Couverture de ETR_984

Article de revue

Reuven Kiperwasser, Going West. Migrating Personae and Construction of the Self in Rabbinic Culture, Providence, Brown University, coll. « Brown Judaic Studies 369 », 2021. 23 cm. xiv- 237 p. ISBN 978-1-951498-88-7. $ 29

Pages 571 à 573

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1 Ce volume s’intéresse aux migrations des Rabbis du Talmud entre la Palestine et la Babylonie autour des iiie et vie siècles. Son approche se situe dans les études culturelles qu’il associe aux approches comparatives et à l’histoire sociale (humour, aspects satiriques, etc.). Les apports culturels entre les traditions palestiniennes et babyloniennes retiennent particulièrement l’attention de l’auteur, de même que la façon dont les protagonistes de ces récits (Rabbis) sont perçus. D’un point de vue macrocosmique, la rédaction de ces passages exprime un souci d’auto-légitimité (culture, érudition, ordonnances, etc.) et d’autorité face aux autres membres de la société juive de l’Antiquité.

2 Dans le premier chapitre, « Symbolic Violence », l’auteur se fonde sur les catégories de capital symbolique et surtout de violence symbolique développées par Pierre Bourdieu. Par violence symbolique, l’auteur entend une force sociale qui détache le corps de son moi individuel pour en faire une abstraction, en conformité avec un modèle culturel organisé par des règles d’appartenance à des groupes ethniques voire à des idéologies politiques. Il décèle cette violence symbolique dans des récits talmudiques où des Rabbis palestiniens sont détenteurs de capital symbolique (pouvoir et prestige). Ces Rabbis émigrent en terre babylonienne et se heurtent à la violence symbolique de Rabbis palestiniens qui exercent sur eux une pression afin de leur imposer leurs catégories de pensée. Cela s’élabore par une description dystopique de la Babylonie pour mieux contraindre autrui à en adopter les mœurs.

3 Dans le deuxième chapitre, « Mocking Babylonians », l’auteur a recours aux concepts de superiority theory où le moqueur ressent de la joie face à l’infortune vécue par autrui, et de incongruity theory où le moqueur accentue le ridicule ou l’absurde d’une situation. D’après l’auteur, ces catégories se retrouvent dans les récits de migrations de Rabbis babyloniens vers la terre d’Israël afin d’y être inhumés. Les Rabbis palestiniens usent de moquerie pour montrer l’inanité de ces pratiques. On ne peut vouloir immigrer en terre d’Israël seulement pour y mourir ! L’ascendance des Rabbis babyloniens est moquée par leurs acolytes palestiniens, ils sont même parfois considérés comme des bâtards, désignation hautement problématique dans l’esprit talmudique. Cela est d’autant plus injurieux que pour les Rabbis babyloniens une noble et directe ascendance prévaut, de sorte que la lignée est souvent prise en considération dans le choix d’un impétrant.

4 Le troisième chapitre, « Going West », qui a donné son titre à l’ouvrage, analyse encore des récits de migrations de Rabbis babyloniens vers la terre d’Israël. L’auteur, qui se fonde sur les travaux de Saul Lieberman, définit les habitants de la Palestine romaine comme des paysans incultes qui voient arriver des Rabbis babyloniens lettrés et dont les mœurs raffinées sont ridiculisées. Certains récits témoignent d’actes où une légère violence est proférée par des juifs palestiniens à l’endroit de Rabbis babyloniens. Le ridicule force le rire, ce qui entraine l’auteur à convoquer des critiques tels Henri Bergson et Mikhail Bakhtin pour mieux étayer son argumentaire.

5 Le quatrième chapitre, « Hosting Babylonians », s’intéresse aux passages relatifs au rejet et à l’exclusion. L’autre est rejeté et sa personnalité est questionnée, son altérité examinée, il devient celui dont les actes sont en dehors de la norme. Dans la littérature palestinienne (Midrash Aggada et surtout Talmud de Jérusalem), l’autre est en interne identifié avec le Rabbi babylonien, ce qui permet au rédacteur de revisiter ses propres convictions et de mieux appréhender son propre moi. L’auteur emploie comme toile de fond certains concepts derridiens desquels il extrait une grille de lecture sur les « dynamiques d’acceptation/rejet de l’Autre dans la culture rabbinique palestinienne » (p. 79, nous traduisons).

