Notes
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[1]
Nous renvoyons au texte tel que présenté dans : Église catholique romaine, Fédération luthérienne mondiale, La Doctrine de la justification. Déclaration commune [désormais et par usage DCDJ], Paris, Cerf, coll. « Documents des Églises », 1999.
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[2]
DCDJ 4.4.28 et 29.
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[3]
DCDJ 4.6.36.
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[4]
Titre de la section 1 de la DCDJ. Nous soulignons.
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[5]
Sur ce point plus particulièrement : François Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible 43 », 2001, p. 52-61.
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[6]
Pour une étude philologique et historique : Gottfried Quell, Gottlob Schrenk, Justice, Genève, Labor et Fides, coll. « Dictionnaire biblique Gerhard Kittel », 1969 ; Benno Przybylski, Righteousness in Matthew and his World of Thought, New York, NY, Cambridge University Press, coll. « Society for New Testament Studies Monograph 41 », 2004 (1980).
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[7]
Les textes bibliques sont cités dans notre traduction.
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[8]
Sur la figure du juste, nous empruntons à : Élian Cuvillier, « Justes et petits chez Matthieu », Études théologiques et religieuses 72/3 (1997), p. 345-364.
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[9]
« Tout genre littéraire doit être questionné à partir de ses lois propres ; en l’occurrence, la théologie narrative livre ses clefs dans l’organisation des textes et la disposition des traditions au sein du procès narratif. » Daniel Marguerat, « L’avenir de la loi : Matthieu à l’épreuve de Paul », Études théologiques et religieuses 57/3 (1982), p. 367.
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[10]
Le dialogue entre le Baptiste et Jésus est une création matthéenne sans équivalent dans les Évangiles. Il atteste l’importance accordée à la reformulation de la notion de justice dans cet Évangile, sans doute pour des destinataires historiques déstabilisés par des revendications pharisiennes de justice divine.
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[11]
Corina Combet-Galland, « Heureux ceux qui sont nus. Petite éthique du vêtir et du dénuder », Revue d’éthique et de théologie morale 252 (2008), p. 10.
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[12]
Ibid.
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[13]
Paul Ricœur, L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001, p. 259.
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[14]
F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, op. cit., p. 54. Le propos s’inspire largement ici des pages que cet ouvrage consacre à la notion matthéenne de justice.
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[15]
On note en ce sens la substitution du mot « volonté » par celui de « justice » opérée par Clément de Rome citant Mt 7,21 : « Car il dit : “ce n’est pas tout homme qui dit ‘Seigneur, Seigneur’, qui sera sauvé, mais celui qui agit avec justice” » (2 Clém 4,2), in Bernard Pouderon, Jean-Marie Salamito, Vincent Zarini (dir.), Premiers écrits chrétiens, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2016, p. 75.
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[16]
F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, op. cit., p. 148.
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[17]
Sur le logion de l’arbre et du fruit, nous nous permettons de renvoyer à : Céline Rohmer, « Faire dire pour faire parler. Ou comment la parole de Dieu se mêle au discours des hommes », in André Wénin (dir.), La contribution du discours des personnages à leur caractérisation. Actes du colloque du RRENAB 2018, Louvain, Peeters, à paraître en 2020.
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[18]
Christophe Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, Genève, Labor et Fides, 1985, p. 115.
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[19]
Pierre Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu, Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau Testament 1 », 20023 (1963), p. 79.
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[20]
P. Ricœur, L’herméneutique biblique, op.cit., p. 261.
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[21]
Nous renvoyons ici à notre ouvrage : Céline Rohmer, Quand parlent les images. Les paraboles dans l’évangile de Matthieu, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2017.
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[22]
Notons que « salaire » et « récompense » sont un seul et même mot dans le texte grec : misthós.
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[23]
« Le parallélisme avec le message paulinien de la justification est ici aussi évident que partout ailleurs dans l’Évangile, où l’on souligne la délivrance miséricordieuse des pécheurs. » G. Quell, G. Schrenk, Justice, op. cit., p. 63.
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[24]
Aux Thessaloniciens meurtris par la disparition de leurs frères, Paul affirme que « Dieu, à cause de ce Jésus, à Jésus les réunira » (1 Th 4,14). L’apôtre les console en rappelant la promesse reçue selon laquelle « nous serons toujours avec le Seigneur » (1 Th 4,18, voir aussi Ph 1,23). L’espérance est entièrement contenue dans cet être avec Christ.
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[25]
René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 182.
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[26]
L’expression est empruntée à Chr. Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, op. cit., p. 32.
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[27]
Mon propos s’inspire ici très librement de : François Vouga, « L’hypocrisie selon Matthieu et l’imbécillité de la raison technique selon Calvin », in Marc Boss, Raphaël Picon (éd.), Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle, Paris, Van Dieren, 2003, p. 281-298.
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[28]
Ici littéralement en grec : « jugement » (krísis), dans le sens d’entretenir avec autrui une relation qui lui rende justice, c’est-à-dire une relation juste, respectueuse de l’autre.
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[29]
Seuls deux personnages matthéens sont qualifiés de « justes » : Joseph (1,19) et Jésus (27,19). Joseph l’est alors que Dieu doit intervenir pour lui éviter de répudier Marie sa fiancée enceinte. Et l’on comprend que Joseph n’est pas juste parce qu’il obéit à la loi, mais parce qu’il avance, confiant, sur le chemin que l’ange du Seigneur lui désigne. Jésus est juste d’après la femme de Pilate alors qu’elle plaide le désengagement auprès de son mari. Et l’on comprend que Jésus n’est pas le juste que le monde s’imagine. Par deux fois, Matthieu retravaille les représentations habituelles que son auditoire place sous le mot « juste ». N’est pas juste celui que le monde comprend ainsi, mais celui qui répond à une parole extérieure qui recadre le sens de la justice (voir Mt 20,1-16).
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[30]
Nous renvoyons ici au précieux ouvrage de Chr. Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, op. cit., à qui nous devons décidemment beaucoup.
