Couverture de FP_004

Article de revue

De la névrose à la dépression

Remarques sur quelques changements de l'individualité contemporaine

Pages 25 à 41

Notes

  • [*]
    Sociologue, directeur du Groupement de recherche Psychotropes, Politique, Société du CNRS.
  • [1]
    Voir A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi – Dépression et société, Odile Jacob, Paris, 1998. Pour les références bibliographiques sur lesquelles cet exposé s’appuie, je renvoie à cet ouvrage.
  • [2]
    Binswanger fait ici référence à Wilhelm Griesinger.
  • [3]
    Voir, par exemple, le numéro 46 ( 7-8) de Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence consacré à « Conflit », 1998.
English version

1Cet article reprend à gros traits et de façon trop cavalière des thèmes développés dans un essai sur l’histoire de la dépression, de l’invention de l’électrochoc à nos jours [1]. Mon objectif est ici de montrer succinctement comment l’attention formidable accordée à la dépression aujourd’hui et la manière de mettre en forme cette pathologie en psychiatrie permettent de cerner quelques aspects de l’individualité contemporaine. Pour cela il est nécessaire de croiser l’histoire du raisonnement psychiatrique (discussions sur la définition de la pathologie, sur le diagnostic et les stratégies thérapeutiques) et celle des changements normatifs. L’intérêt de la dépression est qu’elle se trouve dans une situation paradoxale : alors que l’épidémiologie psychiatrique estime depuis 1970 qu’elle est le trouble mental le plus répandu au monde, les psychiatres considèrent, hier comme aujourd’hui, qu’elle est impossible à définir. On sait que les questions de classifications et de diagnostic sont des plus délicates en psychiatrie, mais le problème serait encore pire avec la dépression, les dépressions ou les états dépressifs. Ici le chaos règne. La psychiatrie n’a pas de théorie de la dépression, mais en revanche elle en a un usage des plus plastiques.

2« Que les gens souffrent plus ou moins, en quoi cela peut-il intéresser l’Académie des sciences ? », affirmait Magendie en 1847. Un siècle et demi plus tard, un vocabulaire s’est progressivement imposé. Il est composé des mots mal-être, souffrance, vulnérabilité, fragilité, victime. Que signifie cette attention ? Cette question se pose dans la mesure où la souffrance n’est pas seulement une réalité susceptible d’être auscultée et sur laquelle on peut agir, c’est également une catégorie, une manière de voir les choses ou de définir des problèmes. Cette attention à la souffrance n’est pas sans lien avec la fameuse crise du sujet dont l’individualisme serait l’expression même. La crise-du-sujet est un thème cher à la pensée française, y compris psychanalytique. Sujet s’opposant à individu. Il en va de même au niveau politique dans la conception républicaine où citoyen s’oppose à individu. Le sujet comme le citoyen sont pensés en France dans un rapport à la loi (de Rousseau à Lacan) alors que l’individu est pensé à partir de ses dépendances privées. Le triomphe de l’individu aurait inauguré cette crise, sa défaite dans le marais de la souffrance la confirmerait.

3Pour faire bref, le sujet serait en crise de deux manières. D’une part, il ne saurait plus mettre de limites à la disposition de lui-même, de l’autre il apparaît réduit à un statut de victime souffrante. Comme si l’individualité était aujourd’hui tendue entre les deux extrêmes de la toute-puissance et de l’impuissance. Ce processus résulterait d’un processus inexorable de privatisation de l’existence que les sociologues enregistrent un peu simplement en parlant de psychologisa-tion-des-rapports-sociaux ou d’intersubjectivité. Un peu simplement, dans la mesure où ce n’est pas parce que les choses sont plus personnelles qu’elles sont pour autant moins sociales. C’est cela qu’il faut comprendre. On a moins affaire à une privatisation de l’existence qu’à un processus historique, amorcée au cours des Trente Glorieuses, qui a logé la responsabilité entière de nos vies non seulement à l’intérieur de nous-mêmes, mais également au sein de l’entre-nous collectif. Aborder le malaise dans l’individualité en l’attaquant par une histoire de la personne contemporaine peut apporter quelques éclaircissements.

4Pour dessiner le genre de personnes que nous sommes socialement devenues en cette fin de siècle, les types de pathologies qui polarisent l’attention, les controverses dont elles sont l’objet quant aux manières de les définir, de les appréhender et de les traiter sont un matériau privilégié.

5Je voudrais montrer que l’histoire de la dépression est la manifestation du déclin du type de sujet que la fin du XIXe siècle nous a légué et qui a perduré jusqu’aux années 1950-1960. Ce sujet peut être caractérisé par trois formes de régulation des conduites : des règles disciplinaires, qui trouvent leurs formes définitives au début du XXe siècle avec l’invention du taylorisme et du fordisme ; des règles de conformité (à l’opinion, à la tradition, à l’autorité) ; des règles d’interdiction, c’est-à-dire un partage entre le permis et le défendu que l’invention de la psychonévrose de défense par Freud incarne à la fin du XIXe siècle dans le domaine de la psychopathologie. Ce type de névrose peut être considérée comme la manifestation mentale de problèmes générés par ces règles et affectant la personne en tant que personne.

