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Article de revue

Portrait de l'analyste en héros

Pages 41 à 51

Notes

  • [*]
    Cet article reprend, avec quelques légères modifications et ajouts, une intervention prononcée aux Journées d’Espace analytique sur « L’art de la cure et ses effets », le 2 décembre 2001 à Paris.
  • [1]
    S. Freud, « Le délire et les rêves », dans La Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 234.
  • [2]
    J. Lacan, le Séminaire sur « La lettre volée », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 11.
  • [3]
    Dans son intervention aux mêmes Journées d’Espace analytique, dont le texte est repris dans ce volume.
  • [4]
    J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séminaire inédit, séances du 17 février, 10 mars, 17 mars, 12 mai, 18 mai 1971.
  • [5]
    Le développement qui suit a été ajouté au texte de l’intervention, et reprend certains points d’un commentaire du Séminaire sur « La Lettre volée » figurant dans Le concept du phallus dans ses articulations lacaniennes, G. Chaboudez, Paris, Lysimaque, 1994.
English version

1Pour introduire la question de l’interprétation, voici quelques remarques sur la fonction de certaines fictions dans l’élaboration psychanalytique. Tout d’abord, c’est du héros en analyste qu’il va être question, et non pas de l’analyste en héros. Nous connaissons tous ces héros de fiction célèbres dans l’histoire de la psychanalyse pour avoir été choisis, par Freud en ce qui concerne la Gradiva de Jensen, et par Lacan en ce qui concerne le Dupin de La Lettre volée, afin de figurer un instant l’action de l’analyste et d’en éclairer quelque chose. Curieusement l’analyste, au long des âges, en a reçu quelque auréole héroïque à son tour, sans qu’on puisse toutefois un instant penser que cela ait été le but poursuivi dans ces deux cas. Il y a là quelque torsion dans l’effet qu’ont eu ces commentaires, comme si quelque chose en avait été retenu en deçà ou ailleurs de ce qui était visé, et l’on peut dès lors en questionner la fonction : pourquoi fixer dans une image de héros littéraire un trait de l’acte du psychanalyste ? Étaitce nécessaire ou contingent ? Quel effet en était-il attendu ? Cela s’adressait-il par exemple avant tout à la communauté scientifique en son ensemble pour indiquer plus aisément quelque chose de la psychanalyse, ou bien plutôt aux psychanalystes pour leur faire savoir quelque chose sur leur acte ? Une dimension me semble se profiler à l’horizon de ces textes, qui concerne certaines limites de l’acte analytique dans l’ordre de l’éthique, où les deux démarches, celle de Freud avec Gradiva, celle de Lacan avec Dupin, auraient la même fonction d’indiquer à demi-mot, sur un mode particulier de mi-dire, une exception susceptible non pas seulement de confirmer une règle mais de la fonder.

2On pourrait tout d’abord faire quelques remarques sur les effets que cela a eus sur nous, sur les générations d’analystes qui se sont succédé ayant en tête cette référence plus ou moins idéalisée, plus ou moins commentée. Gradiva a suscité beaucoup de littérature, on se plaît à répéter curieusement que cette nouvelle de Jensen n’est pas bonne, mais le personnage fait rêver. Comment ne ferait pas rêver une héroïne capable de guérir par sa clairvoyance, ce que Freud appelle son clair bon sens, par l’efficacité de sa stricte énonciation, le délire de l’homme qu’elle aime tout en l’amenant à l’aimerà son tour ? Et ce d’autant plus que, bonne ou pas, la nouvelle de Jensen se caractérise par une remarquable capacité à construire des formations de l’inconscient, symptôme, rêve voire interprétation, parfaitement judicieuses du point de vue de la théorie freudienne. Gradiva a d’ailleurs fait rêver les surréalistes puisque Dali nomma ainsi sa femme, celle qui l’avait selon lui extrait de la folie. Comment l’amour commun n’évo-querait-il pas parfois l’amour du transfert puisque celui-ci contribue à en éclairer le ressort ?

