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Article de revue

Une herméneutique des textes musicaux du XVIIe siècle et de la première moitié du XVIIIe siècle : approche intersémiotique

Pages 169 à 181

Notes

  • [1]
    Thèse de doctorat en sciences du langage et en sciences humaines (composante musicologie), préparée dans le cadre d’une cotutelle internationale entre l’université Côte d’Azur et l’università degli Studi di Ferrara (Italie), soutenue à la Faculté des lettres, arts et sciences humaines de Nice Sophia Antipolis, le 24 novembre 2017 (664 p.). Membres du jury : Mmes et MM. les professeurs Geneviève Salvan (directrice de thèse, professeur de langue française et stylistique à l’université Côte d’Azur), Marco Mangani (codirecteur de thèse, professeur de musicologie à l’università degli Studi di Ferrara), Xavier Bisaro (professeur de musicologie à l’université François Rabelais de Tours), Marc Bonhomme (professeur émérite de linguistique française à l’université de Berne, Suisse), Anna Jaubert (professeur émérite de langue française et stylistique à l’université Côte d’Azur) et Jean-François Trubert (professeur de musicologie à l’université Côte d’Azur).

Un objet d’étude : les textes du baroque musical

1Le baroque musical couvre une période qui s’étend de 1600, soit la naissance de l’opéra à Florence, à 1750, l’année de la mort de J. S. Bach. C’est à la critique d’art du xixe siècle que l’on doit d’avoir circonscrit chronologiquement et esthétiquement un courant artistique qu’elle a qualifié alors de « baroque ». À l’origine, l’adjectif baroque fut utilisé par opposition au classicisme pour désigner un, puis plusieurs mouvements esthétiques caractérisés par la profusion, l’abondance, la surcharge. Cet héritage sémantique pèse historiquement sur le terme baroque en lui donnant une dynamique ambivalente, avec d’un côté les œuvres de J. S. Bach, D. Buxtehude, A. Vivaldi, pour ne citer que les plus célèbres, et de l’autre un style excentrique, chargé à l’excès, fondé sur la profusion des ornements, sur des structures jugées alors trop complexes et peu lisibles, frisant parfois le mauvais goût. Longtemps porteur d’une connotation péjorative, l’adjectif baroque est encore parfois utilisé de nos jours comme synonyme de kitsch.

2Aujourd’hui, si la valeur artistique du répertoire musical baroque est incontestable, son interprétation fait toujours débat. Notre travail de recherche entend participer à la diversité interprétative qui touche le répertoire musical baroque en proposant une approche qui se situe en dehors des cadres des interprétations dites « modernes » (dont l’exécution au piano des Variations Goldberg par Glenn Gould est un exemple), ou de l’« interprétation historiquement informée », concept que l’on doit à un critique musical, Andrew Porter. L’objectif de notre thèse est ainsi de proposer de nouvelles hypothèses de lecture des textes musicaux baroques, hypothèses que nous mettons au jour au moyen d’une méthode d’analyse qui croise la linguistique et la musique.

3La première partie de nos travaux motive et explique la possibilité et le choix d’une approche intersémiotique du texte musical. Il s’agit, dans un premier temps, de montrer que l’écriture et la dynamique musicales des textes constitutifs de notre corpus peuvent être étudiées avec les postes d’analyse de la linguistique, de la rhétorique, et plus spécifiquement de la stylistique. Dans un second temps, nous développerons nos hypothèses de lecture.

4La deuxième partie est consacrée à la mise en application de ces hypothèses de lecture dans les textes de notre corpus. Nous y proposons des éditions de textes musicaux élaborées à partir de ces hypothèses.

5La troisième partie, conçue comme un guide d’interprétation à l’usage des lecteurs et des exécutants, analyse deux œuvres représentatives de deux accents de l’esthétique baroque : le jeu intellectuel et l’énigme des Quatorze canons de J. S. Bach, et le goût du spectaculaire, de la mise en scène et le phénomène de dédoublement dans le lamento de Didon de H. Purcell.

