Couverture de RESS_591

Article de revue

Émile-Honoré Cazelles, traducteur, républicain et préfet

Le cas des « fragments sur le socialisme » de John Stuart Mill

Pages 41 à 76

Notes

  • [1]
    Ces lettres ont été déposées à la British library of political and economic science, au sein du fonds Taylor-Mill. Les auteurs tiennent à remercier les services des archives de la BLPES de les avoir autorisés à en publier des extraits jusqu’ici inédits.
  • [2]
    Dans l’Early Draft de l’Autobiography (Mill, 1981, p. 238), Mill avait préféré l’expression equal ownership à celle de common ownership.
  • [3]
    Dans l’Early Draft (Mill, 1981, p. 240), Mill s’était montré plus audacieux : l’opinion défendue n’était pas dite seulement « plus avancée » mais manifestant bien une « tendance résolument socialisante » (decidedly socialistic tendency).
  • [4]
    Reybaud estime cependant que De la Liberté (1859) et les Considérations sur le gouvernement représentatif (1862) rachètent les imperfections et les outrances des Principes (Reybaud, 1855, p. 302).
  • [5]
    Dans un article sur l’« État de la question socialiste » publié quelques mois plus tard, toujours dans le Journal des économistes (Courcelle-Seneuil, 1873b), Courcelle-Seneuil – qui est des rares économistes libéraux favorablement disposés envers le modèle associatif (Courcelle-Seneuil, 1856) – revient sur ces questions, estimant que Mill, « emporté par un noble sentiment de sympathie pour les pauvres et d’antipathie pour l’inertie des riches, avait quelquefois dépassé les bornes que son intelligence élevée avait cependant signalées » (Courcelle-Seneuil, 1873b, p.  356).
  • [6]
    Même « une grande école socialiste », celle de Fourier, souligne Renouvier, a reconnu cette vérité, elle « qui met son principal but à obtenir l’harmonie des intérêts, et l’objet le plus spécial de sa recherche à se servir des passions telles qu’elles sont pour produire, sous certaines conditions, des effets opposées à ceux qu’elles donnent » (Renouvier, 1873, p. 263).
  • [7]
    L’esquisse biographique qui suit est tirées des sources suivantes : Archives Nationales, Personnel de l’administration préfectorale, cotes F/1bI/317,F/1bI/406,F/1bI/906; (Bargeton, 1994 ; Berlière et Vogel, 2008 ; Parrot, 2015 ; Wright, 2007) ainsi que de la correspondance Cazelles-Taylor.
  • [8]
    La première référence renvoie à une longue introduction de Cazelles aux Premiers Principes (1871), qui sera par ailleurs traduite en anglais et publiée aux États-Unis (Cazelles, 1874).
  • [9]
    Les lettres de Cazelles se trouvent dans la boîte 6 du fonds Taylor-Mill de la BLPES, numérotées de 13 à 145. Quand nous faisons référence à une lettre, nous reprenons en premier le numéro de celle-ci, puis sa date de rédaction et enfin la page, si nécessaire.
  • [10]
    Dans une lettre de septembre 1877 adressée à Alfred Espinas, Théodule Ribot, fondateur de la Revue philosophique et collaborateur régulier de Germer Baillière, fournit quelques informations sur les modalités financières relatives aux traductions, du point de vue de l’auteur : « J’ai été traduit 4 fois, […] je n’ai jamais touché un centime et on ne m’a même pas demandé la permission, sauf pour une trad. allde de la psych. anglaise [La Psychologie anglaise contemporaine; Ribot, 1870 & Ribot, 1875] qui n’a pas encore paru. […] D’après ce qui m’a été dit par des gens très au courant, il ne faut jamais compter sur de l’argent en pareil cas, sauf pour romans, théâtre, livres classiques. Au bout de six mois, un an suivant les pays, cela tombe dans le domaine public et on a droit de traduire malgré l’auteur et l’éditeur, sauf pour les cas où des formalités très compliquées ont été remplis » (Lenoir, 1964, p. 79); mais, précise aussi dans une autre lettre, « Baillière a tous les prix et toutes les manières » (Lenoir, 1964, p. 80). En mars 1879, il rapportera que le criminologue italien Cesare Lombroso « se croit un Nabuchodonosor. Il veut être traduit et il fait faire à Baillière […] des propositions telles que pas un éditeur au monde ne les accepterait : environ 4000 frs tout cumulé. Et Spencer qui se laisse traduire pour rien ! » (Lenoir, 1970, p. 66).
  • [11]
    Céline-Félicité Guillaumin (1828-1885), fille de Gilbert-Urbain Guillaumin (1801-1864), qui a repris à la suite de son père la Librairie de Guillaumin et Cie (1830-1906).
  • [12]
    Cet oubli – singulier sachant que les publications françaises et anglaises sont quasi-simultanées – est, malheureusement répété dans la récente édition des Chapters aux Belles Lettres, dont la traduction est due à Michel Lemosse et dont l’introduction d’Alain Laurent affirme à tort qu’« ils n’avaient jusqu’à présent pas été traduits en français » (Laurent, 2016, p. 10).

Introduction

1On peut aborder la question de la nature, du rôle et des modalités de la traduction en sciences sociales à plusieurs niveaux. On peut, au niveau macro, s’intéresser à la fonction de cette opération dans le champ intellectuel considéré dans son ensemble, et dans les sous-champs nationaux et disciplinaires dont il est constitué, pour saisir la logique et les dynamiques de diffusion et de réception des contenus culturels (Bourdieu, 2002 ; Espagne, 1999). On peut aussi, au niveau micro, s’arrêter sur les problèmes théoriques et pratiques directement liés à l’acte de traduction, approche caractéristique de la réflexion traductologique (pour le cas de la philosophie, voir par exemple [Wrobel, 2018]). On peut finalement opter pour une perspective méso, qui analyse les pratiques traductives en se focalisant sur les réseaux de sociabilité dans lesquels elles s’inscrivent et les enjeux politiques ou idéologiques qui les caractérisent. Ce sera le parti pris ici, avec le cas d’Émile-Honoré Cazelles (1831-1908), traducteur d’une bonne partie de l’œuvre de John Stuart Mill (1806-1873), et notamment de certains de ses écrits sur le socialisme, qui illustre certains enjeux de la pratique traductive en sciences sociales, et en particulier des contraintes politiques qui s’y appliquent.

2Dans cet article, nous nous proposons d’analyser un document d’archive inédit, la correspondance de Cazelles et d’Helen Taylor (1831-1907) [1], la fille adoptive de Mill. À la lumière de cette source, nous examinons la manière dont la traduction et la publication des Chapters on Socialism (1879) de Mill permettent de mettre en évidence certains des enjeux de la traduction en sciences sociales en France au xixe siècle. Pour ce faire, nous commencerons par évoquer le rapport de Mill à ce que l’on appelait alors le « socialisme ». Nous nous pencherons ensuite sur les Chapters en tant que tels et la position qui y est défendue, pour nous intéresser plus spécifiquement à Cazelles, à son parcours de traducteur et à son positionnement politique. Ceci nous permettra par la suite mieux saisir son intervention à titre de traducteur des « Fragments ».

1. Le socialisme de Mill et la question des Chapters

1.1. Mill, partisan d’un « socialisme tempéré » 

3Si la figure de John Stuart Mill est traditionnellement figée dans son appartenance au canon libéral, lui-même a pourtant inlassablement insisté sur le fait que ses positions éthiques, sociales et politiques avaient emprunté à des doctrines et des traditions multiples et parfois incompatibles, au nombre desquelles il faut compter le mouvement socialiste (Baum, 2006 ; Claeys, 2013 ; Guillin, 2016b ; Légé, 2006 ; McCabe, 2018 ; Miller, 2003). Du saint-simonisme, Mill héritera l’intuition qu’une philosophie de la société et une philosophie de l’histoire lui étaient nécessaires pour pallier les lacunes du benthamisme. Il trouvera aussi dans le socialisme français (saint-simonien ou fouriériste) des arguments en faveur de l’émancipation des femmes et des vues originales sur les rapports sociaux de sexe qui remettent en question la conception traditionnelle de la famille. Finalement, et d’une manière sans doute encore plus surprenante pour celui qu’on a longtemps considéré, notamment en France, comme le dernier grand représentant de l’école ricardienne, Mill sera l’un des premiers économistes politiques classiques à prendre au sérieux les différentes variantes de la justice distributive théorisées par le courant socialiste. Cette proximité intellectuelle aboutira à ce que Mill en arrive, dans son Autobiographie, à se réclamer d’un « socialisme tempéré » (qualified socialism – Mill, 1981 [1873], p. 199 ; 1993, p. 167) et à finalement se ranger, avec son épouse Harriet Taylor, sous la « bannière socialiste », reconnaissant que « le problème du futur, à [leurs] yeux, consistait à unir la plus grande liberté d’action individuelle à une propriété commune [common ownership[2]] des matières premières du globe, et une participation égale [equal participation] de tous aux profits de l’association du travail » (Mill, 1981 [1873], p. 239 ; 1993, p. 196). Ces positions, Mill en avait retracé lui-même, dans son Autobiography, l’évolution au fil des éditions successives de ses Principes d’économie politique, initialement parus en avril 1848 :

4

Dans la première édition, les difficultés du socialisme étaient si fermement exposées que le livre semblait s’y opposer. Au cours de l’année ou des deux années suivantes, nous [i.e. Mill et sa future épouse Harriet Taylor] avions consacré beaucoup de temps à l’étude des meilleurs écrivains socialisants du continent, à la méditation et à la discussion de tout l’éventail des sujets impliqués dans la controverse ; ce qui nous permit d’abolir l’essentiel de la première édition pour y substituer des arguments et des réflexions manifestant une orientation représentant une opinion plus avancée [3]. (Mill, 1981 [1873], p. 241 ; 1993, p. 198).

