Notes
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[*]
Aurore Dumont, doctorante en philosophie et sciences sociales à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Paris, prépare une thèse sur Paul de Tarse dans la philosophie contemporaine. Ce texte est issu de la communication donnée le 30 mai 2014 à l’occasion du colloque international Paul Ricœur, herméneutique et Asie, qui s’est tenu à Tapei (Taiwan).
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[1]
Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 7.
-
[2]
Paul Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 147.
-
[3]
Ibid., p. 148.
-
[4]
Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 19.
-
[5]
Paul Ricœur, « “La philosophie politique d’Eric Weil” » (1957), repris dans Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 95-114, notamment p. 108-109.
-
[6]
Ibid., p. 98.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Paul Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », rapport présenté en 1958 au Congrès du Christianisme social, p. 89, publié in Christianisme social 66 (1958), p. 452-463, repris dans Autres Temps, Cahiers d’éthique sociale et politique 76-77 (2003), p. 79-89.
-
[9]
Paul Ricœur, « Le droit de punir », Cahiers de Villemétrie 6 (1958), p. 2-21.
-
[10]
Paul Ricœur, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », Christianisme social 55 (1947), p. 320.
-
[11]
Paul Ricœur, « Le problème de la violence », Foi et éducation 40 (1957), p. 8.
-
[12]
P. Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », art. cit., p. 79.
-
[13]
Ibid. Paul Ricœur pointe en ces termes la tension politique qui habite le corpus néotestamentaire : « Il est d’une importance décisive pour une interprétation chrétienne de l’État que les écrivains du Nouveau Testament nous aient légué non pas une mais deux lectures de la réalité politique ; l’une, celle de saint Paul, qui tend à une difficile justification, l’autre, celle de saint Jean, à une méfiance tenace. Pour l’une, l’État c’est la figure du “magistrat” ; pour l’autre, c’est la figure de la “bête” ».
-
[14]
P. Ricœur, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », art. cit., p. 323.
-
[15]
Ibid., p. 320.
-
[16]
Ibid., p. 325. Les italiques sont de l’auteur.
-
[17]
Ibid. Les italiques sont de l’auteur.
-
[18]
Ibid., p. 322.
-
[19]
Paul Ricœur, Histoire et vérité, 3e éd. augmentée de quelques textes, coll. « Esprit », 1967, réédition Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
-
[20]
Ibid., p. 17.
-
[21]
Ibid., p. 13.
-
[22]
Paul Ricœur, « État et violence » (1957) in Id., Histoire et vérité, op. cit., p. 278-293.
-
[23]
Ibid., p. 281.
-
[24]
Ibid., p. 282.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid., p. 283.
-
[27]
Ibid., p. 280.
-
[28]
Oscar Cullmann, Dieu et César. Le procès de Jésus. Saint Paul et l’Autorité. L’Apocalypse et l’État totalitaire, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956.
-
[29]
P. Ricœur, « État et violence », op. cit., p. 282 et pour une première formulation : Id., « Le problème de la violence », art. cit., p. 10.
-
[30]
Ibid., p. 285 et pour une première énonciation : Id., « Le problème de la violence », art. cit., p. 13.
-
[31]
Pour une relecture ultérieure au moyen de ces catégories : P. Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », art. cit., p. 80.
-
[32]
Paul Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », in Id., Histoire et vérité, op. cit., p. 128-149.
-
[33]
P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 9.
-
[34]
P. Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », op. cit., p. 129.
-
[35]
P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 19.
-
[36]
P. Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », op. cit., p. 130.
-
[37]
Ibid., p. 141.
-
[38]
Ibid., p. 136.
-
[39]
P. Ricœur, « “La philosophie politique” d’Eric Weil », in Id., Lectures 1, op. cit., notamment p. 95-96.
-
[40]
Ibid., p. 104.
-
[41]
P. Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », in Id., Histoire et vérité, op cit., p. 141.
-
[42]
Ibid., p. 143.
-
[43]
Ibid., p. 144.