6La dépression amorce son ancrage médical et social à la fin des années 1960 au moment où ces règles commencent à décliner. S’y substituent des normes incitant chacun à l’initiative individuelle (c’est la question de l’action) en l’enjoignant à devenir semblable à lui-même (c’est la question de l’identité) dans une société qui commence à être caractérisée par des valeurs de choix total. Qui devenir ? Comment agir ? La question d’être soi ou, plus précisément, de devenir soi ne se pose plus de façon romantique (il n’y a plus vraiment d’interdit à transgresser), mais de façon instrumentale. Il ne s’agit plus d’originalité ou de singularité contre quelque chose d’institué. La culpabilité inconsciente qui produit l’angoisse et ses travestissements symptomatiques n’en est plus l’expression. La dépression peut être considérée comme une manière de nommer certains problèmes engendrés par une société où la mesure de la personne est l’initiative personnelle et où la question de l’identité domine sur celle de l’interdiction. Autrement dit, une société où chacun est son propre souverain et se trouve par cela même confronté à la question de la possibilité illimitée – de là les thèmes solidaires de la toute-puissance et de l’impuissance. La dépression se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle le sentiment d’insuffisance domine celui de la culpabilité. Elle accompagne le recul de la référence au conflit dans l’espace psychique, mais également dans nos formes de vie.

I. Le conflit et l’insuffisance

7Si les polémiques sur les psychoses occupent le devant de la scène aux alentours de 1970, elles se polarisent aujourd’hui sur la dépression à travers deux thèmes : l’incertitude affectant son statut de pathologie et la critique de sa prise en charge pharmacothérapeutique. Les soupçons qui s’exercent sur les molécules ont engendré la crainte d’une réduction de l’humain à un fait neurophysiologique manipulable à merci par les techniques biologiques et pharmacologiques. Nous avons désormais affaire à une incertitude généralisée entre « se soigner » et « se droguer ».

8À travers ces soupçons se rejouent d’anciennes questions portant sur le statut du « psychologique » (est-ce un fait de conscience ? de conduite ? de signification ?), de vieilles querelles disciplinaires entre biologie et psychologie, mais également des antinomies propres à chacune de ces disciplines. Tout cela travaille de façon récurrente les questions posées par la pathologie mentale. Prenez garde au sujet, disent les uns, c’est-à-dire à l’humain ; n’oubliez pas le malade, c’est-à-dire le corps, rétorquent les autres. Une tension règne dans l’histoire des désordres de l’esprit entre une conception de l’humain en tant qu’animal, vivant par rapport au végétal, et une conception contraire en tant qu’être de parole, humain à l’intérieur du vivant animal. Opposition décisive, à l’origine des conflits quant aux causes de la pathologie, sa définition, ses traitements et l’idée que l’on se fait de la guérison, mais opposition trompeuse à un autre niveau, dans la mesure où l’on ne voit pas très bien ce que pourrait être un sujet sans corps. En quoi serait-il un être vivant ? Il faudrait plutôt examiner les différents modes d’intégration de l’animalité dans la subjectivité. L’intérêt de cet examen est qu’il renvoie à des conceptions concurrentes de ce qu’est une personne.

9La constitution de la notion de névrose à la fin du XIXe siècle offre une grille de lecture éclairant les déplacements de la culpabilité à la responsabilité. À la conception de Freud s’oppose celle de son grand concurrent malheureux : Pierre Janet. L’affaire est bien connue des (trop rares) historiens de la psychiatrie et de la psychanalyse. Il y a chez les deux inventeurs de la névrose moderne deux styles d’intégration de l’animalité dans une conception globale de la personne. Trois oppositions méritent d’être soulignées parce qu’elles permettent d’interpréter les métamorphoses de la dépression en les reliant à celle de l’individualité.

101. Freud pense la névrose à partir du conflit : la culpabilité inconsciente résultant d’un conflit psychique refoulé remontant à la petite enfance définit la psychonévrose de défense. Janet se réfère à un déficit ou, plus exactement, à une insuffisance ou une faiblesse qu’il nomme dépressive : la difficulté à agir est le trouble fondamental. S’il existe indubitablement un sujet de ses conflits pour la simple raison logique que le patient est considéré comme un agent, c’est beaucoup moins évident pour l’insuffisance.

11On le voit à la deuxième opposition : 2. La conception de la prise en charge thérapeutique et de la guérison : pour Janet, il s’agit de faire disparaître de la mémoire le souvenir traumatisant ayant causé la maladie, comme s’il n’était jamais arrivé, pour ramener le patient à l’action ; il s’agit d’opérer, selon sa propre expression, « une désinfection mentale » : tout psychothérapeute qu’il soit, il ne s’intéresse pas à la vérité d’une expérience, c’est-à-dire à un sujet de la maladie. Pour Freud, faut-il le rappeler ?, il s’agit de résoudre le conflit refoulé en le faisant advenir à la conscience de telle sorte que le patient trouve la liberté « de se décider pour ceci ou pour cela » (« Le Moi et le Ça », 1923) – le remède est dans le mal, pour parler comme Jean Starobinski.

123. La conception de l’inconscient. La genèse de la notion moderne de névrose fait partie de cet immense mouvement de décentrement de la notion de sujet qui explose au cours du dernier tiers du XIXe siècle, dans la philosophie, l’art, la biologie et la neurologie. Dans les deux cas, le sujet est décentré, mais pas de la même manière. La force de Freud est d’avoir fourni l’image idéale de ce que nous appelons un sujet car il a intégré l’animalité – le vivant – à la loi morale, tout ce que le XIXe siècle s’efforça de faire en vain. Il a ainsi opéré la synthèse entre la vieille introspection des spiritualistes et la neurophysiologie de son temps. Comment ? En découvrant l’importance, dans la pathologie mentale, non de la sexualité, mais du désir, non de l’inconscient (lieu commun de la fin du XIXe siècle), mais d’un inconscient qui veut quelque chose (à votre insu). Freud est, de ce point de vue, un biologiste de l’esprit, comme l’a montré Ludwig Binswanger dès 1936 (soit quinze ans avant la redécouverte de L’Esquisse ) : « la tentative aventureuse et conséquente de comprendre l’homme et l’humanité à partir de la vie. Dans la doctrine de Freud comme dans la constitution que s’est donnée la psychiatrie clinique [2] souffle un seul et même esprit, celui de la biologie » – les pulsions de l’organisme étant la source du psychique, c’est-à-dire de sa conflictualité. La névrose est une étape décisive dans l’histoire de l’individualité coupable. En découvrant que les névroses sont des pathologies du conflit et de la culpabilité, dont le désir est le moteur invisible, Freud a contribué à socialiser une dimension centrale de l’individualité moderne.