5Ainsi Mill en était-il progressivement venu à accorder une place de plus en plus importante aux conceptions socialistes de la propriété (Mill, 1965 [1848], liv. II, chap. 1 & 2), allant jusqu’à envisager explicitement la possibilité d’une appropriation collective de la propriété foncière, et à affiner sa conception de « L’avenir probable des classes laborieuses » (ibid., liv. V, chap. 7), documentant laborieusement les diverses tentatives – notamment l’établissement de sociétés coopératives (ibid., § 6) – pour améliorer ce dernier.

1.2. Le spectre du socialisme

6L’évolution de Mill vers un « socialisme tempéré » n’avait pas manqué d’alerter certains de ses lecteurs français, en particulier chez les économistes politiques. Bien évidemment, le contexte indécis de l’installation de la IIRépublique, des journées de juin, de l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidence en décembre, et du tournant conservateur finalement pris pas le régime, avait redoublé cette inquiétude. Ceci explique sans mal l’intérêt tout particulier accordé aux questions liées à la propriété ou à l’organisation du travail qui marque la réception française des Principes d’économie politique, processus qui va débuter au lendemain de la Révolution de février 1848 et qui permet de mieux comprendre les modalités de traduction et de publication des Chapters on Socialism.

7Dans cette conjoncture troublée, un spectre hante les pages de la presse française : le spectre du socialisme, à l’ombre duquel les Principes d’économie politique de Mill vont le plus souvent être lus. Ainsi en va-t-il du libéral Journal des économistes, qui fait précéder la traduction partielle de la recension de l’ouvrage rédigée par Nassau William Senior pour l’Edinburgh Review (Senior, 1848) par un texte dû au traducteur, Alcide Fonteyraud. Jeune économiste libre-échangiste, il rappelle que les « améliorations » exigées de tous bords, le « socialisme les poursuit par autorité législative et judiciaire, et dans une ligne d’intervention gouvernementale qui […] semble être la résurrection du principe aristocratique », alors que « l’économie politique […] les poursuit dans la ligne de la liberté, qui est celle de la démocratie vivante et jeune » (Fonteyraud, 1849, p. 130-131). À ce compte-là, poursuit Fonteyraud, Mill « a pu édifier son œuvre sur ce terrain de la propriété, de la famille et de l’épargne, qui tremble sous nos pieds » et on lui devra « d’avoir fait rayonner au loin le principe de la liberté » (ibid.). Dans la Revue des deux mondes, Michel Chevalier, titulaire de la chaire d’Économie politique au Collège de France et penseur libéral respecté, soutient que les classes laborieuses sont dans le sens de l’histoire quand elles réclament des droits politiques et sociaux, comme elles viennent de le faire, constate qu’elles ne demande pas la charité, mais la justice et, se revendiquant de Mill (Mill, 1965 [1848], liv. 4, chap. VII, par. 1), affirme, contre toute velléité rétrograde, que « rétablir la dépendance dans les faits et les lois est la plus chimérique des espérances », toute tentative « à cet effet dans l’Europe occidentale y serait le signal d’épouvantables orages » (Chevalier, 1850, p. 124). S’intéressant à la nature du socialisme dans la « littérature démocratique » en Angleterre, Émile Montégut, journaliste libéral conservateur, souligne quant à lui que « les classes laborieuses [y] ont pour organes des écrivains distingués, de respectables clergymen, des médecins célèbres, des économistes comme M. Mill, des membres du parlement, et même des ouvriers pleins de talent, de sincérité, de droiture » (Montégut, 1851, p. 433). Sensibles aux maux de la majorité, « Carlyle, Mill, Dickens, Disraëli [sic], Bulwer, Warren, Thackeray, miss Martineau, tous séparés d’opinions politiques, […] s’accordent à exprimer la souffrance du peuple » (ibid., p. 434). Pourtant, insiste Montégut, « cette littérature ne porte aucun des caractères de notre littérature socialiste ; on n’y rencontre ni sensualité, ni esprit de révolte » (ibid., p. 436). À ce compte-là, le socialisme de Mill relèverait moins de l’idéologie à visée révolutionnaire que d’une bienveillante sollicitude pour le sort des classes laborieuses et d’une volonté de l’améliorer, autant qu’il est possible.

8La publication de la 3e édition anglaise des Principes (Mill, 1852 [1848]) et, surtout, la parution de sa traduction française (Mill, 1854) vont inaugurer une nouvelle phase dans la réception de la pensée économique et politique de Mill en France. Dans le Journal des économistes, organe de ce que l’on a pu appeler « l’école de Paris » (Leter, 2006), Ambroise Clément salue un « ouvrage [qui] se distingue par l’originalité de la forme donnée à l’exposition des principes connus, par la nouveauté des considérations ou des démonstrations qui les appuient, et par une préoccupation constante du sort des classes les plus nombreuses, assez peu commune chez les économistes anglais » (Clément, 1855, p. 53). Mais c’est pour aussitôt souligner que ce traité, expression la plus récente et la plus achevée des thèses de l’école ricardienne, est loin d’être parfait.

9Ces réserves peuvent être terminologiques (comme en ce qui concerne la classification des différentes formes de travail proposée par Mill) ou conceptuelles (par exemple, quant à ce qui a trait à la distinction du travail productif et du travail improductif) ; mais elles peuvent aussi être substantielles, comme lorsqu’est abordé le thème clef de la distribution des richesses. Là, le ton change radicalement, passant d’une réserve et d’une impartialité toute scientifique à une critique résolue. Évoquant ainsi les pages que Mill consacre à « l’exposition des principaux systèmes d’organisation artificielle produits par le socialisme moderne », Clément y fustige « une déférence véritablement excessive et qui paraît fort singulière chez un économiste instruit » (Clément, 1855, p. 66). À l’idée avancée par Mill que la décision d’opter pour le système actuel (celui de la « liberté individuelle ») ou pour les alternatives socialistes, saint-simonienne ou fouriériste, dépendra de la place que chacune d’elles accordera à la liberté et à la spontanéité humaine, Clément oppose que « le régime de la propriété individuelle », même s’il n’a pas encore réalisé toutes ses promesses, est, « tel qu’il existe actuellement chez la plupart des nations de l’Europe, infiniment supérieur sous tous rapports, et principalement sous celui de la situation qu’il fait aux classes les plus nombreuses, au communisme le plus habilement imaginé » (ibid., p. 67).

10Dans la même veine, on trouve Louis Reybaud, ancien député conservateur échaudé par le coup d’État du 2 décembre, auteur du roman à succès Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale (1846), et lui aussi représentant « l’école de Paris ». Après avoir passé en revue certains points distinctifs du libéralisme économique de Mill (son libre-échangisme, sa conception élargie de l’intervention gouvernementale), il s’arrête sur les développements consacrés au socialisme dans les Principes, qui regroupent les « propositions les plus malsonnantes et des témérités faites pour inspirer un regret mêlé d’étonnement », Mill étant accusé de « donne[r] à des rêves odieux une importance qu’ils ne méritent pas » et de « pousse[r] les choses jusqu’à une indulgence voisine de la complicité » (Reybaud, 1855, p. 125 ). À l’alternative posée par Mill, et qui fait pencher ce dernier pour le communisme, avec toutes ses difficultés, plutôt que pour le régime de la propriété individuelle, avec tous ses défauts, Reybaud, à l’instar de Clément, oppose une fin de non-recevoir catégorique : « Placer sur le même rang cette monstruosité que l’on nomme le communisme et un ordre social, imparfait sans doute et sujet à beaucoup d’améliorations, mais viable du moins et consacré par l’épreuve des siècles, est-ce le fait d’un homme réfléchi, d’un esprit sérieux, d’un économiste ? » (ibid., p. 125). Si la pierre de touche d’un tel choix doit être la promotion de la liberté et de la spontanéité humaine, là encore, répond Reybaud, le choix est sans appel : les communistes, de quelque obédience qu’ils soient, « ayant pris la dictature pour point de départ », ont clairement signifié « qu’ils étaient résolus à faire pénétrer de vive force dans les sociétés rebelles les institutions de leur choix, et à se passer de leur consentement pour les rendre indéfiniment heureuses. Or, devant un programme si net, comment parler encore de liberté et de spontanéité ? » (ibid., p. 126). De la même manière, Reybaud va longuement revenir sur la promotion par Mill, à la lumière de l’expérience française, du principe associatif, qu’il concerne les associations entre entrepreneurs et ouvriers ou les coopératives ouvrières. Une nouvelle fois, souligne Reybaud, la « formule est littéralement empruntée aux écoles socialistes » et rappelle les « plus mauvais jours » (ibid.) de la Révolution de février 1848, du gouvernement provisoire et des journées de juin. Si, reconnaît Reybaud, l’association a bien sa place là où c’est « l’action commune qui se substitue à l’action isolée, en vue de grandes tâches ou de grands desseins qui exigent le concours d’un personnel considérable et de capitaux puissants » (ibid., p. 127), elle ne peut qu’échouer là où les intérêts sont divergents et les compétences absentes : est-ce justice que tous les contributeurs soient rémunérés de la même manière alors que leurs contributions doivent nécessairement varier en fonction de leurs aptitudes et de leurs efforts ? Et comment des ouvriers pourraient-ils diriger de telles entreprises ? Si d’aventure certains d’entre eux se distinguaient par leurs qualités d’entrepreneurs, comment pourraient-ils se satisfaire du lot commun ? Pour Reybaud, la conclusion est claire : « Bien conduites, [ces associations] sont destinées à se transformer, mal conduites, à s’anéantir ; aucune d’elles n’échappera à cette alternative » (ibid., p. 131). C’est d’ailleurs, poursuit Reybaud, ce qu’aurait démontré l’expérience, « des faits significatifs [s’étant] produits depuis l’époque où M. Mill leur attribuait une importance exagérée, en s’aidant de documents incomplets ou insuffisants » (ibid., p. 133). En guise de conclusion, Reybaud reconnaît en Mill un « commentateur habile, profond, judicieux » (ibid., p. 147), mais qui, alors que « le régime social éprouvait un ébranlement profond et qu’un esprit de vertige s’emparait audacieusement du pavé », laissant libre cours aux « rêves odieux ou ridicules éclos au sein de quelques sectes » exigeant, « la menace à la bouche, qu’on les mît à l’essai », s’est laissé troublé, s’abandonnant à une bienveillance pour le communisme et ces illusions sur le principe d’association dans lesquels il faut moins voir une opinion sérieuse et spontanément émise qu’un moyen de se faire écouter et une concession faite aux préoccupations d’une époque » (ibid., p. 147) [4].