-
[44]
À cet égard, la dernière page de Paul Ricœur, « “La philosophie politique” d’Eric Weil », in Id., Lectures 1, op. cit., p. 114 est particulièrement éclairante.
-
[45]
Voir sur ce point, P. Ricœur, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », art. cit.
-
[46]
Dans le même sens, P. Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », art. cit., p. 88.
1Si chacun sait que la philosophie morale tient une place importante dans l’œuvre de Paul Ricœur, en revanche la place qu’y occupe la philosophie politique est moins connue, ses contours sont moins clairs et moins distincts. Et pour cause ; ainsi que Pierre-Olivier Monteil l’observait il y a peu dans l’ouvrage qu’il consacre à la dimension politique de – et dans – la philosophie de Ricœur, il s’agit là de « l’une des préoccupations à propos desquelles se manifestent chez lui sans doute le plus franchement la méthode et le style d’une philosophie qui privilégie le mode fragmentaire [1] ». En effet, à la différence de thèmes traités de manière résolue et continue, comme la psychanalyse ou l’histoire pour ne citer que ces domaines, la philosophie politique de Ricœur se donne à lire à travers des textes nombreux mais épars, des écrits de circonstances parfois, appartenant à des périodes distinctes le plus souvent, ce qui peut conduire à considérer cet aspect de son travail comme ayant fait l’objet d’éclipses. Or, une telle pensée est bien présente dans l’œuvre, des textes dispersés en attestent, de même que l’autobiographie intellectuelle, ou encore les remarques éparpillées de-ci de-là qui disent la présence, l’articulation avec une philosophie morale et la nécessité d’une pensée politique.
2Il est cependant un texte que les commentateurs, ainsi que Ricœur lui-même, considèrent comme paradigmatique : c’est « Le paradoxe politique », article publié en 1957 dans la revue Esprit à la suite de l’entrée des chars soviétiques à Budapest dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie. Dans ce texte, Ricœur traite du politique comme sphère autonome par rapport à l’économique, et du mal spécifiquement politique. Les références qu’il mobilise sont pour ainsi dire toutes philosophiques. Le politique y est saisi à travers deux triades traduisant le paradoxe qui l’anime, cette tension entre la rationalité et l’irrationalité qui l’habite sans qu’aucun des deux pôles puissent prendre le dessus sur son opposé. À Aristote, Rousseau et Hegel d’un côté s’opposent Platon, Machiavel et Marx de l’autre. À la raison, la visée pour le bien, la fiction du contrat, la réalisation de l’homme dans son existence politique autorisée par l’État répondent la déraison, les passions du pouvoir, le mensonge et la violence. Dans ce texte, fondateur et matriciel, nulle référence à saint Paul.
3Or, pour paradigmatique et représentatif qu’il soit d’une orientation que prendra la dimension politique de sa philosophie, « Le paradoxe politique » ne débute pas la réflexion politique de Ricœur. Il la poursuit, ce qu’une observation faite en 1995 dans La critique et la conviction indique si besoin en était : « il est vrai, écrit Ricœur, que c’est de ce premier texte qu’a procédé la suite de mes réflexions en philosophie politique [2] », réflexions qui prendront le chemin d’une distinction par rapport à la sphère économique et sociale d’abord, puis dans les années 1990 vis-à-vis du « juridique et au plan de la moralité [3] ». Or, dans les textes politiques qui précèdent « Le paradoxe politique », et dans une moindre mesure dans les textes qui suivent, saint Paul et le chapitre 13 de l’Épître aux Romains apparaissent souvent à l’appui de cette réflexion politique. D’où une question simple : à quel titre ? Quel rôle ce chapitre paulinien joue-t-il dans la philosophie politique de Paul Ricœur ? Quelle fonction cette référence récurrente occupe-t-elle ? Comment articuler saint Paul aux deux triades aristotélisante et platonisante du politique ? En somme, quelles figurations du politique saint Paul incarne-t-il dans la philosophie politique que Ricœur développe dans les années 1950-1960 ?
