénationséparation qui est celle de l’inconscient et anime son sujet divisé. La question se pose alors de ce qui articule les processus du travail de l’inconscient à cette logique. Enfin il apparaît que ces processus métaphoro-métonymiques sont au principe même de ce qui organise la position subjective de chaque sexe et leur rapport selon le discours, et l’on aperçoit alors la vaste fonction qui est la leur, de tenir lieu d’un rapport sexuel, s’ils n’en fondent pas un comme tel.
3Une importante discussion a cours, dans le champ lacanien, sur l’équivalence avancée par Lacan entre deux processus de rhétorique et les processus du travail de l’inconscient décrits par Freud, entre condensation et métaphore, entre déplacement et métonymie. Il est apparu assez vite que le terme d’équivalence employé ne satisfaisait pas tout à fait au vu de l’expérience, et que le maniement par Freud des concepts de condensation et déplacement n’était pas complètement superposable à ceux de métaphore et métonymie. La tâche n’est pas facilitée par le fait que Lacan lui-même semble les distinguer dans le même texte où il parle précisément d’équivalence. « C’est que je ne métaphorise pas la métaphore ni ne métonymise la métonymie pour dire qu’elles équivalent à la condensation et au virement dans l’inconscient [1]. » Lorsque Freud nous décrit la condensation comme ce que réalise une image de rêve où telle personne générique en représente plusieurs, où tel trait d’une personne appartient à une autre, et tel autre à une autre encore, chacun des traits évoquant au sein d’un même ensemble des pensées comparables concernant ces personnes, où est la métaphore ? On observe là la substitution d’une unité composite, formée de deux unités assemblées, à ces mêmes unités séparées, et non pas d’une unité signifiante à une autre qui aurait disparu. Les personnes, objets ou lieux, sont rassemblés en une unité nouvelle qui s’est substituée à l’ensemble de chacune des unités, maintenant représentées par un trait. Cette substitution est d’un autre ordre que celle d’un signifiant à un autre évoqué par Lacan dans la métaphore, mais elle lui est étroitement liée. Lorsque Freud souligne qu’une telle substitution est au service du désir du rêve, il ne s’agit pas simplement que s’assemble ce qui est analogue, mais aussi que les unités nouvelles s’ordonnent en fonction de ce désir. L’amie d’Irma est substituée à Irma car préférée pour sa docilité et son intelligence, et toutes les personnes qui sont évoquées « dans le camp » d’Irma sont concernées par cette substitution qui vise à refouler quelque chose [2]. Il y a donc deux étages de substitution dans ce processus, celle qui sert le désir du rêve, en sub-stituant l’amie d’Irma à Irma, et celles qui substituent Irma à toutes les personnes « de son camp », l’ensemble des personnes malades et indociles comme elle. Ce ne sont pas les mêmes, et il y a là en quelque sorte un redoublement de substitution. La première est la métaphore en jeu dans cette partie du rêve, les secondes sont les condensations. C’est en fonction de la première que sont remaniées les chaînes attenantes pour constituer les secondes. Nous assistons à la substitution effectuée avec les remaniements qu’elle entraîne, eux-mêmes substitutifs. C’est dans ce sens que va la phrase suivante de Lacan : « Voilà plus qu’il n’en faut pour justifier le recours à la métaphore de faire saisir comment à opérer au service du refoulement, elle produit la condensation notée par Freud dans le rêve [3]. » Métaphore dans ce cas désignerait un processus, et condensation son produit.
4Nous devons en effet considérer l’ensemble d’un processus et non pas seulement son résultat lisible. Là nous pouvons lire comment il opère, ce qu’il sert, et les effets de son produit. Il apparaît mieux ainsi que ce que sert la métaphore, soit le refoulement, n’est qu’incomplètement satisfait dans son résultat. En effet, si la substitution de la représentation de telle personne à telle autre vise à refouler quelque chose dont elle est porteuse ou représentante, la présence dans le résultat d’un trait de la personne refoulée constitue de fait un retour du refoulé, et donc un échec partiel du refoulement. Si la substitution visée dans le rêve d’Irma est celle de son amie, elle est largement en échec, ce qui se voit par exemple au fait que c’est Irma qui est au centre du rêve avec sa résistance et non l’amie avec sa docilité. L’échec d’ailleurs se mesure au fait que la tache dans sa gorge s’étend en escarres. Si la métaphore est au service d’un refoulement, la condensation est à la fois le résultat de ce refoulement et son échec partiel. C’est ainsi qu’on peut comprendre la phrase suivante de Lacan : « Tout autre est l’effet de condensation en tant qu’il part du refoulement et fait le retour de l’impossible, à concevoir la limite d’où s’instaure par le symbolique la catégorie du réel [4]. » On aperçoit en quoi métaphore et condensation peuvent être dits s’équivaloir, mais on voit qu’il est très insuffisant de les désigner ainsi, car cela laisse dans l’ombre tout un processus dont ils occupent en quelque sorte les deux pôles opposés, l’un servant le refoulement, l’autre en résultant mais comportant quelque chose qui en constitue un retour.
5On pourrait aussi à l’inverse envisager que la métaphore consiste à substituer un signifiant à un ensemble signifiant préalablement condensé, l’amie d’Irma à la personne générique Irma, et dans ce cas la condensation prépare à la métaphore au lieu d’en résulter. Les analogies entre chaque unité sont au principe de leur assemblage tandis que la métaphore interviendrait en second lieu sur cet ensemble. Mais même dans ce cas, qui assurément se retrouve dans certains rêves, la condensation ne se produit qu’en fonction d’une métaphore antécédente ou bien en fonction de ce qu’exige la métaphore à venir, car l’analogie entre les unités condensées porte sur ce qui est à refouler.
6Que doit refouler la métaphore ? Dans le rêve de Freud c’est le désir d’Irma, celui qui vise à faire obstacle à sa solution et, au-delà, le désir de la femme, des femmes concernées derrière Irma, y compris leur désir sexuel. On peut considérer la métaphore fondatrice de l’inconscient, celle du Nom du Père, de ce point de vue. Le refoulement à servir est celui du Désir de la Mère, et il s’effectue par la substitution du Nom du Père à ce désir. Le résultat de la métaphore est ce que Lacan écrit : Nom du Père (A) pour la partie signifiante, au-dessus de la barre de signification, et phallus pour la signification produite. Le résultat de cette métaphore peut, lui aussi, être lu comme une condensation. En effet, l’Autre qui résulte de la métaphore est maintenant fonction du signifiant paternel, donc en revêt la signification phallique, qui fait apparaître la mère comme châtrée. De l’Autre, le désir est refoulé, la jouissance est exclue, corps désormais vidé de la jouissance, surface signifiante. La métaphore emporte ici la jouissance au sens où elle l’exclut, le refoulement a réussi. Mais il n’a réussi qu’en partie puisqu’un tel Autre expose sans cesse le sujet au risque du retour menaçant de son désir, puisque le phallus qu’il s’agit ou non d’avoir est comme signification hanté par celui que le sujet désire être, et qu’il était imaginairement pour la mère. La condensation fait le retour de l’impossible dans la mesure où elle comporte des traces, des résidus actifs de ce qui a été exclu pour que la métaphore s’effectue. Faire cohabiter, dans un même ensemble, à la fois le résultat de la substitution et ce qui échappe à cette substitution, à la fois le signifiant substitut et des débris du signifiant substitué, comporte effectivement quelque chose d’impossible. Ce qui a été exclu pour que le symbolique se constitue insiste dans ses mailles et dans la condensation on a côte à côte des éléments de réel et des éléments de symbolique, alors qu’ils sont fondamentalement hétérogènes et incompatibles, de par leur mode de constitution même.
