Frédéric Lenoir, Les métamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualité occidentale, Paris, Plon, 2003. 23 cm. 403 p. ISBN 2-259-19418-4. 20 €
1Dans cet ouvrage, le philosophe et sociologue Frédéric Lenoir propose une synthèse de nombreuses recherches contemporaines sur la « situation religieuse » de l’Occident. Présenté comme un essai, le livre ne prétend pas à l’exhaustivité. Il reprend les enquêtes et les recherches précédentes de l’auteur, pour lesquelles il a réalisé un grand nombre d’entretiens individuels qui forment la base empirique de son propos.
2De son projet découle d’abord la nécessité d’un parcours historique portant sur l’origine de la modernité. Il s’agit d’étudier l’émergence du sujet autonome et de l’individualisme religieux. Ensuite, Lenoir étudie le main stream de l’évolution religieuse actuelle, dont le New Age est un paradigme. Il ne néglige pas, néanmoins, les réactions à cette évolution que sont les différents fondamentalismes et mouvements sectaires.
I – La modernité et l’individu
3À la suite de P. Berger, Lenoir définit la sécularisation, comme un « processus par lequel des secteurs de la société et de la culture sont soustraits à l’autorité des institutions et des symboles religieux » (28). De la sorte, il s’agit d’un phénomène complexe, alliant l’émancipation de l’individu et de sa raison, la perte d’influence institutionnelle et culturelle des Églises, la privatisation du religieux.
4Pour Lenoir, le premier aspect de l’évolution moderne est un passage de l’hétéronomie à l’autonomie religieuse. L’individu n’est plus soumis aux normes du groupe, mais construit lui-même son « dispositif de sens », et adhère librement à la religion qu’il souhaite. On passe de la religion englobante à la religion personnelle (17). L’une des formes de cette émergence de l’individu est le projet des Lumières, qui est à la fois « l’émancipation de la raison à l’égard de la foi et celle de l’individu à l’égard de la tradition » (19 sq.).
5La démarche scientifique, en particulier, conduit au deuxième aspect de l’évolution religieuse moderne, qui est la « différenciation fonctionnelle ». On assiste à la spécialisation des institutions, et la religion se présente comme une sphère particulière de l’activité sociale, dépourvue de la possibilité d’englober les autres. Ce mouvement conduit en particulier à la séparation du politique et de la religion, et à la privatisation de cette dernière. De la sorte, en retour, la religion devient elle-même une affaire individuelle, libérée des contraintes collectives (25). Tel est l’esprit de la loi de 1905 sur la laïcité. La « laïcité apaisée » (Baubérot) relève de cette séparation du religieux et du politique, qui conduit également à la liberté religieuse.
6Lenoir rappelle cependant que la laïcité en France a le plus souvent une connotation antireligieuse et tend à voir dans la religion un danger pour la société et les individus, un facteur de guerre et d’obscurantisme. À l’inverse, aux États-Unis, la religion est considérée comme un facteur de modernité politique et « d’utilité publique ». La « religion civile » y est marquée par la séparation des Églises et de l’État, mais aussi par l’établissement d’une religion déiste, une sorte de plus petit dénominateur commun auquel chaque citoyen peut adhérer pour partager une foi commune. Sur cette base, proche de « l’essence de la religion » que les philosophes du xviiie siècle ont cherché à dégager par-delà les religions historiques, le pluralisme religieux peut être perçu comme une richesse (39).
7Le troisième aspect est le « désenchantement du monde ». Il s’agit de passer d’un univers à accueillir et à contempler à un monde à maîtriser, voire à fabriquer. Lenoir, pour sa part, mentionne le fait que les sociétés européennes ont remplacé la foi chrétienne par le mythe du progrès. « Les instruments de démystification et de désenchantement du monde (la raison critique, le politique, la science) ont à leur tour été mythifiés et enchantés. » Ainsi naît une « religion séculière » (195). Mais pour lui, c’est l’aspect de l’évolution moderne qui est actuellement le plus contesté. Alors que la raison critique, l’individualisme et la différenciation fonctionnelle demeurent valables dans les mentalités contemporaines, le mythe du progrès est actuellement remis en question.