4L’hypothèse défendue ici est la suivante, et l’honnêteté oblige à dire qu’elle rejoint – bien que par des chemins différents – celle que Pierre-Olivier Monteil développe dans son livre déjà évoqué. Comme lui donc, nous considérons que la réflexion politique de Ricœur « procède centralement d’une réflexion sur le mal, sous l’aiguillon des totalitarismes et des tragédies du xxe siècle [4] ». La présence de Rm 13 n’atteste pas d’un ancrage religieux dans la pensée philosophique morale et politique de Ricœur, comme agie par la morale chrétienne, mais bien davantage d’une dimension agissante de la référence qui, de par l’action qu’elle permet, donne une signification à sa présence dans l’œuvre.
5Tout comme ses textes politiques, la référence à Rm 13 est éparpillée dans les écrits de Ricœur et sa signification appelle une rapide reconstruction.
Petite typologie de Rm 13 dans l’œuvre de Ricœur : une référence à la croisée d’une multitude de problèmes
6En 1947, en 1957 et en 1958 à différentes reprises, puis dans Histoire et vérité, Ricœur introduit dans son œuvre la figure de Paul. Pas n’importe quel Paul mais celui de l’Épître aux Romains et de son célèbre chapitre 13 consacré aux relations entre les membres de la communauté de Rome et le pouvoir impérial. Quand le fait-il ? À l’occasion de quelles problématiques ? La question est en effet moins une affaire de chronologie et de succession d’usages qui se substitueraient les uns aux autres, que d’approfondissement d’une réflexion motivée par l’expérience totalitaire et par la question du mal. Il le fait quand, s’adressant à des éducateurs, il interroge les « sources de la violence légitime dans la sphère politique ». Circonstance importante pour un auteur qui retient du travail d’Eric Weil (La philosophie politique) la dimension pédagogique de l’État, le fait qu’il soit un éducateur. Car l’État n’est pas que violence, ou pouvoir, il est aussi éducateur [5]. Or, écrit Ricœur en 1957 « l’éducateur est au point de suture de la morale et de la politique [6] ». Quant à l’éducation, elle réalise une tâche singulière par opposition à la loi morale : « alors que la loi morale condamne les passions, l’éducation les corrige, les redresse positivement, en prenant appui sur elles ». Citant Weil à l’appui de l’analyse, il poursuit avec lui l’examen de ce que l’éducation réalise de singulier : « si donc le bien doit être réalisé, il ne pourra l’être qu’au moyen du mal [7] ». Ricœur croise également Romains 13 quand il relie les « aventures de l’État » afin de trouver un moyen de « rendre l’État possible, selon sa destination propre, dans cet intervalle précaire entre les passions des individus et la prédication de l’amour réciproque, qui pardonne et rend le bien pour le mal [8] ». Il le fait également lorsqu’en 1958 il revisite les fondements du droit de punir [9].
7Plus largement, sa référence à Romains 13 est en lien avec le contexte, en l’occurrence le nazisme et la nécessité après l’expérience totalitaire pour les chrétiens de redécouvrir, contre Luther, que « la vie sociale et politique est le lieu de leur responsabilité aussi bien que la vie intérieure et que leurs rapports privés [10] ». En lien également avec le mal politique, en reprenant ce « fait étrange » que l’« existence politique de l’homme est gardée et guidée par une violence, la violence étatique, qui a les caractères d’une violence légitime [11] ». Ou encore, comme manière d’assumer une lecture de la réalité politique écrite sous le signe d’une « difficile justification » et non de la « méfiance » [12] comme c’est le cas dans le livre de l’Apocalypse [13].
8Trois articles de Ricœur permettent de mieux saisir la portée du moment Romains 13 dans son œuvre politique et morale.