3En revanche, l’analyste, et Freud le signale sans injonction mais comme une évidence qui a à peine besoin d’être dite, ne prend pas pour lui l’amour que son acte libère, ne le veut pas, ne le peut pas. Le point où Gradiva se sépare de l’analyste n’est donc pas des moindres. D’ailleurs si l’analyse s’appuie sur le transfert pour dérouler le processus analytique, cela ne veut pas dire qu’elle en appelle à l’amour, puisque lorsqu’il arrive parfois que ce transfert prenne la forme explicite de l’amour, il ne s’agit plus alors du support de l’opération analytique mais d’un moment de résistance, produit par une intervention de l’analyste ou par l’arrivée du processus à une butée. Le transfert est un amour certes, mais qui s’adresse avant tout au savoir inconscient. La remarque de Freud sur l’exception que constitue Gradiva à ce titre semble rappeler simplement ce qui pour l’analyste va sans dire, puisqu’il était entendu déjà alors qu’analyse et liaison amoureuse s’excluaient mutuellement, même si le transfert paraissait parfois y appeler. Comment d’ailleurs se fait-il qu’une telle évidence ait pu faire dans certains contextes de discours et à certaines périodes l’objet d’un flottement, d’une incertitude, voire d’une désinvolture ? Nous en voyons encore régulièrement à l’heure actuelle quelques rejetons, dont nous observons les effets presque constamment traumatiques, plus ou moins apparents, plus ou moins repérés.

4En choisissant de désigner comme action digne de l’analyste celle d’une héroïne qui n’a pourtant en commun avec lui que de bien dire et ce faisant de libérer l’amour en agissant sur le symptôme, amour qu’elle a, elle, tout loisir de partager, Freud indique par une torsion précise une limite de l’analyste. Il formule une règle à partir de l’exception où elle n’est pas valide. Jusque-là cependant nous ne serions que dans l’ordre d’une déontologie, valable pour n’importe quelle discipline.

5Et si telle est peut-être la raison, confusément perçue, pour laquelle Gradiva a suscité tant de commentaires, il me semble que cela n’aurait pas été le cas, ou pas autant, si elle n’avait pas été aussi l’occasion chez Freud d’une innovation majeure dans l’ordre de l’interprétation, pourtant passée totalement inaperçue, et restée d’ailleurs pour lui-même lettre morte, ainsi que pour ses suivants. Il est facile de montrer en relisant, dans le texte de la nouvelle, la lettre de chacune des répliques de Gradiva à Norbert Hanold, qu’il y a là en germe la théorie de l’interprétation par l’équivoque, qui ne verra le jour qu’avec Lacan, lequel pourtant a considéré que Gradiva n’était pas une réussite et n’en a plus parlé, ce qui signale un oubli, probablement. Alors que ce que Freud avait nommé ainsi une Zweideutigkeit, une équivoque justement, pour désigner le trait caractéristique des propos de Gradiva, possède toute la structure de ce que Lacan appellera lui-même l’équivoque nécessaire de l’interprétation. Freud commente d’ailleurs fort bien l’efficacité particulière de ce mode d’interprétation, en constatant que ses deux sens possibles permettent de s’adresser électivement à ce qu’il appelle la duplicité du symptôme, la double détermination consciente et inconsciente qui l’anime, préparant ainsi la compréhension de l’analysant pour le sens inconscient qui d’abord est exclu. « L’un de leur sens, dit Freud, épouse le délire de Hanold afin de pouvoir pénétrer dans sa pensée consciente, l’autre s’élève au-dessus du délire et nous donne généralement la traduction de ce délire et la vérité inconsciente qu’il représente. C’est un triomphe de spirituelle ingéniosité que de réussir à présenter dans la même formulation le délire et la vérité [1]. » Gradiva s’adresse toujours à Hanold selon des formulations où elle adopte la place de fantôme qu’il lui assigne dans son délire, tout en évoquant par son énonciation à double sens leur lien d’enfance. « Je me suis depuis longtemps habituée à être morte, c’est la fleur de l’oubli que je dois recevoir de ta main », lui dit-elle gentiment au moment où elle réalise qu’il la prend pour un fantôme tout en ayant complètement oublié qu’elle était son amour d’enfance. Mais Freud abandonnera l’usage de ce mode d’interprétation car, en s’appuyant, semble-t-il, sur l’exemple de son application au délire d’Hanold, il l’a utilisé chez les psychotiques, ce qui n’a pas donné de bons résultats.