8Lenoir rappelle un aspect assez fondamental dans cette évolution, qui permet de corriger certains discours de rejet mutuel entre « laïcs » et « cléricaux » : même si d’autres sources, comme l’Antiquité gréco-romaine, sont également à l’œuvre, la sécularisation correspond d’abord à une évolution interne du christianisme. C’est lui qui est à l’origine des concepts modernes de sujet et de personne. C’est ensuite seulement que l’individualisme religieux est absorbé par l’individualisme moderne (36). De même, la raison critique est issue de la foi chrétienne. Ainsi la modernité est en quelque sorte une mutation interne du christianisme, et tout discours opposant frontalement la foi et la modernité est en contradiction avec les simples constats à poser sur l’une et l’autre de ces réalités (201 sq).
II – L’ère du New Age
9Si nous en venons à présent à l’évolution plus récente, il convient d’abord de relever qu’elle consiste à désacraliser les instruments mêmes de la désacralisation moderne. C’est dire que la politique et la science ont perdu leur aura magique. Cela signifie également la perte de la foi en l’économie. En même temps, Lenoir constate une accélération de la rationalité instrumentale, de la raison critique et de l’individualisation : « L’ultramodernité, c’est en quelque sorte la modernité sans l’espérance qui l’a fait naître » (211).
10Il n’en demeure pas moins que la sécularisation s’accélère. Les institutions sont de plus en plus différenciées, la raison critique et l’individualisation n’ont jamais été aussi actives. La première modernité avait expulsé la transcendance hors de la sphère sociale. L’ultramodernité vide les structures juridiques, politiques et culturelles du religieux. On assiste à « l’expulsion de toute transcendance, de tout absolu, de tout caractère sacré ou intangible, qui tendrait encore à légitimer une institution ou une pratique » (216). Ainsi les institutions ne disposent plus de légitimité religieuse, que ce soit par l’intermédiaire d’une religion traditionnelle, ou en posant des objectifs et des fondements séculiers comme des absolus.
11Avec le reflux des grandes idéologies, la modernité est élargie à ce qu’elle avait d’abord disqualifié. Notre époque ne fait plus l’impasse sur la complexité de l’être humain, sa folie, son irrationalité, son imaginaire, son intuition, ses émotions, sa sexualité, son besoin de sacré. L’ultramodernité est certes agnostique en admettant l’aspect indécidable de Dieu. Mais le religieux redevient plausible, à l’instar d’autres aspects des cultures traditionnelles. En l’absence de foi dans la science, l’État et l’économie, il n’est ni un obscurantisme, ni un obstacle à l’émancipation des sociétés humaines. Selon les enquêtes, un Français sur deux affirme prier, méditer ou se recueillir. Ainsi apparaît le besoin d’intériorité, de rencontre intime avec le divin (338). De même, Lenoir relève les tentatives de réenchanter le monde. Il cite l’exemple de la croyance aux extra-terrestres, avatars des anges ou des maîtres invisibles, eux-mêmes héritiers du paganisme (351). L’objectif est de rendre le cosmos habité. Dans ces enquêtes, apparaît également le caractère obsolète des catégories croyants/non-croyants, car les individus croient plus ou moins, et les contenus sont infiniment variables d’un individu à l’autre. Le croire « flotte », se dissociant de l’appartenance (369).
12Il est frappant de constater que tant les pratiquants réguliers que les athées convaincus sont minoritaires en Europe et en Amérique du Nord. Les Européens, en particulier, ne sont ni incroyants ni engagés, mais se situent dans une zone intermédiaire. La présence de la religion y apparaît sous différentes formes : Lenoir cite, entre autres, la foi personnelle, les repères moraux et l’attachement culturel à une confession (43). La majorité est dans une forme de nomadisme spirituel, entre la foi et l’agnosticisme. Mais la quête spirituelle est individuelle, sans conformité à une tradition collective. Se développe une demande spirituelle hors des traditions bien repérées. Lenoir parle de zapping, d’instabilité, de nomadisme et de primat de l’immédiateté (92).