6 Dans le cinquième chapitre, « The Appointment of Babylonians », il est question de l’attitude des Rabbis palestiniens envers les disciples babyloniens dans les maisons d’étude de la terre d’Israël. L’attitude est ambivalente : les Babyloniens ne sont pas reconnus en tant que Sages (ils sont parfois même méconsidérés) bien qu’ils soient décrits comme des érudits dont la science est recherchée. Cela prend tout son sens avec le récit de Hillel qui se rend en terre d’Israël (selon la version palestinienne de TJ Pesahim 6, 1,33a) et qui exprime une grande dépendance envers les procédés herméneutiques déployés par les Rabbis palestiniens.

7 Dans le sixième chapitre, « “He is one of them !” Showing the Other His Place », l’auteur se fonde sur certaines péricopes de Cantique Rabba ainsi que du Talmud de Babylone et montre le caractère agressif des Rabbis galiléens à l’endroit des étudiants babyloniens. Il reprend les catégories de Bourdieu sur la violence symbolique en montrant la suprématie avouée des premiers à l’égard des seconds. Les Babyloniens sont accusés de manque de solidarité car ils ne se sont pas établis en terre d’Israël à l’époque du retour des exilés à Sion sous Cyrus le Grand. Se pose alors la question des origines : est-elle commune à tous les Rabbis ? Cette question permet aux Rabbis babyloniens de se hisser à un niveau élevé dans la hiérarchie sociale.

8 Le septième chapitre, « Going West but Remaining at Home », change la perspective. Alors que les six premiers chapitres exploraient les narrations palestiniennes à propos des Rabbis babyloniens migrants, il s’agit à présent de considérer les narrations babyloniennes sur ces migrations. Les récits issus du Talmud de Babylone cherchent à édulcorer les conflits, bien que leurs auteurs soient informés du traitement parfois méprisant qui caractérise les Rabbis palestiniens. Certaines figures rabbiniques de provenance babylonienne sont vénérées par les sources babyloniennes alors qu’elles sont ridiculisées par les sources palestiniennes. On constate que les sources palestiniennes confèrent une importance moindre à l’ascendance, a contrario des sources babyloniennes. De surcroit, si l’implantation de nouveaux migrants en terre palestinienne est souvent narrée sous forme de comédie dans le Talmud de Babylone, le même récit se teinte d’une coloration plus dramatique dans les sources palestiniennes.

9 Le huitième chapitre, « Going East », qui conclut l’ouvrage, s’intéresse aux narrations babyloniennes face aux migrants palestiniens. Le Rabbi palestinien est souvent présenté sous les traits d’un personnage crédule et faible avec lequel le narrateur babylonien entend prendre ses distances. On peut certes noter que l’étude de la Torah, valeur commune à ces deux traditions, est censée être fédératrice. Cependant, bien que l’érudition du sage babylonien soit admirée, ce dernier est considéré comme un personnage terne, pointilleux et peu enclin à comprendre la plaisanterie.

10 Comme indiqué dans son épilogue, une des originalités de cette stimulante étude est de s’interroger sur les internal Others, autrement dit, sur les modalités du discours des Rabbis à l’égard d’autres Rabbis, ce qui permet de scruter la dynamique interne à la maison d’étude et donc de mieux comprendre le regard entretenu non pas face à l’autre exclusif (hérétique, païen, idolâtre, etc.) mais face au même inclusif. Bien que certaines des catégories sociologiques employées par l’auteur et des conclusions auxquelles il parvient n’emportent pas toujours l’adhésion, l’abondance des textes cités enrichit la lecture de cet ouvrage et permet d’obtenir une plus large perspective. L’auteur traite d’une problématique maintes fois débattue, toutefois son singulier apport consiste en une étude monographique qui permet une analyse globale du phénomène et jette de nouvelles lumières sur la question de la personnalité des Rabbis du Talmud.

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