6Le destin de la Gradiva de Freud est donc bizarre, puisque cette héroïne ne se contentait pas de représenter par l’envers un interdit dans l’action de l’analyste, d’autant plus requis au fur et à mesure qu’apparaissait que l’amour de transfert n’était pas si différent de l’amour commun que cela avait été supposé d’abord. Elle traçait également la voie, telle celle qui s’avance là aussi en quelque sorte, de l’équivoque comme un des modes fondamentaux du dire à demi, du mi-dire nécessaire à l’interprétation de l’analyste. Tout se passe comme si cette limite, que Freud présente par le cas où elle n’existe pas, avait à ce point focalisé l’attention qu’elle ait emporté dans son ombre l’innovation technique. Comme si ce pôle imaginaire de l’amour au lieu où il n’est pas adéquat pour l’analyste, comme si cette figure d’une jouissance proscrite avait à ce point appelé le regard, que l’on se préoccupait avant tout des effets du dire de Gradiva au regard de son désir, pour oublier son mode de dire. Or c’est précisément, me semble-t-il, parce que ce mode de dire touchait quelque chose de si juste et de si essentiel pour l’acte analytique que, couplé à la figure d’une jouissance exclue de cet acte, il fixait quelque chose d’à proprement parler inouï.

7Freud avait là fabriqué une redoutable représentation, figurant une sorte de « plus de jouir », si on veut, du bien dire, dont l’analyste se tient à distance, un pôle de jouissance constituant non pas tant un interdit qu’un impossible pour que l’acte analytique fonctionne. C’est là en quoi il rejoint la dimension éthique. Cette jouissance toucherait un point de réel en tant qu’impossible en effet, impossible à ce que se maintienne le désir de l’analyste, puisque ce désir implique que l’analyste ait à déchoir de l’idéalisation où le transfert l’appelle. L’éthique est dans l’analyse indissociable de ce qu’on appelle la technique, car le seul outil de l’analyste, celui qui anime son dire, son art d’interpréter comme d’écouter, c’est son désir d’analyste. Or ce désir se spécifie de maintenir la différence absolue entre la cause du désir et l’idéal, au contraire de l’amour, c’est un désir qui ne veut pas l’amour précisément.

8Tout autre bien sûr est Dupin, celui de La lettre volée d’Edgar Poe, qui a hanté des générations de lacaniens tout comme Gradiva avait hanté les freudiens, et qui garde depuis bientôt quarante ans l’entrée des Écrits[2] avec la vigilance de l’énigme. Dupin est cette sorte de détective qui retrouve, grâce à sa clairvoyance, une lettre compromettante volée par un ministre à une Reine afin de la faire chanter. Il la reconnaît dans l’appartement du ministre, sous la forme dissimulée d’une sorte de déchet de lettre offert au regard de tous. Cependant la raison qu’invoque Dupin de cette clairvoyance, l’identification à son adversaire, est un leurre, estime Lacan, qui avance d’emblée qu’il n’est pas dupe de la malice de Poe. Et que l’interprétation permettant de retrouver la lettre, qui reposerait sur l’identification à l’adversaire, est d’autant plus mise en avant par Poe que ce n’est pas elle qui est en cause. Dupin n’est pas plus efficace sur ce mode que les analystes qui l’emploieraient, et se réjouissant de son effet, il est présenté en fait comme dupe d’un signifiant qu’il méconnaît et qui mène entièrement le jeu sous la houlette de l’auteur. C’est le signifiant qui est déterminant dans la position des protagonistes, et non quelque miroir. Lacan aurait fixé en ce point l’image d’un analyste, mais cette fois à la manière d’un pamphlet, l’image de ce que l’analyste n’est pas, même s’il s’en croit. Le héros là aussi serait un héros négatif, non pas cette fois semble-t-il au sens où il figurerait ce qui est interdit, mais d’abord ce qui est un leurre au sens de la technique. La lettre volée figure ce que l’analyse n’est pas, si elle manifeste à un autre niveau ce qu’est l’inconscient.

9On ne peut croire cependant que la persistance de la fonction de ce texte lacanien se soit limitée à nous présentifier l’insistance et l’automatisme du signifiant dans nos destins autant que dans nos cures, ni que la souffrance de la lettre soit seulement celle de son attente. Et pas plus qu’il se soit contenté de nous montrer comment la répétition nous fait glisser d’un cran, voulant pour le même signifiant une autre place, un autre partenaire. Les choses vont là plus loin d’emblée, et il me semble que là aussi figure un point qui aurait une valeur comparable au précédent, concernant l’éthique de la psychanalyse.