11Moins remonté que Reybaud, Henri Baudrillart, rédacteur en chef du Journal des économistes et suppléant de Michel Chevalier au Collège de France, va lui aussi s’arrêter, dans un article de la Revue nationale, sur un certain nombre de quaestiones vexatae qui le poussent à signifier clairement son désaccord avec Mill. Après avoir, de manière quasi rituelle, salué dans les Principes « le traité le plus complet que nous ayons sur les questions économiques » (Baudrillart, 1861, p. 6), Baudrillart marque immédiatement l’objet de sa principale objection : « La pensée fondamentale que nous repoussons dans l’auteur des Principes, c’est que la propriété individuelle n’est qu’un des […] types possibles de la distribution de la richesse ; type n’ayant rien d’absolu, de nécessaire, et pouvant dès lors, non seulement se modifier, mais disparaître un jour » (ibid., p. 7). Certes, concède Baudrillart, la « société a changé souvent » et elle « changera encore », mais ce sont « ses conditions immuables que M. Mill méconnaît en ne voyant pas que la propriété individuelle est une dérivation et comme une extension du moi parfaitement indestructible » (ibid., p. 7-8). Mettant en garde contre les « illusions socialistes », Baudrillart refuse de croire que « le sentiment de la fraternité ira jamais jusqu’à faire qu’à toute heure, à toute minute, pour les besognes les plus modestes du ménage industriel, chacun, en développant des efforts toujours si pénibles à la paresse, et que nous arrache à grand peine la crainte de la misère, pense aux autres et non à soi » (ibid., p. 8). Quand Mill soumet « à la critique l’institution de l’héritage » (ibid., p. 22) ou qu’il compare « notre société telle qu’elle est, fondée, quoique avec trop d’exceptions encore, sur le principe de liberté et de l’égalité, avec le communisme, même le plus ingénieusement combiné », c’est bien parce que la « révolution de février a exercé une sorte de fascination sur cette ferme intelligence » (ibid., p. 8), incapable de voir que l’« injustice, dans nos sociétés, n’est qu’un accident ; accident fréquent, accident immense, si vous voulez ; vous pouvez l’étendre et l’exagérer encore par la pensée ; il n’atteindra jamais à la hauteur des iniquités du communisme, dont l’injustice forme l’essence et la base » (ibid., p. 9). Quant aux bénéfices à attendre des différentes tentatives d’association des travailleurs, Baudrillart juge que Mill leur fait « une part beaucoup plus large que celle qu’il est permis d’espérer et même de désirer » (ibid., p. 31). D’ailleurs, les « associations d’ouvriers […] n’ont abouti [en France] qu’à de pitoyables désastres, après avoir traîné une existence misérable pendant quelques mois ou quelques années » (ibid.). Pour sa part, Baudrillart ne condamne pas entièrement de telles tentatives « de mise en commun du travail et des capitaux des contributeurs », à la condition que « le partage du bénéfice total [ait] lieu en tenant compte de l’inégalité des efforts et des mérites » (ibid., p. 32), mais souligne néanmoins que « l’association ainsi comprise restera toujours d’une application difficile et en outre assez restreinte » (ibid.). Et si, conclut Baudrillart, ce « qui est excellent l’emporte chez [Mill] de beaucoup sur ce qui est défectueux » (ibid., p. 35), il convient toutefois de se défier d’une conception qui voit « dans la société une œuvre factice, purement contingente, qui n’offre par sa nature aucune résistance nécessaire et durable aux vains projets de ces réformateurs qui ont rêvé d’en changer radicalement les conditions » (ibid.).

12Avec la disparition de Mill en 1873, la discussion critique des sympathies socialisantes de l’auteur des Principes d’économie politique va prendre un ton plus posé, certainement parce que le souvenir de la Révolution de 1848 s’est progressivement estompé et que l’épisode communard a été conjuré par l’instauration de la IIIe République conservatrice de l’« Ordre moral ». Ainsi, plutôt que de se livrer à une polémique ou à une dénonciation ad hominem qui n’aurait plus ni sens ni pertinence, on va préférer s’interroger sur la place et la nature de cet engagement dans l’œuvre d’un penseur maintenant devenu un classique.

13Ainsi procède Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, un autre économiste libéral, mais surtout le traducteur, avec Hyppolite Dussard, des Principes chez Guillaumin, dans l’article du Journal des économistes qu’il consacre à l’« œuvre de J. S. Mill » (Courcelle-Seneuil, 1873a). À vrai dire, le bilan de Courcelle‑Seneuil est assez mitigé, lequel juge qu’on trouve « dans sa conception de l’ensemble de cette science une certaine paresse, qui ne se rencontre pas dans les œuvres philosophiques [de Mill]. Mais en lisant les Principes, on sent pourtant la présence de l’homme supérieur, du savant rompu aux exercices de la pensée, qui, non-seulement connaît beaucoup de faits, mais sait aussi la place et la valeur respective de chacun d’eux » (ibid., p. 10). Revenant sur le dernier chapitre du livre IV des Principes consacré à l’« avenir probable des classes laborieuses », Courcelle‑Seneuil rappelle que celui-ci a « donné un prétexte à quelques socialistes pour réclamer J. St. Mill comme un des leurs » (ibid., p. 9), prétention excessive et mal fondée dans la mesure où Mill se contenterait de constater l’irrémédiable déchéance des liens de dépendance et de patronage propres à l’Ancien Régime, de dénoncer « l’inertie morale des classes supérieures, leur négligence sociale, leurs préjugés étroits », et d’exprimer sa sympathie pour « les efforts, bien ou mal, mais honnêtement dirigés que font les ouvriers pour améliorer à la fois leur condition et l’ordre social » (ibid.). Que la « participation des ouvriers aux bénéfices et les associations ouvrières lui [aient] inspiré des espérances […] exagérées », « où est le mal ? » Qu’il ne se soit « pas suffisamment rappelé que ces formes d’arrangement d’atelier étaient en définitive des formes de liberté », peu importe. Soit, il « a été trop indulgent pour les Unions de métier [les syndicats ouvriers] » (ibid.). Mais est-ce « une raison pour le transformer en socialiste, c’est-à-dire en partisan d’un arrangement de travail contraire à la liberté ? » Non, évidemment, conclut Courcelle-Seneuil. C’est « ce large amour de l’humanité » (ibid., p. 10) qui a poussé Mill à se soucier à des classes les plus nombreuses et les moins favorisées ; c’est grâce à ce « sentiment de la réforme sociale, non comme nous l’entendons aujourd’hui dans un sens étroit, hargneux, haineux, mais comme l’entendaient Turgot, Condorcet, nos pères et nos aïeux », qu’il a, « sans avoir positivement ajouté beaucoup aux vérités constatées avant lui par les économistes, […] complètement renouvelé et rajeuni l’économie politique », en défendant « ce qu’il y a de juste et d’élevé dans les aspirations populaires » (ibid., p. 11) [5].