13Dès lors se pose également la question théorique de la définition de la religion. En effet, Lenoir critique Danièle Hervieu-Léger en disant que la référence à une lignée croyante ou à une tradition ne suffit pas à définir le religieux (224). De fait, il y a beaucoup de « sans-religion » qui se sentent pourtant « religieux » (227). En présence de l’individualisation du phénomène religieux, Lenoir pense qu’il faut cesser de voir dans la religion une réalité exclusivement collective, sociale ou traditionnelle. Il faut distinguer religion et religieux, pour faire place aux expressions purement individuelles du croire. Les définitions sociologiques, laissant les postures individuelles hors du champ d’étude, sont donc à compléter par une approche philosophique ou anthropologique du phénomène religieux.
14C’est pourquoi Lenoir utilise parfois « le croire » comme synonyme du religieux (225). Pour lui, le religieux renvoie à des contenus de croyances ou à des pratiques. Dès lors, il parle de surnaturel, de suprasensible, de croyance en différents niveaux de la réalité, sans supposer forcément la foi en Dieu ou en l’au-delà. De même, la religiosité ne conduit pas toujours à une pratique religieuse, mais relève d’une expérience en rapport avec cette réalité immatérielle. C’est, pour Lenoir, la définition minimale du religieux, à travers l’espace et le temps. Il faut pourtant rappeler que la religiosité de la majorité des individus s’exprime comme religion, c’est-à-dire comme inscription dans une tradition (230-235).
15Le mouvement qui est le plus en phase avec cette évolution, c’est le New Age. Pour le comprendre, il faut rappeler ses racines, qui plongent dans le romantisme. La tradition romantique considère l’être humain, le cosmos et le divin comme constituant « une harmonie, un ordre, une totalité infinie ». Cela va de pair avec « le désir de se relier à un cosmos vivant, peuplé d’êtres spirituels, d’entités élémentaires ou traversé par des forces invisibles » (233). L’objectif de l’être humain est d’expérimenter intérieurement cet Universum. La quête d’alternative à la société bourgeoise est patente. En particulier, la poésie permet de sortir d’un monde mécanique au profit de l’organique, de la vie, du spirituel, contribuant au réenchantement du monde contre la modernité marchande. Le mécanisme, qui voit le monde comme relation entre des rouages liés à des lois universelles, est récusé. Descartes, figure éminente de la modernité, est contesté. De même, cette mouvance représente une protestation contre le capitalisme émergent (257 sqq.).
16Si nous en venons à présent au New Age lui-même, il faut voir en lui l’expression paradigmatique de « la religiosité alternative holistique » (253). Le contexte de son émergence est la crise des sociétés occidentales qui aboutit aux mouvements de contestation des années 1960 (284). On peut faire remonter la naissance du mouvement à la création de l’Institut Esalen, où des artistes et des psychologues cherchent à relier les spiritualités orientales à la psychologie occidentale. Lenoir en dégage quelques thèmes caractéristiques : cosmos vivant, sens du sacré, écologie, recours aux spiritualités orientales et à la psychologie des profondeurs, relativisation de la logique classique, bricolage individuel, désir d’accomplissement de soi, lien interpersonnel et vie communautaire ouverte (285 sqq.). Au narcissisme spirituel apolitique des débuts succèdent aujourd’hui des formes plus politiques (altermondialistes ou écologiques) de religiosité alternative (304-305).
17Lenoir montre ainsi le caractère erroné de l’idée classique selon laquelle plus la modernité avance, plus la religion recule. Sa thèse centrale est qu’il n’y a pas d’opposition entre modernité et religion. Le religieux ne disparaît pas dans la modernité, mais se transforme à son contact (11).