10Lacan a manifestement déchiffré, dans le message final de Dupin au ministre qu’il a démasqué, le tour que Poe effectue en lui donnant comme texte le vers : «… un dessein si funeste, s’il n’est digne d’Atrée est digne de Thyeste ». Ce message, qui clôt le conte, a simplement l’air de dire au vaincu combien ses intentions étaient noires, tout comme celles de l’un ou l’autre frère de la tragédie de Crébillon à laquelle Poe prend soin de renvoyer. Poe a en fait prélevé ce vers et demi d’un monologue d’Atrée, qui est sur le point de réaliser une vengeance atroce à l’égard de son frère, lui faire manger son propre fils, de sorte que le « dessein si funeste », contrairement à ce qu’on croit, n’est pas celui du malfaiteur mais celui du vengeur, de celui qui parle. Poe fait ainsi résonner de façon infiniment subtile un doute sur les motifs de Dupin, il semble impliquer à mots couverts que les intentions du héros ne sont pas pures, que sa jouissance dans la victoire a des accents de vengeance atréenne. Et de fait Lacan implique alors que celles de l’analyste, que Dupin représente un instant, le seraient tout autant si, en plus du fait de se leurrer, il jouissait de ce que son interprétation inflige à l’analysant, laquelle comporte à terme un effet de castration, notamment en fin d’analyse.

11Là se situe, me semble-t-il, un point qui rejoint l’éthique au sens où, là aussi, un impossible est en jeu au regard du désir de l’analyste, donc de l’efficace analytique. La jouissance de l’analyste est exclue de la scène analytique, qu’il s’agisse d’amour ou de jouissance, disons, sadique, tout autant d’ailleurs que d’une jouissance masochiste dont Lacan soulignait qu’elle guettait l’analyste. Catherine Mathelin [3] évoque cette remarque de Lacan, que le désir de l’analyste est un désir plus fort que celui qui consisterait à prendre l’analysant dans ses bras ou à le jeter par la fenêtre. Mais c’est aussi que l’un comme l’autre signerait sa fin et par conséquent celle du processus, puisque ce désir propre à l’analyste instaure constamment la différence qui entame l’idéal. Or dans ces deux cas, il s’agit d’un désir qui non seulement ne s’oppose pas à l’idéalisation du transfert mais de plus la requiert. L’amour s’y appuie, bien sûr, on le sait, mais la haine plus encore peut-être puisqu’elle consiste dans ce mouvement décidé qui refuse radicalement de renoncer à l’idéalisation quand elle n’a pu être maintenue par la voie de l’amour, et dès lors la reconduit autrement, plus aveuglément et plus violemment. Il y aurait en somme, fondamentalement, deux modes de jouissances qui menaceraient ce désir de l’analyste en tant qu’efficace, outre la jouissance masochiste déjà évoquée, et Gradiva et Dupin illustreraient chacun d’entre eux respectivement.

12Mais Lacan ironise plus loin, considérant que Dupin se leurre encore d’une autre manière, puisque d’avoir subi une castration en perdant la lettre ne dérangera en fait pas beaucoup le ministre dans la suite de son existence, notamment pour fonctionner comme homme. En effet, il fait remarquer que Dupin se trompe en prédisant l’effondrement de son adversaire. Dès lors que le ministre n’a plus la lettre que Dupin lui a reprise, les choses pourront pratiquement continuer, car seule la Reine saura qu’il ne l’a plus, et il le comprendra aisément à son changement d’attitude, et dès lors il s’en tiendra à de plus modestes ambitions et ne la fera plus chanter, c’est tout. Ou encore, la Reine l’ayant vaincu pourra même l’aimer, qui sait, Lacan s’amuse. De sorte que l’analyste qui imiterait Dupin sur la visée de l’effondrement de l’autre, voire jouirait de l’effet de son acte, ne serait pas seulement fautif au regard de son action mais aussi imbécile. Voilà une première série de remarques fondamentales, dont vous voyez à quels points problématiques et peu abordés ce texte touche à mots couverts.