Un corpus de textes musicaux permettant une lecture à clés

6Mis à part ses critères esthétiques (qui, hormis dans les études au cas par cas, sont souvent insaisissables car souvent décrits dans le cadre d’une dialectique des plus subjectives), on peut rattacher l’époque baroque à un phénomène structurel, certes réducteur, mais qui permet d’apporter une matière tangible et unificatrice au répertoire baroque. Dans Companion to Baroque Music (1998), Julie Anne Sadie considère que cette période est « the age of the basso continuo ». Bien qu’il ne faille pas confondre basse continue et basse obstinée, ces deux procédés peuvent cependant fonctionner conjointement. De fait, la ligne de basse du continuo peut être une formule mélodique répétée continuellement ; il s’agit alors d’une basse obstinée. Et c’est probablement là le premier fil rouge qui unit la quasi-totalité des œuvres de notre corpus : l’utilisation d’une basse obstinée – procédé d’écriture très baroque, s’il en est.

7D’autre part, le point commun des œuvres étudiées est d’offrir par le texte, et uniquement par le texte, plusieurs lectures (et donc plusieurs exécutions) musicales. Ce phénomène dépasse le cadre des structures sur basse obstinée et des voix non notées (on pense notamment aux préludes et aux doubles qui ne sont pas des structures sur basse obstinée, et dans le cas du double toutes les voix sont notées).

Hypothèse fondatrice

8Notre hypothèse de départ résulte de l’étude de la Première Partita pour violon de Johann Sebastian Bach dans le cadre de la pratique instrumentale du violon et d’observations vérifiées par l’exécution des œuvres, que nous avons élargies par la suite grâce à la théorie musicale, en établissant des rapports d’analogie et d’homologie formels et structurels. Nous partons donc d’une hypothèse musicale pour la développer en une théorie musicologique. Commençons par expliquer notre hypothèse de départ.

9La Première Partita est constituée de quatre diptyques, chacun composé d’une danse et de son double. Il est tout à fait connu, du moins c’est comme cela que me l’a enseigné mon professeur de violon, Alexei Mikhlin, que le thème des doubles de la Première Partita se trouve dans les danses qui les précèdent, c’est-à-dire dans les « Allemande », « Courante », « Sarabande » et « Bourrée », les doubles étant de nature variationnelle et accompagnementale. Dans cette perspective, thème et accompagnement s’attirent musicalement comme des aimants et sont d’ailleurs composés pour être joués simultanément : la raison d’être d’un accompagnement est de soutenir et d’enrichir un thème, une mélodie. La tradition, notamment celle des conservatoires, veut que ces pièces soient jouées de manière linéaire, l’une à la suite de l’autre, ce qui a pour conséquence, dans l’exécution des doubles de la Première Partita, l’exécution de pièces sans thème apparent. Cette absence de mélodie au sens strict est une incohérence compositionnelle dans la littérature contrapuntique de Bach qui présente, au contraire, un foisonnement thématique par superposition mélodique. Or ce thème existe. Il est présent dans les danses qui précèdent ces doubles. Dès lors, nous avons tenté l’expérience suivante : jouer le thème et l’accompagnement simultanément.

10En exécutant danse et double simultanément, nous obtenons un duo pour violon, l’un jouant le thème, l’autre l’accompagnement sous forme de variation du thème de la danse qui précède, les deux parties s’imbriquant l’une dans l’autre. Notre interprétation de la Première Partita de Bach apparaît comme une lecture possible de l’œuvre : une telle interprétation/lecture de ces pièces est jouable et est musicalement et stylistiquement cohérente.

11Nous avons pensé que s’il existe au moins deux variantes d’exécution s’appliquant à l’intégralité de la Première Partita de Bach, par récurrence, ce phénomène pouvait s’appliquer à d’autres œuvres du même compositeur, voire à d’autres œuvres d’autres compositeurs structurellement similaires. Pour vérifier cette seconde hypothèse, nous avons établi un réseau d’analogies structurelles : les doubles étant un type de variations, appliquons ce principe de superposition d’un thème sur ses variations aux thème et variations et à toutes les formes musicales fondées sur le principe compositionnel de la variation, c’est-à-dire les chaconnes, les passacailles, les grounds, etc. En prenant en compte leur deuxième niveau de lecture/interprétation, ces modes compositionnels fonctionnent comme des canons : appliquons notre hypothèse aux canons, et ainsi de suite. Dès lors, notre thèse s’intéresse à comprendre pourquoi cette hypothèse fonctionne musicalement et pourquoi la musicologie n’a jamais étudié ce phénomène interprétatif. De même, elle se fixe de comprendre pourquoi l’on ne trouve aucune trace de ce procédé de composition et de cette manière de lire et d’interpréter ces textes dans les traités de théorie musicale.