III – Fondamentalismes
18On voit bien comment la nouvelle religiosité occidentale est marquée par l’acceptation de l’incertitude et du pluralisme (180). Or ces caractéristiques sont insupportables pour un certain nombre de contemporains. C’est ce qui explique le développement des communautarismes ou fondamentalismes au sein des grandes religions, et la floraison des sectes. Dans les deux cas, il s’agit de réactions à la modernité et à l’incertitude qu’elle génère (chap. 3 et 4). Ainsi Lenoir étudie les mouvements évangéliques et pentecôtistes, l’islamisme et l’émergence des « Nouveaux Mouvements Religieux ».
19Il indique quatre caractéristiques du mouvement évangélique : l’insistance sur la conversion, le zèle missionnaire, la référence constante à la Bible et la rigueur morale. Or ce mouvement a actuellement le vent en poupe. Il est au pouvoir aux États-Unis, et se diffuse largement dans le monde sous la forme du pentecôtisme. Celui-ci représente le plus grand mouvement de conversion du xxe siècle. Il réussit grâce à trois synthèses : d’un point de vue institutionnel, il joint l’individu et le groupe, offrant des certitudes et une dimension communautaire, sans institutionnalisation bureaucratique ; d’un point de vue doctrinal, il unit l’adaptation à chaque culture et le maintien d’une forme d’orthodoxie chrétienne ; enfin, il propose une extrême simplification, jusqu’à un credo minimaliste : « Jésus est la solution ». De la sorte, il est accessible aux consommateurs religieux du monde entier (84 sq.). De même, il correspond à la religiosité contemporaine en offrant une théologie du salut dès maintenant, sous la forme de la prospérité ou de la santé (58-59). D’un point de vue culturel, on rencontre en lui à la fois l’archaïsme d’une pensée magico-religieuse et l’hypermodernité, notamment en ce qui concerne les moyens de communication et les méthodes d’organisation de l’entreprise.
20Les problèmes que pose le pentecôtisme sont liés à sa manière de se séparer du « monde ». On peut parler de contre-culture tant que les représentants d’une telle conception sont minoritaires ; il faut parler de manichéisme quand ils approchent les sphères du pouvoir comme aux États-Unis (136-137).
21En ce qui concerne l’islamisme, Lenoir considère qu’il naît des défaites face à Israël et de l’échec des mouvements de libération et de développement arabes. Le fondamentalisme musulman est d’abord un nationalisme s’exprimant de manière religieuse. En ce sens, il fait suite aux colonisations qui ont empêché les élites arabes d’élaborer leur propre modernité. Elles se sont dès lors repliées sur leur patrimoine musulman. L’islam est ainsi mobilisé dans la résistance contre la modernité occidentale (122 sq.) Ce qui le caractérise, c’est surtout le refus d’une lecture historico-critique du Coran, établissant une hiérarchie entre ses différents textes. Pour Lenoir, Al-Qaida est un cas à part. En effet, cette organisation délégitime les instances nationales et régionales au profit de l’Oumma, composée de tous les individus musulmans. Dans cette perspective, le monde est un champ de bataille et le djihad planétaire. Renonçant à s’inscrire dans l’histoire, et donc dans la relativité et le compromis, Al-Qaida cherche plutôt à hâter la fin des temps (145 sq.).
22Le troisième mouvement de réaction contre l’évolution religieuse moderne est formé par les sectes. Ce qui les définit, c’est l’idée de la possession d’une vérité exclusive d’une part, et celle d’une forte séparation entre la communauté et le reste du monde d’autre part. Comme les fondamentalismes, les sectes cherchent à atteindre un maximum d’homogénéité entre la pensée et l’agir (175 sq.) Lenoir invite à ne pas définir les sectes par la dangerosité et la criminalité, alors qu’il s’agit d’une multitude de groupes très différents les uns des autres. Il se méfie de la notion de « manipulation mentale », telle qu’elle se présente dans la loi anti-sectes de 2001, dans la mesure où l’influence des sectes porte sur des individus consentants, dans le cadre de leur liberté de conscience. Une telle notion conduit à considérer le phénomène sectaire comme une sorte d’épidémie à éradiquer, et à remettre en question la liberté religieuse (157-158). Or les sectes répondent à des besoins sociaux et individuels légitimes. S’il y a lieu de débattre, c’est au sujet de la « pathologie de la certitude » sectaire, permettant de calmer l’angoisse du sujet, mais sans espace possible pour l’interprétation (168-169).