13La conception dominante de l’inconscient, à laquelle se rattache Janet, est celle du neurologue britannique John Hughlings Jackson. Les maladies mentales sont des dissolutions des centres supérieurs du cerveau : constitués les derniers dans l’évolution de l’espèce humaine, ils sont plus complexes, plus volontaires et moins organisés que les centres nerveux inférieurs, qui sont eux plus simples, plus automatiques, mieux organisés et plus anciens dans l’histoire de l’espèce. La désorganisation des centres supérieurs abolit le contrôle sur les inférieurs qui se libèrent et produisent ces automatismes dont la psychologie scientifique naissante de la fin du XIXe siècle se nourrit. Notons bien que pour Freud « ce n’est pas seulement le plus profond, mais aussi le plus élevé dans le moi qui peut être inconscient » (« Le Moi et le Ça »). La conception jacksonienne (qui est la référence dominante après la Première Guerre mondiale) sera disqualifiée au cours des années 1950 et 1960 quand la recherche biologique mettra en avant les voies neuronales, les fentes synaptiques et les récepteurs. Cette façon de voir l’inconscient ne permet pas une telle combinaison entre le vivant et la notion de loi morale : dans tous les cas, c’est une insuffisance qui commande.

14Comment se place la question de la technique dans l’histoire de la dépression ? À partir de l’invention des techniques de chocs entre les deux guerres, et particulièrement de l’électrochoc, les choses s’opèrent en deux temps : des années 1940 aux années 1970, on peut constater une alliance entre les deux modèles de maladie, alliance définissant un sujet malade. Leur déconnexion au cours des années soixante-dix conduit à la domination du modèle de l’insuffisance. Allié aux transformations des normes sociales, le modèle de l’insuffisance répond, y compris dans la plus grande illusion, à nos aspirations et à nos manières de définir la personne contemporaine.

II. Un sujet malade

15La notion moderne de dépression ne commence pas avec la découverte des antidépresseurs ( 1957), mais avec celle de l’électrochoc ( 1938). Cette innovation technique joua un rôle catalyseur dans les premières controverses qui contribuèrent à dessiner la carte des états dépressifs. Cette carte se dessine dans un contexte normatif où les familles doivent être respectables, les corps disciplinés et les ambitions modestes. Si les plaintes qui s’expriment dans les cabinets des généralistes semblent nombreuses (du moins selon les psychiatres des années 1930 et 1940), les patients sont souvent considérés comme des malades imaginaires, des simulateurs ou des personnes se regardant un peu trop le nombril. Dans une telle configuration, le mal-être n’a aucun sens socialement parlant. La vie psychique et l’attention à soi n’ont guère de place sociale. Le problème des psychiatres semble être d’étendre le domaine du pathologique, c’est-à-dire de faire reconnaître ces plaintes comme des pathologies.

16La controverse centrale porte sur le rôle et la place de l’affect dans les dépressions non mélancoliques. Situer l’humeur est le pivot de la réflexion psychiatrique. Il en va du choix de la stratégie thérapeutique : ces dépressions peuvent-elles être traitées par l’électrochoc ?

17Le premier âge de la dépression est celui du sujet malade, au sens où les psychiatres estiment qu’on ne peut soigner la pathologie dont le malade est atteint sans comprendre la place des conflits dont le patient est le sujet – sujet doit se comprendre au sens d’un agent. C’est le grand consensus, il inclut les plus organicistes des psychiatres – Paul Guiraud, l’incarnation de l’organicisme français, est ici exemplaire. La notion de sujet malade s’élabore à travers une question diagnostique : à quelle pathologie sous-jacente doit être rattaché un syndrome dépressif ? Sa réponse suppose de se centrer sur l’étiologie et la pathogénie, sur les motifs de la maladie et sur ses mécanismes. En effet, la dépression est à l’époque considérée non comme une entité clinique, mais comme une entité carrefour que l’on peut trouver dans les névroses ou dans des psychoses, qui sont, elles, les véritables pathologies sur lesquelles il importe d’agir.

18Si tout le monde peut faire une dépression, n’importe qui ne fait pas n’importe quelle dépression, nous disent les psychiatres. Autour de la notion de « personnalité » se forme une tripartition qui domine la nosographie et le diagnostic jusqu’à la fin des années 1970 environ : dépression endogène, dépression exogène et dépression psychogène, parfois réduite à une bipartition endogène-névrotique. En gros deux modèles s’affrontent. Le premier est le modèle électrochoc-mélancolie : l’électrochoc est une thérapeutique spécifique pour une pathologie bien délimitée – il n’est pas efficace hors de la mélancolie. Le second est non spécifique, l’électrochoc agit également, bien que moins efficacement, dans toutes les pathologies, névrotiques en particulier, où l’on trouve des symptômes dépressifs. Ce débat se prolonge avec l’invention des antidépresseurs. Il se loge dans la niche de controverses élaborée au cours des années 1940. On le voit très bien dans les textes de Roland Kuhn, qui découvre le premier tricyclique, et de Nathan Kline, qui découvre le premier IMAO. Deux visions se dessinent : la première cherche à délimiter le mieux possible la pathologie sous-jacente aux syndromes (c’est le modèle mélancolie-électrochoc), la seconde les causes biologiques de ces syndromes. Kuhn pense avoir découvert un spécifique, plus exactement un spécifique de la dépression endogène, Kline un non-spécifique : là où il y a des symptômes dépressifs, la molécule agit toujours. L’avenir signera la « victoire » de Kline sur Kuhn, mais dans un contexte où l’expérience de la personne sera différente.