12Concernant l’absence de traces écrites, nous étudions un cas représentatif, celui de l’entrée de J. S. Bach dans la « Société de correspondants pour les sciences musicales » fondée en 1738 par Lorenz Christoph Mizler. Les statuts de la société spécifiaient que les membres devaient livrer chaque année une étude musicologique qui serait publiée par cette même société. Bach n’a jamais écrit de traité de théorie musicale et s’est toujours refusé à le faire, y compris pour son admission à la société Mizler. De fait, Bach demanda à ce qu’une exception lui fût accordée et que l’étude musicologique soit remplacée par un travail de composition à valeur de démonstration de science musicale. Les Variations canoniques, l’Offrande musicale, l’Art de la fugue, et probablement les Quatorze canons de Bach ont été composés à cette fin.

13L’art de J. S. Bach, sa théorie musicale, se trouve dans ses œuvres. Bach a inscrit ses connaissances dans ses textes et leur interprétation est dépendante de la lecture que l’on en fait. Une lecture partielle de l’œuvre entraîne ainsi une théorisation qui, sans être fausse, peut s’avérer lacunaire. À partir du moment où l’unique support d’étude est le texte, son interprétation est dépendante de la posture de lecture de l’interprète qui lit et étudie ces œuvres.

14Notre approche, à l’origine empirique, fait que nous assumons, dans un premier temps, de poser des conclusions musicales puis, dans un second temps d’essayer de les expliquer, souvent autrement que musicologiquement, la théorie musicale présentant de forts contre-arguments théoriques à notre interprétation musicale. Cet autrement s’inscrit dans une démarche herméneutique et dans une approche intersémiotique du texte musical.

Herméneutique et approche intersémiotique

15L’art musical ne se pratique pas par rapport au verbal. Aussi le choix d’une approche intersémiotique – c’est-à-dire d’une interprétation d’un domaine, le musical perçu comme une sémiose (un ensemble systématisé de signes) au moyen d’une autre sémiose qui lui est étrangère, le verbal – ne s’impose pas comme une évidence. Pourquoi cette approche ? Tout d’abord parce que nous nous sommes sentie désarmée face à l’obstacle musicologique entraîné par nos hypothèses. Comment montrer l’existence et la pertinence d’un phénomène musical qui n’est pas noté dans les textes musicaux, qui n’est pas mentionné dans les ouvrages théoriques et jamais explicité par les compositeurs ? C’est comme si ce phénomène n’avait jamais existé. Néanmoins cette lecture est inscrite dans la structure des textes. Par ailleurs, ces procédés de lecture sont très simples et cette simplicité n’exige pas d’être notée, ce qui nous a encouragée à poursuivre notre réflexion et à persévérer dans l’examen de nos hypothèses. Le compositeur n’avait techniquement pas besoin de noter ces procédés de lecture. En effet, de nos interprétations des textes résultent, pour la grande majorité, des formes de canon. Les autres textes sont majoritairement des œuvres énigmatiques, des jeux musicaux dont la logique veut que l’on laisse à l’interprète le soin de trouver la solution (songeons à l’exemple des Variations Goldberg de J. S. Bach). Même si elle peut paraître méthodologiquement plus complexe, l’approche intersémiotique s’est imposée comme le moyen le plus simple et le plus efficace de contourner l’obstacle musicologique. Car quelle discipline est plus adaptée à l’analyse textuelle et à la lecture interprétative que la linguistique et la stylistique verbale ? Encore faut-il que les appareils d’analyse de la linguistique et de la stylistique verbale puissent être adaptés au texte musical. La première partie vise à montrer que non seulement la linguistique et la stylistique verbale sont adaptables au domaine musical mais qu’elles sont également efficientes pour l’analyse du texte musical, et cela indépendamment de nos hypothèses de lecture. Nous mettons pleinement en pratique cette méthode d’analyse dans la troisième partie, sur deux œuvres : les Quatorze canons de J. S. Bach et l’air de la lamentation de Didon, « When I am laid in earth » extrait de l’opéra Dido and Aeneas de H. Purcell.