Répliquer au totalitarisme ou Rm 13 pour répondre à la crise de la responsabilité politique
9Paul Ricœur recourt en premier lieu de manière vraiment significative à Rm 13 quand il pense à la crise de la démocratie, sous la double modalité d’une « crise de croissance » et d’une « crise de la décadence », laquelle est une « crise totalitaire » [14]. Ricœur débute en effet son article de 1947, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », par ces mots peu connus et qui résonnent comme un programme :
L’effroyable drame du nazisme, qui n’a reçu en 1945 qu’une solution militaire, mais qui se trouve d’une façon larvée et souterraine dans la vie politique de toutes les nations a rappelé aux chrétiens ce qu’ils n’auraient jamais dû oublier : que la vie sociale et politique est le lieu de leur responsabilité aussi bien que la vie intérieure et que les rapports privés ; bien des chrétiens sont responsables par omission, dans le grand combat pour une société et un État habitables par l’homme, parce qu’ils ont déserté leur tâches politiques et ont envoyé “au diable”, au sens propre du mot – les questions que posent le travail, l’argent, la propriété, le pouvoir, la liberté. Il importe que les chrétiens pensent et vivent les valeurs politiques les moins indignes de leur vocation chrétienne. [15]
11Au principe de la rencontre de Ricœur avec Rm 13 se trouve une défense de la démocratie contre ce qui la menace, notamment la « crise totalitaire » que Ricœur définit comme « en chaque homme la destruction du citoyen responsable et actif qui est le fondement de la démocratie [16] ». Une destruction qui provient du dedans de l’homme et non du dehors, du dedans de « chaque homme qui démissionne de sa liberté positive et renonce à sa liberté négative et défensive, pour se prostituer aux démons du pouvoir central [17] ». Est en jeu la conviction d’une nécessaire articulation, et non une relation d’indifférence, entre les chrétiens comme citoyens (et non l’Église et l’État) et une forme particulière d’organisation du pouvoir. La démocratie comprise comme « pratique ». Contre le marxisme notamment, Ricœur défend la démocratie et soutient qu’elle n’est pas une idéologie mais « d’abord une pratique, c’est-à-dire une action, un combat, un “drame” au sens propre du mot [18] ».
12Huit ans plus tard, dans Histoire et vérité [19], la référence à saint Paul, citation ou allusion, est relativement récurrente et ne se limite pas à Rm 13. Nous nous arrêterons en dernier lieu sur deux textes particulièrement significatifs. Ouvrage à part, Histoire et vérité exprime un souci manifeste pour l’unité. En ce sens textes philosophiques et textes théologiques s’opposent moins qu’ils n’éclairent d’un jour différent un même problème. Dans le cas de la référence à saint Paul, c’est d’abord l’autorité, c’est-à-dire « la tentation, le piège des passions du pouvoir [20] », qui est en question dans l’article « État et violence » ; l’autorité comme problème pratique, d’où l’appartenance de ce texte à la section du livre consacrée à la « vérité dans l’action historique ». Avec « L’image de dieu et l’épopée humaine », où Rm 13 est également mis à contribution, se pose en revanche l’affirmation comme « conviction de l’unité finale du vrai [21] ». Pris à la fois au plan épistémologique et au plan pratique qui distribue l’ouvrage, Rm 13 est ainsi passible d’une double lecture, tant historique et concrète qu’eschatologique et inscrite dans une logique de l’espérance qui cependant diffère toute synthèse. La théorie paulinienne du magistrat colle à cette histoire subie et réalisée, inscrite à la fois dans l’ambiguïté des événements et dans la perspective de progrès associée à la structure. Dans les deux cas, l’interprétation que Ricœur donne de Rm 13 s’inscrit dans la filiation d’une herméneutique des symboles compris comme objets d’une interprétation marquée par le double sens.