7On ne peut donc considérer simplement le processus littéral, laissant ce qu’il concerne quant à la jouissance. Lorsque Lacan avance des termes de rhétorique pour les faire équivaloir de façon complexe au travail de l’inconscient freudien, on pourrait avoir le sentiment qu’il ne considère que la partie symbolique du processus, que la substitution des signifiants formant des petites lettres agencées de telle et telle manière, sans envisager toute son économie concernant le réel de la jouissance. On aurait en somme, avec les équivalences lacaniennes le squelette signifiant et littéral seul du processus, là où avec les processus freudiens on avait aussi la « chair » désirante et jouissante de ce squelette. Ce serait cependant une vision partielle de ce qui est en question. Aucun de ces processus littéraux ne se produit sans viser avec lui l’économie de la jouissance, différemment pour chacun. Certes la substitution porte sur des signifiants, mais ces signifiants ne sauraient se substituer si cela n’impliquait conjointement un métabolisme de la jouissance qui leur est liée, de telle ou telle manière. On peut apercevoir aisément cela dans une première approche que Lacan fait de la substitution métaphorique avec la notion de point de capiton. Il prend appui sur le déroulement des signifiants dans le dialogue de la première scène du premier acte d’Athalie de Racine [5]. Il y étudie le cheminement du signifiant, parallèlement à l’évolution de la signification. Un fidèle de la reine Athalie, Abner, s’adresse au grand-prêtre, Joad, dont la reine a fait massacrer la famille, hormis un fils qu’il a pu sauver et qu’il désire amener au trône. Lacan souligne qu’en restant sur le plan de la signification nous ne saisissons pas le point tournant du dialogue, qui est entièrement lisible autour d’un signifiant. Là où Abner énonce de façon plus ou moins hypocrite qu’il tremble que la reine n’achève sur Joad sa vengeance, celui-ci répond qu’il craint Dieu et n’a pas d’autre crainte. Cette crainte de Dieu est le signifiant déterminant qui décide de l’issue du dialogue. Cependant ce signifiant ne vaut que par sa fonction paradoxale qui consiste à « remplacer les craintes innombrables par la crainte d’un être unique qui n’a d’autre moyen de manifester sa puissance que par ce qui est craint derrière ces innombrables craintes [6]… » dit Lacan. Or cela ne suffit encore pas dans le dialogue pour que ce signifiant soit décisivement ce qui vient se substituer à la crainte, évoquée par Abner, du danger que fait courir la reine à Joad. Il faut encore tout un poids de férocité pour prétendre faire échec à celle de la reine, et de là rallier Abner. Là où Abner évoque « l’Arche sainte muette et ne rendant plus d’oracles », Joad lui rappelle que le « Dieu qui sait arrêter les flots sait aussi punir les méchants », et qu’il est « fidèle en toutes ses menaces ». Puis il énumère les châtiments subis par certains, dont la reine Jezabel : « Sous les pieds des chevaux cette reine foulée, Dans son sang inhumain les chiens désaltérés, Et de son corps hideux les membres déchirés [7]… » Dans ces vers où les mots concernant la reine, « inhumain » , « hideux », n’ont d’égal que l’horreur du châtiment qu’elle subit, on voit que Joad soutient ce signifiant « la crainte de Dieu » par quelque chose qui n’est pas simplement la justice rendue avec la sanction des méchants, mais qui est aussi de l’ordre d’une jouissance aussi cruelle que celle dont la reine a pu faire preuve. Lacan souligne que c’est ce signifiant « crainte de Dieu » que le grand prêtre Joad a passé à l’autre, qui dès lors va rejoindre la troupe des fidèles : « Lorsque l’aiguille du matelassier, qui est entrée au moment Dieu fidèle en toutes ses menaces, ressort, c’est cuit, le gars dit – je vais me joindre à la troupe fidèle [8]. » Cela est bien sûr tout à fait juste, mais on voit de quel poids de jouissance féroce ce signifiant s’est supporté pour pouvoir se substituer à celle, tout aussi féroce, de la reine. De sorte qu’ici la crainte de Dieu qui va opérer sur Abner concerne d’abord le châtiment que ce Dieu peut faire subir à la reine. Armé de ce signifiant, Joad peut effectivement le substituer au tremblement qu’inspire la reine, et rallier son interlocuteur.
8Cette approche du principe de la métaphore paternelle par Lacan nous permet de toucher du doigt l’ensemble des forces en jeu dans cette substitution d’un signifiant à un autre. On voit que si elle vise à exclure une jouissance, celle de l’Autre, c’est par la démonstration d’une jouissance tout aussi radicale, mais sans qu’elle soit en rien symétrique. Cette jouissance qui soutient le signifiant substitut n’est pas hors sens, comme la première, qui est liée au signifiant substitué. Elle n’a pas le caractère insensé du caprice cruel, elle a le sens de la loi. Elle n’est plus jouissance ravageante de l’Autre mais jouissance ordonnée du service du signifiant phallique et de celui qui le possède.
9La métaphore procède ainsi en excluant une jouissance, elle l’emporte. C’est là son principal ressort et c’est par là, de surcroît en quelque sorte, qu’elle produit un effet de sens, donne sens au désir de l’Autre et au sujet, avant d’être un sens pour ce sujet. Le sens produit par la crainte de Dieu, lorsqu’elle se substitue au tremblement devant la reine, est évident. Le sens premier qui est insensé, non-sens de la jouissance de l’Autre pour un sujet qui n’y est qu’objet de jouissance, laisse la place au sens lié à la crainte du Nom du Père. La métaphore joue, comme Lacan l’indique, de la barrière du non-sens, c’est-à-dire du sens d’avant le sujet, qui était un non-sens. Le signifiant qu’elle substitue intervient dans ce non-sens comme « pavé dans la mare » de ce qui était le signifié du sujet [9]. La crainte de Dieu est ce pavé qui éclabousse de son effet tous les tremblements liés au signifié du désir de la reine, après quoi celui qui l’entend n’est plus l’objet d’une jouissance mais le sujet d’une autre. La signification qui en résulte pour ce sujet n’est rien d’autre que celle qui est attachée à la jouissance supportant le signifiant substitut, crainte de Dieu, tandis que le sens produit prend la place de la jouissance exclue du signifiant substitué, celle de la reine. C’est pour autant qu’il a un sens que le sujet en perçoit ou en donne un, et c’est pour autant qu’il n’est plus l’objet d’une jouissance qu’il a un sens. Si le sens d’avant le sujet est ce non-sens qui est le sien dans la jouissance de l’Autre, le sens d’après le sujet est celui qui se produit lorsqu’il est représenté par un signifiant auprès d’un autre.