16En outre, le choix d’une approche intersémiotique détermine la démarche herméneutique : « Il existe donc, comme l’a rappelé U. Eco (1988), des liens profonds entre sémiotique et herméneutique, étant donné qu’“une chose n’est un signe que parce qu’elle est interprétée comme le signe de quelque chose par un interprète” (Morris 1938) » (Ducrot et Schaeffer).

17L’herméneutique place l’interprète au cœur du processus interprétatif. L’interprète (i.e. nous) interprète des signes qu’il perçoit comme étant des signes, il les découvre et explique leur sens. Pour y parvenir, nous utilisons des connaissances et des techniques que nous englobons sous le terme d’intersémiotique et que nous détaillons dans la première partie. Nous entendons montrer que ces signes ne sont pas une vue de l’esprit et qu’ils sont tangibles à force d’être textuels.

Cadre théorique et méthodologique

18Les liens entre la stylistique, la rhétorique et la linguistique sont si étroits qu’il est parfois difficile de distinguer ces trois disciplines. Il apparaît d’ailleurs qu’elles n’atteignent leur plein potentiel interprétatif que lorsque l’on puise en chacune d’elle indistinctement, allant même jusqu’à entremêler leurs postes d’analyse. C’est pourquoi nous optons pour un type d’analyse englobant, parfois plus proche de la linguistique que du strict champ d’étude de la stylistique. La stylistique a ceci de fondamental qu’elle agit sur notre corpus comme une ligne de force interprétative : elle motive et permet l’articulation entre la démarche herméneutique et une approche intersémiotique. La stylistique nous apparaît comme une solution opportune aux contraintes imposées par l’analyse musicale d’un corpus d’œuvres baroques à double titre. D’une part, du fait que la démarche descriptive et non prescriptive de la stylistique permet une liberté d’analyse et d’interprétation. Si nous comparons l’analyse stylistique avec l’analyse musicale traditionnelle, celle-ci se heurte systématiquement, dans le contexte de notre corpus d’œuvres baroques, à un code prescriptif. Nous pensons aux traités d’harmonie et de contrepoint à l’instar du Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux (1725) qui incitent à une lecture rigide de notre corpus. L’approche stylistique nous permet de nous défaire, du moins dans le cadre de l’étude des textes, de la contrainte des « marques obligatoires du code », c’est-à-dire de la norme imposée par ces traités prescriptifs et aujourd’hui incontournables dans la pratique de l’analyse musicale, et de prendre en compte certaines « marques variables » (Ducrot et Schaeffer) du langage musical. D’autre part, du fait que la stylistique étudie des « phénomènes susceptibles d’obéir à des lois générales », mais à des lois subordonnées à « l’expression des sentiments » (Ducrot et Schaeffer). Dès lors, c’est considérer que l’énonciateur ou le locuteur doit parfois s’affranchir de la norme langagière pour exprimer, pour rendre compte de la complexité du réel ou pour donner à percevoir un autre réel que celui auquel nous sommes habitués. C’est le propre d’une œuvre d’art.

19La démarche stylistique admet à la fois l’existence de lois générales et les entorses à ces lois comme autant de manifestations de l’expression des sentiments ou d’un réel complexe. Elle en fait un double axe d’étude interactionnel tourné, selon l’approche, tantôt vers la notion d’écart, tantôt vers la notion d’appropriation (Jaubert, 2007), tantôt quand il s’agit des figures du discours vers les notions de saillance et de variation (Bonhomme, 2005) ou d’hyperpertinence (Gaudin-Bordes et Salvan, 2010). Il ne s’agit plus de pointer un phénomène comme déviant, voire fautif, mais d’appréhender ce phénomène comme une variation faisant sens et de comprendre son utilisation dans le langage. Nos hypothèses de lecture trouvent dans cette démarche stylistique une résonance méthodologique.

