1 Faire l’histoire des juifs en Occident au haut Moyen Âge constitue une tâche extrêmement difficile à laquelle une petite dizaine d’historiens seulement se sont attelés. Le cas est complexe du fait que les sources de l’Antiquité tardive et du début du Moyen Âge en caractères latins sont peu nombreuses et contradictoires. En caractères hébraïques, les sources textuelles et documentaires voire archéologiques sont également rares entre l’époque de la mer Morte et le xe siècle (voir Colette Sirat et al. [éd.], Les papyrus en caractères hébraïques trouvés en Égypte, Paris, Éditions du CNRS, 1985). C’est donc avec grand intérêt que le présent ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 à Heidelberg et Paris, se focalise de façon systématique sur les textes normatifs, rédigés en latin entre le viiie et le xe siècle, qui évoquent les juifs ou le judaïsme dans l’Occident médiéval. Ce travail invite donc, par sa structure et les différents types de sources juridiques analysées, à s’interroger sur l’existence et l’importance du judaïsme réel ou conceptuel à une époque où le christianisme renforce son ascendant sur la politique et la société en Occident.
2 La méthodologie adoptée est d’abord de replacer systématiquement l’ensemble des sources juridiques disponibles dans leurs différents contextes et dans les débats historiographiques connus (Toch et Lotter, Heil) avant d’en tirer une analyse et une interprétation possible. C’est en partie ce qui justifie la structure de l’ouvrage qui peut prêter, certes, à quelques redondances, mais la clarté de l’exposition en aura été préservée et le traitement méthodique de critique externe des sources mis en avant.
3 L’auteure se donne deux objectifs principaux : en premier lieu, démontrer que l’attitude des carolingiens chrétiens vis-à-vis des juifs n’est pas discriminante mais rejoint celle réservée aux autres minorités présentes au sein de l’empire carolingien qui est un « État multiethnique, multiculturel et multireligieux » non unifié. Secondement, déterminer par l’analyse du discours variable et contradictoire des chrétiens sur la tradition juive si ces sources témoignent d’une « réelle » vie juive ou bien d’un judaïsme « imaginé » et/ou « fonctionnel » comme l’historiographie antérieure le suggère. Ces deux approches étant distinctes, Sagasser cherche à les mettre en perspective.
4 Les cinquante documents considérés sont issus d’autorités séculières ou ecclésiales et produits sur deux à trois siècles. Ils sont de nature hétérogène et traités par type : les documents issus de l’autorité séculière tels les fragments de capitulaires (chap. i), les diplômes de souverains (documents destinés à une personne identifiée et portant sur une question très précise) et une collection de formulaires venant de la chancellerie impériale de Louis le Pieux (des modèles de lettres de protection) (chap. ii), les documents produits par l’Église tels des actes de conciles et de synodes de l’Église imbriquant droit séculier et ecclésial (chap. iii), les lettres pontificales illustrant les positionnements des papes vis-à-vis de la religion sœur (chap. iv), et capitulaires épiscopaux parlant au niveau régional, empreints de mesures juridiques à caractère moral et pastoral (chap. v). Ces sources ont rarement été considérées ensemble dans le cadre du traitement historique des juifs ou du judaïsme qu’ils peuvent mentionner en passant. Cette hétérogénéité de production étalée sur deux ou trois siècles ajoutée à celle des provenances oblige l’auteur a une grande prudence à laquelle il est bon de souscrire, l’historienne essayant de reconstituer un puzzle dont beaucoup de pièces sont manquantes.
5 La deuxième partie se concentre sur les « visions contextuelles » du judaïsme à l’époque de Charlemagne. Dans le chap. vi, Sagasser contribue à déterminer si les juifs sont réels, imaginés ou fonctionnels, rappelant les propositions de B. Blumenkranz, J. Cohen et G. Dahan (p. 364-372). Les textes normatifs ne prouvant pas leur applicabilité réelle et pratique de par leur nature même, les textes sur les juifs semblent relever d’une famille de textes juridiques. Paradoxalement, même si les juifs ou le judaïsme sont fréquemment cités dans les textes législatifs, l’auteure rappelle le peu de références géographiques – des présences réelles sont établies en Septimanie, Narbonne et Italie du Sud, à côté de présences temporaires, et des métiers et activités assez peu étendus (p. 361).
