Notes
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[1]
Le terme « exilé » permet de recouvrir une diversité de situations administratives (demandeurs d’asile, réfugiés, déboutés, se reporter notamment à l'éditorial de ce dossier thématique). Pour notre étude, nous nous concentrerons principalement sur le cas des demandeurs d’asile. Néanmoins, notre enquête nous a amené à réfléchir à l’engagement d’acteurs locaux pour des personnes déboutées de leur demande d’asile. Nous y reviendrons plus loin dans cet article.
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[2]
Une nouvelle réforme du 10 septembre 2018 a été initiée. Il s’agit de la vingt-huitième réforme sur l’asile et l’immigration en France depuis 1980. Cette nouvelle réforme suit une logique sécuritariste et renforce la dispersion des demandeurs d’asile par l’hébergement contraignant.
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[3]
La dispersion remonte à la mise en place, en 1973, du dispositif national d’accueil (DNA). Il était financé par la Direction de la population et des migrations (DPM) au titre de l’aide sociale. La DPM a été créée en 1966.
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[4]
Il s’agit des centres d’accueil de demandeurs d’asile qui disposent d’un hébergement diffus. La diffusion s’effectue principalement à deux niveaux. D’une part, un hébergement dans différentes communes. D’autre part, un hébergement dans des appartements diffus et non regroupés dans un même édifice.
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[5]
D’autres recherches récentes interrogent cette relation entre les dynamiques migratoires et le devenir des territoires. Nous pouvons citer le projet de recherche CAMIGRI conduit, depuis 2016, par une équipe de chercheurs géographes.
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[6]
Pour l’usage de la notion de territoire : « Dans la production francophone, on peut en repérer l’entrée “officielle” avec l’édition en 1982 des rencontres Géopoint, “les territoires de la vie quotidienne”» (Lévy et Lussault, 2013 : 995).
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[7]
Voir les neuf définitions restituées par Lévy et Lussault (2013).
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[8]
Les entretiens ont été menés dans le cadre de notre thèse de doctorat.
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[9]
L’espace vécu est l’ensemble des fréquentations localisées dans l’espace physique, les représentations qui en sont faites, par les images et les symboles qui l’accompagnent, ainsi que les valeurs psychologiques et l’imagination qui y sont attachées, qui tentent de le modifier et de l’approprier (Fremont et al., 1984). À noter que, pour Lefebvre (1974), l’espace vécu se distingue de l’espace pratiqué. Celui-ci renvoyant à la pratique des individus dictée par la « réalité quotidienne » (emploi du temps) et la « réalité urbaine » (les déplacements et les réseaux parcourus pour accomplir certaines tâches).
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[10]
C’est à partir du XIIIe siècle que l’adjectif « accueillant » apparait. Il renvoie à la fois à celui qui « fait bon accueil » et aux objets matériels, voire immatériels, « d’un abord agréable » (Rey, 2005 : 63).
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[11]
Voir le Schéma régional de l’accueil des demandeurs d’asile, Auvergne-Rhône-Alpes, 2016-2017, [en ligne]. URL : http://auvergne-rhone-alpes.drdjscs.gouv.fr/sites/auvergne-rhone-alpes.drdjscs.gouv.fr/IMG/pdf/annexe_arrete_no_17_049_schema_reg_accueil_da.pdf
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[12]
La majorité des acteurs locaux enquêtés ont souligné le rôle positif de redynamisation des structures d’hébergement pour demandeurs d’asile.
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[13]
L’utilitarisme implique notamment que si l’homme agit « pour autrui par sympathie, c’est parce qu’il y trouve une satisfaction — morale (se conformer à la loi, par exemple) ou religieuse (œuvrer à son salut) » (Airut, 2013 : 1071). Appliquée à l’accueil des exilés, la satisfaction des acteurs locaux est de répondre à la fragilité territoriale.
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[14]
L’attractivité territoriale est un concept qui renvoie à « la capacité d’attraction d’un territoire en raison de l’attrait (attirance) qu’il dégage » (Chaze, 2017) et comme « la capacité à drainer et à attirer des hommes et des activités, des capitaux et des compétences, sur un territoire » (Rieutort et Angeon, 2007).
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[15]
« À Ambert, il y a pas mal d’activités. Ceux qui sont à Ambert, ils ont de la chance. Ceux à Saint-Amant, c’est plus compliqué. On m’a demandé d’aller faire des cours de danse à Saint-Amant, j’ai dit, avec la neige, je ne peux pas. C’est compliqué pour tout le monde et encore davantage pour les demandeurs d’asile. » (Extrait d’entretien avec Lilia, bénévole âgée de trente-neuf ans et habitant Arlanc, janvier 2018)
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[16]
Plus de 100 bénévoles ont été recensés par le CADA au début de son installation.
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[17]
Il serait pertinent de souligner que les personnes se revendiquant du mouvement anarchiste rejettent le terme de bénévoles et lui préfèrent celui de solidaires avec la cause de personnes qui sont dans une situation de précarité, laquelle est, selon eux, provoquée par le « système capitaliste ».
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[18]
Malheureusement, à l’automne 2018, Clive est décédé dans un accident de voiture.
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[19]
C’est-à-dire que la nourriture, les boissons et les concerts de musique sont proposés au prix que les participants veulent, et surtout peuvent, payer.
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[20]
Ce chiffre est issu de notre observation à un moment donné de notre enquête de terrain. Par souci de confidentialité et de protection des personnes qui y sont hébergées, nous avons fait le choix de ne pas donner l’ensemble des détails, qui pourraient être utilisés contre les déboutés hébergés ainsi que les personnes engagées pour cette cause.
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[21]
Les demandeurs d’asile et les personnes qui vivent une situation d’exil sont également un acteur important de cette lutte en construisant des territoires de l’accueil. Voir la thèse de Przybyl (2016) sur les mineurs isolés étrangers en France.
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[22]
Cette illustration a été formulée par Clive. Elle se rapproche d’autres descriptions de bénévoles (« je sais que nous allons souffrir, mais on doit le faire », etc.).
1Les arrivées des exilés [1] sont apparues, depuis 2015, comme un enjeu majeur pour les pays de l’Europe. En France, l’attention a notamment été portée sur les campements pour migrants à Calais et dans le bassin parisien. Pour répondre à cette problématique, l’État a introduit de nouvelles réformes sur la loi asile et immigration (loi du 29 juillet 2015) [2]. Parmi les points importants de cette réforme, il y a la politique de péréquation qui consiste à répartir ou plutôt disperser les exilés, notamment ceux demandant l’asile, sur l’ensemble du territoire national. Cette dispersion est justifiée par l’État par la nécessité de « solidarité » de tous les territoires pour l’accueil des demandeurs d’asile. En France, la politique de péréquation est antérieure à la réforme de 2015 puisqu’elle remonte, au moins, aux origines de l’institutionnalisation de la politique de l’asile en 1973 [3]. Elle est également ancienne dans d’autres pays de l’Union européenne (UE), tels le Royaume-Uni (Stewart et Shaffer, 2015 ; Robinson et al., 2003), les Pays-Bas (Arnoldus et al., 2003), la Suède (Roger et Solid, 2003) et l’Allemagne (Boswell, 2001). Ces politiques migratoires ont pour point commun des « mobilités gouvernementales » (Gill, 2009 ; Michalon, 2012), c’est-à-dire qu’elles produisent des déplacements forcés. La politique de dispersion est multiscalaire avec une continuité des logiques de répartition des charges entre les pays de l’UE, les départements et les régions en France et, à l’échelle locale, entre les communes. En effet, avec la mise en place des CADA diffus [4], la mise en réseau des communes suit une logique de « solidarité » et de partage des responsabilités, ou du « fardeau » de l’accueil.
2Les disponibilités immobilières et le coût de l’accueil relativement faible d’une part, la volonté politique des acteurs locaux d’accueillir des personnes en situation de demande d’asile d’autre part, ont placé les territoires non métropolitains, incluant des espaces ruraux et des petites villes, au cœur du dispositif national de péréquation. La littérature abondante sur la question des migrations internationales notamment celle qui traite de l’accueil des exilés (parmi lesquels on retrouve celles et ceux qui demandent l’asile), montre que peu de travaux scientifiques ont été menés dans les territoires non métropolitains.