10La métaphore ne saurait être définie indépendamment de la jouissance, mais c’est une jouissance dont elle vise à séparer le sujet, celle de l’Autre, tandis que ce qui s’y substitue le soutient par une autre jouissance, phallique notamment. Les métaphores des formations de l’inconscient ne sont pas toutes des métaphores paternelles bien sûr, mais peut-être en sont-elles toutes diversement dérivées, et présentent ce point commun de l’exclusion d’une jouissance avec pour effet la formation d’un sens.
11Considérons par exemple celle qui est formée dans ce rêve d’un garçon de neuf ans, au cours d’une phase décisive du travail analytique. Il se trouve depuis des années, et de façon croissante, dans l’angoisse causée chez lui par la hauteur des exigences de sa mère, notamment dans le domaine scolaire, où il réussit excellemment. Son père demande nettement moins, mais laisse sa femme décider de ce qui est bon pour l’enfant. Si l’enfant n’était pas d’accord avec ces exigences, il suffirait que la mère en rabaisse un peu là dessus pour autant qu’elle y soit prête, et n’importe quelle guidance parentale l’envisagerait ainsi. Mais l’enfant est d’accord avec cette exigence et entend y satisfaire, et là est le problème. Il est manifestement au fait que ce qu’elle demande est très dur, mais il veut y arriver, cela lui convient quel qu’en soit le prix, d’où l’angoisse qui l’envahit et a suscité la demande d’analyse. Lors de rêves successifs, tout au long de son parcours analysant, une scène s’est construite, dont se modifiait chaque fois une petite touche, un trait. Dans les premiers rêves, qui se situaient dans son pays d’origine, apparaissait sa grand-mère maternelle, qui est morte avant qu’il naisse, et qui manque beaucoup à sa mère, laquelle en parle avec respect. Elle rassemblait dans la scène du rêve ses petits-enfants, lui-même et ses cousins dont certains beaucoup plus grands, pour leur faire cadeau d’une console vidéo, avec laquelle tous jouaient. Or au fur et à mesure de la production de nouveaux rêves, cette console se voyait dotée d’un nombre de plus en plus important de manettes, qui permettent de jouer à plusieurs partenaires. La console que possède le garçon dans la réalité en a moins, et dans celle qui était offerte le nombre augmentait à chaque rêve jusqu’au chiffre maximum de ce qui existe dans le commerce. Cette puissance imaginairement phallique, progressivement croissante, était donc transmise aux garçons par l’aïeule morte, qui avait manifestement été le chef de famille pour sa mère. Une fois la limite atteinte, une autre scène se mettait ensuite en place peu à peu, toujours au travers des rêves successifs au long des mois. Elle ne comportait plus aucune grand-mère, mais deux grands-pères, tout aussi morts en réalité, qui dans le rêve partageaient les jeux des enfants autour de cette console fournie par la grand-mère. Tous deux avaient eu durant leur vie, d’après les dires familiaux, le même caractère bon enfant, laissant à leur femme la responsabilité de la loi dans la famille. La dernière séance avait comporté cette évocation, où l’enfant reconnaissait une position également propre à son père, lequel ne tenait pas non plus à faire la loi chez lui mais la laissait à la mère, lorsque le rêve suivant se produisit. Son père y était cette fois présent avec sa petite sœur et les mêmes cousins. Et tous jouaient, non plus comme dans tous les rêves précédents à la console, mais au jeu de l’oie ! Comme je riais à ce récit, ce qui étonna l’enfant, je m’expliquai en lui demandant si à son avis jouer au jeu de l’oie pouvait faire penser à la loi dont on avait parlé, jouer à faire la loi en somme, sans la faire réellement. Il hocha la tête en silence et dit que son père jouait souvent avec lui à tous ces jeux : il voulait parler de l’oie et autres jeux, dits de société. Cette jolie équivoque par homophonie représentait donc une métaphore, celle du père faisant la loi, jouant à l’oie avec les enfants, venant ainsi se substituer à l’aïeule de la scène précédente du fantasme. Là où la grand-mère, représentant ce qui fait loi pour la mère, donnait aux fils un phallus imaginaire qui avait déjà un caractère de jeu et de consolation précisément, le père maintenant occupait cette place à sa façon en organisant le jeu d’une loi issue de l’aïeule. Cette métaphore fonctionne, semble-t-il, puisque l’angoisse a maintenant cédé. L’enfant n’est plus dans la position de subir la dure loi maternelle, mais il a pourtant adopté cet idéal d’excellence qui continue de le guider. Si en effet il ne tient plus ce phallus imaginaire de sa mère, mais de son père en manière de mot d’esprit, via l’aïeule qui le détenait réellement pour cette mère, la demande de la mère devient supportable. La métaphore en vigueur prend un aspect d’humour et a tous les caractères d’un jeu, précisément, c’est-à-dire de quelque chose qui est ouvertement du semblant tandis que la vraie loi semble ailleurs. Cependant, qu’elle ait cet aspect de jeu ne l’invalide pas pour autant, car soutenue explicitement comme un semblant quasi dérisoire, elle n’en est pas moins opérante. Entre la « crainte de Dieu » et le « jeu de l’oie », il y a un abîme, et l’un paraît une parodie de l’autre, pourtant tous deux procèdent de la même opération, l’exclusion de la jouissance de l’Autre grâce à un signifiant qui la maîtrise. Dérisoire ou non, la métaphore opère, mais qu’elle le soit n’a évidemment pas les mêmes conséquences. On remarque que le remaniement du signifié qu’elle implique comporte que la petite sœur fasse désormais partie de la scène, comme signifié phallique, et toute la scène est celle de la signification du phallus, fût-elle comique. Le comique étant, d’ailleurs, l’essence du phallus de par son origine linguistique dans le Comos, procession rituelle et sarcastique du phallus dans la Grèce antique, cela ne l’empêche pas de fonctionner. La position sexuée de l’enfant est ainsi définie, de même que celle de son rapport à l’autre sexe, sur le mode d’une division entre la demande de la mère et la signification phallique de la petite sœur. Son amour pour son père prend maintenant l’aspect de cet humour tendre qui s’attache au fait qu’il se prête, en manière de mot d’esprit, à figurer la loi, ce qui suffit pour l’actuel.
12Qu’en est-il maintenant de la métonymie et de son rapport au déplacement freudien ?
13Trouverons-nous le même rapport d’un processus à son produit que nous avons reconnu dans la métaphore ? En effet, on retrouve quelque chose de cet ordre, mais cela ne semble pas opérer dans le même sens. Freud le définit comme un déplacement d’intensité du plus refoulé au moins refoulé, du plus important au moins important, par exemple dans un rêve où l’accent est porté sur l’élément qui est le moins investi, afin de servir le refoulement par la déformation induite. Cette définition semble au premier abord élémentaire et insatisfaisante. C’est que le processus n’est en rien symétrique de celui de la métaphore. Il n’y a pas là de formation d’une unité nouvelle à partir de l’assemblage de deux autres, mais une économie nouvelle où un moins d’investissement, de jouissance, est préféré à un plus de jouissance, et la lettre représente ce moins de jouissance. Il est sensible, chez Freud déjà, qu’alors que la condensation concerne l’unité sémantique, la lettre et le signifiant, le déplacement concerne l’économie et le transfert de l’investissement.