1La Déclaration commune sur la doctrine de la justification (DCDJ) ancre son propos en un bref rappel de ce qu’elle nomme dans son premier chapitre : « Le message biblique de la justification [1] ». Place est ainsi faite aux seuls textes qui véritablement rassemblent les chrétiens. La Déclaration concentre en effet les références scripturaires dans ces quelques lignes, laissant apparaître son interprétation des Écritures en matière de justice divine. Trois simples constats chiffrés s’imposent. Le premier indique que 75 % des citations néotestamentaires de la Déclaration appartiennent à la littérature paulinienne, essentiellement l’Épître aux Romains et, dans une moindre mesure, l’Épître aux Galates. Les citations restantes sont issues des synoptiques, mais uniquement de Luc (deux références) et de Matthieu (sept références). Marc n’est jamais cité. Enfin, sur les sept références matthéennes, quatre ne concernent pas la notion de justice mais illustrent celles de péché [2] et de promesse [3]. Force est de constater que la Déclaration concentre son attention sur une compréhension paulinienne de la justification fondée sur l’opposition radicale entre une justification par les œuvres de la loi et une justification par la foi de/en Christ. En matière de justice divine, Paul règne en maître et, lorsqu’il n’évince pas totalement les autres auteurs, s’impose comme unique clef herméneutique. Ainsi Matthieu – pourtant lui aussi intéressé à la thématique de la justice héritée de son judaïsme – n’y est lu qu’à la lumière de l’apôtre des nations. Soupçonné de collaboration avec la loi, Matthieu, à peine cité, disparaît aussitôt pour laisser place au spécialiste de la justification : Paul.
2L’Évangile de Matthieu émerge plus d’une génération après Paul, sans doute à Antioche, un lieu imprégné par la prédication de l’apôtre à l’adresse de Juifs partisans de Jésus (voir Ga 2,11-21). En rendant compte de sa propre compréhension de la justice de Dieu, Matthieu entre donc dans un débat initié par d’autres et marqué par Paul. Matthieu l’intègre et se positionne. De fait, sa discussion avec Paul a été canonisée. La réduire au silence équivaudrait donc à nier la pluralité des textes du Nouveau Testament qui nous oblige au débat d’interprétation. Ainsi « le message biblique de la justification [4] » envisagé par la Déclaration ne peut avoir de singulier que la pluralité des expressions que les auteurs du Nouveau Testament en ont fournie.
3Le duo théologique formé par Paul et Matthieu a suscité de nombreux commentaires [5]. Que ce duo soit cause d’attraction ou de répulsion, leur comparaison en matière de justice divine possède une longue histoire, mais il faut affirmer en préalable la convergence de fond qui les unit. Pour Paul comme pour Matthieu, la révélation de Dieu par Jésus reconnu Christ constitue le croyant comme sujet libre et responsable. Assuré de cette reconnaissance en dehors de ses qualités, le sujet croyant est appelé à vivre selon et par la volonté de Dieu. Ainsi, relire Paul et Matthieu en pointant leurs écarts ne remettrait pas en cause l’unité de la révélation reçue, mais réaffirmerait au contraire que les textes bibliques n’appellent pas une mais des interprétations sans cesse à reprendre, que ces textes génèrent légitimement plusieurs théologies, plusieurs ecclésiologies. L’événement fondateur, Christ, lui seul, non seulement autorise mais appelle à cette créativité. Parce que la pluralité est la forme même de l’unité du christianisme, Paul et Matthieu auraient donc pu, eux aussi, signer une Déclaration commune.
4Ces remarques faites et avant d’entrer plus avant chez Matthieu, il convient de procéder à une clarification des termes mobilisés dans son débat avec Paul sur la justice [6]. Pour Paul, la justice de Dieu (dikaiosúnê) signifie la fin de la loi comme source identitaire (Rm 10,4 : « Car la fin de la loi, c’est Christ, pour que soit donnée la justice à tout homme qui croit [7] »). Paul récuse la loi. Cette abolition est corrélée à un redéploiement de la compréhension de la justice divine exposée dans l’Épître aux Romains qui ne compte pas moins de trente-quatre occurrences du mot dikaiosúnê. Pour Matthieu, la justice de Dieu signifie le plein accomplissement de la loi (Mt 5,17 : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la loi ou les prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir »). Matthieu entérine la loi. Cette confirmation est corrélée à un redéploiement de la compréhension de la justice divine exposée dans les chapitres 5 à 7 de son Évangile : le Sermon sur la Montagne rassemble la plupart des occurrences du mot dikaiosúnê.
5D’autres écarts apparaissent puisque, contrairement à Paul, Matthieu ne prend guère la peine d’exposer ce que « justifier » ou « être justifié » signifie (deux occurrences seulement du verbe dikaióô chez Matthieu contre quinze dans la seule Épître aux Romains). Matthieu s’intéresse moins que Paul à la façon dont on devient juste, davantage à ce que signifie vivre comme un juste. Il porte donc son attention sur la figure du juste (le mot díkaios totalise sept occurrences dans l’Épître aux Romains contre dix-neuf dans le premier Évangile, toutes propres à Matthieu) [8]. Alors que Paul aime à rappeler qu’« il n’y a pas de juste, pas même un seul » (Rm 3,10), pour Matthieu, les justes existent. Alors que chez Paul, le mot « juste » est un adjectif impropre à qualifier l’existence humaine, chez Matthieu le mot devient un nom. Ce nom désigne celui qui emprunte le chemin de justice et conduit sa vie en conformité avec la volonté de Dieu. En terre matthéenne, celui-là est déclaré juste.
6À la radicalité de Paul, Matthieu répond par une réappropriation des termes : il reformule à sa manière la compréhension de la justice de Dieu qu’il hérite des Écritures et réfléchit – de manière distincte de Paul – à la mise en œuvre de cette justice dans la réalité concrète de ses contemporains. À l’argumentation de Paul, Matthieu répond par le récit : sa théologie de la justice apparaît donc dans l’organisation de son Évangile et sa reprise des matériaux reçus [9], traçant ainsi un parcours original pour faire entendre à ses récepteurs ce qu’il en est de la justice divine.
La justice de Dieu comme chemin (3,15 ; 21,32)
7C’est un jour de baptême, dans les eaux du Jourdain, bien loin du Temple et du système religieux, que la justice de Dieu se plante dans l’humanité. Jésus « paraît » (3,13) et l’on comprend que cet événement s’apprête à manifester le plein accomplissement de la justice de Dieu. Ce que Dieu veut pour le monde et les siens a pris chair dans cet homme venu de Galilée. Voilà cet homme mêlé à celles et ceux qui se reconnaissent pécheurs et qui ont besoin du baptême de repentance. La justice de Dieu vient parmi eux et pour eux. Sa volonté est de leur être solidaire. Totalement. Jean Baptiste résiste à une telle justice. Lui, qui préparait pourtant son chemin, ne l’imaginait pas commencer ainsi.
315 Mais Jésus lui répliqua : « Laisse faire maintenant : c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » Alors, il le laisse faire.