20Les œuvres musicales que nous étudions sont des œuvres d’art. Leur caractère artistique se réalise à travers un régime bien particulier du langage : le message, objet esthétique pensé puis codé en langage musical par l’émetteur est dominé par la fonction poétique (Jakobson). La fonction poétique du langage amplifie tout système de signes (verbal ou non verbal), c’est pourquoi l’objet artistique se prête tout particulièrement aux études (inter)sémiotiques. D’un point de vue méthodologique, l’objet artistique et son message tourné vers la fonction poétique (ou esthétique) du langage déterminent le choix d’une stylistique littéraire. La mise en application d’une approche intersémiotique du texte musical par la stylistique littéraire obéit à deux conditions. La première consiste à montrer l’existence non seulement d’analogies, mais aussi d’homologies systémiques et notionnelles entre un texte au sens linguistique du terme et un texte musical. C’est à travers l’étude de la forme thème et variations et l’exemple de l’« Aria Quinta » extrait de l’Hexachordum Apollinis de Johann Pachelbel, ainsi qu’à la lumière notamment des notions opérantes de la linguistique textuelle (« texte-structure », cohésion et cohérence …) que nous abordons la notion de texte musical pour envisager ce qui se saisit extérieurement comme une partition.

21La question de la littérarité du texte musical se pose ensuite comme la seconde condition indispensable à la mise en application d’une approche intersémiotique du texte musical par la stylistique littéraire parce que d’une part un texte n’est pas nécessairement littéraire et d’autre part parce que le véritable objet de la stylistique littéraire ne serait pas le style mais « le caractère spécifique de littérarité du discours, de la praxis langagière » (Molinié). Ainsi, une fois montré que notre objet d’étude est un texte, que notre corpus est un ensemble de textes, nous entrons désormais pleinement dans l’analyse des textes musicaux, en commençant par étudier leur littérarité, à travers les rapports entre registres discursifs et figuralité. C’est sous l’angle de « l’interaction entre figuralité et registres discursifs » (Bonhomme) que nous étudions les figures dans notre corpus d’œuvres baroques (palindrome et registre ludique ; anagramme et fonction esthétique ; anagramme et fonction hermétique …).

Hypothèses de lecture : les facteurs d’identification d’un second niveau de lecture du texte musical

22Nous disposons désormais d’un corpus de textes musicaux à régime d’art. Nous pouvons donc commencer à décrire et à développer nos hypothèses de lecture. Les textes qui constituent notre corpus sont tous représentatifs d’une forme d’écriture musicale qui permet une double lecture : une lecture linéaire, celle à laquelle nous sommes habitués, de gauche à droite, de bas en haut, de la première à la dernière note, qui considère, à juste titre, le texte comme non lacunaire, et une autre, non linéaire, qui demande de restaurer une ou plusieurs voix implicitée(s) par des conventions musicales présentes dans le texte et souvent mises en valeur par le paratexte, le contexte et/ou le cotexte verbal. Ces conventions musicales sont induites par l’étude empirique des textes musicaux-types constitutifs du corpus. La récurrence des phénomènes d’ordre structural observés implique, outre une intentionnalité des procédés d’écriture, une intentionnalité des procédés de lecture de la part du compositeur. La structure d’une œuvre musicale baroque est en effet une construction intentionnelle de la pensée créatrice, et les possibilités de double lecture qui y sont inscrites, à ce degré maximal de récurrence (100%), ne peut être le fait du hasard. Les compositeurs n’ont pas pu ne pas penser à cette double lecture de leurs textes. C’est la récurrence des possibilités de double lecture de ces textes musicaux qui ont permis l’élaboration d’un système de lecture que nous appelons « conventions musicales ». Et si l’interprétation actuelle de ces textes n’est pas erronée, elle coexiste cependant avec une autre lecture, voilée, qui participe au jeu du montré-caché baroque, lecture délaissée parce qu’elle s’accompagnait de conventions musicales, aujourd’hui oubliées car non notées.

23Cinq facteurs fondamentaux permettent d’identifier la présence d’un second niveau de lecture et d’interprétation du texte musical. Ces facteurs peuvent se combiner entre eux : 1. l’absence de contrepoint ; 2. la présence d’une basse obstinée (et le développement de l’hypothèse de l’existence d’une lecture intratextuelle et d’une lecture inférentielle du texte musical) ; 3. les indices fournis par le paratexte, le contexte et le cotexte verbal ; 4. le rapport d’analogie ; 5. la compatibilité combinatoire (hypothèse d’une lecture combinatoire). Nos hypothèses sont développées à partir du commentaire d’œuvres de notre corpus (les Variations Goldberg ; les Quatorze canons de J. S. Bach ; Les Baricades Mistérieuses de F. Courperin ; l’Hexachordum Apollinis de J. Pachelbel, etc.).