14Lorsque Lacan indique que la métonymie joue de « la jouissance où le sujet se produit comme coupure », il fait état non pas d’un processus en cours, mais d’un sujet déjà coupé de la jouissance [10]. Regardons de près son texte, tant il est à la fois précis et obscur. Lorsqu’il ajoute en effet que cette jouissance coupée du sujet lui « fait étoffe », « mais à le réduire pour ça à une surface liée à ce corps, déjà le fait du signifiant [11] », il précise de fait que la métonymie se produit après cette coupure pour lier ce sujet à la jouissance perdue, comme un corps vidé de sa jouissance par l’effet du signifiant en serait ensuite revêtu. La métonymie emporte la jouissance au sens où elle la restitue en partie. De sorte qu’une opération métonymique fait logiquement suite à l’opération métaphorique qui coupe le sujet de la jouissance. Si la métaphore produit la condensation, le déplacement produit la métonymie. Le déplacement concerne le transfert d’investissement d’une jouissance sous forme de reste, de résidu, et la métonymie représente l’inscription, la cote, au sens boursier du terme, de la valeur de jouissance que constitue ce reste. Le rapport des processus freudiens avec les termes de rhétorique lacaniens serait non pas parallèle mais croisé.
15La jouissance coupée par la métaphore vient sous une autre forme revêtir le sujet qui en est vidé. Il a désormais affaire à un tenant lieu de jouissance, hors corps, comme le sont les objets a. La lettre de l’inconscient emporte donc la jouissance en un double sens, comme on dit emporter la satisfaction, ce qui signifie la susciter alors que cela implique à la lettre de la supprimer : elle l’exclut mais aussi elle en restitue un tenant lieu. La métaphore vise le sens en excluant la jouissance, la métonymie vise la jouissance en amenuisant le sens. La jouissance comme telle est annulée et il lui est substitué une valeur de jouissance qui attire désormais à elle l’investissement. « La métonymie opérant d’un métabolisme de la jouissance dont le potentiel est réglé par la coupure du sujet, cote comme valeur ce qui s’en transfère [12] », dit Lacan. Le terme de métabolisme a l’intérêt de faire sentir que la substance jouissante est transformée par une série d’opérations au sens presque chimique, mais au lieu que le produit qui en résulte soit évacué comme un résidu inutile, à l’instar des produits organiques, il constitue une valeur de jouissance causant le désir et tenant lieu de jouissance. Entre la jouissance d’un côté et la valeur de jouissance cotée par la métonymie de l’autre, il y a une coupure qui n’est rien d’autre que le sujet lui-même, en tant qu’il est produit précisément comme coupure d’avec la jouissance. S’inscrit tout d’abord la lettre métaphorique qui exclut la jouissance, puis ensuite la lettre métonymique qui en cote le reste. Et la jouissance exclue est celle de l’Autre, dont la lettre est dès lors la sanction tout autant que le mémorial, ce que Lacan appelle passion, au sens presque christique du terme. « Que sous ce qui s’inscrit glisse la passion du signifiant, il faut la dire : jouissance de l’Autre, parce qu’à ce qu’elle soit ravie d’un corps, il en devient le lieu de l’Autre [13]. » Le signifiant inflige, martèle, sa loi à cette jouissance de l’Autre qu’il bannit, et de son exclusion fonde l’Autre comme lieu d’inscription.
16Considérons une métonymie produite dans un rêve. Un rêve peut marquer un tournant décisif dans une analyse, par exemple lorsque son interprétation par l’analysant se fait aisée, active, lorsqu’il arrive qu’il se saisisse lui-même de l’interprétation qu’est le rêve de sorte que l’analyste n’ait plus là qu’à le suivre, pour un temps du moins. Cet homme de quarante-cinq ans, en analyse depuis trois ans à cause d’une dépression engendrée à la suite de son inspection comme professeur par une inspectrice peu amène, fait le rêve suivant, qu’il interprète seul et remarquablement pour la première fois. Il voit dans son rêve un manteau, qui est le sien, posé sur une décharge. Ce manteau est vide, il ne contient plus son portefeuille, ce qui suscite un mouvement d’angoisse. Le rêve se poursuivait mais c’est tout ce dont il se souvient.
17Son commentaire est le suivant. Son manteau représente une certaine idée de lui, au rebus puisque sur une décharge, et vide de son propriétaire mais aussi de son portefeuille, qui implique, dit-il, l’identité plus que l’argent. Ce portefeuille lui avait été offert par sa mère, vingt-cinq ans plus tôt lorsqu’il était encore chez ses parents. Il relie aussitôt ce rêve au fait qu’il a eu une dispute avec sa femme, pour une raison sexuelle, à cause du peu d’enthousiasme qu’elle y manifeste. Il a parlé de séparation, pour la première fois au cours de cette vie commune de vingt ans. Les choses évolueront, pense-t-il, soit en se modifiant, soit vers une rupture, et qu’il soit à l’initiative de la chose est nouveau. Il constate qu’une certaine identité chez lui est finie, au rebut, mais un rebut clean, dit-il, car il n’y a pas de matière organique dans cette décharge. Il en déduit que l’aspect physique en est évacué, donc l’aspect sexuel, puisque d’ailleurs, dit-il très justement, le mot décharge évoque un aspect sexuel et que par conséquent le sexuel évacué est réintroduit par le mot. Le rêve montre une rupture avec l’état précédent, mais pas encore d’état nouveau, remarque-t-il en outre.
18J’interviens simplement dans cette interprétation pour lui demander de préciser la cause du conflit, dont il n’avait jamais parlé. Il a eu assez d’une certaine dépendance sexuelle, dit-il, parce que « faire l’amour avec un monsieur, c’est vraiment un moment mal choisi pour lui faire des reproches, du chantage affectif dans le style maternel : si t’es pas gentil, t’auras pas de câlin ». Et il précise que ces reproches dans ce cadre n’ont rien de sexuel, en fait, mais qu’ils portent sur la vie de tous les jours, par exemple son goût insistant pour les plaisanteries douteuses. Ce rêve va être suivi de deux autres, qu’il interprétera tout aussi bien, l’un comme une scène replacée dans son adolescence où des jeunes lui disent : « tue-le » en parlant d’un vieil homme, ce qu’il entend comme : « tue le vieil homme, en toi ». Dans le suivant, une gardienne de musée veut bien lui dire l’heure à condition qu’il lui donne un baiser, indiquant son désir d’être désiré par la femme qu’elle représente, désir de payer quelque chose par la jouissance offerte à l’autre plutôt que de payer sa jouissance à lui par des reproches. Ces rêves montrent, estime-t-il, qu’il met fin à un système où l’autre ne le désire pas et lui accorde le sexe comme une récompense pour sa bonne conduite.