3Installer une structure d’hébergement pour demandeurs d’asile dans un territoire, c’est inscrire son activité et ses acteurs dans ses dynamiques et son organisation sociospatiale. Deux questions principales guideront notre réflexion et structureront notre propos : comment les dynamiques territoriales et l’organisation spatiale du territoire ambertois agissent-elles sur les dynamiques d’accueil ? En retour, comment ces dynamiques d’accueil contribuent-elles à reconfigurer le territoire ambertois ? Cet article cherche à faire dialoguer les réflexions sur les migrations internationales et celles sur le devenir des territoires [5]. Afin de comprendre les tenants et les aboutissants de notre problématique, il est nécessaire de revenir sur une notion centrale dans cet article : l’accueil.
4L’accueil, du latin colligere, signifie notamment le fait de « recueillir, réunir, ramasser, rassembler ». Dès ses premiers usages, le concept d’accueil introduit l’inégalité des places occupées entre insiders, ceux qui sont à l’intérieur, et outsiders, ceux qui viennent de l’extérieur. Ces places peuvent se manifester dans leurs dimensions sociale, culturelle, politique, spatiale. Appliquée à l’accueil des demandeurs d’asile, ces places sont constamment reconfigurées par une gouvernance publique changeante de l’immigration et de l’asile (Akoka et Spire, 2013 ; Wihtol de Wenden, 2018), des politiques publiques européennes et nationales basées sur la répartition et les déplacements forcés des demandeurs d’asile (Boswell, 2001 ; Gill, 2009 ; Michalon, 2012) et des liens sociaux qui se font et se défont entre insiders et outsiders, faisant émerger, dans certains cas, des « espaces du vivre-ensemble » (Arfaoui, 2017).
5Si de nombreux travaux ont montré comment l’accueil était produit par des politiques publiques à différentes échelles (européenne, nationale et locale), peu de recherches ont abordé la production de l’accueil par le territoire. Concept polysémique, central en géographie depuis 1982 [6], le territoire recouvre des usages et des significations multiples [7]. L’on en convient, le territoire, tout comme l’espace d’ailleurs, n’est pas une réalité abstraite. Il est avant toute chose un produit sociospatial, c’est-à-dire l’interaction du social et du spatial. Le territoire est « l’expression globale du spatial, du social et du vécu, comme une temporalité plus ou moins fragile, comme la rencontre du signifiant et du signifié, du matériel et de l’idéel » (Di Méo, 2001). L’objectif de ce paragraphe n’est pas de restituer et encore moins de proposer une définition au concept de territoire. L’objectif est de souligner que le territoire est avant tout un espace (co)produit, au sens de Lefebvre (1974), un espace approprié par ses acteurs dans un contexte social, culturel et historique, qui s’appuie sur un présent et un passé, mais aussi sur la projection du futur.
6Cet article se base sur l’analyse de la gouvernance locale de l’accueil et ses implications dans le territoire ambertois situé à l’est de Clermont-Ferrand, en Auvergne. Anciennement industrialisé, le territoire ambertois est confronté à un processus de fragilisation lié à sa difficulté économique et sa désindustrialisation (Édouard, 2019). Ceci se traduit par une perte de population, la fermeture d’un bon nombre de services publics et des difficultés de mobilité spatiale liées à la faiblesse de l’offre en transports en commun, autant de conditions matérielles qui contribuent à la marginalisation des demandeurs d’asile. Comment cette fragilisation territoriale agit-elle sur les dynamiques d’accueil dans le territoire ambertois ? En retour, comment ces dynamiques d’accueil qui dépendent du vécu et de la pratique sociospatiale des acteurs de la solidarité reconfigurent-elles le territoire ambertois ?
7Pour répondre à cette problématique traitant d’une relation dialectique entre le territoire et l’accueil, des enquêtes de terrain ont été réalisées au niveau de quatre communes : Ambert, Arlanc, Cunlhat et Saint-Amant-Roche-Savine. Celles-ci abritent le CADA diffus Détours [8] (cf. Carte 1).
Carte 1 : Localisation du CADA Détours
Carte 1 : Localisation du CADA Détours
8L’accueil implique l’interaction entre trois groupes d’acteurs principaux. L’acteur est « celui qui agit ou est susceptible de le faire » (Subra, 2016 : 15). Premièrement, il y a les acteurs institutionnels et associatifs chargés d’assurer la création, la gestion et le suivi des structures d’hébergement. Deuxièmement, on retrouve les bénévoles organisés individuellement ou en collectifs de soutien. Il serait utile de souligner que notre choix de séparer le groupe des acteurs institutionnels et associatifs de celui des bénévoles et des collectifs de soutien aux exilés se justifie par le fait que le premier groupe soit plus institutionnalisé que le deuxième. Troisièmement, il y a les personnes en situation de demande d’asile que nous considérons comme des acteurs à part entière qui participent, par leurs actions et revendications, à configurer l’accueil.
9Cet article se focalise sur le rôle joué seulement par les deux premiers groupes d’acteurs, car nous nous intéressons principalement à l’appropriation, par les responsables politiques et la société civile, des réformes mises en place par le gouvernement. Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de vingt-trois acteurs interrogés durant notre enquête de terrain. Les guides d’entretien ont été organisés selon quatre thèmes principaux : le profil et le parcours de l’acteur, les moyens matériels et humains pour répondre à la question de l’accueil, les coordinations, à différentes échelles, avec les autres types d’acteurs, les perceptions du rôle des acteurs nationaux et locaux dans l’accueil. Par ailleurs, des cartes mentales (Bailly, 1984) ont été mobilisées afin d’analyser l’espace vécu [9] des bénévoles qui constituent un acteur central de l’accueil. Le tableau ci-dessous reprend la liste des acteurs rencontrés, leur composition par sexe, l’outil méthodologique mobilisé pour recueillir leurs paroles et la durée des rencontres (cf. Tableau 1).
Tableau 1 : Liste des acteurs interrogés
Tableau 1 : Liste des acteurs interrogés
Source : R. Arfaoui, enquêtes de terrain, 2017-2019.10Cet article s’intéresse d’abord à l’analyse des attributs matériels du territoire ambertois en se focalisant sur ses données démographiques, d’accessibilité et de vacance immobilière. Cette analyse permet, dans un second temps, de saisir l’implication de la fragilité territoriale et l’organisation urbaine du territoire autour de la petite ville d’Ambert sur les dynamiques d’accueil. Enfin, dans une relation dialectique, la typologie des acteurs locaux et l’inscription de leurs dynamiques d’accueil dans différentes temporalités permettent de comprendre comment leurs actions agissent sur le territoire ambertois.
L’accueil à l’épreuve du territoire ambertois
11Pour Lussault (2018), la question de l’accueil des exilés doit être analysée à la lumière d’un marché immobilier hautement spéculatif dans lequel la rentabilité foncière est une dimension prégnante. Ainsi, un « territoire accueillant » [10] ne peut exister que si ses acteurs se détachent de la règle néolibérale de la production territoriale (Hackworth, 2007 ; Harvey, 2010) qui consiste à valoriser systématiquement les espaces vacants et juger de la positivité de leur évolution. Penser un territoire accueillant « exigerait de maintenir la possibilité d’avoir des périmètres de marge, des aires de vides, des secteurs de respiration ouverts à des utilisations temporaires et réversibles. […] Réfléchir à l’accueil pose donc la question fondamentale du régime actuel de l’économie foncière et immobilière » (Lussault, 2018 : 475). Si nous partageons pleinement l’analyse de Lussault sur les risques que représente la spéculation foncière et immobilière dans l’éviction des exilés, il est important de souligner que ce constat se pose non seulement pour les grandes villes, les territoires urbanisés et les espaces dynamiques, mais qu’il concerne également des territoires non métropolitains et des espaces fragiles. Le régime néolibéral de production territoriale dépasse les limites des métropoles et touche également les territoires non métropolitains où la problématique du « développement territorial » est centrale pour les acteurs locaux, notamment les élus. La différence principale est que, dans des territoires non métropolitains fragiles, la rentabilisation foncière et immobilière vise essentiellement à « valoriser » un espace dévalorisé et/ou inoccupé pour des questions de fragilité territoriale.