9Le chemin de justice s’ouvre par un laisser-faire : d’abord ne pas faire. Jean Baptiste pensait saisir le sens de l’événement en cours : il lui échappe – d’abord ne pas savoir. Le premier coup d’arrêt proprement matthéen est porté contre une conception de la justice ancrée dans l’agir humain [10]. Dieu seul est à l’initiative. Et Dieu parle en « nous », énonçant « un destin inclusif, qui oblige » [11]. Corina Combet-Galland explique ici : « Le mot “justice” n’est alors pas autrement défini que par sa radicalité, il réclame la narration tout entière, selon Matthieu, pour que son contenu se colore [12]. » Le mot « justice » prend place dans cet Évangile et le récit se plaît aussitôt à en retourner les représentations habituelles véhiculées dans les Écritures. Le chemin de justice n’est pas tracé parmi les justes mais les pécheurs, c’est-à-dire les injustes. La logique de la justice n’est donc pas celle de la rétribution mais du don. La justice de Dieu s’accomplit dans la seule trajectoire de cet homme venu de Galilée, en non-conformité avec le système ancien ; elle échappe à l’interprétation des prophètes et participe donc de l’événement de la révélation nouvelle dont seul Christ est le nom.
10À cette première occurrence du mot « justice » dans l’Évangile de Matthieu, fait écho la dernière, qui confirme, sous forme de jeu, la stratégie matthéenne de renversement. L’auteur abandonne un instant ses matériaux sources et s’engage sur une voie nouvelle en langage parabolique. Cette fois, le lecteur est conduit dans le Temple, cœur nécrosé de l’ancien système. Jésus est déjà condamné à mort par les partisans de l’ancien temps, il le sait. Il insiste cependant, et tente encore de leur faire voir un réel déjà là, mais qu’ils sont empêchés de voir :
2128 « Quel est votre avis ? Un homme avait deux fils et s’avançant vers le premier, il dit : “Enfant, va aujourd’hui, travaille dans la vigne.”29 Mais celui-ci répondit : “Je ne veux pas.” Plus tard, regrettant, il alla. 30 S’approchant de l’autre, il dit de même. Mais celui-ci répondit : “Moi, oui, seigneur.” Mais il n’alla pas. 31 Lequel des deux a fait la volonté du père ? » Ils disent : « Le premier. » Jésus leur dit : « Amen je vous dis que les péagers et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. 32 Car Jean est venu vers vous en chemin de justice et vous ne l’avez pas cru, les péagers et les prostituées l’ont cru. Mais vous, voyant, vous ne vous êtes même pas repentis plus tard pour le croire. »
12La partie se joue en deux manches. La première (v. 28-31a) imagine deux parcours de fils sollicités par leur père pour un travail à la vigne. Le premier fils dit non ; pris de remords, il change d’avis puis fait. Le second fils dit oui, affiche son obéissance au père, l’appelle servilement « seigneur » (v. 30) puis finalement ne fait pas. De ces deux parcours, lequel déclarer juste ? Le faire est-il l’ultime critère de la justice divine ? Les partisans de l’ancien temps le pensent et valident le parcours du premier fils. La seconde manche se joue (21,31b-32) : elle referme le piège de la parabole sur les participants. Aussitôt leur réponse faite, les pécheurs les devancent dans le Royaume. Le piège consistait à ne focaliser l’attention que sur l’agissement final des fils. Ce qui semblait compter était le travail à la vigne, le faire paraissait l’essentiel. Or la figure de Jean Baptiste, que le narrateur introduit dans le commentaire dans lequel Jésus révèle la signification véritable du dire et du faire, vient éclairer en nouveauté la parabole : le dire manifeste la non-écoute, tandis que le faire manifeste à la fois la reconnaissance et l’efficacité de la parole proclamée. Jean Baptiste a appelé à la conversion et ils ne l’ont pas cru (3,8-9). Ils n’ont pas pris le chemin de la justice divine initié par l’événement Christ. Et ils n’ont pas même été pris de remords. La parabole conduit non pas à se satisfaire d’un faire, si juste soit-il, mais à reconnaître sa propre impassibilité. La parabole réfléchit aux parcours des uns et aux non-parcours des autres dont le rejet du Baptiste était le premier symptôme. Elle dévoile ainsi le renversement opéré par Jésus : non pas le faire d’abord mais l’appel : « Va aujourd’hui ! » (v. 28).
13Le chemin de justice ne dépend pas de ce qui le constitue mais de ce qui l’initie. En terre matthéenne, il n’y a pas de chemin de justice en dehors de la reconnaissance d’un appel dont la force traverse l’Évangile de part en part. La justice selon Matthieu n’est donc le nom ni d’un concept ni d’une doctrine, mais d’une dynamique mise en œuvre depuis l’événement Christ. Cette dynamique ouvre à une nouvelle compréhension de l’existence humaine, fondée sur une relation de confiance, en opposition violente avec la logique de rétribution d’un système nécrosé et en réalité déjà mort. Puisque de l’appel dépend la pratique de la justice, Matthieu, lui seul, organise une ascension de la parole. Et au sommet d’une montagne, par la voix du « Fils bien-aimé » (3,17), l’appel retentit pour la première fois à la face de l’humanité.
Le Sermon sur la Montagne ou la proclamation de la justice de Dieu (5-7)
633 Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et toutes choses vous seront données en plus.
15La justice de Dieu constitue le programme de la prédication du Jésus matthéen. Pour Paul, la justice est un événement, l’événement de la justification, celui de la relation nouvelle entre Dieu et le sujet croyant. Pour Matthieu, la justice est un projet, elle est ce que Dieu veut pour notre existence. La justice de Dieu, c’est la vocation du sujet croyant, son but. Elle est son horizon parce que la justice de Dieu donne le sens vrai de l’existence humaine. Et c’est ainsi que Matthieu organise son récit. La proclamation de la justice au sommet de la montagne ne tombe pas du ciel. Elle vient précisément donner contenu à la vocation de celles et ceux qui ont répondu à l’appel fondateur. Foules et disciples mêlés, à l’écoute du Sermon, ont été préalablement racontés au bénéfice d’une rencontre avec Jésus qu’ils ont reconnu Christ à travers une guérison, un enseignement, une parole ou un geste, déposés dans leur existence. Et tel Jean Baptiste au bord du Jourdain, ils « laissent » (3,15). Ils « laissent aussitôt leur barque et leur père » (4,22), ils laissent ce qui constituait leur identité sociale et naturelle. Rien d’autre ne se substitue à ce détachement qu’un chemin de suivance : d’abord ne pas faire, ne pas savoir. Est racontée la confiance en un appel, puis une existence autre qui s’ouvre, en chemin, à la justice de Dieu. « En premier, écrit Ricœur, la rencontre de l’événement, puis le retournement du cœur, puis l’agir en fonction [13]. » La justice de Dieu est racontée chez Matthieu comme un événement à saisir.