14Si on cherche une appréciation plus favorable des propositions de Mill, on la trouvera, dans la Critique philosophique, l’organe des néo-criticistes Charles Renouvier et François Pillon (Fédi, 2002). Sans complaisance pour les positions logiques, éthiques, épistémologiques et métaphysiques de Mill, ils sont au contraire très réceptifs aux idées de « John Stuart Mill socialiste ». Ainsi se font-ils largement écho de l’implication de Mill dans la Land Tenure Reform Association (voir Dewey, 1974 ; Reeves, 2007, p. 458-463), « dont le but est d’abolir, dans la propriété foncière anglaise, tout ce qui est monopole légal et monopole naturel » (Pillon, 1873, p. 305), traduisant à cette occasion en français de longs extraits du programme de l’Association que Mill avait contribué à rédiger (Mill, 1871 ; voir aussi Mill 1967 [1848], p. 687-695 ; 1988 [1869-1873], p. 416-431), citant aussi les passages des Principes sur la destination sociale de la propriété foncière, et soulignant que « l’idée d’une taxe sur la rente foncière est exposée dans les Principes d’économie politique, à peu près dans les mêmes termes que dans le manifeste de la Land Tenure Reform Administration » (ibid., p. 313), pour finir par rappeler que « dans un autre chapitre de ce grand et beau livre des Principes, l’association coopérative est présentée et préconisée comme un progrès devenu nécessaire de l’organisation industrielle » (Pillon, 1873, p. 313-314). Pourtant, malgré cette convergence sur les mesures concrètes susceptibles d’améliorer le sort des populations les moins favorisées, un désaccord fondamental subsiste, que Renouvier explicitera dans un article faisant suite au précédent et intitulé « Le principe socialiste d’après l’Autobiographie de Stuart Mill » (Renouvier, 1873). À cet égard, Renouvier estimait peut-être que son propre itinéraire intellectuel et politique, tout en se rapprochant fortement de celui de Mill, l’avait prévenu contre les tendances collectivistes : initialement très ouvert aux conceptions socialisantes lors de la Révolution de 1848, les journées de juin et l’avènement de l’Empire, dont il jugeait les socialistes en grande partie responsables, l’avaient convaincu des conséquences liberticides des appels en faveur de la « justice sociale », position développée dans sa Science de la morale (Renouvier, 1869). La République installée, sa méfiance persistait (voir Blais, 2000, 3e partie, chap. III). Revenant sur les passages – traduits en français pour l’occasion – de l’Autobiography que nous avons évoqués précédemment (voir supra p. 43-44), « où se trouve dessinée d’une manière plus nette que dans les Principes d’économie politique l’attitude définitivement prise et conservée par ce grand esprit sur la question de l’avenir des sociétés » (Renouvier, 1873, p. 258), Renouvier y voit l’occasion de « marquer un point capital de dissidence entre les vues du philosophe anglais et les nôtres » (ibid.). Déplaçant le débat du domaine proprement économique au domaine anthropologique (celui de la théorie de la nature humaine sur laquelle reposent les différentes transformations préconisées par Mill), Renouvier y identifie un socialisme, entendu comme « totale réforme de l’humanité, sinon brusque, au moins radicale et portant essentiellement sur les sentiments et les mœurs » (ibid., p. 261), réforme elle-même fondée sur la « théorie des circonstances, des associations et des habitudes » selon laquelle « les hommes pourraient être modelés pour des sociétés très-différentes de celles que nous voyons, moyennant un système d’éducation convenable et des milieux ménagés et entretenus pendant le temps nécessaire » (ibid.). « Benthamiste, et même à demi oweniste, […] lecteur d’Helvétius » (ibid.,p. 260), le jeune Mill préfigurait donc, beaucoup plus qu’il ne se l’imaginait lui‑même, le Mill de la maturité, « socialiste avec des tendances communistes », partageant avec « Louis Blanc » et « toutes les écoles analogues » (ibid., p. 261), la conviction « que l’homme convenablement élevé et entouré est ou devient parfaitement capable de substituer l’intérêt public à l’intérêt particulier dans les mobiles de sa conduite, et qu’un jour viendra où, l’égoïsme étant remplacé dans les âmes par le dévouement, l’argument qui se tire aujourd’hui de l’utilité générale et de la connaissance du cœur humain en faveur de la propriété individuelle aura cessé d’être valable » (ibid.).

15À une telle vision, Renouvier, dans une perspective kantienne, objecte d’abord que les fondements utilitaristes de la pensée millienne interdisent de déduire de l’intérêt individuel la maximisation de l’intérêt général, de dériver l’altruisme de l’égoïsme, et que c’est uniquement lorsque c’est le sentiment qui parle chez Mill, qu’une telle universalisation s’opère. D’autre part, Renouvier dénonce l’« induction […] complètement arbitraire » qui lui fait soutenir la possibilité d’une amélioration morale et intellectuelle indéfinie de l’humanité : « Mill n’était en rien fondé à supposer possible une altération si grave de la nature ordinaire, ni un pouvoir si étendu de l’association des idées, ni des moyens effectifs et durables de disposer absolument des circonstances » (ibid., p. 263) [6]. Finalement, un tel projet n’est pas seulement empiriquement injustifié, il est aussi moralement, socialement et politiquement illégitime : pour Renouvier, Mill « n’aurait pas le droit non plus, […] et nul d’entre nous ne l’[aurait], en eût-il la puissance, de se proposer ainsi le moulage universel de l’esprit humain dans les personnes d’autrui par une vaste construction des circonstances » (ibid.). Le « dévouement, rappelle Renouvier, ne se commande pas en thèse générale, et par conséquent ne doit pas se construire, […] il n’y a d’exigible que ce qui est dû, […] les intérêts personnels sont respectables, […] ils sont des mobiles légitimes aussi bien que nécessaires » (ibid.). Heureusement, conclut Renouvier, comme l’avait fait Reybaud (voir supra p. 48), au « penchant aux formes absolues et tyranniques au socialisme » que l’on peut trouver chez Mill, on peut opposer la « vérité aperçue, très-salutaire, très-profonde, que personne n’a mieux exprimée que lui et qui est toute la substance de son admirable livre de la Liberté […,]son meilleur ouvrage », à savoir l’importance de faire en sorte que « la nature humaine reçoive une pleine liberté d’expansion dans toutes sortes de directions qui se heurtent », de manière à favoriser l’apparition au sein de la société d’une « grande variété de types et de caractères » (Mill ; cit. in ibid., p. 264). Les Chapters on Socialism : le dernier mot de Mill sur le socialisme ?

16Preuve que son intérêt pour ces questions ne s’était pas démenti, Mill s’engage, en 1869, dans la rédaction d’un ouvrage dont les Chapters seront les vestiges (Mill, 1967b [1879], p. 703-756) et qui fournissent littéralement, comme le dit Gerald Gaus (2016), son « dernier mot » sur le socialisme. Justifiés par l’actualité de la « question sociale » et l’élargissement progressif du suffrage aux classes populaires, les Chapters s’ouvrent sur le constat rassurant formulé par Mill que les socialistes anglais ne se sont pas ralliés aux visées révolutionnaires de leurs homologues continentaux, partisans de l’action violente et ignorants des véritables mécanismes historiques. Ayant ainsi ouvert la perspective d’une transformation sociale et économique tout en refusant le recours à la violence, Mill va considérer en détail les conceptions de ceux qui « proposent la réforme de la société dans l’intérêt de la classe ouvrière », projet qui implique « au moins l’idée d’un remaniement de l’institution de la propriété privée, qui se rapproche beaucoup de l’abolition de cette institution » (Mill, 1879a, p. 229-230).

17L’analyse des Chapters procède d’abord à un panorama critique des objections socialistes à l’ordre social existant pour ensuite passer à un examen des « difficultés du socialisme », c’est-à-dire des obstacles qui compromettraient la viabilité d’un tel type de système. Quant au diagnostic, Mill partage largement les récriminations des socialistes : pauvreté, absence de lien entre mérite et réussite, avilissement, tous ces maux sont bien caractéristiques du capitalisme. Là où il se sépare d’eux, c’est dans l’imputation causale : au contraire de Louis Blanc et de Victor Considérant, qu’il cite et traduit abondamment pour ses lecteurs anglais, on ne peut tenir la compétition, l’organisation inefficace du travail et le développement du secteur marchand pour seuls ou principaux responsables du paupérisme. Et la confiscation des profits des capitalistes ne résoudra pas le problème. La « révolution sociale » doit être d’un autre ordre.

18Ce qui est caractéristique du socialisme, soutient Mill, « c’est que la propriété collective des instruments et des moyens de production est à tous les membres de la société » (Mill, 1879b, p. 363). De là deux ordres de problèmes différents, celui de la propriété des instruments de production et celui de leur gestion, et donc de la répartition des profits. Pour ce qui est du premier aspect, Mill pense que le socialisme ne doit pas être écarté d’emblée, même s’il jure avec les conceptions traditionnelles de la propriété. C’est plutôt au niveau de la gestion que les difficultés apparaissent immédiatement, comme l’avaient souligné Reybaud et Baudrillart. D’une part, si les tentatives owenistes ou fouriéristes de production collective apparaissent à Mill viables (comme le suggèrent les exemples de coopératives ouvrières décrites dans les Principes d’économie politique [Mill, 1965, IV, VII, par. 6] ; voir Gillig et Légé, 2017), il doute très fortement de la possibilité qu’un organisme centralisateur puisse organiser efficacement la production globale. D’autre part, Mill soutient que la formule « communiste » (c’est-à-dire « égale division des profits entre tous les participants ») serait dommageable dans la mesure où elle priverait les gestionnaires de tout incitatif à diriger les opérations et à promouvoir l’amélioration de la production, tout en entravant la prise de décision collective et l’innovation. Mill reconnaît que cette formule pourrait néanmoins inciter les travailleurs à produire mieux et plus – puisqu’ils auraient maintenant un intérêt direct à cela. Un même résultat pourrait toujours être obtenu par l’instauration du travail à la pièce et, surtout, de la participation, comme elle fonctionne dans les coopératives. Autrement dit, conclut Mill, « en ce qui concerne les motifs d’efforts dans le corps de la classe ouvrière, le communisme ne possède pas d’avantages qu’on ne puisse obtenir sous le régime de la propriété privée, et […], en ce qui concerne la gérance, il a des inconvénients considérables » (Mill, 1879b, p. 370). Mais l’objection la plus sérieuse demeure : Mill redoute surtout dans la variante communiste du socialisme sa tendance à imposer aux individus des opinions et des comportements incompatibles avec le libre développement de leurs individualités et de leurs caractères, une instanciation parfaite de la tyrannie de la majorité dénoncée dans De la liberté (1860 [1859]). Reste que Mill est néanmoins prêt à « donner sa chance au coureur » dans la mesure où seule l’expérience pourra concrètement et catégoriquement établir si le socialisme, en particulier dans sa version fouriériste, sera à même de former des individus originaux et libres, capables d’opérer productivement dans un système social radicalement transformé. Mais c’est surtout l’autre branche de l’alternative qui semble recueillir les faveurs de Mill, à savoir une réforme du système de la propriété privée qui permette d’améliorer le sort des classes laborieuses, notamment par le biais du développement du modèle coopératif (et, autre fixation millienne, la réduction de la natalité [Claeys, 2013 ; Quinn, 2008]). C’est donc bien un socialisme tout à fait « tempéré » que défendra, en définitive, Mill, dans les Chapters. Mais peut‑être était-ce déjà là assez pour inquiéter Cazelles, son traducteur.