Un territoire fragile, entre enclavement et décroissance
12La fragilité territoriale renvoie à l’idée de zones « prêtes à se briser » (Rieutort, 2006 : 15). Ce concept s’accompagne, inexorablement, par la dimension du risque de l’aggravation des dynamiques démographique et/ou socio-économique d’un territoire. Afin d’identifier des situations de fragilités qui caractérisent un territoire, les indicateurs démographiques et/ou socio-économiques peuvent être comparés à des moyennes nationale et régionale et/ou à une moyenne propre à l’objet spatial étudié (Édouard, 2017). Ainsi, les données démographiques du territoire ambertois et la part des logements vacants dans les quatre communes du CADA ont été analysées en les comparant aux moyennes régionale et nationale (cf. Tableau 2).
Tableau 2 : Dynamiques démographiques du territoire ambertois
Tableau 2 : Dynamiques démographiques du territoire ambertois
Source : Insee 2015.13Les données démographiques soulignent que les quatre communes d’installation du CADA Détours perdent de la population. Cette perte de population est principalement due au solde naturel, qui s’explique par la présence importante de personnes âgées, à l’exception de Saint-Amant-Roche-Savine qui enregistre une évolution démographique négative tant pour le solde naturel que pour le solde migratoire.
14Cette fragilité démographique, qui caractérise les quatre communes du CADA, s’accompagne par des difficultés de transports en commun. À l’exception d’une faible liaison entre Arlanc et Ambert, les autres communes ne sont reliées par aucun moyen de transports en commun.
15La quasi-absence de transports en commun pour relier les communes entre elles d’une part, et avec la métropole régionale Clermont-Ferrand d’autre part, se traduit par le relatif enclavement du territoire ambertois. Les fragilités démographiques et l’enclavement s’accompagnent d’un manque d’équipements et de services. Les attributs matériels du territoire ambertois créent les conditions d’un territoire de relégation pour les personnes qui demandent l’asile. En effet, avec peu de ressources financières, des difficultés à pratiquer la langue française, les personnes en situation de demande d’asile peuvent facilement se retrouver à la marge de ce qui s’apparenterait à un « territoire accueillant ».
Des disponibilités immobilières pour l’accueil
16Pourtant, ces éléments de fragilités (vacance de logement, perte de population et processus de vieillissement) sont mobilisés par l’État et les acteurs locaux, notamment des élus municipaux, pour favoriser l’installation de structures d’hébergement pour demandeurs d’asile [11]. Ces structures sont perçues comme « utiles » [12] à la redynamisation des territoires fragiles. L’hébergement des demandeurs d’asile dans le territoire ambertois, qui découle d’une politique nationale de dispersion des exilés, s’inscrit pleinement dans cette stratégie utilitariste [13].
17L’hébergement des demandeurs d’asile est une dimension temporelle fondamentale de l’accueil. Le territoire ambertois est caractérisé par une vacance de logements relativement élevée par rapport aux moyennes régionale et nationale (plus que le double des moyennes régionale et nationale à Arlanc et Cunlhat). La vacance de logements, relativement élevée dans le territoire ambertois, notamment au niveau du parc social, a favorisé l’accueil des demandeurs d’asile. Dans le territoire ambertois, le cas le plus emblématique est celui de la remise sur le marché d’un bâtiment vacant, depuis plus de cinq années, à Cunlhat. Propriété de l’Ophis du Puy-de-Dôme, ce bâtiment a été rénové et loué au CADA. Ainsi, le bailleur social s’assure de la location de ses logements pour une durée pouvant aller jusqu’à quinze années, voire au-delà. Dans le même temps, s’investir dans l’accueil des demandeurs d’asile confère au bailleur social une nouvelle compétence. En 2016, on observait la mobilisation, par l’Ophis du Puy-de-Dôme, de l’investissement pour l’hébergement des demandeurs d’asile comme un argument à part entière, auprès de l’État, de la stratégie du développement de ses programmes immobiliers. Dans le même temps, faire appel à l’Ophis du Puy-de-Dôme représente, pour les élus locaux, un levier de maintien et de développement de nouveaux programmes immobiliers sur leur territoire. Une stratégie « gagnant-gagnant » qui fait partie intégrante d’une politique de développement territorial.
18Les dynamiques territoriales et la réflexion des acteurs locaux sur le devenir de leurs territoires agissent sur les dynamiques d’accueil. Outre la fragilité territoriale, nous postulons que l’organisation spatiale du territoire ambertois agit également sur l’organisation spatiale de l’accueil. La géographie du territoire ambertois indique une organisation spatiale autour de la petite ville Ambert qui joue le rôle de « place centrale » autour de laquelle s’organisent en grappes des communes rurales (Édouard, 2001).
19La deuxième hypothèse est que l’interconnaissance, caractéristique des territoires non métropolitains (Colat-Parros, 2018), favorise l’émergence de liens sociaux. Ces liens sociaux, qui forment un tissu de solidarité à l’échelle locale, visent à produire un territoire accueillant. Celui-ci est créé en réponse à un territoire de relégation dessiné par la fragilité territoriale et l’enclavement du territoire ambertois d’une part, et les politiques publiques coercitives à destination des demandeurs d’asile d’autre part (absence de budgets pour l’apprentissage de la langue française, quasi-impossibilité de travailler, hébergement contraignant, etc.). Le territoire serait ainsi reconfiguré par la solidarité des habitants locaux. Cette solidarité locale contribue à coproduire des places, dans l’espace et dans la société, dans lesquelles les personnes accueillies seraient des « co-habitants légitimes » (Lussault, 2018).
Un territoire fragile qui facilite l’accueil ?
20Pour analyser comment le territoire agit sur l’accueil, l’idée de triplicité de l’espace formulée par Lefebvre (1974), l’espace pratiqué, les représentations de l’espace et les espaces de représentation, nous parait féconde pour notre recherche. Elle permet d’aborder non seulement les attributs matériels du territoire et son organisation par les aménageurs-technocrates (le conçu), mais aussi les espaces de représentations (le vécu) et les espaces pratiqués (le perçu) des différents acteurs. Cette approche permet également d’aborder le territoire dans sa complexité et ses différentes temporalités.
La fragilité territoriale mobilisée et décriée : un accueil paradoxal
21Le territoire ambertois, on l’a vu, est caractérisé par des éléments de fragilité démographique. Entre autres conséquences, il y a la présence de logements vacants, une fermeture (ou des risques de fermeture) de services publics et une quasi-absence de moyens de transports en commun. La fragilité territoriale apparait tantôt comme un élément central ayant encouragé l’installation du CADA, tantôt comme une contrainte pour les personnes qui y sont hébergées. Pour les élus locaux, il s’agit, certes de l’arrivée de demandeurs d’asile envers lesquels ils expriment une solidarité, mais il s’agit également de l’arrivée d’une nouvelle population dans un territoire qu’ils perçoivent comme confronté à des difficultés d’attractivité territoriale [14].
22Une des conséquences directes de cette approche, prônée essentiellement par les élus locaux, est la mise en place d’un hébergement diffus des demandeurs d’asile, entre les communes qui abritent le CADA. Les demandeurs d’asile sont répartis en fonction de leurs profils (familles avec ou sans enfants, hommes ou femmes seuls, personnes jeunes ou âgées). Dans notre cas d’étude, la mise en place d’un hébergement diffus répond à des enjeux locaux. Ainsi, Saint-Amant-Roche-Savine a accueilli essentiellement des familles avec enfants. S’il est vrai que la disponibilité de logements adéquats à ce type de ménage a encouragé leur accueil, la volonté du maire était de permettre également la réouverture de la troisième classe de l’école primaire fermée au printemps 2015 sur décision de l’académie de Clermont-Ferrand. Si la décision de mettre en place une structure d’hébergement revient finalement à la préfecture, via l’OFII, les municipalités ne sont donc pas toujours en marge de cette prise de décision.
23La décision de mettre en place ou non un hébergement diffus devrait être prise par les associations qui gèrent les CADA et non pas par les élus locaux. Dans le territoire ambertois, la création du CADA s’est faite en concertation entre les élus municipaux, l’OFII de Clermont-Ferrand et la sous-préfecture d’Ambert. Cette concertation s’explique, d’une part, par l’interconnaissance entre les acteurs institutionnels et, d’autre part, par la double posture qu’occupe le président de l’association Détours. Il est également le maire de Saint-Amant-Roche-Savine.