19Un problème diagnostique, largement souligné dans la littérature psychiatrique comme dans les articles destinés aux médecins généralistes, va faire décliner cette approche qui consiste à chercher la place du sujet de la pathologie. Le problème est que la dépression endogène peut prendre la forme d’une dépression névrotique – surtout pour l’œil non exercé du médecin généraliste. Voilà le cancer qui va ronger la nosographie et le diagnostic des dépressions. Seulement ce cancer est tenu à l’époque par une réflexion psychopathologique sur les rapports entre le sujet, la molécule et la pathologie.

20De là également « une idée forte et confuse », comme l’écrit Henri Ey en 1975, idée qui forme un consensus minimal : en agissant sur les syndromes dépressifs, le médicament prépare le patient à affronter ses conflits psychiques, il vise à faire de ce dernier l’agent thérapeutique de son propre mal : les médicaments sont des substances relationnelles. La naissance de la biologie de l’humeur dans les années 1940, puis la découverte des médicaments de l’esprit, qui réintroduit, comme le dit un psychiatre au célèbre colloque de Bonneval sur l’inconscient en 1960, « la notion de sujet dans l’étude du fonctionnement cérébral » (Claude Blanc), sont le moteur d’une attention nouvelle de la part des médecins aux émotions, aux sentiments, à la vie affective. Les magazines et les ouvrages de psychologie populaire rassurent le public dès la fin des années 1950 : ni maladie mentale ni maladie imaginaire, la dépression peut arriver aux mieux-portants. Ils jouent un rôle de déculpabilisation à l’égard des problèmes intimes en mettant des qualificatifs communs sur ce que chacun est personnellement susceptible de ressentir de façon indistincte en lui-même. L’ensemble de ces éléments contribue à donner une place sociale à la vie intérieure, à instituer un langage à la fois savant et populaire propre à la psyché. Pour guérir, y compris avec une molécule, il faut que le patient s’intéresse à son intimité (vous voyez cela autant dans La Revue du praticien que dans le magazine ELLE ). Il ne peut être réduit à un objet de son mal, il doit être un sujet de ses conflits. La dépression se socialise, la vie psychique sort de son obscur halo.

III. Le déclin de la névrose

21Si n’importe qui ne fait pas n’importe quelle dépression, les nuances, les à-peu-près et les contradictions sont tels qu’il n’est pas possible de se servir du conflit pour discriminer avec suffisamment de pertinence les types de dépression, et cela d’autant plus que la dépression, contrairement à l’angoisse ou à l’anxiété, est difficilement reconnaissable et impossible à définir.

22Dans les discussions sur l’étiologie, le diagnostic et l’efficacité thérapeutique, l’ensemble le plus faible et le plus diagnostiqué est la dépression névrotique. Névrose est ici le mot important : le conflit intrapsychique se manifeste par des symptômes dépressifs, et c’est ce conflit qui est l’objet de l’action thérapeutique. Les notions de sujet et de conflit s’imbriquent à tel point qu’ils sont équivalents : un sujet est sujet de ses conflits.

23La psychiatrie et la psychopathologie trouvent deux grandes solutions pour mettre un peu plus de cohérence dans le diagnostic. Or, chacune contribue de manière totalement différente au déclin de la névrose en tant qu’expression du conflit psychique. La première solution est proposée par des psychiatres d’orientation psychanalytique. Elle porte l’accent sur la notion de personnalité dépressive : le syndrome dépressif ne relève pas d’une névrose, mais d’une pathologie narcissique. Si le névrosé « laisse apparaître le conflit inconscient » (Lucien Israël, 1976), la personnalité dépressive est incapable de faire advenir ses conflits à la représentation, elle se sent vide, fragile et a des difficultés à supporter les frustrations. De là, sa tendance aux comportements compulsifs, ses recherches de sensations qui, précisément, abrasent le conflit. On voit d’ailleurs très bien dans toute la littérature la montée croisée des dépressions et des addictions. La personne est dominée par un sentiment d’insuffisance. Le remplissage addictif apparaît comme l’autre face du vide dépressif. Au lieu de faire des symptômes, comme dans la névrose, le sujet abrase le conflit à travers des comportements, compulsifs avec les addictions, impulsifs avec les passages à l’acte violents ou suicidaires.

24On aurait moins affaire ici à une pathologie du conflit que de l’identité : la personne n’arriverait pas à structurer des mécanismes de défense stables, elle vivrait en permanence une insécurité identitaire se manifestant par une dépression à tendance chronique. « Leur demande profonde », écrit un analyste en 1975 (O. Flournoy), ne concerne ni les conflits ni les interdits, mais un « besoin d’être ». Cette relativisation de la névrose est bien entendu discutée chez les analystes : il peut s’agir de nouvelles manifestations symptomatiques de l’hystérie ou d’une extension de la demande de cure à des clientèles venant consulter pour des difficultés de vie, mais qui ne seraient pas névrosés.