État et violence [22], Rm 13 comme énigme
13« État et violence » lie explicitement Rm 13 à une problématique à la fois politique et morale. En effet, la référence paulinienne intervient alors que Ricœur, après avoir constaté l’échec de la philosophie grecque à articuler ces « deux modèles de perfection », philosophique et politique, puis souligné le dépassement de l’opposition action/contemplation dans le christianisme primitif par l’élévation en « idéal pratique » de l’amour du prochain, pointe la transformation qui en est découlée du problème politique en énigme. Si en effet l’amour du prochain est un idéal pratique, comment alors rendre compte de la violence inhérente à l’État ? Comment comprendre que ce qui constitue par excellence l’État comme problème soit son caractère pénal, autrement dit le fait qu’il punisse ? Se trouve en question la place du politique dans une sphère pratique divisée par l’injonction de ne pas résister au méchant. En ce sens, Rm 13 est un texte d’origine, si l’on peut dire : il fournit le point de départ d’une réflexion sur le mal politique de l’exercice du pouvoir.
14Rm 13 offre une lecture de la tâche de l’État qui se résume à sa fonction punitive. En découle une série d’asymétries entre l’amour et la justice, le magistrat et le frère, l’autorité et la soumission [23]. Dans « État et violence », Rm 13 manifeste un problème d’unité politique à caractère pédagogique entre une pédagogie de la justice et une pédagogie de l’amour [24]. Le terme d’institution introduit par Paul est la traduction de cette aporie [25]. Nécessité sémantique extérieure à la prédication de la Croix, le terme d’institution exprime l’aporie de la congruence aperçue mais non réalisée entre les deux pédagogies. De manière connexe se pose avec Rm 13 la question de l’appartenance de l’État à l’économie du salut, à quoi Ricœur osera une réponse en 1960 au moyen du terme d’institution. Mais en 1957, le point de tension, le paradoxe découvert par Paul qu’il s’agit de porter au jour comme tel, c’est le statut problématique, énigmatique même, de l’État dans l’histoire des hommes en tant qu’il s’inscrit dans « une histoire irréductible à celle du salut, une histoire qui conserve le genre humain sans le sauver, qui l’éduque sans le régénérer, qui le corrige sans le sanctifier [26] ». Pour théologiques qu’ils puissent être aussi, il n’en demeure pas moins que les termes de ce paradoxe légué par Paul résonnent au lendemain de la fin de la Seconde Guerre mondiale et en pleine guerre froide. Leur portée politique ne saurait être étouffée ou réduite au motif que c’est saint Paul qui fait rebondir au plan politique la scission pratique introduite par l’« éthique de la non-résistance et du sacrifice [27] ». La question n’est rien moins que celle de la place et de la destination de la politique dans la vie humaine. Le recours à une lecture mythique rend compte de Rm 13 comme énigme et permet de déplacer l’accent de son interprétation de la réponse vers la question.
15C’est dans cette perspective qu’il faut remarquer que ce que Ricœur retient de Rm 13 dans « État et violence » est explicitement médiatisé par l’exégèse biblique. Ici, à la différence des articles évoqués, et sur des points essentiels, Ricœur lit Paul avec Oscar Cullmann, auteur en 1956 d’un Dieu et César au sous-titre évocateur, Saint Paul et l’Autorité. L’Apocalypse et l’État totalitaire. Le projet de Cullmann est de montrer qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre les différents textes néotestamentaires qui développent la thématique des relations de l’Église au pouvoir politique. C’est un même mouvement de lutte contre la tentation totalitaire qui parcourt ces textes. Dans son livre, Cullmann met en avant la dimension mythique à l’œuvre dans le langage de l’apôtre [28]. Il émet l’hypothèse, reprise ici par Ricœur, que Rm 13 est un « mythe démonologique ». Un mythe donc et non une explication. Paul donne ainsi à voir une énigme et non une solution, une « prise de conscience » et non un problème résolu [29]. De là vient la « valeur chiffrée » que Ricœur souligne à travers la référence aux « puissances », au monde apocalyptique, arrière-plan des énoncés pauliniens.