« Ce sont les associations gestionnaires qui décident de mettre en place un CADA diffus entre plusieurs communes, nous on ne leur a pas demandé de le faire. » (Extrait d’entretien avec Virginie Lasserre, cheffe du département de l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés au ministère de l’Intérieur, janvier 2019)
25Ainsi, loin d’être un dernier chaînon d’une politique nationale de dispersion, les municipalités initient des politiques d’accueil en lien avec les dynamiques territoriales locales et la question du développement territorial. Comme le rappelle Fourot (2013), les municipalités, loin d’être uniquement des gestionnaires de services, peuvent constituer des centres de pouvoir politique capables d’adopter des politiques qui leur sont propres.
26Pourtant, cette fragilité territoriale constitue un risque majeur d’exclusion des demandeurs d’asile. En effet, sans ressources financières suffisantes, sans moyens de transports en commun et, parfois, avec des difficultés pour pratiquer la langue française, le moteur de l’accueil est aussi un moteur de l’exclusion. Ce paradoxe s’exprime dans les dynamiques locales, mises en place par les travailleurs sociaux, les bénévoles et les collectifs de solidarité. Elles visent à répondre aux risques d’exclusion des demandeurs d’asile provoqués par la fragilité territoriale. On retrouve, par exemple, des pratiques de covoiturage solidaire. Il s’agit d’un accompagnement à des rendez-vous administratifs, chez le médecin ou encore pour faire des achats alimentaires. Cet accompagnement est essentiellement organisé par les bénévoles et les collectifs de solidarité, à l’aide de leurs véhicules personnels ou, dans certains cas, des véhicules prêtés par le CADA. La réponse aux contraintes de mobilité se fait aussi par la mise en place des « vélos solidaires ».
27Ces risques vécus et provoqués par des dynamiques à l’échelle locale se doublent de mesures coercitives et d’invisibilisation prises à l’échelle nationale. On retrouve, d’une part, l’absence de financements pour l’apprentissage de la langue française durant la période d’hébergement des demandeurs d’asile et, d’autre part, des réductions du temps de traitement des dossiers qui, faute de budget, ne s’accompagnent pas de ressources humaines suffisantes.
28Au mieux, les travailleurs sociaux sont, littéralement, coincés dans une approche administrative bureaucratique sans possibilité de proposer un accompagnement socioculturel. Au pire, ils vivent des situations de surmenage et de blackout.
29En effet, depuis début 2019, il y a eu plusieurs démissions et des arrêts maladie de plusieurs mois, pour cause de surmenage au travail, de la part des travailleurs sociaux du CADA Détours. Cette situation résulte de l’absence de prise en compte des spécificités du territoire ambertois dans l’attribution du budget au CADA. Effectivement, un CADA diffus dans un territoire très peu desservi par les transports en commun, et de surcroît éloigné de la préfecture (plus d’une heure de trajet), impose de nombreux déplacements. Ces déplacements, en plus du suivi administratif accéléré des demandes d’asile, imposent un renoncement, au moins une régression, de la qualité du suivi socioculturel des demandeurs d’asile.
30Les budgets sont établis principalement en lien avec le nombre des personnes hébergées sans prise en considération du type d’espace (rural, urbain, etc.). Pourtant, les coûts de transport et le temps d’accès aux équipements et services sont différents d’un espace à un autre. En plus de la fragilité territoriale, le fait que le CADA Détours soit diffus sur quatre communes pose des défis de mobilité à la fois à l’intérieur du territoire ambertois ainsi qu’à l’extérieur, notamment pour les déplacements vers la métropole régionale Clermont-Ferrand. Pour l’État, cette problématique ne relève pas de ses priorités, elle relève de la priorité des associations gestionnaires du CADA. La non-prise en considération de la spécificité territoriale par l’État est à inscrire dans l’esprit d’invisibilisation de l’accueil. Disperser les exilés et les éloigner des territoires médiatisés, notamment Calais et le bassin parisien, est une des priorités de l’État.
31S’il est indéniable que l’espace conçu, à différentes échelles, agit sur les dynamiques locales d’accueil, celles-ci dépendent également de la pratique spatiale des acteurs locaux dessinée notamment par l’organisation urbaine du territoire ambertois.
Centralité d’Ambert et pratiques spatiales hétérogènes : un accueil inégal ?
32L’organisation urbaine du territoire ambertois se fait autour de la petite ville d’Ambert. Celle-ci dispose d’une offre d’équipements et de services (sous-préfecture, hôpital, commerces de grandes surfaces, espaces culturels et de loisirs, etc.) qui fait d’elle une « place centrale » (Merlin, 1973), c’est-à-dire qu’elle remplit une fonction de centre autour duquel s’organisent en grappe des bourgs-centres. Édouard (2001) détaille l’organisation urbaine au nord du Massif central avec la présence de trois réseaux : le réseau clermontois, le réseau limougeaud et le réseau stéphanois. Pour le réseau clermontois, il le présente dans un schéma détaillé comme « un réseau complet, avec la présence de tous les niveaux hiérarchiques et, pour chacun d’entre eux, une excellente représentation des unités urbaines » (Édouard, 2001 : 408). Selon ce schéma, les petites villes sont reliées à la métropole clermontoise par une ville moyenne (par exemple Montluçon, Vichy, Moulins ou Aurillac). En revanche, des petites villes entretiennent des « liens directs » avec Clermont-Ferrand. Nous retrouvons Ambert qui entretient un lien direct avec la métropole régionale Clermont-Ferrand. Dans quelle mesure cette organisation urbaine du territoire configure-t-elle la géographie de l’accueil ?
33L’analyse de l’organisation spatiale du CADA souligne la centralité d’Ambert. En effet, bien que le siège du CADA Détours se situe à Cunlhat, la coordination de la structure d’hébergement est basée à Ambert. Ce choix, fait par les initiateurs du « projet » de création du CADA, se justifie par la présence de services et d’équipements plus importants à Ambert par rapport aux trois autres communes. La préfecture de Clermont-Ferrand centralise le suivi administratif des demandeurs d’asile hébergés dans les quatre départements du Puy-de-Dôme, de l’Allier, du Cantal et de la Haute-Loire. Ceci implique qu’un lien direct se fait entre la coordination à Ambert et la préfecture de Clermont-Ferrand. Outre l’aspect d’organisation du CADA, les déplacements des demandeurs d’asile se font vers Ambert notamment pour les rendez-vous médicaux, les commerces de grande surface, des activités culturelles et de loisirs [15].
34La mise en place d’un hébergement diffus sur plusieurs communes est confrontée à la centralité d’Ambert. Ceci implique, pour les travailleurs sociaux, notamment ceux de Saint-Amant-Roche-Savine et de Cunlhat, des déplacements plus ou moins fréquents en voiture pour des réunions, des rendez-vous administratifs, etc. Des déplacements qui peuvent impacter le fonctionnement administratif du CADA. Cette contradiction entre l’organisation urbaine du territoire et l’organisation spatiale du CADA a amené ses acteurs (travailleurs sociaux notamment) à émettre la proposition de regrouper l’ensemble des hébergements sur Ambert. Cette proposition n’a pas été acceptée par le conseil d’administration de Détours puisque cela remettrait en cause le principe du « partage du fardeau » ou encore celui de « l’utilité » de l’accueil. La centralité d’Ambert implique, de fait, des dynamiques d’accueil hétérogènes entre les différentes communes. En effet, les offres en commerces et services présents diffèrent d’une commune à une autre. Ainsi, Saint-Amant-Roche-Savine est la moins équipée de toutes.