2. Cazelles : un traducteur entre républicanisme et devoir de mémoire

2.1. Cazelles, millien de cœur, républicain d’esprit

19Fils d’un collecteur d’impôts, Émile Honoré Cazelles naît en 1831 à Nîmes dans une famille protestante [7]. Après ses études, il monte à Paris faire sa médecine. Reçu docteur en 1860, il déménage à Saint-Gilles du Gard la même année pour y ouvrir un cabinet médical, mais semble abandonner assez rapidement sa pratique, faute de clientèle. En 1865, il traduit, pour le compte de Gustave Germer-Baillière (Gourevitch et Vincent, 2006), La Circulation de la vie du médecin matérialiste Jacob Moleschott (1865 [1852]). Républicain convaincu, il se rallie à Léon Gambetta dès la chute du Second Empire. Nommé secrétaire général de la préfecture du Gard en octobre 1870, il démissionne en février 1871 suite aux élections législatives de janvier qui avaient porté les monarchistes au pouvoir. Son parcours est donc typique de ces « préfets de Gambetta » (Wright, 2007), figures dont il partage plusieurs caractéristiques distinctives : républicain, instruit et natif du département qu’il administre (Anceau, 2007).

20Après ce bref intermède de responsabilités politiques, Cazelles se retire de la vie publique. Dans les années qui suivent, il traduit plusieurs associationnistes britanniques, toujours pour Germer-Baillière : John Stuart Mill, Alexander Bain et surtout Herbert Spencer (Bain, 1873 [1855] ; Mill, 1867 [1865] ; 1869 [1869] ; 1874 [1873] ; 1875 [1874] ; 1876 [1871] ; 1879a [1879] ; 1879b [1879] ; Spencer, 1871 [1862] ; 1878 [1864] ; 1878-1898 [1874-1896]). Cette activité de traducteur passe toutefois de nouveau au second plan à partir de 1878, quand Cazelles est nommé préfet de la Creuse. Cazelles poursuit alors une brillante carrière de haut fonctionnaire républicain, enchaînant les postes de préfet (Hérault [1879], Meurthe-et-Moselle [1882-1883], Bouches-du-Rhône [1883‑1886]), mais aussi de Directeur de la Sûreté générale (1880-1882) et de Directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur (1881-1882). Il sera finalement nommé au Conseil d’État en 1887, où il demeurera jusqu’en 1907, un an avant sa mort.

21Cazelles est donc une figure intéressante à plusieurs égards. Dans Le Cas Spencer (1998), Daniel Becquemont et Laurent Mucchielli ont ainsi pu montrer qu’Émile Alglave (rédacteur en chef de la Revue des cours scientifiques), Théodule Ribot (agrégé de philosophie gagné à la cause des idées évolutionnistes) et Cazelles sont les « trois maillons intellectuels centraux dans le dispositif d’introduction de Spencer en France financé par Baillière » (Becquemont et Mucchielli, 1998, p. 263). Qui plus est, le parcours de Cazelles, médecin passé à la traduction avant de devenir haut fonctionnaire républicain, vient étayer la thèse du Cas Spencer, à savoir que le sommet de la popularité des idées spencériennes (1875-1881) correspond à une période de lutte anticléricale pour l’établissement de la Troisième République. En traduisant et en diffusant Spencer – notamment à travers son travail de vulgarisation (Cazelles, 1871 ; 1876) [8] – Cazelles contribue à assoir l’idéologie républicaine sur des bases scientifiques (Nicolet, 1982, p. 187). Par ailleurs, sa trajectoire est similaire à celles de ces « médecins-législateurs » étudiés par Jack D. Ellis (1990), où matérialisme et républicanisme font bon ménage. Mais c’est surtout en tant que traducteur de Mill qu’il nous intéresse ici.

22Comment Cazelles en vient-il à traduire une partie importante de l’œuvre millienne ? Le manque de sources empêche toute réponse tranchée, mais certaines pistes peuvent être avancées. Tel que mentionné, sa première traduction (La Circulation de la vie de Moleschott) est publiée en 1865 chez l’éditeur Gustave Germer-Baillière, avec qui Cazelles collaborera longtemps. La relation entre Cazelles et Baillière reste relativement mystérieuse. Ils semblent s’écrire et se voir souvent ; à la lecture de la correspondance Cazelles-Taylor, on a d’ailleurs l’impression que Cazelles joue un rôle d’intermédiaire entre Helen Taylor et Baillière. Ce dernier, lui aussi médecin, vient d’une famille de libraires spécialisés dans l’édition médicale. Baillière cherchera toute sa vie à combiner science et politique, notamment à travers un important travail de « popularisation » de la science et de diffusion des idées évolutionnistes britanniques (Tesnière, 2001, p. 48-52). Les différentes traductions qu’effectuera Cazelles pour le compte de Baillière, particulièrement celles de Mill et Spencer, s’inscrivent ainsi dans ce projet de diffusion de la pensée anglaise en France, notamment par le biais de la « Bibliothèque de philosophie contemporaine » et diverses revues, en particulier la Revue scientifique de France et de l’étranger et la Revue philosophique de la France et de l’étranger (sur l’importance des revues dans le paysage intellectuel français du dernier tiers du xixe siècle, voir Prochasson, 1991, p. 175-194 ; Chambost, 2011, p. 39-41).

23Après cette première expérience de traducteur, Cazelles travaille à la traduction de deux ouvrages de Mill, qui paraîtront simultanément en 1869 : La Philosophie de Hamilton (An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy [1865]) et De l’assujettissement des femmes (The Subjection of Women [1869]). Ce dernier ouvrage semble avoir eu un impact important sur Cazelles, puisque comme il l’écrit à Taylor, c’est à cette époque qu’il se sentit « peu à peu gagné par la partie sentimentale [d]es travaux [de Mill] sur la société & sur le gouvernement, par ses vues élevées sur l’avenir démocratique de nos races civilisées et sur les moyens qui peuvent favoriser la marche du progrès. » (#44, 26/05/1874, p. 2-3 [9]).

24La date exacte de la rencontre entre Mill et Cazelles est inconnue, mais elle a probablement eu lieu au courant des années 1860. Pour Jean‑Marc Parrot, c’est vraisemblablement le frère d’Émile-Honoré, Joseph Jules, fonctionnaire à Avignon, qui a introduit les deux hommes (Parrot, 2015). Depuis 1858 et la mort d’Harriet Taylor à Avignon, Mill fréquente souvent la Cité des papes, où il possède une résidence secondaire. Dans sa correspondance, Cazelles mentionne à maintes reprises les visites et les rencontres qu’il y fait. C’est d’ailleurs Mill qui, dans une lettre de décembre 1866, introduit Cazelles auprès de Spencer (Mill, 1972 [1866], p. 1217-1218).

25C’est durant les années 1870 que la correspondance de Cazelles avec Helen Taylor, la fille adoptive de Mill et son exécutrice testamentaire (Levine, 2004), débute. La première lettre est datée du 2 juin 1873, quelques jours après la mort de Mill, décédé le 8 mai à Avignon. Cet échange se poursuivra jusqu’en mai 1879 (130 lettres durant cette période). Il s’interrompt alors de manière brusque, pour des raisons floues, jusqu’en 1905 où Cazelles et Taylor échangeront à nouveau quelques lettres. Initialement, la plupart des lettres portent surtout sur des enjeux de traduction et de publication des œuvres de Mill. Puis, le temps passant, les lettres deviennent plus personnelles, mais aussi plus générales. Cazelles commente ainsi souvent l’actualité politique, en particulier française, mais aussi internationale. Taylor ayant séjourné à plusieurs reprises chez les Cazelles, des liens de sociabilité plus étroits se forment, Cazelles, en bon notable de province, s’autorisant quelques conseils relatifs à la résidence avignonnaise de Taylor ou encore aux possibilités de carrière qui s’offrent au fils de sa cuisinière.

26Après la mort de Mill, Cazelles semble voir son activité de traducteur et de vulgarisateur comme un devoir de mémoire envers le philosophe britannique. En effet, en 1874, à l’occasion de l’anniversaire du décès de Mill, Cazelles explique à Taylor la reconnaissance qu’il éprouve à traduire l’Autobiography (1981 [1873]) : la « part que vous avez bien voulu me donner dans l’accomplissement des devoirs qui incombent à tous ceux qui se sentent, au fond de leur conscience, les disciples de M. Mill », écrit-il, « cette part de travail qui me permet de lui apporter en retour de tant de bienfaits un chétif témoignage de reconnaissance » (#44, 26/05/1874, p. 7). À plusieurs reprises, Cazelles témoigne d’un attachement personnel fort à Mill et à sa fille adoptive.