Édition de textes-types

24À partir d’une sélection de textes musicaux-types représentatifs d’une lecture à clés qui entraîne la restitution, par l’interprète, de voix non notées ou notées dans des pièces séparées, nous mettons en pratique les hypothèses de lecture et les choix interprétatifs étudiés dans la première partie.

25Les versions enregistrées, disponibles en documents annexes de la thèse, sont accompagnées de textes édités dont les parties intratextuelles et inférentielles n’ont pas été modifiées par rapport à la partie d’origine, d’une part parce que les modifications apportées à ce contenu implicite sont, en partie, le travail des musiciens et qu’en cela il leur appartient, et d’autre part parce que cette forme d’édition permet au lecteur/auditeur de mesurer le travail interprétatif entraîné par la prise en compte d’une lecture intratextuelle et inférentielle du texte musical. Ces éditions sont un canevas, un support d’exécution. En revanche, nous avons modifié les textes que nous n’avons pas enregistrés en vue d’en proposer des versions audio électroniques. Nous les avons modifiés le moins possible afin de rester fidèle aux textes, et toutes les modifications que nous avons effectuées sont destinées à atténuer les heurts auditifs produits par les voix implicites. Des éditions figées, destinées à l’exécution, demanderaient d’être établies en collaboration avec des musiciens habitués à la pratique du répertoire baroque et à la pratique de l’improvisation. Néanmoins, l’idée d’une unique version de ces textes ne nous convainc pas et nous paraît aller à l’encontre de l’esprit de ces compositions. Car s’il existait une version définitive, elle aurait été notée.

26Le corpus est largement dominé par les variations. Les genres musicaux fondés sur le principe compositionnel de la variation, et que nous désignons par le terme générique de variations (chaconnes, passacailles, thème et variations, doubles, etc.), constituent une grande partie de notre corpus. En outre, nous défendons l’idée que les variations (mis à part le double et l’exception des Variations Goldberg de J. S. Bach qui fonctionnent par superposition, et selon un jeu de combinatoire dans le cas des Variations Goldberg), sont des formes de canon. L’encodage particulier de ces textes musicaux est en effet très proche de celui du canon à l’unisson (mêlé à une plus grande part d’improvisation), ce qui expliquerait la présence de voix non notées : traditionnellement, on ne note pas les voix canoniques d’un canon à l’unisson. Aux variations viennent s’ajouter les préludes, les pièces énigmatiques et, bien entendu, les canons. Nous considérons donc que toutes ces pièces, formes de canon et types d’écriture musicale, appartiennent à l’univers du contrepoint imitatif.

Les formes de la mise en abyme dans les quatorze canons de J. S. Bach

27Pour savoir si les notions opérantes de la stylistique verbale sont transposables au domaine musical, si elles permettent un gain interprétatif par rapport aux outils classiques d’analyse musicale et pour, au final, mettre à l’épreuve une approche intersémiotique du texte musical, nous nous proposons d’étudier une œuvre purement musicale, déconnectée de toute référence au domaine littéraire, les Canons Divers sur les huit premières Notes Fondamentales de l’Air qui précède, BWV 1087, de Johann Sebastian Bach, canons qui ont été découverts en 1974, dans une bibliothèque privée à Strasbourg, en dernière page d’une copie de l’édition originale des Variations Goldberg qui fut sans aucun doute l’exemplaire personnel de Bach.

28Dans le cadre d’une approche intersémiotique, nous articulons stylistique et musique autour de la notion de mise en abyme, catégorie commune au langage verbal et au langage musical, et moteur compositionnel de l’œuvre. L’écriture en abyme caractéristique du canon est poussée à son paroxysme dans la variété et dans l’inventivité des formes miroirs rencontrées dans ce texte, formes qui se présentent comme un jeu intellectuel : quatorze énigmes musicales devant être résolues afin de reconstituer les voix canoniques. À ces manières de mise en abyme représentatives d’une esthétique baroque correspondent des procédés rhétoriques et stylistiques (style coupé et style périodique) dont nous analysons la dynamique pragmatique (configuration expansive).