16Lire Rm 13 en tant que mythe démythologisé ouvre une perspective nouvelle dans l’interprétation : en effet, sous cet angle, la problématique classique de la soumission s’efface au bénéfice d’un accent désormais mis sur l’ambivalence constitutive du pouvoir. Car écrit Ricœur :
Ce qui importe dans cette conception des “puissances célestes”, c’est la manifestation par leur moyen de l’ambiguïté de l’État, de sa “tension temporelle” […] ; à travers le langage démonologique, quelque chose passe que nous n’aurions peut-être pas remarqué sans cela ; “l’institution” devient le siège d’une dialectique interne ; l’ordre n’est pas une chose tranquille et de tout repos ; l’ordre vibre ; “l’ordre” est une “puissance” ; la dimension mythique de la puissance rend inquiétante la dimension rationnelle de l’ordre ; à travers la soi-disant explication par les démons, l’État apparaît comme une réalité instable dangereuse : pas simplement instituée mais destituée-restituée, à la fois dépassée et retenue ; cela, la démonologie le montre mythiquement, en ayant l’air de l’expliquer [30].
18C’est à partir de la lecture de Cullmann que Ricœur emploie un lexique politique élargi aux notions d’ordre, de puissances et d’institution, et qu’il déploie les possibles d’une taxinomie nouvelle [31].
L’image de Dieu ou Rm 13 marqué du sceau de l’utopie
19En 1960, Ricœur publie dans la revue Christianisme social un texte intitulé « L’image de Dieu et l’épopée humaine [32] » repris dans la seconde édition du recueil Histoire et vérité, dans la première partie de l’ouvrage consacrée à la « vérité dans la connaissance de l’histoire », dont l’objet est celle d’une « signification finale ou totale de l’histoire [33] ». Audacieux, cet article réalise une interprétation amplifiante du verset de Genèse 1,27 « faisons l’homme à notre image », symbole lu dans une perspective pré-augustinienne, en suivant la lecture qu’en donnait les Pères, notamment Irénée de Lyon, mais aussi par opposition avec le néoplatonisme et, en creux, avec la tradition protestante ultérieure. Tout l’enjeu de cette reprise réside dans la compréhension de l’homme qu’elle propose, à savoir celle d’un « être à la fois personnel et communautaire à peine inférieur à un dieu [34] », déclare Ricœur. Ce texte, comme d’autres du même recueil, témoigne ouvertement de l’insertion d’un « moment eschatologique [35] » dans la réflexion philosophique.
20Rm 13 est présent dans les deux parties qui structurent l’article, lequel réplique à l’aporie du mal hors de tout gnosticisme et de toute théodicée, à la fois quand il s’agit de la déchéance des trois passions fondamentales de l’avoir, du pouvoir et du valoir issues du Kant de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, et lorsqu’il s’agit de « l’élan de rédemption » qui les concerne pour Ricœur aussi y compris au plan collectif. C’est là un double pas que Kant ne franchissait pas.
21L’enjeu auquel la référence à Rm 13 obéit et répond est celui de la place du mal dans la sphère du pouvoir, étant entendu que Ricœur défend ici une conception dynamique du mal par rapport à la grâce où le mal est « un mal qui n’est pas à retrancher ou la grâce à ajouter à la création ; c’est plutôt notre idée de création qu’il faut enrichir jusqu’à lui faire englober et la méchanceté du mal et la gratuité de la grâce [36] ». Péricope par excellence épique, Rm 13 se prête à cette lecture [37] qui, prenant en charge le mal politique, en assume également un dépassement au moyen de la visée initiale de l’institution dont il témoigne. Dépassement qui ne s’effectue pas sur le même plan, car si le mal concerne les « autorités », les « puissances démoniaques », soit tout le langage mythique à travers lequel saint Paul exprime et désigne le pouvoir comme aliénation [38], l’utopie de la rédemption, elle, concerne « l’institution », « l’État » comme le dit aussi Ricœur. Mot qui n’est pas paulinien mais qui traduit une lecture de Rm influencée par celle de La philosophie politique d’Eric Weil. Disant cette fois-ci « État » et non « politique » – que ce soit le ou la politique – Ricœur atteste du sens que l’institution politique (en tant qu’instituée de Dieu) possède pour la communauté historique, ou pour mieux dire, que l’État, qui n’est pas premier mais advient (postérieur qu’il est à la communauté), possède in fine un sens pour la communauté historique qu’il organise [39]. Car, en 1957, Ricœur retenait de l’État selon Weil que « c’est seulement en lui que la communauté – qui est histoire – fait son histoire et contribue à l’histoire universelle de manière consciente [40] ». Ricœur retient ici de Rm 13 la « fonction » de l’institution, une fonction dont la visée est le bien. Téléologiquement, la théorie paulinienne du magistrat éclaire un autre aspect de l’autorité, ce que traduit son lexique :