« À Cunlhat, il y a trois supérettes, un tabac, un médecin, un dentiste, un discount et c’est différent de Saint-Amant. Ici, il y a une petite épicerie et ça coûte très cher. » (Extrait d’entretien avec Laure, travailleuse sociale, juin 2018)
36Dans la pratique quotidienne et urbaine des bénévoles, on remarque également la place centrale d’Ambert. Là encore, plusieurs activités proposées aux demandeurs d’asile se font à Ambert, même si elles sont élargies à d’autres espaces, voire d’autres départements (l’Allier et la Haute-Loire pour la « découverte » du territoire par exemple). La pratique spatiale des bénévoles diffère selon leur catégorie socioprofessionnelle, leur âge et leur composition familiale. Par exemple, les personnes à la retraite s’orientent vers des activités de culture et de loisirs. Avec les demandeurs d’asile, les espaces qu’ils fréquentent sont essentiellement des espaces d’apprentissage (cours de langue française), de culture (bibliothèques, cinémas) et de loisirs (randonnées, visites de sites touristiques).
37Ainsi, la géographie de l’accueil dans le territoire ambertois est intrinsèquement liée à la centralité d’Ambert et à la pratique spatiale des acteurs locaux. Cette hétérogénéité des pratiques spatiales et la polarisation des équipements et services par Ambert impliquent des dynamiques d’accueil inégales et donc des places inégales entre les demandeurs d’asile. En retour, ces dynamiques d’accueil agissent sur le territoire, le reconfigurent.
Des dynamiques d’accueil hétérogènes qui reconfigurent le territoire Ambertois
38L’accueil des demandeurs d’asile dans le territoire ambertois a été suivi par un élan de solidarité local très important [16]. Cet élan de solidarité est porté par un ensemble de propositions faites par des bénévoles, des collectifs de solidarité, tous habitants du territoire ambertois, afin de répondre aux besoins des demandeurs d’asile. Les individus s’engagent pour des raisons multiples qui dépendent, au départ, de leurs parcours de vie, leurs compétences professionnelles ou encore leurs sensibilités politiques et leurs appartenances religieuses. Les habitants interrogés placent leur engagement dans une forme de prédisposition (connaissance d’amis étrangers, expérience à l’étranger, maitrise de langues étrangères, voyage, bénévolat dans des mouvements associatifs en faveur des migrants, connaissance du travail social, enseignants de français langue étrangère, le devoir des êtres humains, militantisme politique, etc.). Cette prédisposition témoigne de profils de personnes ayant eu des expériences de l’altérité dans des contextes qui restent différents (militant pour la cause des sans-papiers, émigration liée au travail ou à la vie de famille, etc.).
39Les dynamiques d’accueil sont guidées par des espaces vécus différents, voire diamétralement opposés. L’analyse de ces espaces vécus souligne des visions et des idéaux hétérogènes de l’espace et de la société par les acteurs locaux de la solidarité. Cette hétérogénéité n’exclut pas une complémentarité entre les acteurs locaux. L’hétérogénéité et la complémentarité des acteurs locaux de la solidarité et de leurs engagements auprès des demandeurs d’asile et des personnes déboutées, participent de la coproduction de territoires solidaires et d’autres révoltés.
De l’incartade capitaliste à la qualité du cadre de vie : des espaces vécus et des dynamiques d’accueil hétérogènes, mais complémentaires
40Les stratégies des bénévoles et des collectifs de solidarité convergent dans certains points et divergent dans d’autres (cf. Tableau 3). La convergence des stratégies émane des attributs de l’espace conçu, à différentes échelles (locale, départementale et nationale). La divergence est intrinsèquement liée à des espaces vécus différents, voire opposés.
Tableau 3 : Les stratégies des bénévoles et des collectifs de solidarité entre convergences et divergences
Tableau 3 : Les stratégies des bénévoles et des collectifs de solidarité entre convergences et divergences
41Les territoires non métropolitains sont habités par des individus ayant des profils, des ressources, des parcours de vie hétérogènes (Édouard, 2016 ; Tommasi, 2018). Pour notre cas d’étude, cette hétérogénéité se manifeste dans l’émergence d’espaces vécus porteurs de visions, d’idéaux et de rapports à l’espace et à la société diamétralement opposés. On retrouve essentiellement deux types d’espaces vécus : le premier portant des valeurs anticapitalistes, voire anarchistes [17], et une critique d’un espace hostile, le deuxième soulignant un cadre de vie calme et verdoyant et un espace accueillant. Ces deux tendances produisent des dynamiques d’accueil hétérogènes. Afin d’argumenter nos propos, prenons deux profils de bénévoles.
Le militant anarchiste
42L’espace vécu de Clive (cf. Encadré 1) se divise en deux parties (cf. Carte 2). En rouge, les espaces non appréciés, rejetés, voire contre lesquels il faudrait lutter. Il s’agit des espaces de la « domination capitaliste », ce qu’il appelle « l’incartade capitaliste », et les espaces de domination de l’État. On y retrouve les commerces de grande distribution (Aldi, Intermarché), les services administratifs de l’État à Ambert (CAF, CCAS, hôpital, etc.) et à Clermont-Ferrand (115, préfecture). En noir, ce sont les espaces alternatifs, de solidarité et de contre-cultures. On retrouve L’Octopus à Cunlhat, Le Café quoi à Saint-Amant-Roche-Savine, La Saillante à Marsac et la projection d’un bar associatif à Arlanc. Ce type d’espaces est également représenté à Saint-Étienne et Grenoble, deux villes fréquentées occasionnellement par Clive. Il s’agit de La Gueule noire située à Saint-Étienne, à Bellevue et La BAF située à Grenoble, entre le centre-ville et la Villeneuve.
Carte 2 : Le territoire ambertois entre incartade capitaliste et espaces de solidarité
Carte 2 : Le territoire ambertois entre incartade capitaliste et espaces de solidarité
43Cette vision du territoire par Clive a fortement orienté ses actions à destination des demandeurs d’asile et des personnes déboutées sur le territoire. Ainsi, le soutien se base essentiellement sur l’organisation d’évènements culturels et de solidarité. Si ces évènements visent à créer un lien social, à visibiliser le combat des personnes hébergées par le CADA ou celles qui en sont sorties déboutées de leur demande d’asile, ils servent également à récolter des fonds nécessaires pour subvenir aux besoins des personnes déboutées (hébergement, nourriture, etc.). L’organisation même de ces évènements suit une logique anticapitaliste. Par exemple, on retrouve le principe du « prix libre » [19]. Il y a un rejet de la logique du marché, la solidarité est le maitre mot des organisateurs.
Les néo-ruraux
44L’espace vécu (cf. Carte 3) de Marc et Élisabeth (cf. Encadré 2) présente Ambert comme un bourg et un espace de consommation (commerces, activités, spectacles). Clermont-Ferrand y est perçue comme une petite ville et Lyon comme la grande ville. Le décalage de la perception de la taille des villes d’Ambert et de Clermont-Ferrand de la réalité statistique est notamment lié au fait que le couple a longtemps vécu dans des grandes villes de taille plus importante que Clermont-Ferrand (Strasbourg, agglomération parisienne, etc.). Leur espace vécu fait ressortir un attachement important à d’autres hameaux du territoire. Il s’agit de liens sociaux créés avec des personnes dont le profil est similaire au leur. Une sociabilité née entre des néo-ruraux venus chercher le calme de la campagne loin des nuisances la ville.
Carte 3 : Le territoire ambertois : un cadre de vie agréable éloigné de la grande ville
Carte 3 : Le territoire ambertois : un cadre de vie agréable éloigné de la grande ville
45Ainsi, pour eux, Ambert dispose de tout ce dont « il faut pour qu’une famille puisse vivre normalement ». Le territoire est vécu comme accueillant sans risque pour les demandeurs d’asile. Le risque provient de l’échelle nationale avec des décisions de « débouter » certaines personnes de leur demande d’asile. Ceci conduit Marc et Élisabeth à mettre en place des actions (prise de contact avec le député André Chassaigne, rendez-vous à la préfecture, etc.) pour régulariser la famille qu’ils « parrainent ». Ceci s’ajoute à des activités quotidiennes visant à « apprendre » à la famille albanaise « comment faire son trou ici et devenir des gens normaux d’Ambert ».