19Ce rêve est entièrement organisé autour du signifiant « décharge » dont il a fort bien souligné l’équivoque à double sens, monceau d’ordures et orgasme d’autre part. Un rêve où l’objet phallique venant de la mère a disparu, où l’identification qui va avec est au rebut. Toute la scène sexuelle avec sa femme, telle qu’il l’évoque en association avec le rêve, est celle où il porte seul la charge du désir sexuel et l’assume autoérotiquement, coupablement, tandis qu’on le morigène comme un fils auquel sera pour une fois accordé ce qu’il demande, à condition qu’il se corrige. Cette économie de la jouissance est précisément celle qui est pour lui liée à sa mère, avec le portefeuille contenant le seul phallus qu’il pouvait détenir comme la seule identité qu’il pouvait assumer, celle d’un fils, avec comme représentant le manteau qui le contenait comme porteur de ce phallus. D’ailleurs le manteau pour Freud est un symbole sexuel au sens où l’homme couvre la femme comme un manteau le fait, et couvrant la décharge il évoque bien ce sens d’une jouissance à valeur de déchet. Il y a en fait un troisième sens à l’équivoque du mot décharge car la décision qui a suivi le rêve, concernant sa femme, montre qu’il se décharge de cette économie, qu’il cesse d’en porter la charge, qu’il la rejette, et elle rejoint, par là aussi, le statut de déchet. Le rêve a, en un seul signifiant, condensé trois sens, trois mouvements et, tel un performatif, le signifiant s’y présente en acte : 1) le rêveur absenté de la scène est celui qui a « déchargé », joui sur ce mode coupable, 2) la décharge comme tas d’ordures est maintenant le résidu métonymique de cette jouissance, où il voit les attributs de son être, manteau et identité de fils jetés comme déchets, tandis que s’est absenté le symbole phallique issu de la mère, 3) enfin il se décharge en acte de l’ensemble, et le sens du rêve se prolonge dans la discussion conjugale. On pourrait également, comme Freud le mentionnait pour nombre de rêves, considérer cette succession logique en sens inverse, où se déchargeant d’un mode de jouissance, le rêveur voit les attributs de cette jouissance jetés aux ordures, et jouit.
20Ce rêve, une fois analysé, ne renseigne pas seulement sur une métonymie agissante, sur le cours d’une valeur de jouissance. Il renseigne aussi sur le type de métaphore paternelle qui avait cours dans l’inconscient. Elle était déjà soupçonnable par nombre d’allusions, de significations, mais elle se révèle brutalement au moment même où elle est révolue. Il ne veut plus de ce simulacre de phallus transmis par sa mère et sa lignée, dans l’effacement complet du père réel. Il ne veut plus de ce système qu’il a reconduit auprès de sa femme, où la jouissance sexuelle n’intéresse que lui et où on la lui accorde comme récompense.
21Le rêve est un moment décisif de cette phase de l’analyse, il est interprétation pure, dont son interprétation à lui sera saluée comme telle, avec le tournant qu’elle représente. Un nouveau versant de l’analyse se déploie à l’heure actuelle concernant son rapport au désir de l’Autre, où il rencontrera sans doute les raisons pour lesquelles l’absence de désir sexuel ou de signes de ce désir chez sa femme, la seule qu’il ait connue, lui a si longtemps convenu, pourquoi cela a constitué si longtemps pour lui une nécessité. Un discours s’inaugure maintenant où il revient sur la place qu’il occupait entre ses parents, pensant être l’unique raison de leur couple, et ayant à cette tâche sacrifié sa jouissance masculine avant de reconduire ce processus dans son couple.
22La métonymie de ce rêve est exemplaire à plus d’un titre. Elle est tout d’abord une représentation même de ce qu’est la métonymie, comme l’étoffe de jouissance qui reste après que la jouissance ait été exclue. Elle évoque cette étoffe du sujet et la représente contiguë à l’ordure, en tant qu’elle est déchet. Mais elle évoque aussi le déchet auquel le rêveur était réduit, avec la castration qu’implique pour lui une jouissance sexuelle où jamais il n’est question de pouvoir satisfaire l’Autre. Et justement il n’est plus ce déchet dans la scène du rêve, il s’en décharge, il s’est absenté de la scène et seul son manteau le représente, ce sont les attributs symboliques et imaginaires de son être qui gisent sur la décharge, et non lui. Le sujet de ce rêve est coupure, précisément, coupé de cette jouissance de l’Autre qui fait de lui ce déchet. Et cette métonymie résulte du déplacement opéré depuis la jouissance de l’Autre, désormais exclue, à cette valeur de jouissance. On peut d’ailleurs remarquer que la représentation du rêve peut avoir une double valeur, car le manteau posé sur l’ordure est ce qui la couvre, l’habille, la masque, alors qu’il peut être aussi, comme on l’a souligné, ce qui d’être posé sur l’ordure devient déchet lui-même.
23Les formulations de Lacan quant à la métonymie comme virement, comme opération de crédit de jouissance versé à l’inconscient, sont ainsi plus audibles et leur usage fécond. La jouissance de l’Autre, au sens subjectif, où l’Autre jouit du sujet, a beau ne pas exister dans la névrose, puisque l’Autre y est divisé tout autant que le sujet, sa menace insiste. En aucun cas cette jouissance ne peut être intégrée dans le mécanisme inconscient, puisque son exclusion par le processus métaphorique premier est à l’origine du sujet de l’inconscient. Pourtant c’est sur cette jouissance que l’on tire, pour verser à l’inconscient ce qui en dérive comme valeur de jouissance et qui tient lieu pour lui de jouissance. Le réservoir de jouissance, si l’on peut dire, est la jouissance qui n’est pas assimilable, à charge pour l’inconscient de la transformer pour pouvoir l’assimiler. Lacan la définit ainsi : « … la métonymie est bien ce qui détermine comme opération de crédit ( Verschiebung veut dire : virement) le mécanisme inconscient même où c’est pourtant l’encaisse-jouissance sur quoi on tire [14]. » La jouissance de l’Autre est la matière première qui fournit à l’inconscient son énergie, mais une matière impossible à utiliser, et qui doit être métabolisée pour ce faire. De sorte que métaphore et métonymie se complètent diversement, la première élidant ou excluant une jouissance, tandis qu’est déplacé vers l’inconscient ce qui en est métabolisé et que la métonymie cote. La métaphore comporte un processus de littéralité qui traite la jouissance, la métonymie comporte un aspect de comptabilité puisqu’elle concerne la quantité de jouissance reversée sous une autre forme. « Faire passer la jouissance à l’inconscient, c’est-à-dire à la comptabilité, c’est en effet un sacré déplacement [15] », dit Lacan. On voit maintenant comment jouent l’une par rapport à l’autre les formulations freudiennes et lacaniennes de ces processus. Peu importe qu’on les dise équivalentes ou bien que l’on précise, comme on l’a fait ici, comment l’une produit l’autre, pourvu que l’on considère l’ensemble du processus, ce sur quoi il intervient, ce qu’il vise et ce qu’il produit. La jouissance y est partout intéressée mais pas de la même façon, pas au même endroit, puisque dans un cas elle est celle de l’Autre qui est à bannir par substitution d’un signifiant supporté par un autre mode de jouissance, et que dans l’autre cas, une fois qu’elle est métabolisée, elle est un tenant lieu, sous la forme d’un produit restant, actif dans l’inconscient.