27C’est en partie ce tissu relationnel qui permet de mieux comprendre qu’une figure comme la sienne en vienne à traduire les Chapters. Car une étude du parcours de vie de Cazelles ainsi que de ces échanges avec Taylor permettent de préciser son positionnement politique – et de réaliser qu’en tant que républicain modéré, il n’était pas nécessairement destiné à traduire et diffuser un texte qu’on pourrait dans une certaine mesure qualifier de prosocialiste.

28Bien que ne définissant jamais clairement son orientation politique, Cazelles, particulièrement lorsqu’il commente l’actualité politique française dans sa correspondance avec Taylor, donne à comprendre qu’il ne porte pas en grande estime les courants socialistes ou républicains radicaux. Ainsi, en janvier 1876, peu avant les élections législatives qui vont donner la majorité aux républicains (Duclert, 2014), il craint une polarisation de la vie politique française. Un hypothétique gouvernement Gambetta ne tiendrait « pas contre les attaques venant de tous les côtés, & dont la plus ardente sera celle des intransigeants communalistes » (#86, 10/01/1876, p. 3). La semaine suivante, il se plaint du fait qu’à Paris « l’esprit d’anarchie reprend courage & que la fraction républicaine qui n’admet d’autre gouvernement que celui des clubs anonymes & irresponsables, veut encore jouer un rôle. » (#87, 27/01/1876, p. 4). Cette critique du républicanisme de gauche, qui vise d’abord Louis Blanc et le futur groupe parlementaire Extrême gauche (créé en juillet 1876), se portera au fur et à mesure sur les forces socialistes et ira en s’accusant.

29Contrairement aux craintes de Cazelles, les élections de février 1876 donnent le pouvoir aux républicains, qui raflent un peu moins de 400 sièges. Commentant les résultats, Cazelles précise que « sous cette dénomination de républicain, [il] compren[d] tous ceux qui ont renoncé à la forme monarchique d’une manière ostensible depuis M. Louis Blanc jusqu’à M. Thiers » (#90, 23/02/1876, p. 2-3). Il distingue alors la minorité de « Républicains idéalistes, ou faisant semblant de l’être, en réalité jacobins », de la majorité de « Républicains sincères, pratiques, aujourd’hui appelés gambettistes », et des « républicains conservateurs » à la Thiers (#90, 23/02/1876, p. 3). Cazelles s’identifie clairement davantage à la majorité gambettiste qu’aux deux autres groupes. Dans une lettre de janvier 1877, il raille à nouveau l’extrême gauche, qui est selon lui, « composée de personnages incertae sedis [de siège incertain] républicains avancés, radicaux, progressistes intransigeants, jacobins & socialistes autoritaires. » (#115, 27/01/1877, p. 4).

30Avec le basculement de l’extrême gauche parlementaire vers le socialisme, la méfiance de Cazelles se trouve renforcée. En témoigne son analyse du Congrès ouvrier tenu à Paris en octobre 1876 (Anon., 1877), premier congrès réunissant exclusivement des travailleurs et posant les bases des confédérations syndicales (Béroud et Denis, 2015). Cazelles affirme ainsi dans une lettre à Taylor que « les orateurs, ou plutôt les lecteurs de mémoires, [ne se sont pas] élevés bien haut dans la région des principes » (#111, 7/11/1876, p. 1). Il critique les prises de position du Congrès, notamment sur la question des organisations syndicales et de la représentation politique ouvrière. Selon Cazelles, et en pleine orthodoxie gambettiste, il faut donner la priorité à la question politique sur la question sociale, contrairement à ce que les socialistes souhaitent. À ses yeux, la bourgeoisie libérale et une bonne part des ouvriers sont d’accord sur le fait « que la liberté doit être assurée par des lois & par l’abaissement des partis rétrogrades, avant que la législation puisse utilement s’occuper de régler [la question des rapports des maitres & des ouvriers] » (#111, 7/11/1876, p. 5). Cazelles voit pourtant des signes encourageants dans la tenue de ce Congrès. Comme il l’écrit, « ces critiques faites, je dois dire que j’ai été très satisfait, dans la mesure de mes informations, de l’attitude & de la conduite du Congrès. Il s’est montré fort calme, passionnément républicain, & le plus souvent désireux de demander à la pratique de la liberté des solutions sociales » (#111, 7/11/1876, p. 8).

31Cet optimisme sera de courte durée. Bien que les années suivantes coïncident avec la stabilisation de la Troisième République (Duclert, 2014) et le début de son ascension dans la haute administration, Cazelles voit peu de raisons de se réjouir, notamment face à la montée en puissance du mouvement socialiste. Ainsi, en novembre 1878, accablé par ses tâches préfectorales et circonspect quant à l’avenir, Cazelles se confie longuement à Taylor :

32

De toutes les choses possibles, déplore-t-il, la plus probable pour moi, c’est le triomphe prochain de toutes les causes anticivilisatrices : despotisme, cléricalisme, militarisme. Notre mouvement socialiste me semble un des facteurs actuels les plus puissants du succès de ces institutions détestées. Il n’est d’ailleurs suivi sur le continent que par des gens qui se sont trompés de voie & dont la vraie nature est de servir tout ce que je déteste. Ils sont adorateurs de la force & ne comptent que sur elle. (#134, 24/10/1878, p. 3-4).

33Un indice matériel, saisissant, quoiqu’indirect, de ce rejet du socialisme se retrouve jusque dans le travail de traducteur de Cazelles. En effet, comme le soulignait justement le libre penseur socialiste belge César de Paepe, Cazelles, dans la version qu’il donne du passage de l’Autobiography où Mill proclame son ralliement à la « bannière socialiste » (voir supra, p. 44 ; Mill, 1874, p. 222), avait « gravement atténué et altéré la pensée de Mill en traduisant common ownership par “le droit de tous sur la propriété”, au lieu de “propriété commune”, et en escamotant le mot equal, de sorte que la “participation égale” devient tout simplement une participation quelconque. C’est enlever à la phrase de Mill, conclut de Paepe, son cachet foncièrement égalitaire et collectiviste » (de Paepe, 1885, p. 256 ; sur de Paepe, voir Droin, 2015 ; Whitham, 2019).

34Cazelles, républicain modéré déçu par la montée des forces socialistes, était donc loin d’être prédestiné, sur le plan politique et idéologique, à la traduction des Chapters on Socialism de Mill. Une analyse de la correspondance Cazelles-Taylor nous permettra alors de mieux saisir les tenants et les aboutissants de cette entreprise inattendue.

2.2. La traduction et la publication des « Fragments »

35Les Chapters on Socialism sont publiés dans la Fortnightly Review en trois livraisons en février, mars et avril 1879 (Mill, 1967a). Pour sa part, la version française des Chapters sera publiée sous forme d’articles, avec le titre « Fragments inédits sur le socialisme », dans la Revue philosophique de Théodule Ribot, en mars et avril 1879 (Mill, 1879a ; 1879b). On a donc affaire à une parution presque simultanée en Angleterre et en France.

36Le projet de traduction avait pourtant débuté près de six ans auparavant. En effet, on retrouve, en juin 1873, une première mention d’un texte de Mill sur le socialisme dans la troisième lettre de Cazelles. Celui-ci, qui avait alors déjà traduit plusieurs écrits de Mill, interroge Taylor sur la longueur d’un texte intitulé « Notes sur le socialisme ». Il s’enquiert aussi des plans de publication de celle-ci : dans quelle revue, sous quel format, à quel moment, souhaite-t-elle procéder ? (#16, 16/06/1873, p. 2). Taylor semble avoir décidé de repousser la publication des Chapters et donner priorité à l’Autobiography, car le texte n’est plus mentionné avant décembre 1874 (#58, 24/12/1874, p. 4). Elle ne semble pas prendre de décision quant à la publication puisque Cazelles revient à la charge en mars 1875, indiquant qu’un professeur anglais a offert à Baillière de traduire ce texte. L’éditeur décline, mais « le fait […] donne à penser [à Cazelles] que l’œuvre est attendue avec impatience, & que ses lecteurs futurs la croient près de sortir de la presse. » (#66, 20/03/1875, p. 12). Cette situation illustre bien la proximité qui existait entre Cazelles et Baillière, qui, comme le suggère le premier, se voyaient régulièrement, et le type de concurrence à laquelle Cazelles était exposé. En effet, une lettre immédiatement postérieure (# 67,27/03/1875, p. 2)nous apprend qu’un autre traducteur a spontanément proposé ses services à Taylor pour traduire les Dissertations and Discussion (Mill, 1859a). Quant à ce qu’un tiers soit au courant de l’existence d’un manuscrit non publié de Mill sur le socialisme, cela pourrait s’expliquer par le fait, assez courant après la disparition d’un auteur, que les très probables écrits inédits du philosophe aient pu exciter la convoitise des disciples, admirateurs ou, plus prosaïquement, de quelques opportunistes à la recherche d’un bon coup éditorial.

37Un an plus tard, une lettre d’avril 1876 nous informe que Cazelles a achevé une première version de la traduction. Toutefois, de son propre aveu, son ignorance de certains termes économiques anglais (indice de son faible degré de professionnalisation), ainsi qu’une copie du manuscrit de piètre qualité, le pousse à solliciter l’aide de Taylor pour des corrections (#96, 20/04/1876). Au niveau du travail de traduction en lui-même, l’intervention de Cazelles semble plutôt minime. Si la découpe en paragraphes ne suit pas nécessairement l’original (une dizaine d’alinéas sont introduits ou supprimées), les sous-titres sont fidèlement traduits et la structure générale du texte est conservée. Des adaptations sont opérées pour le lecteur français (avec la conversion des devises, par exemple), mais les choix de traduction n’évoquent pas de biais idéologiques ou doctrinaux adultérant ou tronquant la lettre ou l’esprit du texte original. Les longues citations de Considérant et Blanc que Mill avait rendues en anglais ont dû être faciles à retrouver, mais Cazelles doit traduire de lui-même les extraits cités par Mill du Book of the New Moral World (1836, 1842) de Robert Owen. En effet, la version traduite et abrégée par William Thomas Thornton en 1847 ne contient pas les passages auxquels Mill fait référence dans les Chapters (Owen, 1847).