16L’événement saisi, foules et disciples mêlés reçoivent maintenant mission. Justes et injustes confondus, selon les critères de l’ancien système, sont appelés maintenant à, littéralement, « faire une justice meilleure » (5,20) que celle des scribes et des pharisiens. Cette justice est donc associée à un faire, que la loi – toute la loi (5,17-20) – vient expliciter. Mais la loi interprétée par et depuis l’événement Christ, celle proclamée au sommet de la montagne, par la voix du Fils. La justice est donc liée chez Matthieu à une nouvelle compréhension de la loi qui a pris chair dans cet homme venu de Galilée. En ce sens, François Vouga écrit :
Le Jésus matthéen […] ne […] libère pas de la loi, mais il en révèle le sens et l’interprétation appropriée. L’interprétation christologique de la volonté de Dieu définit la signification de l’obéissance aux commandements en la subordonnant à la vocation et à la responsabilité d’accomplir la justice [14].
18L’événement saisi, et alors seulement, le Sermon sur la Montagne s’organise en une déclaration programmatique. Puisque la loi vient de Dieu, qu’elle lui appartient, qu’il en est l’unique sujet et qu’elle exprime sa volonté, la loi, c’est-à-dire la justice, désigne Dieu lui-même [15]. En conséquence, le Sermon la définit comme perfection de la miséricorde (5,17-48). Ainsi les antithèses n’affichent pas une autre loi, plus haute, plus exigeante, mais celle-là même que scribes et pharisiens connaissent et lisent, la même mais arrachée de l’ancien système nécrosé et déjà mort : la loi rendue à Dieu, parlée par lui. La loi, c’est-à-dire la justice, devient promesse d’une relation à Dieu de sujet à sujet (bon ou méchant) reconnu et aimé indépendamment de ses qualités, engendrant automatiquement une autre manière d’être en relation avec les autres comme avec soi-même. Voilà comment être « sel de la terre », « lumière du monde » (5,13-14) : non pas à la force du poignet – qui le pourrait ? – mais simplement d’avoir été déclaré sel et lumière, appelé à l’être, libéré pour. C’est ainsi que Dieu fait justice.
19De cette justice nouvelle, le Sermon déduit l’attitude de piété véritable (6,1-24). La « meilleure justice » (5,20) est fondée sur une dynamique de la gratuité et de la bonté – elle ouvre donc à une vie juste, parfaite, qui reçoit son sens et son avenir comme le don de la bonté providentielle de Dieu, lui « qui lève son soleil, fait pleuvoir, nourrit et revêt toutes ses créatures, exerce sa miséricorde envers chaque être humain qu’il constitue comme subjectivité individuelle et responsable [16] ». Au sommet de la montagne, le double commandement d’amour apparaît déjà comme la réponse logique du sujet croyant vivant de la justice de Dieu (puis à nouveau en 22,37-40).
20La justice, comme le Royaume, devient aussi l’horizon du sujet croyant. Sur ce chemin, la vie heureuse lui est promise et en réalité déjà acquise tant il est vrai, proclame le Sermon, que ni la vie présente du sujet croyant ni son avenir ne lui appartiennent – sa vie est dans la main de la providence de Dieu qui sait bien, lui, ce dont chacun a besoin (6,25-34). « Le juste vivra par la foi » annonçait le prophète Habaquq (Ha 2,4). Paul l’avait démontré (Ga 3,11 ; Rm 1,17). Matthieu le raconte en une parole au sommet.
21La fin du Sermon ramasse le propos (chap. 7) et rappelle à ses auditeurs la façon dont la « meilleure justice » (5,20) accomplit la loi et les prophètes : en vivant de ce que Dieu donne, sur le chemin ouvert par l’événement Christ et sur lequel il les précède, les auditeurs découvriront une autre manière de faire, de porter les fruits de la justice de Dieu (12,33-37), non pas des fruits qui dépendent d’eux mais de la vocation de justice à laquelle ils répondent [17]. Il s’agit non pas d’un Sermon sous forme d’éthique, mais d’un Sermon sous forme de promesse, en vue d’emprunter le chemin de justice. Christophe Senft rappelle ainsi à propos du Sermon sur la Montagne que « Dieu ne réclame pas des observances, il réclame l’homme [18] ». La réclamation est d’autant plus violente que l’homme est prisonnier de sa propre compréhension de la justice qui engendre un comportement qualifié d’hypocrite par Matthieu :
23Qui veut faire sa justice se condamne à l’hypocrisie. L’hypocrisie n’est pas ici un concept moral, elle ne désigne pas une volonté délibérée de tromper. Pierre Bonnard parlait en ce sens d’une hypocrisie « sincère [19] », c’est-à-dire que l’hypocrite ne trompe pas volontairement mais se trompe lui-même et trompe les autres en étant persuadé qu’il fait bien. L’hypocrisie selon Matthieu désigne la situation d’illusion dans laquelle l’homme est enfermé, incapable par lui-même de le réaliser et donc d’y remédier. Et dans sa quête sincère et appliquée de la justice, l’hypocrite chute sur ce qu’il pense être un chemin de justice. Pareillement à un juste, l’hypocrite fait l’aumône (6,1-4), prie (6,5) et jeûne (6,16) mais ne regarde pas à Dieu, son horizon. Son chemin n’en est pas un, c’est une impasse qui ne le conduit nulle part ailleurs que sous le regard des hommes dont il tire sa gloire et reçoit sa récompense. Fin du non-parcours. La déclaration programmatique du Sermon ne va pas sans une mise au jour de la réalité dans laquelle elle s’offre. L’hypocrisie humaine est dévoilée. Par l’intermédiaire d’une figure littéraire, dont scribes et pharisiens ne sont évidemment qu’un prête-nom, Matthieu clarifie sa compréhension de la justice. Et ses auditeurs comprennent que la justice divine n’est pas affaire de règles de conduite, elle ne peut être que le fruit de l’événement d’une rencontre avec le Christ. De cette rencontre naît « une meilleure justice » (5,20). Mais comment cette meilleure justice fonctionne-t-elle concrètement ? Matthieu répond à la question sous la forme d’une parabole issue de son propre trésor. Comme à son habitude, il mise sur la capacité des paraboles à penser la réalité humaine. Par le biais de leurs images grossissantes, elles stimulent la réflexion critique. Ricœur a déjà souligné qu’« il y a plus à penser à travers la richesse [de leurs] images que dans la cohérence d’un simple concept [20] ». Jésus doit donc descendre de la montagne, sillonner la plaine et, en chemin, raconter ce que signifie concrètement vivre dans la confiance en un Dieu bon et juste.