24Les substitutions signifiantes ne sauraient donc comme telles résumer la réalité de l’inconscient, car elles comportent des opérations concernant l’économie de la jouissance, son exclusion, son annulation, son reste qui n’est ancré dans l’inconscient que selon l’objet a, sa transformation en valeur de jouissance. Or, dans chaque exemple, nous voyons à quel point l’ensemble de ces opérations régissent pour le sujet son rapport à l’autre sexe. On voit en quoi ce rapport comporte l’annulation de la jouissance de l’Autre et sa transformation en un objet qui représente une valeur de jouissance et de ce fait cause le désir. Cet objet n’est pas un objet sexuel et pourtant il détermine, recouvre, pour le sujet, son abord de la castration et de l’autre sexe. Il est repérable, par exemple, dans le rêve précédent sous la forme de ce qui comme ordure, comme déchet, depuis bien longtemps cause le désir. Il est difficile de concevoir un objet qui échappe à la prise signifiante et en résulte pourtant. Si l’objet a se présente souvent comme métonymique, s’il peut être aussi métaphore d’objet sexuel, s’il est souvent masqué derrière un objet imaginaire, c’est avant tout un objet réel. Ce qui en fait le réel est que la jouissance coupée du sujet sera retrouvée et utilisée réellement sous la forme de l’objet qui en prend la valeur tout en en n’étant pas. Et l’objet peut à son tour subir toutes sortes de substitutions en rapport avec le remaniement d’une économie de la jouissance. Qu’il vienne à s’intégrer dans le discours, avec le fantasme qu’il structure dans son rapport au sujet, est un enjeu important de l’analyse puisque à partir de là seulement un remaniement de la cause du désir est possible. Raison pour laquelle son apparition dans le rêve est un appui essentiel pour l’interprétation.
25Il est parfois plus évident encore que ces substitutions signifiantes, et les objets qui en dérivent, organisent pour le sujet son rapport à l’autre sexe comme des métaphores ou des métonymies d’objet sexuel. Ils commencent à pointer, par exemple, dans le rêve suivant d’une jeune femme, en analyse depuis deux ans à cause d’une sorte de paralysie, d’inhibition dans sa vie professionnelle, alors même qu’elle est heureuse dans son nouveau couple. Elle doit partir en voyage, et elle doit emporter son hamster, non en fait c’est un cochon d’Inde, qui a des poils beaucoup plus longs. Or celui-ci vit dans l’eau comme un poisson, et il est dans une sorte d’aquarium, ce qui est compliqué à transporter. Puis, comme en un flash, elle voit un poisson qui s’appelle un « voile chinois », un poisson qu’elle adore, or il est frit comme un beignet.
26Ses associations sont presque immédiates. Elle a eu, avec son premier ami autrefois, un couple de hamsters, et lorsqu’elle est partie elle a emporté le mâle, qui s’est empoisonné par la suite en mangeant une plante toxique. Elle avait offert à cet ami des poissons, ces « voiles chinois » dont l’un d’eux avait perdu un œil. Elle avait soutenu, encouragé cet homme, l’avait conseillé pour sa carrière qu’il a fort bien réussie ensuite : elle lui a donné tout cela, pense-t-elle, comme ces poissons, puis elle l’a quitté car il l’avait trompée. Cependant, avant cette rupture elle n’avait jamais souffert de la jalousie, alors qu’elle en souffre énormément et sans raison avec son nouvel ami, qui est à l’inverse celui qui la soutient et qui, plus âgé qu’elle, l’infantilise un peu, pense-t-elle. D’ailleurs, elle remarque judicieusement que si c’est plutôt un cochon d’Inde qu’un hamster dans le rêve, c’est que cela fait plus peluche comme animal, et qu’elle est bien avec lui cette petite fille qui emporte sa peluche en voyage. Lorsque je lui demande pourquoi, à son avis, dans le rêve, le cochon d’Inde vit dans l’eau, elle me répond tout aussi judicieusement que c’est parce qu’il a pris la place du poisson. En effet, ce qu’elle dit implique que son objet dans son couple actuel est de l’ordre d’une peluche, qu’elle possède mais aussi qui la représente un peu elle-même, alors qu’auparavant le couple avait pour symboles les hamsters avec ce qu’elle donnait à l’homme, le poisson. Le poisson cohabite donc dans l’aquarium avec le cochon d’Inde, chacun représentant des économies de jouissance différentes dans son rapport à l’homme, dont l’une s’est substituée à l’autre. L’interprétation du rêve dans la séance s’en tient là et débouche sur l’analyse du renversement complet de sa position dans ces deux couples successifs. L’analyse qui hésitait depuis des mois, jusqu’à parfois lui donner le sentiment de perdre son sens, vient de reprendre son cours.
27Il y a dans ce rêve toute une économie des valeurs de jouissance, de ces objets a ici imaginarisés, comme ils le sont bien souvent dans les rêves, sous la forme d’animaux domestiques. Mais ils prennent valeur signifiante dans la mesure où ils subissent les substitutions relatives à une bascule de la position subjective et de l’économie de la jouissance. La clé en est cette substitution métaphorique du signifiant supporté par son nouveau mode de jouissance au signifiant concernant l’ancien. Là où elle était celle qui donne l’objet à l’homme, puis le quitte parce qu’il s’en sert ailleurs, elle est devenue celle qui est l’objet tout en le portant avec elle comme ce qui la représente. Ces éléments appartenant à des systèmes différents sont présents dans la même scène de rêve, la métaphore a produit une condensation où coexistent des résidus de l’ancienne valeur de jouissance avec la nouvelle, le poisson avec le cochon d’Inde, celui-ci plongé dans l’eau comme un poisson. La circulation de ces objets manifeste que tout cela a glissé d’un cran, que la répétition reprend les mêmes objets, les mêmes signifiants en les substituant et en les déplaçant. Le hamster, symbole du premier couple, s’est vu substituer la peluche du couple actuel, où elle se sent comme une enfant face à un père de famille nombreuse. Par voie de conséquence, la peluche a pris la place du poisson dans l’aquarium, car ce qu’elle est comme enfant s’est substitué à ce qu’elle donnait dans le premier couple, et la jouissance de l’Autre dans laquelle elle s’évanouit comme sujet maintenant s’est substituée à la jouissance phallique d’autrefois. Mais le poisson est encore présent, comme un résidu de son ancienne jouissance à donner à l’homme ce qui lui manque. À cela s’ajoute un autre élément, car le poisson est frit comme un beignet, il évoque donc le poisson qu’elle adore, au point de le manger ! Et il s’ensuit que ce qu’elle donnait et qui a si bien réussi à un homme, alors qu’elle-même patauge dans l’inertie et l’impuissance, est prêt à être mangé, mais pas seulement parce qu’elle l’aime : elle s’empare de ce qu’elle lui a donné, sous la forme de cette mutilation orale qui traduit ici son rapport à la castration. La dialectique orale recouvre tout son abord de la castration. Et elle s’apprête du même pas à manger son précédent da-sein, comme on dit manger son chapeau. Son être qui se définissait autrefois par ce don se retourne, et lui revient de façon dérisoire et ironique, lorsque son mode nouveau de jouissance ne comporte aucun don ni possession et jusqu’ici la paralyse. L’analyse n’a pas là encore abordé la cause, ici orale et non anale, du désir, mais seulement le mode selon lequel cette cause du désir détermine son abord de l’autre sexe.