25La deuxième solution évacue la notion de personnalité et la compétence clinique du psychiatre grâce à l’utilisation d’un modèle de découpage syndromique : puisque les psychiatres n’arrivent pas à se mettre d’accord sur des causes et, en conséquence, sur les maladies sous-jacentes aux syndromes, il suffit de débarrasser la séméiologie du problème étiologique, c’est-à-dire de la question : à quelle pathologie sous-jacente renvoie une série de symptômes ? Le moyen technique consiste à élaborer des critères diagnostiques standardisés qui décrivent clairement les syndromes et peuvent être ainsi de bons guides pour le diagnostic. C’est la troisième version du DSM ( 1980). Le versant médical est en voie de se centrer sur un malade dont il n’est plus vraiment nécessaire d’aborder les conflits pour le prendre en charge pharmacologiquement. Conséquence de ce changement de paradigme : la catégorie des névroses devient inutile. Conservée comme terme descriptif dans le DSM-III, elle disparaît dans le DSM-IV et est remplacée par la notion de dysthymie traitable en première intention par un antidépresseur. Le déclin de la névrose est porté par une nouvelle question : quel antidépresseur le médecin doit-il prescrire pour tel ou tel type de dépression ? Cette question est également engendrée par l’hétérogénéité croissante des antidépresseurs à partir de 1975, période où apparaissent de nouvelles molécules moins toxiques et plus maniables qui sont parfois définies comme des composés de transition entre redresseurs de l’humeur (thymoanaleptiques) et psychostimulants. La littérature psychiatrique conseille de moins en moins aux médecins généralistes de chercher la pathologie sous-jacente, c’est-à-dire ce qui affecte un sujet en tant qu’il n’est pas seulement un corps. On assiste à un déclin de la figure du conflit et de la référence à la culpabilité au profit de figures qui mettent plutôt en jeu le déficit comme problème et le bien-être comme solution. La thérapie ressemble à la désinfection mentale de Janet.

26Dans la version médicale, l’homme insuffisant est avant tout objet de sa maladie. Il est objet au sens où il est défini sur le mode du pâtir (peu importe qu’il pâtisse d’un manque d’amour de la mère remontant à la petite enfance ou d’un taux de sérotonine insuffisant) : le déprimé n’a guère besoin de se confronter à ses conflits, car il a une pathologie dont on peut le débarrasser. Dans la version psychanalytique, il n’arrive pas à être le sujet de ses conflits. Sujet doit se comprendre au sens d’un sujet de l’action – un agent – qui se structure de la possibilité de se représenter ses conflits, et, en conséquence, d’être mieux armé pour recouvrer « la liberté de se décider pour ceci ou pour cela », pour reprendre encore Freud.

27Cette transformation de la notion de dépression se fait dans un contexte de changement normatif qui devient sensible à la fin des années 1960. En effet, les règles traditionnelles d’encadrement des comportements individuels ne sont plus acceptées et le droit de choisir la vie qu’on veut mener commence sinon à être la norme de la relation individu-société, du moins à entrer dans les mœurs. Au moment où la dépression se diffuse dans la médecine générale et les mœurs, la société française est en effet entrée dans sa « grande transformation » : elle est sortie du monde des notables et des paysans et de l’immobilité des destins de classe. Dans la foulée d’une amélioration considérable des conditions matérielles, se produisent simultanément un désenclavement social des pauvres et une conscience de soi nouvelle, c’est-à-dire une attention à soi, dont les magazines et les ouvrages de psychologie populaire formulent le langage et dont Ménie Grégoire sera la première caisse de résonance sur RTL à partir de 1967. La perception de l’intime change. Il n’est plus seulement le lieu du secret, du quant-à-soi ou de la liberté de conscience, il devient ce qui permet de se déprendre d’un destin au profit de la liberté de choisir sa vie. L’idée que chacun puisse faire son chemin et devenir quelqu’un par lui-même se démocratise, chacun cherche une nouvelle idée de soi (« Tout est possible », « Do it », etc.). La figure du sujet en sort largement modifiée : il s’agit désormais, pour être quelqu’un, non de s’identifier à un autre, mais d’être semblable à soi-même – mais quoi ? De là de nouvelles inquiétudes intérieures.

28La période qui s’ouvre est caractérisée par une dynamique dont les deux faces sont libération psychique et insécurité identitaire. Côté scène, l’émancipation de masse prend son envol : ainsi, des techniques qu’un sociologue américain, Philip Rieff, a appelées en 1966 les « thérapies de la libération » (releasing therapies) prétendent fournir à chacun les moyens pratiques de construire « son » identité indépendamment de toute contrainte. Les « nouvelles thérapies » engendrent l’impression heureuse que chacun va pouvoir partir à la conquête de lui-même sans avoir à en payer le prix : les thérapeutes usent d’un modèle déficitaire pour accroître le « potentiel humain », leur idéal est celui d’un sujet plein, sans écart qui le divise. Côté coulisses, celui de la psychopathologie, des controverses nouvelles apparaissent en France : des pathologies mentales où le conflit intrapsychique est inexistant et où, à l’inverse, le sentiment de perte de sa propre valeur domine, font l’objet d’une préoccupation qui n’existait pas en France dans les années 1960.