38En ce qui concerne la publication française des Chapters, il faut attendre le mois de septembre 1876 pour que s’élabore une stratégie de publication concertée. Alors qu’en 1875, la publication du texte paraissait nécessaire à Cazelles, elle ne semble dorénavant plus l’être. Selon lui, le contraste entre la réputation intellectuelle de Mill et le caractère fragmentaire de ces chapitres risque de décevoir bien des lecteurs. « Il me semble, écrit-il, que la publication de fragments inachevés n’est impérieusement demandée que dans deux cas : 1) quand ils sont de nature à jeter plus de jour ou un jour nouveau sur la pensée de l’auteur ; 2) quand la publication peut apporter à un mouvement d’opinion le secours de l’autorité d’un grand nom. » (#106, 10/09/1876, p. 5). À ses yeux, ces deux conditions ne sont pas satisfaites par le contexte français. Ainsi déconseille-t-il la publication des Chapters.

39On peut aussi penser que son positionnement politique conduit Cazelles à être plus que réservé à l’idée de la publication d’un texte qu’une lecture hâtive pourrait qualifier de prosocialiste. En effet, il y a comme une ironie à traduire une œuvre de Mill qui, tout en récusant les menées révolutionnaires des socialistes continentaux, fait la part belle aux socialistes français (en particulier Blanc, Considérant et les fouriéristes) et envisage, dans une certaine mesure, que l’on mette concrètement à l’épreuve le schème de transformation sociale qu’ils préconisent pour en éprouver la viabilité. Ce serait comme retourner à l’envoyeur un colis empoisonné.

40Taylor semble suivre l’avis de Cazelles, puisqu’il faut attendre septembre 1877 pour que le sujet des Chapters refasse surface. Taylor a décidé de les publier en Grande-Bretagne, indépendamment d’une publication française, mais cette décision inquiète Cazelles. Il redoute en effet qu’une parution dans la Fortnightly Review puisse être utilisée pour une diffusion non autorisée. Il craint qu’une traduction ou un résumé des textes paraissent en France, sans l’approbation de Taylor. Certes, selon Cazelles, Taylor pourrait alors se « plaindre d’une reproduction par traduction, mais vous vous plaindriez vainement. On ne vous ferait aucune réparation, ou on ne vous en accorderait qu’une tardive & qui ne remédierait à rien » (#125, 19/09/1876, p. 3). S’il existe en effet, depuis 1852, un accord bilatéral entre la France et le Royaume-Uni qui interdit les traductions non autorisées (Seville, 2006, p. 23-24), Cazelles semble ici plus préoccupé par l’éventualité de perdre la reconnaissance symbolique et politique que lui apporterait le fait d’être le premier traducteur du texte.

41Afin de contrer une telle possibilité, Cazelles propose alors une parution simultanée dans la Fortnightly Review et la Revue scientifique, afin d’éviter que le texte soit traduit ou résumé de manière impropre dans une autre revue française. Il mentionne au passage que « la publication de ma traduction dans la Revue scientifique ne recevra point de rémunération & que, d’après l’habitude de ce périodique, les noms des traducteurs ne sont pas mentionnés. » (#125, 19/09/1876, p. 5). Conformément aux pratiques en vigueur à l’époque, il semble que Cazelles n’ait pas été payé pour ses traductions d’articles. Par contre, en recoupant les informations glanées dans la correspondance, on comprend qu’il est rémunéré pour ses traductions de livres. En effet, discutant avec Taylor de la publication en France des Dissertations and Discussion de Mill, Cazelles lui propose de soumettre « l’édition à M. Baillière, sur les bases d’un partage égal, tous frais de publication & de vente déduits » (#67, 27/05/1875, p. 3). Ainsi Cazelles, contrairement aux pratiques de l’époque qui veulent que le traducteur et l’auteur se partagent à parts égales les droits d’auteurs, aurait été directement intéressé aux profits [10].

42Dans cette même lettre, il nous offre quelques précieuses informations sur le monde de l’édition français de l’époque. Ainsi affirme-t-il que Baillière doit vendre cinq cents exemplaires d’un ouvrage pour en couvrir les frais de publication et d’impression (#67, 27/05/1875, p. 1). À titre d’exemple, Cazelles rappelle que Mlle Guillaumin [11] lui a remis un règlement de compte pour 864 ouvrages vendus de l’Assujettissement des femmes. Toujours selon Cazelles, en matière de philosophie le seul éditeur à bénéficier d’un rayonnement plus important que celui de Baillière est « la Maison Hachette dont on dit que le nom assure la vente d’une édition de deux mille exemplaires. » (#67, 27/05/1875, p. 2). Cazelles mentionne aussi que s’il est faiblement rémunéré, la faute n’en incombe pas à Baillière, mais au manque de discernement du public français. Il écrit à Taylor que ses travaux « seront rémunérés, rétroactivement, faiblement sans doute, mais c’est parce que les livres [qu’il] tradui[t] ne trouvent pas beaucoup d’acheteurs en France, où la frivolité n’a pas perdu son emprise. » (#77, 18/09/1875, p. 3). Il tire donc un revenu de ses traductions de livres, mais qui demeure, de son propre aveu et au regard des ventes de l’Assujettissement, assez faible. Puisqu’il a cessé toute pratique médicale, on peut penser que son activité de traducteur est donc rendue possible principalement par les rentes de sa femme.

43Revenant aux Chapters, Cazelles souligne qu’il est important de les publier dans la Revue scientifique afin de s’assurer que ce texte devienne ensuite un volume de la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine » de Germer-Baillière et qu’il bénéficie ainsi d’une certaine visibilité et d’une certaine pérennité. De tels arguments finissent par convaincre Taylor, car dès septembre 1877, une publication coordonnée est envisagée. Finalement, Baillière leur propose de publier les Chapters dans la Revue philosophique, ce qui est « bien préférable » aux yeux de Cazelles (#126, 12/10/1877, p. 2). En effet, y publier, c’était d’abord bénéficier de l’aura naissante, mais réelle d’une publication académique qui, quoique fondée l’année précédente, représentait déjà, aux yeux d’une bonne part de la communauté savante, le renouveau d’une réflexion philosophique cherchant à s’émanciper du carcan spiritualiste, ouverte aux apports des sciences naturelles et sociales, et avide de faire connaître à son lectorat l’actualité scientifique et intellectuelle internationale (Carroy, 2006 ; Mucchielli, 1998 ; Nicolas, 2013 ; Thirard Carroy, 1976). C’était aussi pouvoir compter sur le soutien plus que bienveillant de son directeur, Théodule Ribot, entrepreneur intellectuel aguerri (Carroy, Feuerhahn et Plas, 2016), qui fut un des relais clefs de la diffusion de l’œuvre millienne en France, notamment dans le domaine psychologique (Guillin, 2004 ; 2016a), comme en attestait sa toute récente décision de publier un article de Mill sur Berkeley (Mill, 1876 [1871]), dans le premier volume de la Revue philosophique, traduit bien évidemment par Cazelles. Ribot a très probablement fait la connaissance de ce dernier au début des années 1870, à l’occasion de l’« offensive spencérienne » (Lenoir, 1957, p. 7), et avec lequel, on l’a dit, il a gardé.

44Pendant près d’un an, les Chapters on Socialism ne sont pas mentionnés dans la correspondance, ce qui semble suggérer une certaine hésitation de Taylor. En effet, une lettre de novembre 1878 voit Cazelles exposer de nouveau son raisonnement : selon lui, une publication du texte en France n’est pas opportune du fait de son caractère inachevé. Cependant, puisque Taylor souhaite publier les Chapters en Grande-Bretagne, Cazelles juge qu’elle « [crée] […] une nécessité pour [lui] de faire imprimer [son] manuscrit » (#135, 04/11/1878, p. 2).

45La missive suivante nous informe que la publication des « Fragments », traduction retenue pour les Chapters, est prévue dans la Revue philosophique pour les numéros de janvier et février. Cazelles explique aussi qu’en tant que préfet, il a dû informer le ministre de l’Intérieur de cette publication. Face aux potentielles réactions des conservateurs et des bonapartistes, qui ne manqueraient pas d’attaquer un préfet contribuant à la diffusion d’idées socialistes, le « ministre m’a demandé de ne pas mettre mon nom sur cette traduction, j’y ai consenti provisoirement, considérant que l’important consistait à publier l’œuvre de M. Mill & non de faire honneur à M. Cazelles de l’avoir traduite fidèlement. » (#136, 18/11/1878, p. 2-3). Toutefois, à l’époque la Revue philosophique ne semble pas publier les noms des traducteurs d’articles, ce qui vient quelque peu nuancer l’impact de cette autocensure politique.