28Ce rêve comporte donc une condensation résultant de la substitution des signifiants supportés par tout un système de jouissance à ceux d’un autre. Or ici, les signifiants concernés par cette substitution sont aussi, voire d’abord, des objets métonymiques représentant pour le sujet son reste de jouissance. La substitution porte ainsi sur ce qui est déjà valeur de jouissance après que celle de l’Autre ait été métabolisée et annulée. Ici la métaphore intervient sur une métonymie préalable. Les deux processus peuvent se combiner ou se succéder diversement dans les formations de l’inconscient. La métonymie peut aussi bien faire suite à une métaphorisation que lui être préalable. Dans le premier cas, elle consiste à transférer dans l’inconscient les valeurs de jouissance restant après la métaphorisation. Dans le second, la métonymie résulte déjà d’une métaphore antécédente ou bien consiste simplement à épeler les objets du désir, alignés comme autant de signifiants, ainsi que Lacan le soulignait dans le rêve d’Anna Freud sur les plats qui lui étaient interdits, après quoi ils peuvent se substituer les uns aux autres.
29Mais la métaphore et la métonymie ne résument pas le travail de l’inconscient, car il se déploie selon une logique. La jouissance que ces opérations comportent, implique les modes de transformations d’une économie en vertu d’une logique. Elle n’est pas sans lien avec les conséquences de ces substitutions signifiantes puisqu’elle en résulte, mais avec ses lois propres. Puisque l’inconscient se forme selon une substitution fondamentale, le Nom du Père au Désir de la Mère, il s’ensuit que tout le système de l’être, de la jouissance et du sens, liés à chacun de ces signifiants va se redistribuer en fonction de cette substitution. Or ce n’est pas là tout puisque dans la suite de cette substitution se forment le fantasme et le désir du sujet, visant à retrouver quelque chose qui tienne lieu de ce qui a été perdu. À l’issue de la métaphore fondatrice, qui est un mode de séparation hors de l’aliénation première, se constitue une aliénation seconde qui, tout en tenant compte des effets du choix premier, va tenter de retrouver des restes d’être et de jouissance sur un autre mode. De sorte que le sujet va se trouver divisé en deux parts, l’une qui applique comme telle la métaphore du Père et ce qui en découle comme interdit de jouissance et perte de l’être, et c’est l’inconscient comme tel, l’autre qui retrouve au-delà quelque chose qui sert malgré tout à être, à désirer et à jouir, et c’est le ça avec le fantasme et les pulsions. Ce sont là les termes de la logique que Lacan a élaborée sous le nom d’aliénation-séparation. La formation de l’inconscient résulte de la métaphore première, celle du ça avec les objets du désir et la grammaire du fantasme résulte de la métonymie qui la suit. De sorte que la métaphore est massivement à l’œuvre dans l’inconscient et la métonymie dans le fantasme.
30Les conditions logiques de l’inconscient se conçoivent selon ce qui le fonde. La métaphore du Père comporte un choix du sens aux dépens de l’être, avoir un sens selon le Nom du Père plutôt qu’être l’objet de jouissance de la Mère. Dans l’inconscient règne donc le sens, la pensée, et le vide de l’être. La métonymie fonde le désir, pour ce sujet issu de la métaphore, un désir formé d’un déplacement, causé par l’objet qu’il était auparavant et qu’il vise à avoir maintenant dans un autre, ne l’étant plus, métonymie de l’être qui manque. Donc dans le ça, avec la pulsion et le fantasme, circulent ces objets qui constituent un certain mode de retrouvaille de l’être, à la condition justement que le sens, donc la pensée, s’absentent. Dans l’inconscient comme dans le sujet les conditions sont désormais « ou il n’est pas ou il ne pense pas » et, dit Lacan, « qui hésiterait à choisir [16] ? ». Sur un versant, celui qui est choisi, le sujet divisé est un « je ne pense pas » et sur l’autre, presque impossible à choisir puisqu’il redouble le vide de l’être, il s’énonce « je ne suis pas ».
31Ainsi la logique qui anime les transformations de l’économie de la jouissance est-elle intimement liée aux effets des opérations qui fondent l’inconscient et le désir. Deux choix successifs ont lieu entre le sens et l’être. L’inconscient comme tel résulte deux fois du choix du sens aux dépens de l’être. Le ça, avec le fantasme et la pulsion, est dans la conséquence du premier choix du sens, mais résulte au deuxième temps du choix d’un être sous forme de faux être. L’être est perdu dans le choix premier, mais le faux être du fantasme, avec son corrélat d’absence de pensée du sexe, est choisi au temps second. Comment l’être est-il possible après qu’il ait été perdu ? Pour se faire être lorsque l’être de la jouissance est perdu, il faut et il suffit de s’offrir au désir de l’Autre sans que jamais il soit réalisé, désir insatisfait de l’hystérie, impossible de l’obsession. Dans ce versant du ça, règne le processus métonymique du système des valeurs [17], et une dévalorisation du sens, tout ce sur quoi s’appuie le « je ne pense pas » du sujet, avec les objets constitués comme valeurs de jouissance, leur collection et leur mise en équivalence. Ce versant a affaire au virement incessant de la jouissance à l’inconscient, à sa comptabilité permanente de la cote de ses valeurs. Le lieu logique du ça, celui de la pulsion et du fantasme, est certes dans la conséquence de la métaphore fondatrice de l’inconscient, mais il en gère métonymiquement le résultat.
32Lacan attribue un tel fonctionnement au rêve : « Si dans le rêve il ne pense pas c’est pour être à l’état de peut-être [18] », dit-il. Et le rêve en effet n’est pas seulement la voie royale pour accéder à l’inconscient, il est aussi la voie royale pour que l’inconscient fasse son travail. S’il le fait, c’est en ramenant un sujet dans la dimension de l’être sur ce mode, d’abord dans un certain rapport avec la jouissance de l’Autre, quitte à le faire échouer sur le cauchemar où se déploie cette jouissance, où il n’y a plus de « peut-être » mais la certitude angoissante de l’être. Le rêve ne pense pas, ne juge pas, il est ce qui par excellence et sans cesse en revient à la jouissance de l’Autre, qui est celle de l’être pour le sujet, comme à cette jouissance sur quoi l’on tire afin que l’inconscient encaisse ses dividendes une fois qu’elle est métabolisée. Cependant, le rêve est aussi le lieu du « je ne suis pas », comme Lacan l’évoquait beaucoup plus tôt, avec l’ensemble de ceux qui pensent à la place du sujet, ce qu’il appelait, à propos de l’interprétation du rêve d’Irma, l’immixtion des sujets [19]. Dans le rêve, l’être est aux deux bouts de la chaîne du travail de l’inconscient, être proprement dit, puis n’être pas, puis peut-être ou « parêtre ».