Les possibilités de feuilletage textuel

29L’écriture en abyme des quatorze canons permet de déployer au niveau macrostructural les possibilités de feuilletage textuel du principe canonique. Notre hypothèse prend en compte deux types d’énigme. Le premier type se situe au niveau microstructural de l’œuvre et le second au niveau macrostructural. Le premier type d’énigme dépend « précisément du matériel langagier mis en jeu dans un segment déterminé » (Molinié). Il s’agit des quatorze énigmes individuelles des canons qui constituent le contenu explicite (posé) du texte. Le second type d’énigme « ne [s’impose] pas d’emblée à réception pour que le discours soit acceptable » (Molinié). L’énigme, non isolée, se situe au niveau de l’ensemble de l’œuvre. Elle est implicitée (présupposée) par le caractère séquentiel des canons (le style coupé) et la numérotation énigmatique des canons. Dès lors qu’un compositeur ne suit pas la notation musicale habituelle et insère des signes aussi saillants (numérotation, présence de blancs et rupture de la linéarité de l’écriture musicale), c’est qu’il souhaite vraisemblablement inscrire dans son texte des informations nouvelles. Un nouveau code pour un nouveau message. Les Quatorze canons sont un puzzle musical. Bach pousse ici la forme du canon à son paroxysme en composant un canon en abyme. Un canon constitué de canons. Nous proposons la combinaison du canon en abyme sous forme de tableau, de partition et de fichier audio électronique.

30On en déduit que ce manuscrit énigmatique n’est pas une partition pour un seul instrument mais un conducteur. Il est fort probable que cette œuvre ait été écrite pour un ensemble à cordes, basse obstinée et continuo.

Démultiplication du gain interprétatif entraîné par les superpositions figurales

31Le gain interprétatif produit par la réalisation du canon en abyme est celui du passage du style coupé au style périodique et du retour au style ample de Bach. La double mise en abyme entraîne un vertige logique, parangon esthétique du baroque musical. Elle entraîne également une série de superpositions figurales qui font du canon en abyme, et du canon énigmatique en général, une macro-figure, c’est-à-dire une figure composée de figures à l’exemple du canon 2+5 ; cette combinaison superpose un anacyclique (canon 2) et une régression (canon 5).

32Les Quatorze canons sont aussi une clé de lecture pour d’autres œuvres (préludes, Offrande musicale, etc.). De fait, l’intertextualité qui lie cette œuvre aux Variations Goldberg n’est pas seulement thématique, les deux œuvres relèvent d’une même logique combinatoire. Le canon 10 nous fournit ainsi une des clés de lecture, per ligaturas (par combinaison et fusion des séquences-variations), des Variations Goldberg.

L’implicite dans le langage musical : l’exemple de l’air « When i am laid in earth » extrait de l’opéra Dido and Aeneas de H. Purcell

33L’opéra Dido and Aeneas est une réécriture, au prisme de la Restauration anglaise, du chant iv de l’Énéide de Virgile consacré aux amours de Didon et Énée. L’air de la lamentation de Didon, « When I am laid in earth », et le récitatif qui le précède, « Thy hand, Belinda », extraits de l’opéra baroque Dido and Aeneas (1689), Z. 626, composé par Henry Purcell sur un livret de Nahum Tate, présentent un support linguistique explicite qui permet de corroborer l’existence d’un implicite purement musical. L’analyse du récitatif et du lamento est axée sur la mise en évidence d’un implicite dans le langage musical, dont l’étude s’appuie sur les notions d’explicite et d’implicite linguistiques, ses visées pragmatiques et ses enjeux interprétatifs.

34La dimension poétique, moteur premier de l’œuvre, est certainement l’un des facteurs qui ont contribué à masquer l’explicite linguistique de la parole de Didon dans le récitatif « Thy hand, Belinda ». Dans l’imaginaire collectif, le langage poétique est souvent perçu comme métaphorique. C’est sans doute ce qui motive les interprétations modernes à proposer une représentation purement psychologique et immatérielle de la mort. Ainsi, lorsqu’elle prononce les mots « death invades me, / Death is now a welcome guest », Didon sentirait son souffle vital l’abandonner. Le registre de la poésie lyrique n’est cependant qu’un élément, si important soit-il, constitutif du genre de la tragédie auquel appartiennent le récitatif et le lamento. À l’inverse, si l’on considère que le verbe tragique est par essence performatif, il faut comprendre performatif au sens large de « qui agit par la parole », ou plus précisément dans l’opéra, « qui agit par le chant », alors Didon n’exprime pas un état psychologique dysphorique mais invoque explicitement le personnage de la Mort sur scène. Cet explicite linguistique implique, au niveau dramaturgique, que les paroles prononcées par Didon fonctionnent comme une didascalie interne indiquant l’entrée en scène du personnage de la Mort à la fin du récitatif.