23Si nous considérons à présent ces trois mouvements de manière synthétique, c’est d’abord leur modernité qui frappe. Dans les trois cas, une forte insistance porte sur la conversion, et donc sur le choix individuel. L’adhésion est volontaire et on choisit sa religion au lieu d’en hériter. Ces mouvements se situent à la pointe du progrès technique en ce qui concerne les moyens de communication. Enfin, ils mettent en œuvre une certaine forme de mondialisation. Loin d’être des mouvements de retour au sujet religieux médiéval ou antique, ils sont des avatars de la modernité qu’ils rejettent (321).
24Il existe aussi entre ces mouvements des similitudes. Lenoir observe, par exemple, « une symétrie presque parfaite entre les logiques apocalyptiques des fondamentalistes les plus radicaux des univers protestants et musulmans » (148). D’autres similitudes englobent également les sectes : la forte volonté de tracer les contours de la communauté et de se différencier d’un autre, du « monde » réputé déchu et mauvais ; la quête de certitude, dans un rapport immédiat à un Absolu qui surmonte le relativisme et l’angoisse ; la forte recherche de communauté, en réaction à la modernité et à sa dissolution du lien social ; l’autorité de l’instance religieuse, qui s’exerce « dans toutes les dimensions de la réalité individuelle et collective ». Lenoir parle d’intégrationalisme, comme prise en charge de l’intégralité de l’être individuel et social (102 sq.).
IV – Problèmes ecclésiaux
25Il n’est pas difficile de comprendre que cette évolution, dans ses composantes principales, n’est pas en faveur des Églises historiques. En une formule frappante, Lenoir écrit : « Moins de fidèles et des fidèles de plus en plus infidèles ». On reproche aux Églises historiques d’être froides, bureaucratiques, impersonnelles, trop compromises avec le monde, avec un discours théologique incompréhensible et sans rapport avec les préoccupations des gens. De même, on reproche au christianisme officiel, et notamment au protestantisme classique, sa perte d’intériorité et son aspect rationnel (178).
26L’impératif contemporain de l’autonomie pose également un problème à la transmission familiale, car on valorise le choix personnel de l’enfant : « Il doit rester libre plus tard de choisir sa religion » (48). Il s’ensuit une baisse très sensible des baptêmes et des catéchismes. De la sorte, les individus prétendent ne plus hériter de leur religion, mais la choisir ou n’en avoir aucune.
27Cependant, pour Lenoir, le christianisme, pas plus que les autres grandes religions universelles, n’est appelé à disparaître. Il passe toutefois par une métamorphose. Ce n’est pas la première de son histoire, puisqu’il a toujours évolué en maintenant son identité, « l’événement christique comme pivot de l’histoire humaine » (388). Il importe désormais de prendre en compte le corps, les émotions et la sexualité, ainsi que le réenchantement du monde et l’intériorisation spirituelle. Mais la question fondamentale qui se pose au christianisme, c’est celle de l’unicité de Jésus dans l’économie du salut. Pour Lenoir, « une telle posture est décalée par rapport à la modernité qui met en avant la relativité de toute vérité et qui historicise tout événement religieux ». L’exclusivisme christologique devient intenable dans ce contexte et risque de marginaliser le christianisme pour en faire une « super secte ». La question cruciale est celle de savoir si la théologie chrétienne peut maintenir son identité en faisant évoluer sa christologie, c’est-à-dire en renonçant à l’affirmation d’être dépositaire de la seule vérité ultime. Lenoir voit aussi combien les courants dominants des trois monothéismes craignent le « dangereux relativisme » et l’abdication face à la Vérité. Mais la reconnaissance du pluralisme fait son chemin, en particulier à l’aide de la conception de l’altérité de Dieu et de la tradition de la théologie négative. Lenoir entend laisser « aux théologiens le soin de répondre si une telle révolution est possible sans dénaturer la spécificité du message chrétien » (390 sq.).