46Ces deux espaces vécus agissent de manières différentes sur les dynamiques d’accueil. Néanmoins, il y a une stratégie de complémentarité des acteurs locaux de la solidarité. Cette stratégie est volontaire et s’appuie sur un des attributs majeurs de ce territoire : l’interconnaissance. Clive divise les acteurs de la solidarité dans le territoire ambertois entre anarchistes, « citoyennistes », « humanistes » et « papis-mamis catho » (des bénévoles dont l’engagement s’inscrit dans la continuité de leur foi en Dieu, dans le devoir d’aider son prochain et dans les enseignements chrétiens). L’interconnaissance, la faible présence de réseaux anarchistes sur le territoire et l’étendue de l’espace (se déplacer d’une commune à une autre pouvant prendre quarante-cinq minutes de voiture) ont nécessité la complémentarité entre les différents acteurs.
« Contrairement à ce qu’on pouvait faire en ville, il y a une différence de façon de fonctionner. On est obligé de parler à des mélenchonnistes et avec des papis et mamis catho, des humanistes et progressistes. C’est cool, on est moins dans notre bulle. À Grenoble (on était assez nombreux), on ne le faisait pas pare ce qu’on était assez nombreux. On est une dizaine [ici] et on a plus d’envies que de capacités physiques et temporelles. » (Extrait d’entretien avec Clive, février 2018)
48L’accueil est donc coproduit par des acteurs locaux ayant des visions hétérogènes de l’espace et de la société. Les bénévoles sont organisés en groupes ou individuellement au niveau de chaque commune. Mais des liens existent entre les bénévoles de ces communes. Les différentes communes du territoire sont ainsi reliées à l’extérieur à travers les liens sociaux entre bénévoles d’une part, et avec les demandeurs d’asile d’autre part. Ces liens constituent des formes de coprésence dans le territoire ambertois. Ces formes de coprésence forment ce que Cattan (2012) définit comme transterritoire. Il s’agit d’un « espace qui associe aux caractéristiques propres du lieu lui-même les spécificités des liens qui le relient avec l’extérieur et cela décliné à toutes les échelles » (Cattan, 2012 : 69).
49Cette ouverture à l’extérieur démontre que le rapport à l’étranger, pensé à travers l’avènement de la modernité, lui-même pensé à travers la métropole, peut être pensé à travers le territoire non métropolitain. Ceci permet de nuancer le fait que « la sociabilité publique […] témoigne d’une urbanité bien adaptée à un tissu social et culturel contrasté, typique d’une grande ville » (Germain, 1997 : 254), l’urbanité étant « l’art de communiquer dans la distance » (ibid. : 243).
50L’engagement envers les demandeurs d’asile a impliqué un renforcement du tissu associatif dans le territoire ambertois dans un esprit de complémentarité. L’élan de solidarité, et son adaptation à la fois aux besoins des demandeurs d’asile et aux particularités du territoire (enclavement, interconnaissance), témoigne de la capacité d’innovation sociale dans les territoires non métropolitains. Il témoigne également d’une autre forme d’urbanité, celle de plus petites villes où le lien social et l’interconnaissance sont plus affirmés.
Du devoir d’accueil au droit à l’accueil : du territoire solidaire au territoire révolté
51La création des liens sociaux s’est accompagnée d’une ébullition culturelle (voir ci-dessous). Ces comportements sociaux s’inscrivent bien souvent dans une revendication d’un devoir d’accueil. Celui-ci implique que les insiders ressentent un devoir d’aider les outsiders perçus comme ayant un besoin de repères. Le devoir d’accueil crée ce que nous pouvons appeler un territoire solidaire. Celui-ci implique que les activités créées et/ou renforcées, ainsi que leurs espaces, se font pour des personnes étrangères au territoire, jugées démunies, et qu’on souhaiterait aider.
52Si le territoire solidaire est indéniablement important pour les demandeurs d’asile et qu’il leur permet d’avoir des places dans l’espace et dans la société, il n’est pas sans poser quelques limites. En effet, le territoire solidaire peut reconduire la dichotomie « vrais » réfugiés/« faux » réfugiés, « bons » migrants/« mauvais » migrants. Ainsi, des élus, des bénévoles peuvent « comprendre » certaines décisions administratives de débouter des demandeurs d’asile puisque ceux-ci n’ouvriraient pas droit à la protection internationale ou subsidiaire. Qu’on soit clair, ceci ne veut absolument pas dire que le territoire solidaire est un territoire de rejet, bien au contraire. Néanmoins, il peut contenir des logiques de suspicion. En tous les cas, les individus pour lesquels les acteurs locaux s’engagent sont perçus non seulement par leurs qualités d’habitants temporaires, mais aussi par leurs statuts administratifs.
53Cet élan de solidarité, entamé à l’ouverture du CADA, n’est pas linéaire, il a évolué au fil des arrivées des demandeurs d’asile et des départs des réfugiés et des personnes déboutées de leur demande d’asile. Cette évolution a été marquée par la constitution de groupes de bénévoles dont l’engagement est spécialement dédié aux personnes en situation de demande d’asile et d’autres groupes dont les actions sont destinées exclusivement aux personnes déboutées de leur demande d’asile.
54Le collectif l’Élégante en est un exemple emblématique. Il s’agit d’un collectif de soutien aux exilés, principalement les personnes déboutées de leur demande d’asile. Ce collectif a été créé suite à la sortie des premières personnes déboutées de leur demande d’asile. Le collectif l’Élégante organise plusieurs évènements culturels et de solidarité dans le territoire ambertois. Ces évènements culturels sont organisés en soutien aux personnes déboutées afin de récolter des fonds permettant de répondre à leurs besoins (logements, nourriture, transports, etc.). Ces évènements sont organisés, dans la plupart des cas, sous la forme de soirées culturelles animées par des groupes de musique (cf. Photographie 1).
Photographie 1 : Les activités culturelles et artistiques de solidarité à L’Élégante
Photographie 1 : Les activités culturelles et artistiques de solidarité à L’Élégante
55On retrouve les logiques de consommation à prix libre défendues par Clive (cf. Encadré 1) et les militants anarchistes. Durant nos observations sur le terrain, nous avons pu constater que ces soirées enregistrent une fréquentation importante de la part d’habitants du territoire ambertois. On y retrouve essentiellement des personnes jeunes, mais aussi des personnes âgées, des bénévoles, des habitants du territoire, venus assister à un moment culturel et soutenir la cause des personnes déboutées. On y retrouve également des exilés, alors demandeurs d’asile, déboutés ou réfugiés. Certains d’entre eux font partie de l’équipe d’animation des soirées. On y retrouve également des élus tels que le maire d’Arlanc et son épouse, bénévole au CADA Détours, ou encore le député communiste André Chassaigne. Les travailleurs sociaux du CADA assistent à ces évènements en tant qu’habitants du territoire et solidaires de la cause des personnes déboutées. Cette fréquentation témoigne d’une adhésion explicite ou implicite de l’ensemble des acteurs de la solidarité pour le soutien aux déboutés. D’ailleurs, il serait utile de souligner que des bénévoles loin d’être issus du milieu anarchiste, l’épouse du maire d’Arlanc par exemple, sont impliqués dans le soutien aux personnes déboutées. Par ailleurs, le collectif l’Élégante a créé la résidence l’Élégante (cf. Photographie 2). Il s’agit d’un immeuble situé au centre-ville d’Ambert qui abrite deux familles avec enfants déboutées de leur demande d’asile [20]. Sans aucune reconnaissance administrative, les personnes déboutées de leur demande d’asile n’ont ni le droit au logement, ni le droit au travail, ni le droit de vivre en France. Cette résidence constitue leur refuge. Lors de notre enquête de terrain, nos interlocuteurs de la résidence l’Élégante ont préféré qu’aucune photographie de l’intérieur de l’édifice ne soit prise et communiquée. Cette demande fait partie intégrante d’une stratégie de protection des habitants de l’Élégante. Un plan d’évacuation a même été élaboré en cas d’intervention policière qui viserait l’expulsion des habitants. Cette logique de résistance civile à une menace extérieure fait de l’Élégante un espace à la fois ouvert à la solidarité qui se dessine à l’échelle locale et fermé aux politiques migratoires à l’échelle nationale dont les procédures d’expulsion constituent une dimension centrale.