La parabole du salaire égal ou la mise en œuvre de la justice de dieu (20,1-16)
24Contrairement à Paul, Matthieu substantive l’adjectif díkaios (juste) pour désigner des personnes. À une exception près : dans la parabole du salaire égal, díkaios qualifie ce que le maître de maison promet de donner à ses ouvriers. Placé dans la bouche de ce personnage, que chacun identifie spontanément à Dieu, l’adjectif à l’emploi unique n’en prend que plus de valeur. Une lecture suivant l’organisation du récit s’avère ici fructueuse [21]. Le premier verset expose les quatre éléments nécessaires à l’histoire : la volonté d’un maître d’embaucher, de futurs ouvriers (en qui les disciples peuvent se reconnaître), un bien à faire fructifier (la vigne) et une chronologie des événements (l’histoire débute « de grand matin », 20,1). Ces quatre ingrédients suffisent à nouer une intrigue en trois actes entièrement à l’initiative du maître.
Acte I : les embauches (20,2-7)
25La manière de procéder ne surprend personne et correspond aux habitudes. Cinq séries d’embauches sont racontées (6 h, 9 h, 12 h, 15 h, 17 h). Pour la première embauche, le maître convient oralement du tarif usuel avec des ouvriers qu’il est allé lui-même chercher. Le salaire est clairement annoncé, il ne sera plus répété. La deuxième embauche brouille la clarté initiale, elle passe sous silence le montant et s’effectue sur une promesse : « Je vous donnerai ce qui est juste (díkaios) » (20,4). Personne ne relève. Tout le monde semble d’accord sur ce qui est juste. Une relation de confiance est établie et semble même nécessaire à la pratique de la justice. Les deux embauches suivantes se déroulent pareillement et confortent la relation de confiance entre le maître et ses ouvriers. La dernière embauche intrigue davantage : pourquoi embaucher encore à une heure aussi tardive ? Le maître vient chercher des laissés pour compte et pose sur eux un regard égal aux premiers. Les embauches de la onzième heure font signal. La bonté du maître est promesse d’un grand bouleversement.
Acte II : le salaire (20,8-11)
26Comme la règlementation le prévoit, les ouvriers reçoivent leur salaire [22] le jour même (Dt 24,14-15 ; Lv 19,13). La loi est respectée. La volonté du maître en passe par la loi. Pour le bon déroulement de l’intrigue, l’ordre de versement des salaires est précisé : il faut bien que les premiers arrivés à la vigne constatent le salaire des derniers. Une récompense équivalente est distribuée. Les premiers arrivés veulent plus que les derniers. Leur logique comptable conteste d’avoir été littéralement « faits égaux » (20,12) entre eux. Aussitôt, la relation de confiance est menacée et l’accord initial rompu. L’égalité de salaire provoque l’incompréhension. Émerge alors un murmure dont l’emploi, unique chez Matthieu, renvoie sans équivoque à celui du peuple contre Moïse dans le désert (Nb 14). Ce qui est juste pour le maître s’inscrit donc parfaitement dans la lignée de Moïse. La parabole se raconte comme une actualisation, un accomplissement des textes mosaïques. Elle soulève le voile sur les ressentiments habituellement cachés comme sur la réalité de la logique d’échange qui gouverne l’existence humaine.
Acte III : les explications (20,12-15)
27Les reproches envers le maître sont collectifs. Sa réponse est individuelle. En matière de justice, il n’y a de relation que de sujet à sujet. Le maître rappelle que ce qui a été convenu a été appliqué. Justice a été faite. Puis il expose sa volonté pour chacun de ses ouvriers : « Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » (20,14b-15). L’interpellation vaut celle de Paul aux Galates (Ga 3,1) et on pourrait la paraphraser en ces termes : « Ô ouvriers sans intelligence, éclairez-moi simplement sur ce point : pouvez-vous vivre de la justice de Dieu ? ». Il s’agit pour eux, comme auparavant pour les Galates, de comprendre la pleine liberté du maître à dispenser sa grâce qui est ici offerte aux derniers comme aux premiers. Peuvent-ils maintenant, comme Jean Baptiste, laisser faire ? Aucun comportement humain ne saurait conditionner la manière qu’a le maître d’offrir à chacun de quoi vivre. « C’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice » (3,15) leur répond Jésus [23].
28Chacun a reçu son salaire. La justice de Dieu est faite, lui qui « sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez » (6,8). Le denier promis n’était donc pas la récompense donnée en échange du travail accompli mais la reconnaissance de la place offerte au service du maître. Ce qui est juste n’est pas la somme mais la place donnée – non pas la rétribution mais l’appel qui transforme l’ouvrier qui le reçoit en participant actif de la fructification du bien divin. Cet appel inaugure en lui une vie de justice. Et c’est ainsi que Matthieu répond à Paul. Celui-ci avait en effet précisé aux Romains ce que le mot salaire signifiait désormais – on relève une seule occurrence du mot misthós dans cette Épître, en un verset dont la parabole de Matthieu semble faire sa genèse (Rm 4,4-5) :
Or, à celui qui accomplit des œuvres, le salaire n’est pas compté comme une grâce, mais comme un dû. En revanche, à celui qui n’accomplit pas d’œuvres mais croit en celui qui justifie l’impie, sa foi est comptée comme justice.
30Matthieu entre en discussion avec Paul. Il reprend à son compte la distinction entre œuvres et justice, et raconte ce que signifie concrètement une œuvre – c’est-à-dire le travail à la vigne – une œuvre qui ne soit pas œuvre légale, mais fruit du chemin de justice emprunté. Reste à conclure la parabole : sur ce chemin de justice où la reconnaissance de chaque ouvrier par le maître est dissociée des œuvres accomplies par chacun, la distinction entre premiers et derniers ne répond plus à la logique comptable. La conclusion, formulée dans le langage général d’un aphorisme, actualise le sens de la parabole pour le lecteur : qui tient à être considéré comme le premier encourt le risque de se retrouver dernier selon ses critères comptables (20,16). La logique du don voulue par Dieu renverse la compréhension humaine de la justice. Paul l’avait argumenté. Matthieu le raconte.