28On voit donc que, pour Lenoir, les grands acquis de la modernité demeurent : l’horizon humaniste, la raison critique et l’autonomie du sujet, la recherche du bonheur dans ce monde, la différenciation fonctionnelle et le pluralisme religieux. Mais parmi les évolutions plus récentes, il faut relever « le développement de la pensée magique et le désir de se relier à un cosmos vivant, de réenchanter le monde », ainsi que la globalisation et la circulation conduisant aux différents syncrétismes et à l’application de logiques économiques au phénomène religieux. Les réactions à la modernité, qui s’expriment dans le « besoin de certitudes, de lien communautaire, d’identification collective, de radicalité », demeurent cependant modernes dans leur mondialisation et leur goût pour la technique. On peut distinguer ceux qui acceptent l’incertitude, et ceux qui ont besoin de certitudes. La majorité, en Occident, correspond au premier type. En fait, c’est l’individu qui choisit son orientation. Le choix conduit également soit à une quête plus ou moins solitaire, soit à la libre inscription dans une communauté (367-368).
V – Images de Dieu
29D’un point de vue théologique, il est particulièrement intéressant de relever les mutations de l’image de Dieu qui vont de pair avec l’évolution du phénomène religieux dans son ensemble. Le dernier chapitre de l’ouvrage de Lenoir aborde les représentations du divin. La thèse essentielle est la suivante : on passe « de la représentation d’un Dieu personnalisé à un divin plus impersonnel, d’un Dieu extérieur au divin en soi, d’un Dieu transcendant et masculin à un divin immanent et féminin » (352). En effet, la figure du « Père tout-puissant » et parfois tyrannique a de moins en moins cours, remplacée par l’image d’un Dieu protecteur, miséricordieux, enveloppant, ressemblant à une « bonne mère » (359). Dans la religiosité alternative, selon Lenoir, « Dieu est transcendant et immanent en même temps » (364). Il se soustrait à l’humain et en même temps, paradoxalement, il se donne. Il serait intéressant de repenser la notion de Trinité dans ce contexte, mais ce n’est pas la tâche que Lenoir s’est fixé.
30Avec le sens de la nuance qui le caractérise, Lenoir voit bien que les grandes traditions monothéistes sont traversées par des courants contradictoires au sujet de la conception d’un Dieu personnel. En particulier, il renvoie aux théologies négatives et aux traditions mystiques. Tant chez Maître Eckhart que chez Ibn Arabi, il y a une déité en arrière-plan de Dieu, ce qui signifie que le Dieu personnel n’est pas identifié à la « Réalité ultime ». Le recours à ces traditions, de la part de représentants de l’univers religieux contemporain, est significatif (326 sq.)
31Dans la théologie chrétienne également, Lenoir voit les ferments de religiosité alternative. Il cite l’évolution des théologies de la libération en faveur de l’écologie et du féminisme. De même, la figure de Drewermann est paradigmatique de l’évolution théologique. Parmi les pentecôtistes et les charismatiques, il relève également la quête du « Dieu en nous » et il parle enfin de l’oraison monacale, prière silencieuse permettant d’accueillir la présence divine en soi (310 et 336). On voit bien comment on se détourne du Dieu lointain et totalement transcendant d’une certaine théologie chrétienne ou du déisme. On cherche à faire l’expérience intérieure du divin (344).