13C’est pourquoi Lacan, me semble-t-il, et l’on s’en aperçoit si l’on regarde de près son texte sur La lettre volée, va réécrire le message de Dupin, voler à son tour si on peut dire et cacher la lettre, pour se moquer et pousser un peu plus le jeu avec Poe qui est un partenaire à la hauteur. Il va reproduire le message une deuxième fois avec le mot « destin » au lieu de « dessein ». On a longuement commenté ce passage des Écrits, et en effet il est si obscur, le tour que Lacan effectue est si difficilement accessible et si peu explicite que toutes les hypothèses ont été émises, coquille, lapsus, notamment. Mais aucune de ces hypothèses n’expliquerait que ce message doive être réécrit deux fois, dans le texte des Écrits, ce qui chez un écrivain tel que Lacan ne saurait là être autre chose que délibéré. S’il est reproduit deux fois et de manière différente, c’est qu’il veut dire autre chose la deuxième fois en fonction de cette différence, bien sûr. Si on le considère donc comme un bon mot de Lacan, resté trop obscur pour apparaître comme tel, et peut-être volontairement, on voit alors que le remplacement de « dessein » par « destin » reconduit et renverse le tour effectué par Poe. Lorsque Dupin, dans son message, écrit : « un dessein si funeste », il a l’air d’en accuser le ministre alors qu’au regard d’Atrée c’est le sien. Mais lorsque Lacan écrit dans sa deuxième citation du vers : « un destin si funeste », il traduit là en se moquant le destin que Dupin prédit au ministre, la honte, l’effondrement dans le ridicule. Car précisément ce destin ne sera pas si funeste, et le ministre s’en tirera bien, peut-être même avec l’amour de la Reine pour prix de sa castration. C’est par conséquent le destin du message de Dupin qui est risible. Il y a donc là probablement un tour d’interprétation supplémentaire par Lacan, qui s’immisce dans le texte de Poe tout en avançant son propos à lui.

14Ce héros Dupin comme analyste est donc deux fois ridicule, en croyant que l’efficacité de son interprétation est due à l’identification à l’adversaire et en pensant avoir ainsi provoqué l’effondrement de son ennemi, et de plus sa jouissance au moment du triomphe, habilement distillée par Poe, est problématique. L’analyste le serait de même s’il pensait ainsi son interprétation, s’il croyait que l’analysant est un adversaire à maîtriser et que cette maîtrise consiste dans la castration que son interprétation peut produire. Et il ne serait plus seulement ridicule s’il en jouissait, il ne serait plus analyste du tout. Comment ne verrait-on pas qu’une telle tonalité de l’action de l’analyste a pu être présente dans certains récits de cure, par exemple au moment où Lacan parle, en 1957 ?

15Là aussi se fait jour, par conséquent, un point d’éthique, et non pas seulement d’un interdit ou de quelque déontologie que ce soit, encore que cela l’inclut, car c’est également un impossible au regard de l’efficace de l’acte analytique, au sens où il annihilerait simplement la possibilité de cet acte. Les héros dont il s’agit avec Gradiva et Dupin présentent par leur envers ce qui s’exclut de l’acte analytique comme un héroïsme en fait bien sombre. Ils figurent chacun, pour avoir été saisi un instant comme portrait d’analyste, un point ultime où le désir de l’analyste s’abolit.