31Le murmure persiste pourtant dans la communauté matthéenne. La place donnée est-elle la seule espérance pour qui emprunte le chemin de justice ? Si, comme l’écrit Matthieu, les hypocrites ont déjà reçu leur récompense (6,2.5.16), cela signifie qu’il en existe une autre. Matthieu l’appelle « la récompense dans les cieux » (5,12). La compréhension matthéenne de la justice divine ne s’épuise donc pas dans le temps présent. Matthieu la raconte en perspective eschatologique et il laisse entrevoir ce que cette « récompense dans les cieux » signifie ou, plus exactement, ce qu’elle implique.
Le jugement eschatologique ou la portée de la justice de Dieu (23,13-33 ; 25,31-46)
32Matthieu l’affirme : celui ou celle qui emprunte le chemin de justice obtiendra récompense/misthós. Que recouvre ce mot ? Dans le Sermon sur la Montagne, Matthieu en fait une affirmation au présent (5,12.46 ; 6,1) : il y a récompense. Dans le premier envoi en mission des disciples, il en fait une promesse au futur (10,41) : il y aura récompense. Dans sa grande fresque du jugement final, au moment où Matthieu, lui seul, lève un pan du voile sur ce futur, le mot misthós disparaît. Lorsque le Christ glorieux distingue les justes des autres, il n’est plus question de récompense. Il y a ceux qui restent avec lui et ceux qui sont séparés de lui (25,46). L’espérance des justes n’est pas présentée autrement dans le premier Évangile que comme un être avec Christ. Elle ne se distingue pas sur ce point de l’Évangile paulinien [24]. Pour Matthieu comme pour Paul, l’espérance chrétienne consiste à vivre pleinement et pour toujours la présence du Christ. Cette concentration christologique de l’espérance eschatologique indique bien que, pour eux, en Christ, tout ce qu’on espère est déjà réalisé. Il en va donc moins de la finalité de la justice de Dieu que de la trajectoire qu’elle initie dans l’existence du sujet croyant. Comme le Sermon sur la Montagne a mis au jour deux attitudes existentielles – celle du juste et celle de l’hypocrite –, le discours eschatologique laisse entrevoir ce qu’implique une existence séparée du Christ et une existence avec Christ.
33Sept déclarations de malheur annoncent l’aboutissement inexorable de l’hypocrisie pharisienne, et non pas l’hypocrisie des pharisiens car, comme l’a repéré René Girard, « par l’intermédiaire des pharisiens, quelque chose de beaucoup plus vaste et même d’absolument universel est en jeu [25] ». Sept cris prophétiques, propres au Jésus matthéen, tentent d’extraire l’existence humaine de sa torpeur. Toute l’anthropologie matthéenne est portée ici à notre connaissance : les hommes ont détourné la loi de Dieu et l’ont livrée à « leur bien-plaire [26] ». La loi de Dieu, sa volonté, demeure et n’appelle aucun changement. Jésus ne conteste pas même l’idée que scribes et pharisiens occupent le siège de Moïse. L’enjeu ne repose pas sur le faire mais sur le faire avec ou sans Christ. Sans Christ, la loi n’est plus interprétée que par des hommes [27]. Elle devient l’objet de toutes leurs attentions, l’absolu de leur vie qui se joue en autonomie, détaché du regard de Dieu.
235 Ils font toutes leurs œuvres pour être regardés des hommes : ils élargissent en effet leurs phylactères et agrandissent les franges, 6 ils aiment la place d’honneur dans les banquets et les premières places dans les synagogues, 7 et les salutations sur les places publiques et être appelés « rabbi » par les hommes.
35Réifiée, la loi chosifie en retour le sujet croyant et l’égare, loin du Christ et de son Royaume : « Parce que vous fermez le Royaume des cieux devant les hommes : vous-mêmes en effet n’y entrez pas et vous ne laissez pas entrer ceux qui viennent » (23,13). L’hypocrite a confondu les moyens avec la fin : obsédé par la loi, il en oublie l’appel fondateur qui consiste à vivre de la vie donnée par le Père céleste. Malheur aux hypocrites qui s’imaginent savoir, tout en ne sachant pas, et qui non seulement s’égarent eux-mêmes mais égarent aussi les autres (23,15). Malheur aux hypocrites ! Leur confusion est totale ; ne comptent plus pour eux que le perfectionnement des lois et la gloire qu’ils peuvent en tirer (23,16-22).
2323 Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, et que vous avez laissé les poids lourds de la loi : la justice, la miséricorde et la fidélité ; il fallait faire celles-ci et ne pas laisser celles-là.
37Non seulement prendre les moyens pour la fin éloigne de la volonté de Dieu mais encore opérer une sélection parmi ces moyens. En méprisant ce qui est l’essentiel dans la relation aux autres – et que Matthieu résume ici à travers trois principes d’action : justice [28], miséricorde et fidélité –, l’hypocrite rompt avec ce qui donne sens à l’ensemble des moyens laissés à sa disposition. Il vit dans l’illusion qu’il peut, par lui-même, assurer sa vie en faisant correspondre ce qu’il est, son intérieur, à ce qu’il fait, son extérieur (23,25-26). Paul expliquait aux Romains : « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais » (Rm 7,19). Paul argumentait le paradoxe de l’existence croyante, Matthieu le raconte à travers la figure littéraire de l’hypocrite.
2328 Ainsi vous aussi, du dehors vous paraissez justes aux hommes alors que du dedans, vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité.
39À l’opposé du juste, l’hypocrite. La voix de la justice divine lui fait entendre autrement la réalité : Dieu seul est à l’initiative de la justice, en conséquence tout autre chemin emprunté par le seul exercice de la volonté n’engendre que des attitudes hypocrites et mortifères. L’hypocrite perd sa vie à vouloir l’assurer (10,39).
2333 Serpents, engeance de vipères, comment fuirez-vous loin du jugement de la géhenne ?
41Cette menace ne saurait tromper le lecteur : le jugement est à la fois imminent, déjà là et à venir. Les sept malheurs n’annoncent pas seulement une condamnation prochaine, ils prononcent une condamnation qui s’accomplit dans le présent du discours. Jésus quitte le Temple où il se trouvait, attestant ainsi la fin du système religieux en réalité déjà mort. Le chemin de justice mène ailleurs, là où assurer sa vie signifie la perdre.