29Si la névrose est une pathologie de l’identification, le type de dépression non névrotique repérée par la psychopathologie analytique est une pathologie de l’identité parce que, nous dit-on, le sujet n’a pu développer des relations objectales : la personne n’arriverait pas à structurer des mécanismes de défense stables, elle vivrait en permanence une insécurité identitaire se manifestant par une dépression à tendance chronique. L’insuffisance caractérise le moi de ces déprimés. Le sujet malade de ses conflits semble céder le pas à l’individu figé par son insuffisance. L’émancipation déplace les contraintes, elle modifie notre culture du malheur intime. S’affranchir créait des conflits névrotiques, être affranchi génère un vide dépressif. À une psychologie de la culpabilité et de l’angoisse se substitue une psychologie de l’infériorité et de la honte. Le déclin de la référence à la névrose recouvre celui d’une expérience collective de la personne qui s’exprimait à la fois par l’assujettissement disciplinaire et par le conflit. Qu’on la considère comme le nouveau visage de l’hystérie ou comme une pathologie narcissique, la dépression est instructive sur l’expérience contemporaine de la personne, car elle est la contrepartie de l’aspiration, fort encouragée, socialement parlant, à n’être que soi-même. Il y a là un changement dans la subjectivité des modernes.

30L’identité est le premier vecteur de redéfinition de la notion de personne aujourd’hui. Le deuxième vecteur est le déclin de la discipline au profit de l’initiative individuelle. Il suffirait de prendre ici comme exemple les transformations de l’organisation du travail dans les entreprises. La question de l’identité et celle de l’action se nouent de la manière suivante : versant normatif, l’initiative individuelle s’ajoute à la libération psychique ; versant pathologique, la difficulté à initier et à maintenir l’action s’associe à l’insécurité identitaire. Parallèlement, la pensée psychiatrique considère de plus en plus que le trouble fondamental de la dépression est psychomoteur. De plus, l’accent est désormais porté sur la notion d’inhibition qui devient le « concept cardinal de la dépression », ainsi que la littérature le répète un peu partout. La dépression, écrit Daniel Widlöcher en 1980, est un style d’action et non un trouble de l’humeur. Elle est moins une passion triste qu’une action insuffisante.

31C’est le territoire de l’apathie. Les cliniciens notent que les comportements compulsifs, mais également les comportements impulsifs (passages à l’acte violents ou suicidaires, prises de risques) sont des moyens de lutter contre les affects dépressifs – la littérature consacrée à l’adolescent est remplie d’articles consacrés à cette trilogie (dépression, compulsion, impulsion) et les cliniciens soulignent que les pathologies du conflit sont en perte de vitesse [3].

32Je ne sais pas si les gens sont plus inhibés hier qu’aujourd’hui, mais l’inhibition est évidemment quelque chose de beaucoup plus visible et handicapant dans une société qui fait plus appel à l’initiative et aux capacités d’action qu’à la docilité – la publicité des antidépresseurs est d’ailleurs aujourd’hui très centrée sur l’action. Commettre une faute à l’égard de la norme consiste désormais moins à être désobéissant qu’à être incapable d’agir. C’est moins l’indiscipline qui est en jeu que l’incapacité à être à la hauteur. Il y a là une conception de l’individualité mettant en jeu un corps plus réflexif ou plus mental que celui des disciplines, moins proche de la machine qu’on déclenche ou de l’animal que l’on dresse.

33Du côté psychanalyse, Jean-Luc Donnet, dans une description de la clientèle du centre Favreau, note la croissance de demandes de cure motivées par le chômage ou la précarité, évoque une néo-traumatologie où les problématiques centrées sur le désir et l’interdit cèdent le pas à celles centrées sur la perte d’objet et l’identité subjective ; il souligne que les symptômes paraissent flous, polymorphes, avec des somatisations et des agirs marquants. Après les entretiens préliminaires, les analystes ne savent pas vraiment définir les souffrances de ces patients : « On ne sait pas trop ça fait mal, comment et quand. » Les courants psychosomaticiens de la psychanalyse et les spécialistes des toxicomanies, mais aussi les sociétés d’analystes réfléchissent particulièrement sur ces pathologies où des sentiments de vide et de manque dominent la personne.

34Du côté psychiatrique, au moment où l’industrie pharmaceutique lance une nouvelle génération de molécules avec des promesses inédites de guérison, la dépression est redéfinie par l’épidémiologie comme une pathologie très récidivante ou à tendance chronique, tandis que la plupart des patients ne reviennent pas à l’état antérieur – ce qui suppose que « guérir, c’est revenir » (Canguilhem). La raison tient au basculement du territoire névrotique dans le continent dépressif. La dysthymie remplace la névrose, et est traitable en première intention par un antidépresseur. Celui-ci devient une médication antinévrotique : il met à distance le conflit et rend alors la référence audit conflit inutile. En échange, la dépression se présente comme un dysfonctionnement continu compensable plus ou moins bien par des molécules sans danger et confortables. La notion de qualité de vie, employée habituellement pour les maladies chroniques et, en psychiatrie, pour les psychoses, s’étend à la dépression, mais également aux addictions – la chronicité psychotique de quelques-uns s’est étendue au mal-être de tous. Il y a là un échec du grand programme qui s’est élaboré dans les années cinquante, à savoir trouver une corrélation entre un marqueur biologique et une entité clinique – c’est pourquoi la maîtrise pharmacologique de l’esprit humain n’est sans doute pas pour demain.

35L’individu d’aujourd’hui n’est ni malade ni guéri. Il est inscrit dans de multiples programmes de maintenance qui l’accompagnent dans son parcours. De là sans doute le succès du mot dopage qui indique bien une indistinction entre se droguer et se soigner.

IV. Des pathologies de la division au pathologies de la fusion

36De la discipline à l’initiative et de l’interdit au choix total, l’individualité est prise dans la question de ce qu’il est possible de faire et non dans celle de ce qu’il est permis de faire. La question de l’action est non pas : ai-je le droit de le faire ? mais : suis-je capable de le faire ? Nous sommes désormais profondément engagés dans une expérience commune où la référence au permis est emboîtée dans une référence au possible. De là l’invocation obsédante des limites que le sujet devrait s’imposer à lui-même pour rester un sujet, c’est-à-dire un type de personne correspondant à nos convictions normatives – et les raisons pour lesquelles nous adoptons ces convictions ne sont pas claires. Invocation dont la place inflationniste de la drogue, des dépendances et du dopage, toutes ces conduites de dépassement de soi, est un des marqueurs.