16Il y a bien d’autres points fondamentaux auxquels ultérieurement La lettre volée servira à Lacan d’appui, de détour pour son dire, un dire qui s’appuie sur cette fiction pour indiquer seulement dans un mi-dire quelque chose qui ne va pas tout à fait sans dire. Parmi eux, un autre point d’éthique figure, en 1976, concernant cette fois la passe, c’est-à-dire le devenir analyste de l’analysant en un moment structurellement précis de son analyse. Car le ministre s’avère finalement par son acte, le vol de la lettre à la Reine afin de s’en servir à des fins de pouvoir, constituer une métaphore valable de celui qui à un tournant de son analyse franchit le pas de devenir analyste. En effet, le « passant » s’empare lui aussi, à ce moment, d’une lettre qui traîne à sa portée, si l’on peut dire, celle du sujet supposé savoir, afin de se parer de cette fonction pour l’occuper auprès d’autres. Ce n’est évidemment qu’en un sens bien particulier que cela peut être comparé à un vol, puisqu’il s’en empare pour la soutenir en quelque sorte, pour en relancer l’enjeu, en reprendre le flambeau, selon l’expression de Lacan, au moment même où ce flambeau menace de s’éteindre. Comment peut-on concevoir que la formation de l’analyste au travers de sa propre analyse passe par un moment de bascule qui non seulement le dépasse, mais où il éprouve dans une sorte de vertige la nécessité de faire exister en son nom ce qui s’avère finalement un semblant chez celui qui en a jusque-là supporté la fonction, son analyste ? Y aurait-il donc ainsi au cœur de l’instauration de l’acte analytique, de la fonction d’analyste, un saut destiné à démentir, à rejeter, voire à forclore la vérité ou le réel entrevus ? Pourtant, le cas est bien différent cette fois, car il ne s’agit pas là de quelque chose qui en règle générale est exclu, puisque c’est au contraire le mode ordinaire selon lequel un analysant devient analyste : il n’aurait pas d’autre choix pour ce faire que d’en passer par l’affirmation même de ce qu’il découvre ne pas exister. Et affirmant la fonction du sujet supposé savoir, affirmant qu’il existe un sujet au savoir de l’inconscient et qu’il le représente, celui qui devient analyste franchit le pas de s’en faire le porte-parole auprès de ceux qui vont s’adresser à lui. S’agirait-il d’une imposture, fût-elle de bonne foi ? Il n’y a pas lieu de le considérer ainsi, puisque cet acte inaugural est le seul à même semble-t-il de produire un analyste à partir d’un analysant. Cependant, il y a lieu dans une étape ultérieure, lorsqu’en somme ses yeux se seront dessillés, que cet analyste le sache, le réalise. Et que dégrisé de sa mission d’existence de cette fonction du sujet supposé savoir, il vienne à savoir que, tout comme il l’avait constaté chez son analyste, elle n’est qu’un semblant destiné à supporter le processus de construction du savoir inconscient chez l’analysant. De sorte que, tout comme le ministre, il faudra bien que le nouvel analyste se laisse plus tard déposséder de cette lettre volée pour fonctionner comme analyste. Certes, il continuera de donner corps à la supposition de savoir qui permet le processus auprès de l’analysant, mais sachant maintenant qu’un tel sujet n’existe pas, et que c’est pourtant par cet acte, qui consiste à nier ce qu’il découvrait, qu’il est d’abord devenu analyste.

17Étroitement liée à cette question bien qu’apparemment très distincte est la métaphore que constitue également le commentaire lacanien de La lettre volée s’agissant du « rapport sexuel ». Lorsqu’en 1971 [4] Lacan fait remarquer qu’avec cette lettre il a parlé du phallus sans le dire, l’on n’est pas surpris, tout l’impliquait en effet [5]. Et dès lors il ajoute que le conte illustrait aussi bien avec cette fonction un « rapport sexuel étatisé », c’est-à-dire l’image du rapport sexué qu’organise le discours, ici représenté au niveau des plus hauts personnages de l’État, le couple royal. Or il souligne que le Roi est là celui qui, au-delà de la fonction qu’il a dans ce rapport, se caractérise d’être châtré, et aveugle à cette castration. La Reine est celle que la loi du discours inclut comme un signifiant, voire un fétiche, le phallus précisément, mais elle se tient aussi pour une part hors de cette loi, par le fait même qu’elle ne se contente pas de représenter ce signifiant, tout en ne s’y opposant pas non plus. Elle met en jeu une autre jouissance, qui se présente ici comme « trahissant la foi jurée », et une telle jouissance ne s’inscrit pas dans cette fonction phallique qui lui donne son statut. Voilà ce que du rapport sexué en jeu dans le discours le couple royal représente, et voilà ce qu’au-delà il en articule. L’homme comme tel, qui dans le symbolique a le phallus, dans le réel est châtré, ce qui ne l’empêche pas de fonctionner comme homme. La femme, qui dans le symbolique est le phallus, ne s’y résume pas, une part de sa jouissance existe dans le réel, silencieuse dans le discours, et par conséquent « La femme » comme telle, ce qui se définit ainsi de résumer toute la femme, n’existe pas. Lacan énonce ainsi, sur la base de la structure qu’organise ce conte, des termes réels en jeu au-delà de ce qui s’énonce de la fonction phallique organisant le rapport des sexes, les données d’une jouissance qui ne s’inscrit pas, qui n’est qu’entre les dits.