42Le cinquième et dernier discours du Jésus matthéen se prolonge, au seul bénéfice des disciples. Eux attendent de savoir : si, pour les hypocrites, le jugement est déjà prononcé, quand viendra-t-il pour les autres (24,3) ? L’attente du jugement à venir se fait pressante. Un recadrage s’impose. Plusieurs paraboles servent d’abord à faire entendre ce que « veiller » signifie (24,36-51), ce qu’être « serviteur fidèle » implique (25,1-30). Elles leur racontent qu’ils ont reçu du maître la confiance nécessaire pour vivre librement et agir en individus responsables. Contrairement à Jean Baptiste, Jésus ne brandit pas le jugement eschatologique comme une menace mais comme un appel à reconsidérer sa vie à la lumière de la joie promise (25,21.23). Puis vient la grande scène du jugement final (25,31-46). Le discours eschatologique se termine par le récit de la venue glorieuse du Fils de l’homme identifié à un roi jugeant les nations. Matthieu opère une habile fusion des langages parabolique et apocalyptique. Ce langage symbolique proprement matthéen laisse pénétrer un espace et un temps hors de portée des hommes, il lève ici le voile sur ce qui relève du Royaume, une vie pour toujours avec Christ, et ce qui n’en relève pas, une vie pour toujours séparée du Christ (la mort). Le tri – jusque-là interdit (13,29) – se fait maintenant. Les justes sont séparés des maudits. Et pour unique repère, six gestes envers les plus petits sont placés au centre de l’image : nourrir l’affamé, désaltérer l’assoiffé, recueillir l’étranger, vêtir le démuni, visiter le malade, rencontrer le prisonnier (25,35-36). Derrière chacun de ces petits, apparaît un frère : le Christ. Les paraboles racontaient l’absence d’un roi, le départ d’un homme, l’attente interminable d’un époux, alors que le Christ est là (comme promis dans l’envoi final de l’Évangile : 28,20). Sa présence échappe pourtant : les maudits comme les justes ont été incapables de le reconnaître. En conséquence, nul ne peut savoir accomplir les œuvres de la loi. La véritable portée du geste posé n’appartient pas à son sujet mais à celui devant qui le sujet l’accomplit. La pratique concrète de la justice ne suffit pas à faire le juste. Seule la venue en gloire du Christ dévoilera la vérité des gestes accomplis ou non-accomplis à son égard. Alors les justes seront désignés. Si, pour Paul, il n’existe pas de véritable juste, pour Matthieu, il n’en existe pas de portrait [29]. Le juste est nécessairement celui qui ne sait pas qu’il l’est. Dit autrement, emprunter le chemin de justice suppose un non-savoir que Matthieu conçoit comme nécessaire à la responsabilisation du sujet croyant. La perspective eschatologique du chemin de justice rappelle aux disciples – qui ne sont jamais qualifiés de justes par Matthieu – que vivre pleinement la présence du Christ passe par une reconnaissance de soi comme petit. Il en va de se comprendre soi-même comme attendant tout de la présence secourable de Dieu. Répondre à la vocation de justice ouvre à une existence dont le sens et l’avenir sont le don de la bonté providentielle de Dieu.
La justice selon Matthieu : un appel fondateur
43Matthieu entre en discussion avec Paul et par là-même vivifie son Évangile. Leurs échanges donnent mouvement aux textes qui rassemblent les chrétiens. Ils rendent la parole qu’ils véhiculent vivante, libre de s’actualiser et de se concrétiser dans la diversité et la complexité des existences. Ainsi, lire Matthieu après Paul n’est pas juxtaposer les avis sur la parole de Dieu mais susciter et mobiliser la liberté créative à laquelle la parole de Dieu appelle chaque croyant. En matière de justice divine, le nœud du débat est la question de la loi, l’obéissance vraie à la volonté de Dieu [30]. Pour Paul, la loi, dès lors qu’elle se trouve instrumentalisée par la puissance du péché, sépare de Dieu. Pour Matthieu, dès lors qu’elle se trouve accomplie par Celui qui en révèle le sens, la loi conduit à Dieu. Pour l’un, elle peut tuer. Pour l’autre, faire vivre. Matthieu ne contredit pas Paul, il lui est même redevable car il pense avec lui et distinctement de lui. Mais le temps a passé. L’attente a changé de qualité. La question du faire revient à la charge. L’existence humaine réclame une voie à prendre. Matthieu se cogne à cette réalité en faisant œuvre nouvelle. Il mobilise deux sortes de stratégie potentiellement inspirantes pour qui veut encore entrer en débat aujourd’hui.
44La première est d’ordre strictement théologique. Matthieu change d’approche et réfléchit à la justice de Dieu non pas comme événement mais comme vocation. La justice de Dieu est un appel adressé au monde. De cet appel fondateur dépend le parcours ou le non-parcours du croyant reconnu comme sujet indépendamment de ses qualités. Depuis cet événement de rencontre – dont Christ est le seul nom –, l’existence humaine est ouverte à une « meilleure justice » (5,20) entièrement tendue vers Dieu qui lui renouvelle en chemin son appel et sa confiance, tant la menace hypocrite est grande. En ce sens, la compréhension matthéenne de la justice ne désespère pas de la capacité humaine à répondre à la volonté de Dieu que la loi, interprétée par Christ, trace pour lui. Matthieu ne cède rien à l’hypocrisie humaine : ni la loi de Moïse, ni la question du faire. La justice comme vocation permet à sa communauté de repenser sa pratique à partir de ses propres catégories.
45La seconde stratégie que Matthieu met en place est d’ordre plus littéraire. Il reprend à son compte le vocabulaire hérité du même judaïsme que Paul et remodelé par l’apôtre. Il confie ces mots et les concepts qui leur sont habituellement associés à son récit évangélique qui en retour leur donne une nouvelle consistance. Un parcours de justice s’organise qui vaut bien argumentation. Comme Paul écrivant pour la défense de la vérité de l’Évangile, Matthieu livre un récit de résistance face à la quête permanente (et proprement humaine) de loi. Matthieu subvertit la demande en retravaillant les termes et, par stratégie narrative, la loi devient chez lui synonyme d’Évangile et la justice de promesse. Le langage matthéen dés-enserre les mots de leur compréhension figée et parvient à les faire entendre en nouveauté. Ainsi le mot « loi » peut être rendu à Dieu et « la vie justifiée » à celui ou celle qui croit.