46Dans la lettre suivante, Taylor hésite encore sur la marche à suivre. Cazelles répète que c’est à elle de juger si une publication en Grande-Bretagne est opportune. Si Taylor souhaite aller de l’avant, les plans pour une publication simultanée en France sont faits. Cazelles suggère qu’elle pourrait attendre que l’opinion publique française soit plus attentive à cette question. Mais Taylor décide toutefois d’aller de l’avant avec la publication : les Chapters on Socialism paraissent donc avec un léger décalage entre la Grande-Bretagne et la France, soit en février, mars et avril 1879 dans la Fortnightly Review, et en mars et avril de la même année dans la Revue philosophique. Ultime contretemps dont Ribot se fait l’écho à Alfred Espinas, se désolant que « [l]a Revue [aille] très mal depuis quelque temps. Tous les collaborateurs sont en retard » et soulignant un changement de programme « qui [le] désole ; nous devions le 1er janvier publier des fragments inédits de Stuart Mill sur le Socialisme. On renonce à leur publication » (Lenoir, 1964, p. 84). Ce renoncement n’aura été que temporaire, au grand soulagement de toutes les parties concernées, à commencer par Cazelles.

47Si les idées de Mill sur le socialisme ont suscité le débat dans les milieux libéraux et conservateurs dans les années 1840, cette publication des Chapters a finalement fait bien peu de vagues en France. Certes, en juillet 1879, dans le Journal des économistes de juillet 1879 Adalbert Frout de Fontpertuis offre un résumé des articles parus dans la Fortnightly Review (Fontpertuis, 1879) – sans d’ailleurs mentionner la traduction parue dans la Revue philosophique[12]. À l’instar de nombre des lecteurs libéraux qui l’ont précédé, Fontpertuis est partagé : reconnaissant le mérite de la critique millienne du socialisme révolutionnaire et des exagérations socialistes sur les questions de la baisse des salaires, des méfaits de la concurrence ou des profits du capital, Fontpertuis considère néanmoins que Mill aurait exagéré la capacité réelle des coopératives – qui n’auraient rien, à proprement parler, de socialiste – à améliorer le sort des travailleurs, tout en sous-estimant, au contraire, les « gênes » et les « mutilations » que le « système [communiste] impose à la nature humaine, dans ses bons comme dans ses mauvais côtés », et qui, « si par impossible il prévalait jamais, […] ramènerait peu à peu l’humanité à sa barbarie primitive » (Fontpertuis, 1879, p. 29). Au final, conclut Fontpertuis, à la question de savoir s’il faut opter pour le socialisme ou donner sa chance au système existant, en l’améliorant, on reste, « avant comme après [la lecture des Chapters], assez embarrassé de la résoudre : évidemment […], l’éminent penseur ressent une prédilection théorique pour le socialisme, et il admire certains de ses plus célèbres docteurs ; mais évidemment aussi, quand il pénètre dans les faits et descend au détail, le doute le prend. Il discerne fort bien le faible du système, et il met en plein relief ses difficultés intrinsèques, comme ses impossibilités relatives. Nous aurions désiré quelque chose de plus » (ibid., p. 42). Le dernier mot de Mill sur le socialisme n’avait donc pas réglé la question.

Conclusion

48Comme nous avons essayé de le montrer dans ce qui précédait, il appert qu’une analyse des pratiques traductives à un niveau méso, quand les archives le permettent, est en mesure de jeter une certaine lumière sur les enjeux idéologiques qui les caractérisent. On a ainsi pu voir notamment comment, dans le cas de Cazelles et de Taylor, des contraintes à la fois éditoriales et politiques ont pu influencer la traduction, la diffusion et la promotion des idées de Mill en France.

49On se permettra aussi de revenir sur une observation, certes anecdotique, mais pour le moins plaisante. En effet, quelques années plus tard, en juin 1880, Cazelles adresse au ministre de l’Intérieur Ernest Constans un rapport sur la réorganisation des services de la Sûreté générale, dont il vient juste d’être nommé Directeur. Ce texte, comme l’ont souligné Jean-Marc Berlière et Marie Vogel (2008), vise à établir les grands principes régissant la fonction et l’organisation d’une police de renseignement politique républicaine. Dans celui‑ci, Cazelles déplore le manque de moyen qui l’empêchent de traquer, bien évidemment, les menées réactionnaires des « meneurs clérico-légitimistes », mais aussi de se renseigner sur les « griefs des ouvriers et la gravité de leur mécontentement […] au moment où un parti politique affiche le dessein de coordonner toutes les forces de la classe ouvrière pour en faire l’instrument d’une révolution sociale ». On s’imagine quelle aurait pu être la surprise d’un des subordonnés de Cazelles, chargé de la surveillance de ces éléments socialistes subversifs, en découvrant qu’un futur Directeur de la Sûreté générale, son supérieur, avait lui-même, quelques mois auparavant, contribué indirectement à la diffusion d’idées participant aux « agitations révolutionnaires » contre lesquelles il devait lutter.

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Mots-clés éditeurs : John Stuart Mill, traduction, Helen Taylor, Émile-Honoré Cazelles, socialisme

Mise en ligne 31/05/2021

https://doi.org/10.4000/ress.7383

Notes

  • [1]
    Ces lettres ont été déposées à la British library of political and economic science, au sein du fonds Taylor-Mill. Les auteurs tiennent à remercier les services des archives de la BLPES de les avoir autorisés à en publier des extraits jusqu’ici inédits.
  • [2]
    Dans l’Early Draft de l’Autobiography (Mill, 1981, p. 238), Mill avait préféré l’expression equal ownership à celle de common ownership.
  • [3]
    Dans l’Early Draft (Mill, 1981, p. 240), Mill s’était montré plus audacieux : l’opinion défendue n’était pas dite seulement « plus avancée » mais manifestant bien une « tendance résolument socialisante » (decidedly socialistic tendency).
  • [4]
    Reybaud estime cependant que De la Liberté (1859) et les Considérations sur le gouvernement représentatif (1862) rachètent les imperfections et les outrances des Principes (Reybaud, 1855, p. 302).
  • [5]
    Dans un article sur l’« État de la question socialiste » publié quelques mois plus tard, toujours dans le Journal des économistes (Courcelle-Seneuil, 1873b), Courcelle-Seneuil – qui est des rares économistes libéraux favorablement disposés envers le modèle associatif (Courcelle-Seneuil, 1856) – revient sur ces questions, estimant que Mill, « emporté par un noble sentiment de sympathie pour les pauvres et d’antipathie pour l’inertie des riches, avait quelquefois dépassé les bornes que son intelligence élevée avait cependant signalées » (Courcelle-Seneuil, 1873b, p.  356).
  • [6]
    Même « une grande école socialiste », celle de Fourier, souligne Renouvier, a reconnu cette vérité, elle « qui met son principal but à obtenir l’harmonie des intérêts, et l’objet le plus spécial de sa recherche à se servir des passions telles qu’elles sont pour produire, sous certaines conditions, des effets opposées à ceux qu’elles donnent » (Renouvier, 1873, p. 263).
  • [7]
    L’esquisse biographique qui suit est tirées des sources suivantes : Archives Nationales, Personnel de l’administration préfectorale, cotes F/1bI/317,F/1bI/406,F/1bI/906; (Bargeton, 1994 ; Berlière et Vogel, 2008 ; Parrot, 2015 ; Wright, 2007) ainsi que de la correspondance Cazelles-Taylor.
  • [8]
    La première référence renvoie à une longue introduction de Cazelles aux Premiers Principes (1871), qui sera par ailleurs traduite en anglais et publiée aux États-Unis (Cazelles, 1874).
  • [9]
    Les lettres de Cazelles se trouvent dans la boîte 6 du fonds Taylor-Mill de la BLPES, numérotées de 13 à 145. Quand nous faisons référence à une lettre, nous reprenons en premier le numéro de celle-ci, puis sa date de rédaction et enfin la page, si nécessaire.
  • [10]
    Dans une lettre de septembre 1877 adressée à Alfred Espinas, Théodule Ribot, fondateur de la Revue philosophique et collaborateur régulier de Germer Baillière, fournit quelques informations sur les modalités financières relatives aux traductions, du point de vue de l’auteur : « J’ai été traduit 4 fois, […] je n’ai jamais touché un centime et on ne m’a même pas demandé la permission, sauf pour une trad. allde de la psych. anglaise [La Psychologie anglaise contemporaine; Ribot, 1870 & Ribot, 1875] qui n’a pas encore paru. […] D’après ce qui m’a été dit par des gens très au courant, il ne faut jamais compter sur de l’argent en pareil cas, sauf pour romans, théâtre, livres classiques. Au bout de six mois, un an suivant les pays, cela tombe dans le domaine public et on a droit de traduire malgré l’auteur et l’éditeur, sauf pour les cas où des formalités très compliquées ont été remplis » (Lenoir, 1964, p. 79); mais, précise aussi dans une autre lettre, « Baillière a tous les prix et toutes les manières » (Lenoir, 1964, p. 80). En mars 1879, il rapportera que le criminologue italien Cesare Lombroso « se croit un Nabuchodonosor. Il veut être traduit et il fait faire à Baillière […] des propositions telles que pas un éditeur au monde ne les accepterait : environ 4000 frs tout cumulé. Et Spencer qui se laisse traduire pour rien ! » (Lenoir, 1970, p. 66).
  • [11]
    Céline-Félicité Guillaumin (1828-1885), fille de Gilbert-Urbain Guillaumin (1801-1864), qui a repris à la suite de son père la Librairie de Guillaumin et Cie (1830-1906).
  • [12]
    Cet oubli – singulier sachant que les publications françaises et anglaises sont quasi-simultanées – est, malheureusement répété dans la récente édition des Chapters aux Belles Lettres, dont la traduction est due à Michel Lemosse et dont l’introduction d’Alain Laurent affirme à tort qu’« ils n’avaient jusqu’à présent pas été traduits en français » (Laurent, 2016, p. 10).
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