37La liberté de mœurs, soit le déclin de la polarité permis/défendu, et le dépassement des limites qu’imposait la nature à l’humain, grâce aux progrès des sciences biologiques, font que tout devient concrètement possible. Pour cette raison, le drogué est aujourd’hui la figure symbolique employée pour définir les visages d’un antisujet. Le drogué est l’homme dont il est convenu de penser qu’il franchit la frontière entre le tout est possible et le tout est permis. Il radicalise par la négative la confrontation de l’individualité à la possibilité illimitée. La dépendance est le prix d’une liberté sans limites que se donnerait le sujet. Elle est, avec la folie, la deuxième manière de dire ce qui se passe quand la part de la liberté vacille au sein d’une personne. Mais la folie et la dépendance le disent de façon tout à fait opposée. La première est révélatrice de la face sombre de la naissance du sujet moderne (la folie devient une entité médicale avec la liberté moderne), la seconde de celle de l’individualité fin-de-siècle.

38La folie revêt, dans les cas les plus extrêmes, la forme d’une dissolution identitaire. En 1957 (dans La Psychanalyse ), Jean Hyppolite écrit que, pour Hegel ,« l’essence de l’homme est d’être fou, c’est-à-dire d’être soi dans l’autre, être soi par cette altérité même ». Pourquoi ? Parce que, pense Hegel, la conscience solitaire ne se tourne plus vers Dieu, mais seulement vers elle-même – il y a de l’absolu dans l’homme, c’est pourquoi il peut se diviser jusqu’à la folie. « L’altérité est devenue le surmoi, ajoute Hyppolite. La conscience a engendré ce dieu qui fait qu’elle ne se juge elle-même que coupable, qu’elle s’enfonce dans la culpabilité ». Un siècle et quelque après Hegel, la spécificité de l’homme civilisé est, pour Freud, d’être névrosé, « parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société » (Malaise). Si la folie est une dissolution identitaire, la dépendance tend, à l’inverse, vers une fusion identitaire – il y une circularité qui va du même au même. À l’orée de la modernité démocratique, l’homme divisé jusqu’à la scission; au cours du dernier tiers du XXe siècle, l’homme dépendant jusqu’à la fusion. La dépression serait alors le médiateur qui rend visibles les processus par lesquels l’homme malade du conflit (névrotique) souffre aujourd’hui d’une insuffisance (dépressive) qui attise la compulsion ou l’impulsion. L’obsession de la drogue, de la dépendance et du dopage est congruente à une notion de personne considérée comme un pur agent, personnellement engagé dans l’action dont la responsabilité lui est imputée. Du scissionnel au fusionnel, les frontières de la personne (la drogue), mais aussi celles qui distinguent les personnes entre elles (inceste, pédophilie, violences sexuelles) font l’objet d’une préoccupation telle qu’on ne saurait plus qui est qui. Françoise Héritier définit l’inceste comme « un raccourci avec soi-même ». C’est la définition que tout clinicien donnerait de la dépendance. Une société d’initiative individuelle et de libération psychique, dans la mesure où elle conduit chacun à décider en permanence, encourage des pratiques de modification de soi et crée simultanément des problèmes de structuration de soi qui ne faisaient l’objet d’aucune attention dans une société disciplinaire.

39Cet envahissement par le mal-être et sa résolution par des industries hétéroclites de l’estime de soi ne sont pourtant pas le seul destin de l’individualité contemporaine. La construction permanente de soi ne condamne pas nécessairement l’individu à des bricolages personnels, soit ce que certains appellent la désinstitutionnalisation. Cette situation implique, au contraire, de bien repenser la question de l’institution au nouvel âge de la personne.

V. De la discipline des corps à la production permanente de l’individualité

40La socialisation ne consiste plus à discipliner les corps pour qu’ils restent à leur place une fois pour toute. Elle vise à produire en permanence une individualité capable d’agir par elle-même.

41Dans l’entreprise, les modèles disciplinaires (taylorien et fordien) de gestion des ressources humaines reculent au profit de normes qui incitent le personnel à des comportements autonomes, y compris en bas de la hiérarchie. Management participatif, groupes d’expression, cercles de qualités, etc., constituent de nouvelles formes d’exercice de l’autorité qui visent à inculquer l’esprit d’entreprise à chaque salarié. Les modes de régulation et de domination de la force de travail s’appuient moins sur l’obéissance mécanique que sur l’initiative : responsabilité, capacité à évoluer, à former des projets, motivation, flexibilité, etc., dessinent une nouvelle liturgie managériale. La contrainte imposée à l’ouvrier n’est plus l’homme-machine du travail répétitif, mais l’entrepreneur du travail flexible. Il s’agit moins de soumettre les corps, de les rendre dociles, que de mobiliser les affects et les capacités mentales de chaque salarié. Les contraintes et les manières de définir les problèmes changent : dès le milieu des années quatre-vingt, la médecine du travail et les recherches sociologiques en entreprise notent l’importance nouvelle de l’anxiété, des troubles psychosomatiques ou des dépressions. Aujourd’hui, le stress et les problèmes psychopathologiques constituent les nouveaux risques du travail (voir, pour ne prendre que ce seul exemple, La Lettre mensuelle de la CFDT d’avril 1999). À l’accroissement du degré d’engagement dans le travail qui s’impose au cours des années quatre-vingt, se surajoute, à partir de la fin de la décennie, une nette diminution des garanties de stabilité : elle concerne d’abord les non-qualifiés, puis remonte la hiérarchie jusqu’à toucher les cadres supérieurs au cours des années 1990. De plus, le style des inégalités se modifie, ce qui ne va pas sans conséquence sur la psychologie collective : aux inégalités entre groupes sociaux s’en ajoutent d’autres internes aux groupes. L’accroissement des inégalités de réussite à diplôme et origine sociale équivalents ne peut qu’augmenter les frustrations et les blessures d’amour-propre, car c’est mon voisin, et non mon lointain, qui m’est supérieur ou inférieur. La valeur que la personne s’accorde à elle-même est fragilisée avec ce style d’inégalité.