35Le thème du furor, ressassement obstiné de la douleur éprouvée par l’héroïne tragique, et qui arrive ici à son paroxysme, conditionne le choix d’un dédoublement du personnage de Didon. De fait, le furor ne relève ni du psychologique ni des passions. Il est voulu et agi et c’est en étant maîtresse d’elle que Didon opère un dédoublement conscient qui la place en rupture avec l’humanité (le dédoublement peut être perçu comme une variation sur le thème baroque du miroir). La Mort doit être perçue comme un autre soi-même logiquement déshumanisé, une mise en abyme de la monstruosité du héros furieux dans une enveloppe humaine.

36Nous formulons ainsi l’hypothèse qu’il n’y a pas une mais deux voix chantées dans le lamento et cela même si le manuscrit ne fait figurer qu’une seule voix chantée notée.

37C’est la basse obstinée, formule mélodique présente de manière récursive dans le lamento, qui est porteuse d’un implicite. Fonctionnant comme une convention musicale, elle est l’indice textuel d’une seconde voix chantée, implicite, que l’on aurait volontairement omis de noter pour des raisons historiques et esthétiques, l’implicite participant d’un jeu des apparences d’essence baroque.

38Cette interprétation du lamento s’accompagne d’effets pragmatiques et de gains interprétatifs dus au dédoublement de la voix principale et à la superposition des deux langages, le verbal et le musical. Au niveau pragmatique, on met l’accent sur la volonté de susciter l’adhésion en construisant des représentations figuratives chez le spectateur par le biais, notamment, de la métaphore musicale de la descente aux Enfers, et par la figure de l’oxymore, transposition linguistique et musicale de l’opposition scénique entre le personnage de Didon et le personnage de la Mort.

39Le moteur premier de cette thèse est une hypothèse de lecture du texte musical baroque : nous avons constaté que les variations, les structures sur basse obstinée ainsi que des pièces relevant d’un jeu musical, pour ne citer que les types de textes les plus fréquemment rencontrés, permettaient deux niveaux de lecture. Ainsi coexistent une première lecture, littérale, qui consiste à jouer ce qui est écrit sur la partition, et une seconde lecture, qui consiste à interpréter le texte de manière à en extraire un contenu implicite (des voix non notées), ou à interpréter le texte selon un procédé de lecture combinatoire. Parallèlement à cette hypothèse innovante, et à l’exception de la seconde partie constituée essentiellement de textes musicaux et d’enregistrements audio, c’est notre méthode d’analyse du texte musical qui occupe une place déterminante dans ce travail de recherche. Nous l’avons pensée dans l’objectif de défendre nos hypothèses de lecture du texte musical et il s’avère, in fine, que ses possibilités interprétatives peuvent s’étendre à un répertoire d’œuvres non modifiées au-delà de nos hypothèses et du répertoire baroque.


Date de mise en ligne : 28/06/2019

https://doi.org/10.3917/etr.941.0169

Notes

  • [1]
    Thèse de doctorat en sciences du langage et en sciences humaines (composante musicologie), préparée dans le cadre d’une cotutelle internationale entre l’université Côte d’Azur et l’università degli Studi di Ferrara (Italie), soutenue à la Faculté des lettres, arts et sciences humaines de Nice Sophia Antipolis, le 24 novembre 2017 (664 p.). Membres du jury : Mmes et MM. les professeurs Geneviève Salvan (directrice de thèse, professeur de langue française et stylistique à l’université Côte d’Azur), Marco Mangani (codirecteur de thèse, professeur de musicologie à l’università degli Studi di Ferrara), Xavier Bisaro (professeur de musicologie à l’université François Rabelais de Tours), Marc Bonhomme (professeur émérite de linguistique française à l’université de Berne, Suisse), Anna Jaubert (professeur émérite de langue française et stylistique à l’université Côte d’Azur) et Jean-François Trubert (professeur de musicologie à l’université Côte d’Azur).

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