Photographie 2 : La résidence L’Élégante au centre d’Ambert
Photographie 2 : La résidence L’Élégante au centre d’Ambert
56Cet hébergement est financé grâce aux soirées culturelles, mais aussi grâce à des cantines solidaires organisées au moins une fois par semaine. Il s’agit de repas proposés à des prix libres pour soutenir les personnes déboutées de leur demande d’asile dans le territoire ambertois. Les personnes déboutées s’y expriment sur leurs revendications politiques. Ils habitent l’espace, au sens où ils se l’approprient.
« Je souhaiterai la prochaine fois parler ici de la situation politique dans mon pays. Les gens ne savent pas ces choses-là et je souhaiterai leur en parler. » (Extrait d’entretien avec un père de famille, débouté de sa demande d’asile, hébergé à la résidence l’Élégante, février 2019)
58En plus de répondre à un objectif de solidarité, cette résidence est un espace d’expression politique. On y traite des questions de féminisme, d’éoliennes et bien d’autres sujets politiques (cf. Photographie 3). Le point commun de toutes ces luttes qui produisent l’Élégante et lui donne son identité, c’est sans doute la conscience collective d’habitants du territoire de la présence d’injustices qui les touchent (changement climatique, injustice femme/homme) et touchent les personnes qu’ils côtoient (absence de droit de vivre en France et menaces d’expulsion des déboutés).
Photographie 3 : Évènements politiques, culturels et solidaires à la résidence l’Élégante
Photographie 3 : Évènements politiques, culturels et solidaires à la résidence l’Élégante
59L’ensemble de ces engagements dépasse le « devoir d’accueil » revendiqué par les acteurs institutionnalisés, notamment les élus locaux, et introduit le « droit à l’accueil » revendiqué par des acteurs non institutionnalisés, notamment des bénévoles et des collectifs informels de soutien aux exilés. Pour Agier (2018 : 142), « passer du devoir des uns au droit des autres consisterait à transposer l’idéal d’hospitalité universelle, au nom duquel se mobilisent un nombre croissant de citoyens, en règle de droit posant que tout étranger a le droit de ne pas être traité en ennemi, selon les mots de Kant ». Ce droit à l’accueil passe par l’acceptation que les personnes accueillies, indépendamment de leurs statuts administratifs, soient des « co-habitants légitimes » (Lussault, 2018 : 487). Le droit à l’accueil prôné à l’échelle locale va à l’encontre des logiques de l’État initiées à l’échelle nationale. En effet, à l’échelle locale, le droit à l’accueil anticipe et lutte contre l’expulsion, et par conséquent l’exclusion, des personnes parce qu’ils les considèrent comme des habitants, à part entière, du territoire.
60Le droit à l’accueil est constitutif du territoire révolté. Il serait utile de rappeler que la révolte ne naît pas seulement chez « l’opprimé », mais aussi au « spectacle de l’oppression » (Camus, 1985 : 31). De cet engagement collectif contre l’oppression, nous pouvons observer la structuration d’un territoire révolté. Celui-ci se traduit par la (co)production d’espaces tels que la résidence l’Élégante, par le rejet de valorisation financière d’espaces vacants, par la solidarité qui dessine des places où les frontières administratives s’effacent. Le territoire révolté n’est, ni le contraire, ni le concurrent du territoire solidaire. Les deux sont complémentaires et participent de la recomposition du territoire ambertois en palliant ses fragilités et en luttant contre l’exclusion qui s’y opère par des acteurs jugés hostiles tels que l’État. La coproduction de ces deux territoires se fait à l’échelle locale par des acteurs locaux et en rejetant l’échelle nationale.
61Dans cette coproduction de l’accueil et du territoire, la notion du temps est centrale. Les demandeurs d’asile vivent, dans les territoires d’hébergement, un « temps d’attente », une « attente interstitielle », entre ce qui précède l’introduction de leur demande d’asile et leur avenir incertain, conditionné par les réponses des administrations en charge d’étudier leurs dossiers (Tisato, 2017). Ce contexte implique un jeu de pouvoir entre les acteurs qui imposent la temporalité de l’accueil, c’est-à-dire l’État, et les acteurs qui subissent et, dans certains cas, luttent contre cette temporalité. Cette lutte passe par l’élaboration et la mise en place de stratégies de contre-pouvoir pour se réapproprier cette « temporalité imposée », une « réappropriation qui demeure partielle » (ibid. : 135). Notre article souligne le rôle des acteurs institutionnels et associatifs et celui de la société civile dans cette lutte contre la « temporalité imposée » par l’État. [21] Comme le précise Kobelinsky (2010 : 243), « le temps, on en convient, n’est pas une donnée objective et extérieure aux personnes. Au contraire, la pratique sociale fait le temps, un temps proprement social. Les agents sociaux se temporalisent dans et par la pratique. Le temps doit donc être conçu aussi bien comme le produit d’une situation pratique que comme l’effet des pratiques que l’on peut avoir de cette situation ».
62Le territoire solidaire est né dès les premières arrivées de demandeurs d’asile tandis que le territoire révolté est né des premières sorties de personnes déboutées de leur demande d’asile. Cette différence résulte et révèle des temporalités différentes de l’accueil.
63D’une part, il y a une temporalité qu’on nommera légitimiste dans laquelle les actions de solidarité se focalisent sur des personnes perçues comme « légitimes » parce que leur statut administratif (réfugiés, demandeurs d’asile) est conforme aux règles de la législation. C’est la temporalité de l’État, celle qui limite le temps de l’accueil à ce qu’il estime être légitime. Cette temporalité, qui se base sur le « devoir d’accueil », est propre au territoire solidaire. Son échelle est essentiellement locale, mais compose avec d’autres échelles départementale et nationale.
64D’autre part, on retrouve une temporalité qu’on nommera contestataire. Contrairement à la précédente, les actions de solidarité y sont destinées à des « co-habitants ». La légitimité est tirée de l’observation d’une forme d’oppression, celle de l’exclusion, de l’impossibilité de vivre en raison de l’indisponibilité d’un statut administratif. Cette temporalité est celle des acteurs qui revendiquent pour les personnes déboutées, et donc considérées comme opprimées, un « droit à l’accueil », c’est-à-dire le droit d’avoir une place dans l’espace et dans la société. La temporalité contestataire remet en question l’ordre de l’État et se base exclusivement sur les acteurs de l’échelle locale.
65L’enchevêtrement de ces deux temporalités de l’accueil pose la question de son avenir et de sa pérennité. Nos recherches montrent une fragilisation de l’accueil au fil du temps. Sur le plan du bénévolat, l’effectif s’est considérablement réduit par rapport au moment de l’ouverture du CADA.
« Par rapport aux bénévoles, ils sont impliqués au début. Ensuite, ils se rendent compte que c’était lourd dans l’engagement. Petit à petit, les gens prennent un peu de recul. On s’engage un peu moins. Pour ceux qui vont arriver, on ne fera pas ce qu’on a fait pour les premiers arrivants. Pas physiquement, mais moralement, je crois que c’est quand même lourd. Je parle surtout par rapport aux gens qui sont déboutés ou même ceux qui ont leur papier. » (Extrait d’entretien avec Geneviève, bénévole à Arlanc, février 2018)
67Cet affaiblissement de l’élan du bénévolat, au moins sur le plan quantitatif, découle notamment des réponses négatives quant aux demandes d’asile introduites. Les bénévoles, interrogés, ressentent que leurs efforts sont inutiles quand l’État décide de débouter des personnes de leur demande d’asile.
68Cette fragilisation est vécue par les bénévoles et des militants des collectifs informels de solidarité, telle une « tragédie grecque » [22]. On connait le résultat, il sera « négatif », mais on doit emprunter le chemin de la lutte. Ce raisonnement témoigne d’une fragilisation de l’accueil par le système de l’asile lui-même basé sur une politique de suspicion de « faux » réfugiés (Akoka, 2018).
Conclusion
69L’analyse des actions des acteurs locaux dans le territoire ambertois permet de souligner que l’accueil répond à des logiques multiples. Certaines visent à créer une solidarité avec des outsiders perçus comme légitimes en raison de leur statut administratif (demandeurs d’asile, réfugiés) dans la lignée d’un « devoir d’accueil ». D’autres s’attachent à coproduire des places dans l’espace et dans la société pour des « co-habitants légitimes » (Lussault, 2018) au moment où des procédures bureaucratiques visent à les délégitimer (en les déboutant du droit d’asile).