Tous ces mots : institution, ordre, bien, fonction, se situent au niveau de ce que j’appelais tout à l’heure le collectif humain. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut-il dire que Gengis Khan, Napoléon, Hitler, Staline ont été personnellement investis par une sorte d’élection de droit divin ? Non, cela veut dire, je crois, que là où l’État est État, à travers ou malgré la méchanceté du titulaire du pouvoir, quelque chose fonctionne qui est bon pour l’homme. Je prends ce crédit fait à l’État comme un pari. C’est le pari qu’au total l’État – à travers et malgré la méchanceté des individus au pouvoir –, l’État est bon [41].
23Sans oublier la « coïncidence originelle » du mal avec le bien, Ricœur assume là une lecture de Paul inscrite sous le signe de « l’utopie » [42], une lecture thématiquement inscrite, on le rappelle, dans l’ordre de la « vérité dans la connaissance historique » et non dans celui de l’action. Outre l’arrivée de ce thème sous sa plume, ce que l’utopie vient apporter c’est un sens, une signification et une direction à l’existence même de l’État. Mais Paul et Rm 13 partagent cette dimension utopique, « vitale pour le destin même de la politique » avec d’autres qui tous à leur manière rappellent ce que Ricœur soulignait déjà en 1947, à savoir que « l’État n’est que pour conduire les hommes à la liberté et à l’égalité [43] », autres noms du bien en politique. La perspective utopique de saint Paul découverte par Ricœur supporte elle aussi le souci de l’unité entre histoire et vérité. Tout comme au plan des puissances démoniaques Paul entre en résonance avec Machiavel, au plan de la visée il rejoint Aristote. La lecture ricœurienne de Rm 13 rejoint ainsi, quant au fond, ses textes concomitants strictement politiques, non marqués de morale chrétienne [44].
24Lecteur de Rm 13, Ricœur joue des différentes harmoniques du texte. C’est abordé sous d’autres angles que ce texte revient sous sa plume, repris et approfondi au fil des questionnements. Le Paul de Rm 13 relève ainsi à sa manière, croyons-nous, des deux triades du paradoxe politique que Ricœur dessinait. Il ne s’y substitue pas mais offre au plan du mythe et du symbole, toujours passible de double sens, l’occasion d’une herméneutique du pouvoir. Dans la sphère du politique, il vient dire la « surimpression de l’historique sur l’originaire », tout comme dans la sphère morale il exprime la tension qui habite le même homme, qui en sa qualité de magistrat punit tandis qu’en sa qualité de frère il aime. Toujours inscrit dans la perspective d’une lecture engagée, Rm 13 vient dire que l’on ne peut envoyer « au diable » ce qui a été instituée par Dieu sauf à ce que les citoyens démissionnent et qu’à nouveau la politique occupe une place qui n’est pas sa juste place [45], une place « élevée, mais pas suprême [46] ».
Notes
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[*]
Aurore Dumont, doctorante en philosophie et sciences sociales à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Paris, prépare une thèse sur Paul de Tarse dans la philosophie contemporaine. Ce texte est issu de la communication donnée le 30 mai 2014 à l’occasion du colloque international Paul Ricœur, herméneutique et Asie, qui s’est tenu à Tapei (Taiwan).
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[1]
Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 7.
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[2]
Paul Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 147.
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[3]
Ibid., p. 148.
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[4]
Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 19.