32Enfin, Lenoir prend un recul réflexif supplémentaire en faisant une proposition au sujet de l’évolution religieuse générale de l’humanité. Elle reviendrait à un « arrachement progressif de l’humanité à l’ordre naturel ». Cette évolution trouve son point de départ dans les sociétés traditionnelles où l’être humain vit en symbiose avec la nature, sans se sentir séparé d’elle. La nature est la « mère », et les animaux sont des frères. Le néolithique marque une première rupture, puisque l’être humain commence à domestiquer la nature par l’agriculture et l’élevage. C’est à la même période qu’apparaissent les dieux et les cultes, qui montrent que l’être humain se distingue du cosmos. La deuxième rupture se produit avec l’écriture et l’érection des villes où elle surgit. La ville est séparée de la nature, et l’être humain se pense dans sa singularité, comme médiateur entre le monde divin et le monde terrestre. À la même époque, la science surgit comme observation de la nature, sans système d’explication religieux. Ainsi l’humain prend possession de la nature par la connaissance, sans qu’il en soit coupé pour autant et sans qu’il soit incité à la dominer ou à l’exploiter. Avec la modernité, le désenchantement est achevé, la science expérimentale commence son œuvre et l’être humain est dissocié de la nature. De même, la technique conduit à maîtriser l’environnement et aboutit à la révolution industrielle, qui signifie exploiter la nature et offrir une vision réductionniste et mercantile du monde. Lenoir considère que « cet ultime arrachement au monde constitue en fait une sortie définitive de l’ordre naturel ». Ainsi s’achève le processus commencé au néolithique (375 sq.).
33Cette évolution, qui va de pair avec la dissolution de l’intériorité de l’être humain et donc le déclin de la religion, est remise en question actuellement. Le religieux apparaît à nouveau comme « une dimension irréductible de l’homme » ; il est partie prenante de « l’humanitas de l’humain » et c’est pourquoi il revient aujourd’hui (386).
VI – Prises de position
34Les descriptions de Lenoir ne sont évidemment pas neutres. La manière de considérer les réalités est marquée par des options politiques et théologiques. C’est sur ce plan qu’un dialogue avec l’auteur me paraîtrait fructueux. Je me contenterai d’en évoquer ici quelques aspects.
35Dans le débat sur la laïcité, relevons que Lenoir prend parti contre ceux qui proposent d’évacuer toute proposition religieuse du domaine public. Il pense au contraire que chacun doit pouvoir exprimer publiquement ses convictions, pour nourrir le débat (27). En effet, celui-ci empêche tout totalitarisme. La simple privatisation des positions particulières tarirait le dialogue permanent. Dans la même logique, il constate que, parmi les philosophes contemporains, émerge une éthique de l’argumentation supposant la pluralité des positions et la tolérance mutuelle (40). Une telle réflexion serait à prolonger dans le cadre d’une réflexion théologique au sujet de l’opposition entre culture du débat et culture de l’autorité.
36Relevons aussi l’approche nuancée que propose Lenoir concernant l’islam, le protestantisme conservateur et les sectes. Il reproche au concept de « guerre des civilisations » formulé par Huntington de donner raison à « la théologisation des rapports entre États formulée par les extrémistes ». D’autres lectures des textes sacrés existent, et empêchent de parler d’une « guerre des civilisations » (150-151). De ces réflexions découle la tâche, pour les Églises, de réfléchir aux modalités du dialogue interreligieux, qui serait l’un des services qu’elles peuvent rendre à la société dans son ensemble. Il vaudrait la peine à cet égard de développer l’affirmation de Lenoir que toutes les traditions religieuses sont des syncrétismes. Le syncrétisme n’est pas la simple juxtaposition ou confusion des traditions, mais un travail de réinterprétation, qui ne se fait jamais sans tension, pour élaborer une nouvelle cohérence (88). Pour les chrétiens en particulier, un tel syncrétisme structuré autour de Jésus-Christ aurait à intégrer des éléments de la culture ambiante et des autres traditions religieuses. En ce qui concerne les sectes, Lenoir propose de lutter contre elles uniquement lorsque ses représentants transgressent la loi (171). Il s’oppose ainsi à la définition d’un délit qui leur serait propre. Une lutte pertinente contre les sectes consisterait à informer le public et notamment les jeunes au sujet du phénomène religieux. De même, un travail psychologique visant à renforcer le sujet permettrait de le préserver d’un besoin de certitude, de communauté close et de rupture avec le monde.