70Ces dynamiques d’accueil ne sont pas opposées entre elles, elles sont complémentaires et témoignent des capacités d’innovation sociale dans les territoires non métropolitains. Ces dynamiques d’accueil sont fortement influencées par le territoire dans toutes ses composantes spatiales et sociales (fragilité démographique, interconnaissance, centralité autour d’Ambert, représentations territoriales différentes entre néo-ruraux et militants anarchistes, etc.). Ainsi, des territoires solidaires et d’autres révoltées ont émergé à des temps différents de l’accueil. Si pour l’État, la temporalité de l’accueil s’inscrit dans une approche légitimiste qui émane du pouvoir dont il serait le seul détenteur, les acteurs locaux s’inscrivent ou, au contraire, luttent contre cette temporalité. En même temps que « l’État écrase le temps » (Lefebvre, 1974 : 31), des forces s’y opposent en reconfigurant le territoire, en lui redonnant une nouvelle signification, loin des approches légitimistes et des rationalités matérielles. Les différences des temporalités de l’accueil, entre une temporalité légitimiste et une temporalité contestataire, participent de cette recomposition territoriale. L’enchevêtrement de ces deux temporalités pose une question fondamentale, celle de la pérennité de l’accueil.
71Dans cette coproduction du territoire et de l’accueil, l’échelle locale occupe une place centrale. Les municipalités, les travailleurs sociaux du CADA, les bénévoles, les collectifs de solidarité, sont loin d’être de simples gestionnaires et des soutiens de l’accueil. Ils sont des acteurs à part entière qui participent de la politique publique de l’asile. Pourtant, ni les acteurs locaux ni les spécificités territoriales ne sont pleinement intégrés en amont de la construction des politiques publiques de l’asile en France. En définitive, ces résultats montrent la capacité des territoires, urbains et ruraux, y compris non métropolitains, de répondre à des problématiques d’ordres politiques et sociales que l’État ne peut pas, et surtout ne veut pas, assumer.
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Mots-clés éditeurs : territoires non métropolitains, accueil, demandeurs d’asile, géographie, coproduction
Date de mise en ligne : 09/02/2021
https://doi.org/10.4000/remi.15430Notes
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[1]
Le terme « exilé » permet de recouvrir une diversité de situations administratives (demandeurs d’asile, réfugiés, déboutés, se reporter notamment à l'éditorial de ce dossier thématique). Pour notre étude, nous nous concentrerons principalement sur le cas des demandeurs d’asile. Néanmoins, notre enquête nous a amené à réfléchir à l’engagement d’acteurs locaux pour des personnes déboutées de leur demande d’asile. Nous y reviendrons plus loin dans cet article.
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[2]
Une nouvelle réforme du 10 septembre 2018 a été initiée. Il s’agit de la vingt-huitième réforme sur l’asile et l’immigration en France depuis 1980. Cette nouvelle réforme suit une logique sécuritariste et renforce la dispersion des demandeurs d’asile par l’hébergement contraignant.
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[3]
La dispersion remonte à la mise en place, en 1973, du dispositif national d’accueil (DNA). Il était financé par la Direction de la population et des migrations (DPM) au titre de l’aide sociale. La DPM a été créée en 1966.
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[4]
Il s’agit des centres d’accueil de demandeurs d’asile qui disposent d’un hébergement diffus. La diffusion s’effectue principalement à deux niveaux. D’une part, un hébergement dans différentes communes. D’autre part, un hébergement dans des appartements diffus et non regroupés dans un même édifice.
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[5]
D’autres recherches récentes interrogent cette relation entre les dynamiques migratoires et le devenir des territoires. Nous pouvons citer le projet de recherche CAMIGRI conduit, depuis 2016, par une équipe de chercheurs géographes.
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[6]
Pour l’usage de la notion de territoire : « Dans la production francophone, on peut en repérer l’entrée “officielle” avec l’édition en 1982 des rencontres Géopoint, “les territoires de la vie quotidienne”» (Lévy et Lussault, 2013 : 995).
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[7]
Voir les neuf définitions restituées par Lévy et Lussault (2013).
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[8]
Les entretiens ont été menés dans le cadre de notre thèse de doctorat.
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[9]
L’espace vécu est l’ensemble des fréquentations localisées dans l’espace physique, les représentations qui en sont faites, par les images et les symboles qui l’accompagnent, ainsi que les valeurs psychologiques et l’imagination qui y sont attachées, qui tentent de le modifier et de l’approprier (Fremont et al., 1984). À noter que, pour Lefebvre (1974), l’espace vécu se distingue de l’espace pratiqué. Celui-ci renvoyant à la pratique des individus dictée par la « réalité quotidienne » (emploi du temps) et la « réalité urbaine » (les déplacements et les réseaux parcourus pour accomplir certaines tâches).
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[10]
C’est à partir du XIIIe siècle que l’adjectif « accueillant » apparait. Il renvoie à la fois à celui qui « fait bon accueil » et aux objets matériels, voire immatériels, « d’un abord agréable » (Rey, 2005 : 63).
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[11]
Voir le Schéma régional de l’accueil des demandeurs d’asile, Auvergne-Rhône-Alpes, 2016-2017, [en ligne]. URL : http://auvergne-rhone-alpes.drdjscs.gouv.fr/sites/auvergne-rhone-alpes.drdjscs.gouv.fr/IMG/pdf/annexe_arrete_no_17_049_schema_reg_accueil_da.pdf
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[12]
La majorité des acteurs locaux enquêtés ont souligné le rôle positif de redynamisation des structures d’hébergement pour demandeurs d’asile.
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[13]
L’utilitarisme implique notamment que si l’homme agit « pour autrui par sympathie, c’est parce qu’il y trouve une satisfaction — morale (se conformer à la loi, par exemple) ou religieuse (œuvrer à son salut) » (Airut, 2013 : 1071). Appliquée à l’accueil des exilés, la satisfaction des acteurs locaux est de répondre à la fragilité territoriale.
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[14]
L’attractivité territoriale est un concept qui renvoie à « la capacité d’attraction d’un territoire en raison de l’attrait (attirance) qu’il dégage » (Chaze, 2017) et comme « la capacité à drainer et à attirer des hommes et des activités, des capitaux et des compétences, sur un territoire » (Rieutort et Angeon, 2007).
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[15]
« À Ambert, il y a pas mal d’activités. Ceux qui sont à Ambert, ils ont de la chance. Ceux à Saint-Amant, c’est plus compliqué. On m’a demandé d’aller faire des cours de danse à Saint-Amant, j’ai dit, avec la neige, je ne peux pas. C’est compliqué pour tout le monde et encore davantage pour les demandeurs d’asile. » (Extrait d’entretien avec Lilia, bénévole âgée de trente-neuf ans et habitant Arlanc, janvier 2018)
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[16]
Plus de 100 bénévoles ont été recensés par le CADA au début de son installation.
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[17]
Il serait pertinent de souligner que les personnes se revendiquant du mouvement anarchiste rejettent le terme de bénévoles et lui préfèrent celui de solidaires avec la cause de personnes qui sont dans une situation de précarité, laquelle est, selon eux, provoquée par le « système capitaliste ».
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[18]
Malheureusement, à l’automne 2018, Clive est décédé dans un accident de voiture.
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[19]
C’est-à-dire que la nourriture, les boissons et les concerts de musique sont proposés au prix que les participants veulent, et surtout peuvent, payer.
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[20]
Ce chiffre est issu de notre observation à un moment donné de notre enquête de terrain. Par souci de confidentialité et de protection des personnes qui y sont hébergées, nous avons fait le choix de ne pas donner l’ensemble des détails, qui pourraient être utilisés contre les déboutés hébergés ainsi que les personnes engagées pour cette cause.
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[21]
Les demandeurs d’asile et les personnes qui vivent une situation d’exil sont également un acteur important de cette lutte en construisant des territoires de l’accueil. Voir la thèse de Przybyl (2016) sur les mineurs isolés étrangers en France.
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[22]
Cette illustration a été formulée par Clive. Elle se rapproche d’autres descriptions de bénévoles (« je sais que nous allons souffrir, mais on doit le faire », etc.).