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[5]
Paul Ricœur, « “La philosophie politique d’Eric Weil” » (1957), repris dans Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 95-114, notamment p. 108-109.
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[6]
Ibid., p. 98.
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[7]
Ibid.
-
[8]
Paul Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », rapport présenté en 1958 au Congrès du Christianisme social, p. 89, publié in Christianisme social 66 (1958), p. 452-463, repris dans Autres Temps, Cahiers d’éthique sociale et politique 76-77 (2003), p. 79-89.
-
[9]
Paul Ricœur, « Le droit de punir », Cahiers de Villemétrie 6 (1958), p. 2-21.
-
[10]
Paul Ricœur, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », Christianisme social 55 (1947), p. 320.
-
[11]
Paul Ricœur, « Le problème de la violence », Foi et éducation 40 (1957), p. 8.
-
[12]
P. Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », art. cit., p. 79.
-
[13]
Ibid. Paul Ricœur pointe en ces termes la tension politique qui habite le corpus néotestamentaire : « Il est d’une importance décisive pour une interprétation chrétienne de l’État que les écrivains du Nouveau Testament nous aient légué non pas une mais deux lectures de la réalité politique ; l’une, celle de saint Paul, qui tend à une difficile justification, l’autre, celle de saint Jean, à une méfiance tenace. Pour l’une, l’État c’est la figure du “magistrat” ; pour l’autre, c’est la figure de la “bête” ».
-
[14]
P. Ricœur, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », art. cit., p. 323.
-
[15]
Ibid., p. 320.
-
[16]
Ibid., p. 325. Les italiques sont de l’auteur.
-
[17]
Ibid. Les italiques sont de l’auteur.
-
[18]
Ibid., p. 322.
-
[19]
Paul Ricœur, Histoire et vérité, 3e éd. augmentée de quelques textes, coll. « Esprit », 1967, réédition Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
-
[20]
Ibid., p. 17.
-
[21]
Ibid., p. 13.
-
[22]
Paul Ricœur, « État et violence » (1957) in Id., Histoire et vérité, op. cit., p. 278-293.
-
[23]
Ibid., p. 281.
-
[24]
Ibid., p. 282.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ibid., p. 283.
-
[27]
Ibid., p. 280.
-
[28]
Oscar Cullmann, Dieu et César. Le procès de Jésus. Saint Paul et l’Autorité. L’Apocalypse et l’État totalitaire, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956.
-
[29]
P. Ricœur, « État et violence », op. cit., p. 282 et pour une première formulation : Id., « Le problème de la violence », art. cit., p. 10.
-
[30]
Ibid., p. 285 et pour une première énonciation : Id., « Le problème de la violence », art. cit., p. 13.
-
[31]
Pour une relecture ultérieure au moyen de ces catégories : P. Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », art. cit., p. 80.
-
[32]
Paul Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », in Id., Histoire et vérité, op. cit., p. 128-149.
-
[33]
P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 9.
-
[34]
P. Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », op. cit., p. 129.
-
[35]
P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 19.
-
[36]
P. Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », op. cit., p. 130.
-
[37]
Ibid., p. 141.
-
[38]
Ibid., p. 136.
-
[39]
P. Ricœur, « “La philosophie politique” d’Eric Weil », in Id., Lectures 1, op. cit., notamment p. 95-96.
-
[40]
Ibid., p. 104.
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[41]
P. Ricœur, « L’image de Dieu et l’épopée humaine », in Id., Histoire et vérité, op cit., p. 141.
-
[42]
Ibid., p. 143.
-
[43]
Ibid., p. 144.
-
[44]
À cet égard, la dernière page de Paul Ricœur, « “La philosophie politique” d’Eric Weil », in Id., Lectures 1, op. cit., p. 114 est particulièrement éclairante.
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[45]
Voir sur ce point, P. Ricœur, « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne », art. cit.
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[46]
Dans le même sens, P. Ricœur, « Les aventures de l’État et la tâche des chrétiens », art. cit., p. 88.