6 Le chapitre vii propose donc de chercher un concept pour décrire le judaïsme carolingien, entre fiction et réalité insaisissable. Une réflexion convaincante s’engage alors sur l’idéologie sous-jacente à ces mesures juridiques. Elles poursuivent leurs propres objectifs, créant ainsi, selon l’auteure, des « juifs imaginés et fonctionnels » existant dans le projet de l’Empire. Ainsi, l’auteur propose la figure d’un « juif historique » (p. 373 sqq.), c’est-à-dire de figures juives entrées dans des textes et des récits historiques disponibles à l’époque de la Renaissance carolingienne ou utilisés pour justifier et renforcer le pouvoir. Le législateur séculier, compilant l’antérieur, laisse exister des figures traditionnelles et, ainsi, assoit davantage le texte juridique carolingien qui essaie de peser face au pouvoir ecclésiastique. Fait très intéressant, l’identité franque, qui se définit comme le « nouvel Israël » dans la continuité de « l’ancien Israël », procède à sa façon du judaïsme. Les papes héritiers de saint Pierre font face à Charlemagne, héritier des rois David et Salomon. Faisant référence à Israël et l’Ancien Testament, les rois carolingiens prennent place dans la doctrine du salut, créant un nouvel Israël chrétien dont le centre est à Aix-la-Chapelle. D’ailleurs, le travail de « révision » du texte biblique latin par Théodulfe procède de cet élan culturel (p. 306), l’auteure analysant son Capitulaire. Théodulfe semble avoir eu accès à un certain texte hébraïque non massorétique par le truchement de l’écrit ou de l’oral – cela reste incertain, puisque certains termes hébraïques apparaissent translittérés de l’hébreu dans les colonnes des manuscrits des Bibles théodulfiennes encore préservées (voir Caroline Chevalier-Royet, « The Pandects of Theodulf of Orleans », in P. Andrist, E. Attia, M. Maniaci [dir.], From the Thames to the Euphrates, Berlin, De Gruyter, 2023, p. 105-126). La Bible hébraïque massorétique tibérienne est par ailleurs en voie de formalisation à cette période entre la Babylonie et la Palestine. Des textes hébraïques ont pu circuler dans l’Europe carolingienne sans que l’on en ait une trace précise par défaut de sources.
7 Enfin, le chapitre viii travaille le concept de « juif politisé », « une figure constituant, pour les contemporains, un exemple d’altérité (Beispiel für Alterität) – parmi d’autres d’ailleurs – utilisé dans les discours politiques pour la mise en œuvre de la politique carolingienne » (p. 461). Le pouvoir séculier comme le pouvoir ecclésiastique cherchent à unifier idéalement la chrétienté. La minorité juive existant avant l’Empire et prenant place avec d’autres minorités, sa place (théorique) doit être évoquée dans la société. Cela étant, les éléments issus de la documentation sont hétéroclites, oscillant entre protection, exclusion, intégration et lettre de mission. Cela semble exprimer une hésitation des législateurs sur la place à accorder effectivement à la minorité juive. Dans la société réelle, une judéophobie latente est liée à l’image négative théorique des juifs résistant à la parole chrétienne, sans toutefois conduire à des pogroms, exclusions, accusations et persécutions (p. 473).
8 Ainsi, au-delà d’une existence réelle et encore peu démontrable, il appert que le « judaïsme », en tant qu’objet religieux, tradition et élément culturel identificatoire, existe bien à l’époque carolingienne, dans les discours juridiques, et représente à ce titre une composante essentielle de l’Occident multiculturel et multiethnique au Moyen Âge. On ne peut que recommander cet ouvrage majeur qui a su faire le point sur une complexité documentaire impressionnante et difficile à manipuler.