1 J’ai trouvé ce livre remarquable ; il est un exemple particulièrement réussi de ce que l’Université française sait faire de mieux. il joint une érudition sans faille avec une grande ouverture à des problématiques contemporaines. il expose avec intelligence et profondeur la pensée de Montaigne, une pensée très cohérente et structurée en dépit d’une plume apparemment vagabonde. il n’enferme pas Montaigne en lui-même, mais le met avec finesse et précision en relation et en tension avec quantité d’autres auteurs, antérieurs, contemporains ou postérieurs (jusqu’à aujourd’hui) ; il en fait ainsi ressortir, par contraste, l’originalité. Enfin, à partir des Essais et des débats qui les accompagnent, il nous invite à une réflexion d’éthique sur les relations privées et politiques, sur les rapports des personnes entre elles et au sein de la société. L’écriture est dense et claire ; ce n’est pas un livre qu’on feuillette ou qu’on parcourt à la va-vite ; il demande de l’attention sans jamais cependant comporter de difficultés de compréhension et il se lit avec plaisir.
2 L’« esprit libéral » (à distinguer de ce qu’on appelle « libéralisme » en politique ou en économie) se caractérise par la primauté de la personne sur la société. il n’ignore pas ni ne néglige le collectif, il sait que toute personne s’insère dans des réseaux, qu’elle vit de rencontres et d’échanges, mais il résiste à une pression sociale ou communautaire qui subordonnerait, voire asservirait la personne individuelle au groupe. il accorde beaucoup plus d’importance à l’éthique individuelle (à la conscience et la responsabilité de chacun) qu’aux institutions et organisations étatiques et collectives.
3 À bien des égards, Montaigne apparaît comme l’une des sources ou l’un des précurseurs de cet « esprit ». Dans les Essais, le « je » domine : Montaigne, loin de trouver le moi « haïssable » ou inconsistant, le cultive ; il s’exprime constamment à la première personne et se donne pour objet de se décrire lui-même, y compris quand il parle des autres (« je ne dis les autres, écrit-il, sinon pour d’autant plus me dire »). La première partie de ce livre décrit et analyse ce « je » de Montaigne qui n’est pas désingularisé, désencombré de ses particularités, comme chez Sénèque ou Descartes ; il est une personne individuelle avec ses qualités et ses défauts, ses forces et ses faiblesses, son caractère et son histoire, et qui, même s’il n’est pas mécontent de lui-même, recherche une authenticité (une coïncidence avec soi) toujours plus grande. Il n’est nullement séparé ni isolé ; il vit en société, lit beaucoup, se tient au courant de ce qui se passe ici et ailleurs ; il s’insère dans un réseau de relations. Montaigne cite beaucoup et nourrit son propos d’emprunts et de références. Les Essais sont un ouvrage à la fois foncièrement personnel et fortement collectif. D’où une seconde partie consacrée au « nous », plus précisément à l’articulation de l’intime avec une altérité qui le nourrit, mais pourrait bien l’étouffer si l’on n’y prend pas garde. Le « public » menace le « privé » qu’il s’agit de protéger et de préserver par la pratique d’un « égoïsme vertueux », qui sait se « prêter » (et le faire généreusement) sans se « donner » aux autres, en se réservant soigneusement une sorte de sanctuaire ou de refuge intérieur (un « quant à soi » ou une « arrière-boutique »). Le scepticisme de Montaigne le conduit à un conservatisme qui se préoccupe de gérer avec « prudence » plutôt que de changer l’ordre des choses et à un conformisme social qui s’accompagne d’une immense liberté intérieure. On a une sagesse qui joint engagement (être avec les autres) et distanciation (être à soi). Deux pratiques illustrent cette sagesse : l’amitié (à l’image de celle avec La Boétie) et la « conférence » (très justement et très finement distinguée de la recherche contemporaine d’un art ou d’une éthique de la discussion). Elles ne sont pas une manière de nouer ou d’organiser un « vivre ensemble » social ; elles témoignent de ce qui en nous dépasse et transcende la sphère du « public ».
4 D’un point de vue théologique, on sera attentif, bien sûr, à la tolérance finalement assez mince préconisée par Montaigne opposé à tout pluralisme et à tout changement religieux (et donc hostile au protestantisme) pour des raisons non pas de foi ou de conscience mais de politique. On sera sensible à sa critique du dogmatisme, même s’il en exempte (sincèrement ou diplomatiquement ?) le dogme ecclésiastique. On sera surtout intéressé par cette visée d’une participation à la vie publique sans s’y immerger ou sans être submergé par elle, qui fait penser au « être dans le monde sans être du monde » de l’Évangile de Jean (17,11-18) ou au « user du monde comme n’en usant pas » de l’apôtre Paul (1 Co 7,31). Les choses « avant dernières » (la vie du monde) comptent, mais ne doivent pas devenir « dernières » comme le sont les réalités eschatologiques selon le Nouveau Testament, comme le sont l’intériorité et l’individualité pour Montaigne.