33Le pôle du sujet issu comme tel de la métaphore paternelle est ce champ du « je ne suis pas », celui de l’inconscient comme tel. Là, à l’inverse, se déploie le sens plus que la valeur. Autant dans le ça se gère l’économie des objets et des valeurs de jouissance, là où l’on traite d’objets bien concrets dans un marché d’échange constant, autant dans l’inconscient se gère le sens, et la jouissance résiduelle n’y sera précisément que joui-sens, jouissance du sens. La jouissance comme telle, celle de l’Autre, y est exclue cette fois, et non pas seulement annulée et substituée, comme dans le ça. Le champ du « je ne suis pas » comporte les conséquences radicales de la métaphore du Père, ce vide du sujet égal à celui de l’Autre quant à l’être, une pensée du sexe selon la signification phallique, qui réduit la réalité sexuelle à avoir ou non le phallus. Tout dans ce champ procède du sens et de la signification, non de la valeur, sens produit par la métaphore, pas de sens, selon l’expression utilisée par Lacan pour y faire résonner l’équivoque d’une intervention sur un non-sens pour y produire un sens [20].
34On voit donc en quoi les deux parts logiques du sujet et de l’inconscient sont toutes deux issues du choix premier du sens qui s’opère selon la métaphore paternelle, mais en un second temps résultent de la répétition du choix, soit au profit de l’être ou plutôt de ce qu’il en reste, en masquant les effets de la métaphore, soit en les redoublant au profit du sens. Alors que dans l’inconscient proprement dit règne l’ordre engendré par la métaphore première, dans le ça se déplacent métonymiquement les restes de jouissance de la métaphore. Chacune des deux grandes opérations du travail de l’inconscient a son lieu logique essentiel dans chaque part de la division du sujet, parce que chacune sur un certain mode l’engendre.
35La métaphore est ce qui toujours éloigne le sujet de la jouissance interdite de l’Autre et le ramène à son « je ne suis pas » et à la signification phallique comme tenant lieu de réalité sexuelle. Le jeu de l’oie ramène son sujet à marcher au pas de l’animal précisément, quand bien même il le trouve dérisoire, car il évite par là le dur désir de l’Autre tout en y souscrivant et trouve la signification phallique que produit le Père entre ceux qui l’ont et celles qui le sont. La métonymie en revanche laisse au sujet le loisir d’être, quoique coupé de la jouissance, selon un parêtre qui s’en tient au « se faire » de la pulsion. N’être plus qu’un manteau vide sur une décharge, quitte à en jouir encore un peu.
36Mais qu’il s’agisse de valeur ou de sens, qu’il s’agisse pour le sujet du lieu où il ne pense pas ou de celui où il n’est pas, le travail de l’inconscient comme celui du ça ont un point commun majeur : ils élaborent, chacun à leur façon, une valeur ou un sens sexuels. Outre l’alphabet d’une jouissance tenue pour sexuelle, les objets y sont produits à la chaîne, signifiante en l’occasion, et constituent des valeurs de jouissance. « L’inconscient, dit Lacan, ne parle pas le sexe, non pas qu’il le chante, mais qu’à produire ces objets il se trouve en parler, puisque c’est d’être à la sexualité dans un rapport de métaphore et de métonymie que ces objets se constituent [21]. » La métaphore du Père définit l’homme comme ce qui a le phallus, et là se produit la métonymie qui définit la femme comme ce qui l’est. Entre l’homme et la femme désormais, il n’y a pas là un rapport comme tel d’un sexe à l’autre, rapport sexuel au sens de Lacan, mais rapport de deux sexes au signifiant d’un seul, définissant un corps comme ce qui jouit de l’autre et non un rapport des jouissances de deux corps. L’ensemble du travail de l’inconscient, tout autant que celui du ça, substitue ces objets métaphoriques ou métonymiques à des objets sexuels comme tels. Il n’y a pas d’autres objets sexuels que ceux-là, alors qu’ils n’en sont pas, alors qu’ils ne forment pas un rapport véritable des deux sexes. D’où l’on peut déduire que ce travail s’inscrit dans une béance, celle de l’absence de symbolisation du sexe, et remplit cette béance par des substituts. Tout le métabolisme de la jouissance, qui sans cesse métaphorise une jouissance en l’excluant ou en l’annulant, et sans cesse métonymise ce qu’il en reste en le transférant à l’inconscient, est le substitut d’une symbolisation absente du sexe. Le travail de l’inconscient est ce vaste chantier qui inlassablement élabore des substituts à un rapport sexuel qui manque. Et contribue ce faisant à ce que ce rapport manque. La lettre emporte cette jouissance, faisant de métaphore comme de métonymie les noms, en quelque sorte, de cette absence.
Notes
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[1]
J. Lacan, « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 420.
-
[2]
S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 98-112. On peut déplier ainsi les condensations du rêve de l’injection à Irma, en retrouvant pour chacune la substitution qui les produit. La substitution à Irma de son amie plus docile et intelligente aboutit à la condensation qui lui attribue la tâche qu’avait celle-ci, la situe près de la fenêtre où était celle-ci, etc. Le commentaire de ce rêve a été effectué dans L’Équation des rêves, G. Chaboudez, Paris, Denoël, 2000, p. 41 et suivantes.
-
[3]
Radiophonie, op. cit., p. 417.
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[4]
Ibid., p. 417.
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[5]
J. Lacan, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 302.
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[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid., p. 302.
-
[8]
Ibid., p. 303.
-
[9]
Radiophonie, op. cit., p. 416-17.
-
[10]
« La métonymie, ce n’est pas du sens d’avant le sujet qu’elle joue (soit de la barrière du non-sens), »[comme le fait la métaphore] « c’est de la jouissance où le sujet se produit comme coupure : qui lui fait donc étoffe, mais à le réduire pour ça à une surface liée à ce corps, déjà le fait du signifiant. » Ibid., p. 417-18.
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[11]
Voir la citation complète, note précédente.
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[12]
Ibid., p. 418.
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[13]
Ibid.
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[14]
Radiophonie, op. cit., p. 419.
-
[15]
Ibid., p. 420.
-
[16]
Radiophonie, op. cit., p. 417.
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[17]
Le peu de sens du système des valeurs est développé par Lacan en 1958 dans Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 81 et suivantes.
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[18]
Radiophonie, op. cit., p. 417.
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[19]
Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 177-204.
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[20]
Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 83 et suivantes.
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[21]
La logique du fantasme, séminaire inédit, le 12 avril 1967.