18Or quelle est l’intervention du ministre au regard d’une telle structure ? Il s’empare dudit phallus sous la forme de la lettre, celui que la Reine, non pas possède, mais ce dont elle est le relais. Il instaure comme instrument de pouvoir sur la Reine ce qui est le signe d’une jouissance supplémentaire chez elle, et transforme ainsi ce signe en signifiant de son manque. Il se pare alors lui-même de ce signifiant de sorte qu’il vient à être plongé dans l’être, au moment même où il l’a, ce que Lacan appelle sa féminisation. Ce processus s’interrompt seulement lorsqu’il est « soulagé » de cet être et de ce signifiant par Dupin qui lui reprend la lettre. C’est alors que cette dépossession, cette castration, paradoxalement le rend à sa fonction d’homme. Voilà le commentaire tout à fait surprenant que Lacan fait de ce ballet autour de la fonction phallique, qui n’est pas du tout équivalent à ce qu’en énonce le discours, et qui concerne là précisément son au-delà, son ressort réel dans le registre de la jouissance. Or le rapport de l’analysant au phallus, dans le tournant de la passe, dans le même mouvement qui concerne le sujet supposé savoir, comporte une épreuve de cet ordre. Dans le rapport du sexe, il s’empare du signifiant phallique en tant qu’il est celui de la jouissance de l’Autre sexe. Et c’est au moment où il fait le pas de s’en saisir qu’il se trouve confronté à l’être, ce qui ne sera entamé là aussi que par un mode de castration ultérieur, tout en lui ayant ouvert la voie d’une élaboration nouvelle de la jouissance en fin d’analyse.

19On est donc là, avec les personnages de La Lettre volée, bien loin d’un simple héros rencontré en passant, car le conte de Poe est d’une structure si riche et si complexe qu’il permet bien des lectures, et que Lacan longtemps y a trouvé une condensation étonnante des différentes étapes de ce que l’analyse lui révélait.

20On aurait ainsi dans les héros choisis par Freud et par Lacan tout autre chose qu’une simple fiction, quelque chose qui interprète d’une façon toute particulière quelques figures de l’éthique et du réel pour l’analyste, liées étroitement à son mode d’efficace. Il y aurait là la fonction énigmatique, aussi bien avec Gradiva qu’avec La lettre volée, d’une interprétation faite aux analystes, un peu différente de l’interprétation de l’analyste, même si, comme elle, elle ne peut que se mi-dire. Cette forme s’approcherait plus encore de cette image que Lacan mentionne parfois de l’interprétation comme simplement indiquant une direction, un dire qui ne comporterait pratiquement aucun dit, à la manière du doigt tendu du saint Jean, de Léonard de Vinci. Cette interprétation faite aux analystes comporte dans les deux cas, bien que beaucoup plus poussé chez Lacan, un usage très particulier de la fiction comme si la fiction était la seule à même là de fixer quelque chose, puisque du réel rien ne peut être fixé que par le sens, mais que de plus il s’agirait ici, si l’on peut dire, non pas tant d’un sens interdit que d’un sens impossible. Chacun des deux héros de fiction, sur un mode différent, évoque un bien dire, une interprétation qui convient à l’analyse, mais comporte une jouissance qui abolit le désir de l’analyste. Vous voyez combien ces portraits de héros en analyste disjoignent la technique de l’éthique, alors que chez l’analyste elles sont indissociables, mais peut-être fallait-il en effet les disjoindre un instant pour montrer ce qui devrait presque aller sans dire, et ce qu’on ne peut peut-être pas dire autrement.

Notes

  • [*]
    Cet article reprend, avec quelques légères modifications et ajouts, une intervention prononcée aux Journées d’Espace analytique sur « L’art de la cure et ses effets », le 2 décembre 2001 à Paris.
  • [1]
    S. Freud, « Le délire et les rêves », dans La Gradiva de W. Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 234.
  • [2]
    J. Lacan, le Séminaire sur « La lettre volée », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 11.
  • [3]
    Dans son intervention aux mêmes Journées d’Espace analytique, dont le texte est repris dans ce volume.
  • [4]
    J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séminaire inédit, séances du 17 février, 10 mars, 17 mars, 12 mai, 18 mai 1971.
  • [5]
    Le développement qui suit a été ajouté au texte de l’intervention, et reprend certains points d’un commentaire du Séminaire sur « La Lettre volée » figurant dans Le concept du phallus dans ses articulations lacaniennes, G. Chaboudez, Paris, Lysimaque, 1994.
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