46De ces deux stratégies sont nés bien des malentendus entre Paul et Matthieu qui ne sont en réalité que méprises, au sens propre du terme. Il s’agit bien de prendre au sérieux les écarts des deux auteurs, et peut-être même leurs indépassables différences, car c’est dans le débat des interprétations que s’exprime, en une parole vivante, l’Évangile qui rassemble les chrétiens. Refuser cette pluralité des voix serait qualifiable, selon Matthieu, de sincère hypocrisie.
Notes
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[1]
Nous renvoyons au texte tel que présenté dans : Église catholique romaine, Fédération luthérienne mondiale, La Doctrine de la justification. Déclaration commune [désormais et par usage DCDJ], Paris, Cerf, coll. « Documents des Églises », 1999.
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[2]
DCDJ 4.4.28 et 29.
-
[3]
DCDJ 4.6.36.
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[4]
Titre de la section 1 de la DCDJ. Nous soulignons.
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[5]
Sur ce point plus particulièrement : François Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible 43 », 2001, p. 52-61.
-
[6]
Pour une étude philologique et historique : Gottfried Quell, Gottlob Schrenk, Justice, Genève, Labor et Fides, coll. « Dictionnaire biblique Gerhard Kittel », 1969 ; Benno Przybylski, Righteousness in Matthew and his World of Thought, New York, NY, Cambridge University Press, coll. « Society for New Testament Studies Monograph 41 », 2004 (1980).
-
[7]
Les textes bibliques sont cités dans notre traduction.
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[8]
Sur la figure du juste, nous empruntons à : Élian Cuvillier, « Justes et petits chez Matthieu », Études théologiques et religieuses 72/3 (1997), p. 345-364.
-
[9]
« Tout genre littéraire doit être questionné à partir de ses lois propres ; en l’occurrence, la théologie narrative livre ses clefs dans l’organisation des textes et la disposition des traditions au sein du procès narratif. » Daniel Marguerat, « L’avenir de la loi : Matthieu à l’épreuve de Paul », Études théologiques et religieuses 57/3 (1982), p. 367.
-
[10]
Le dialogue entre le Baptiste et Jésus est une création matthéenne sans équivalent dans les Évangiles. Il atteste l’importance accordée à la reformulation de la notion de justice dans cet Évangile, sans doute pour des destinataires historiques déstabilisés par des revendications pharisiennes de justice divine.
-
[11]
Corina Combet-Galland, « Heureux ceux qui sont nus. Petite éthique du vêtir et du dénuder », Revue d’éthique et de théologie morale 252 (2008), p. 10.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Paul Ricœur, L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001, p. 259.
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[14]
F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, op. cit., p. 54. Le propos s’inspire largement ici des pages que cet ouvrage consacre à la notion matthéenne de justice.
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[15]
On note en ce sens la substitution du mot « volonté » par celui de « justice » opérée par Clément de Rome citant Mt 7,21 : « Car il dit : “ce n’est pas tout homme qui dit ‘Seigneur, Seigneur’, qui sera sauvé, mais celui qui agit avec justice” » (2 Clém 4,2), in Bernard Pouderon, Jean-Marie Salamito, Vincent Zarini (dir.), Premiers écrits chrétiens, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2016, p. 75.
-
[16]
F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, op. cit., p. 148.
-
[17]
Sur le logion de l’arbre et du fruit, nous nous permettons de renvoyer à : Céline Rohmer, « Faire dire pour faire parler. Ou comment la parole de Dieu se mêle au discours des hommes », in André Wénin (dir.), La contribution du discours des personnages à leur caractérisation. Actes du colloque du RRENAB 2018, Louvain, Peeters, à paraître en 2020.
-
[18]
Christophe Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, Genève, Labor et Fides, 1985, p. 115.
-
[19]
Pierre Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu, Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau Testament 1 », 20023 (1963), p. 79.
-
[20]
P. Ricœur, L’herméneutique biblique, op.cit., p. 261.
-
[21]
Nous renvoyons ici à notre ouvrage : Céline Rohmer, Quand parlent les images. Les paraboles dans l’évangile de Matthieu, Lyon, Olivétan, coll. « Au fil des Écritures », 2017.
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[22]
Notons que « salaire » et « récompense » sont un seul et même mot dans le texte grec : misthós.
-
[23]
« Le parallélisme avec le message paulinien de la justification est ici aussi évident que partout ailleurs dans l’Évangile, où l’on souligne la délivrance miséricordieuse des pécheurs. » G. Quell, G. Schrenk, Justice, op. cit., p. 63.
-
[24]
Aux Thessaloniciens meurtris par la disparition de leurs frères, Paul affirme que « Dieu, à cause de ce Jésus, à Jésus les réunira » (1 Th 4,14). L’apôtre les console en rappelant la promesse reçue selon laquelle « nous serons toujours avec le Seigneur » (1 Th 4,18, voir aussi Ph 1,23). L’espérance est entièrement contenue dans cet être avec Christ.
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[25]
René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 182.
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[26]
L’expression est empruntée à Chr. Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, op. cit., p. 32.
-
[27]
Mon propos s’inspire ici très librement de : François Vouga, « L’hypocrisie selon Matthieu et l’imbécillité de la raison technique selon Calvin », in Marc Boss, Raphaël Picon (éd.), Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle, Paris, Van Dieren, 2003, p. 281-298.
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[28]
Ici littéralement en grec : « jugement » (krísis), dans le sens d’entretenir avec autrui une relation qui lui rende justice, c’est-à-dire une relation juste, respectueuse de l’autre.
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[29]
Seuls deux personnages matthéens sont qualifiés de « justes » : Joseph (1,19) et Jésus (27,19). Joseph l’est alors que Dieu doit intervenir pour lui éviter de répudier Marie sa fiancée enceinte. Et l’on comprend que Joseph n’est pas juste parce qu’il obéit à la loi, mais parce qu’il avance, confiant, sur le chemin que l’ange du Seigneur lui désigne. Jésus est juste d’après la femme de Pilate alors qu’elle plaide le désengagement auprès de son mari. Et l’on comprend que Jésus n’est pas le juste que le monde s’imagine. Par deux fois, Matthieu retravaille les représentations habituelles que son auditoire place sous le mot « juste ». N’est pas juste celui que le monde comprend ainsi, mais celui qui répond à une parole extérieure qui recadre le sens de la justice (voir Mt 20,1-16).
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[30]
Nous renvoyons ici au précieux ouvrage de Chr. Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, op. cit., à qui nous devons décidemment beaucoup.