42L’école connaît des transformations qui ont des effets analogues sur la psychologie des élèves. Dans les années soixante, la sélection sociale s’opérait largement en amont de l’école (voir Bourdieu et Passeron). Aujourd’hui, comme le montre unanimement la sociologie de l’éducation, la massification de la population lycéenne conduit à ce que la sélection s’opère tout au long du cursus scolaire. Parallèlement, « une exacerbation des impératifs de réussite individuelle et scolaire s’abat sur les enfants et les adolescents » (Joao Fatela). Les exigences qui pèsent sur l’élève s’accroissent tandis qu’il assume lui-même la responsabilité de ses échecs, ce qui ne va sans engendrer des formes de stigmatisation personnelle. Là encore, donc, modification des manières d’être inégal.

43Les fonctions institutionnelles de socialisation exercées par de la famille se reportent en grande partie sur l’école à partir des années soixante. L’épanouissement des enfants, largement encouragé par la psychologie (Dr. Spock, Laurence Pernoud, etc.), devient une mission parentale de la plus haute importance. Les cliniciens notent d’ailleurs aujourd’hui des pathologies où l’assise identitaire est fragile chez des patients nés au cours de cette période. Elles résulteraient « d’une sentimentalisation sans doute excessive de l’exercice des fonctions parentales » (Jean-Luc Donnet). L’autonomisation du couple et de la famille, qu’enregistre le processus de « démariage » (Irène Théry), conduit à une précarisation nouvelle brouillant souvent les places symboliques des uns et des autres. L’égalisation des rapports entre genres sexuels, mais aussi entre générations, conduit à un balancement entre contractualisme généralisé et rapports de force permanents. Quand les frontières hiérarchiques s’effacent, les différences symboliques avec lesquelles elles étaient confondues s’effacent également.

44Ces changements impliquent un autre rapport au temps : la personne risque tout au long de sa vie la chute sociale (ou affective) dans une socialisation ne s’arrêtant plus à ce que l’on appelait l’âge adulte, mais s’étirant tout au long d’une existence. Comme l’écrit Musil, les hommes étaient probablement plus secoués qu’aujourd’hui, comme des épis dans un champ, mais ils étaient secoués municipalement. Aujourd’hui, l’individualité est mise à l’épreuve personnellement et non en tant que membre d’une collectivité. Cela change beaucoup de choses.

45Le style de réponse aux nouveaux problèmes de la personne tend à prendre la forme d’accompagnements des individus, éventuellement sur la durée d’une vie. Ils constituent une maintenance se déployant par des voies multiples, pharmacologiques et psychothérapeutiques, certes, mais aussi sociopolitiques. Des produits, des personnes ou des organisations en sont le support. Ces acteurs multiples se réfèrent à une même règle : produire une individualité susceptible d’agir par elle-même et de se modifier en s’appuyant sur ses ressorts internes. Ici réside l’une des mutations décisives de nos formes de vie, parce qu’il n’y a pas là un choix que chacun peut faire de manière privée, mais une règle valable pour tous sous peine d’être mis en marge de la socialité. Entrée dans nos usages, insérée dans nos mœurs, disposant d’un vocabulaire employé en permanence (élaborer des projets, passer des contrats, faire preuve de motivation, montrer des capacités de présentation de soi, etc.), la règle de production de l’individualité fait corps avec nous. Elle s’est instituée.

46Cette règle peut en effet autant servir d’instrument de gestion du personnel que fournir de nouvelles références à l’action publique. Celle-ci consiste moins à arbitrer des conflits entre adversaires désignables qu’à faciliter institutionnellement l’action individuelle. Dans le domaine de l’emploi, le récent rapport Supiot commandé par l’UE ( 1999) propose des démarches allant dans un tel sens : « Le statut professionnel, précise le rapport, doit être redéfini de façon à garantir la continuité d’une trajectoire plutôt que la stabilité des emplois. » Il faut penser en termes de sécurité active (des personnes) et non de protection passive (des emplois). Dans le domaine du couple et de la famille, le rapport Théry ( 1998) propose des démarches pour assurer la permanence de la filiation dans une société aux valeurs de choix total. La contrepartie de cette forme de vie est une précarisation du lien le plus intime, celui de la filiation. On peut voir dans ces travaux des démarches politiques et des propositions pratiques permettant de repenser la question de l’institution dans le nouvel âge de la personne.

Notes

  • [*]
    Sociologue, directeur du Groupement de recherche Psychotropes, Politique, Société du CNRS.
  • [1]
    Voir A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi – Dépression et société, Odile Jacob, Paris, 1998. Pour les références bibliographiques sur lesquelles cet exposé s’appuie, je renvoie à cet ouvrage.
  • [2]
    Binswanger fait ici référence à Wilhelm Griesinger.
  • [3]
    Voir, par exemple, le numéro 46 ( 7-8) de Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence consacré à « Conflit », 1998.

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