37Lenoir critique également l’individualisme contemporain, qui conduit à l’impératif d’être soi, à l’absence d’extériorité, de norme sociale et d’identification collective. Une telle attitude peut conduire à l’instrumentalisation d’autrui en vue de la réalisation de soi. En effet, le risque du refus de toute transcendance est le narcissisme (63 sq.) D’un point de vue théologique, se pose ainsi la question du sens de l’altérité de Dieu, dans son lien entre transcendance et immanence, tel qu’il s’exprime dans la tradition chrétienne avec la notion de Trinité.
38Il faut enfin relever le défi que Lenoir lance à propos de l’absoluité du Christ. Rappelons d’abord le statut des affirmations concernant l’unicité de Jésus-Christ. Ce sont des paroles de croyants qui ne se situent pas dans une prétention à la neutralité objectivante, mais qui disent une expérience, une conviction engagée. Ensuite, il appartient à la théologie, aujourd’hui, de montrer que la christologie n’est pas une norme mais le principe d’une fécondité permanente et renouvelée. Une christologie élaborée en dialogue avec les observations de Lenoir se devrait également de prendre en compte le détachement de l’être humain par rapport à la nature. L’enjeu n’est-il pas ici celui d’une quête de déité ? Or le propre de la christologie, notamment en rapport avec la croix, c’est de poser la finitude définitive de l’être humain.
39Ces quelques remarques, qui témoignent d’une envie de dialoguer avec Lenoir, montrent combien son ouvrage est riche et stimulant pour une réflexion théologique et pastorale.
40Fritz Lienhard
Marie-Anne Vannier, dir., La naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cues, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines - Christianisme », 2006. 24 cm. 189 p. ISBN 978-2-204-07985-3. € 24
41Cet ouvrage collectif présente une synthèse des diverses interventions proposées lors du colloque organisé en avril 2004, en lien avec l’Institut für Cusanus-Forschung de l’Université de Trèves, par l’Équipe de recherche sur les mystiques rhénans du Centre de recherche Pensée chrétienne (EA 3475) de l’Université de Metz. Il regroupe dix études sur La naissance de Dieu dans l’âme, thème fondamental de l’œuvre eckhartienne et, plus précisément, des Sermons 101-104 formant ensemble un traité connu sous ce nom. Ces derniers viennent d’être authentifiés comme étant bien de la main de Maître Eckhart, grâce aux recherches de Georg Steer qui a récemment publié une édition critique des sermons allemands et latins (Die deutschen und lateinischen Werke. Die deutschen Werke, Band IV, 1, Stuttgart, Kohlhammer, 2003). Marie-Anne Vannier en a donné une traduction française parue chez Arfuyen en 2004, sous le titre Sur la naissance de Dieu dans l’âme.
42Une présentation générale de Marie-Anne Vannier ouvre le livre (p. 9-12), suivie d’un extrait du Sermon 101, traduit par Gérard Pfister (p. 13-14) qui met en évidence l’analogie de la « naissance éternelle par laquelle […] Dieu le Père ne cesse d’engendrer » d’une part, avec « la Parole naissant en l’âme dépouillée de toute pensée, parole et action » d’autre part. Ainsi, vie divine, Parole intérieure, engendrement de Dieu en l’âme apparaissent comme trois aspects d’une même opération qui, selon l’expression d’Eckhart, est véritable « œuvre de vie ».
43Un aspect essentiel des études eckhartiennes concerne à la fois l’authenticité et la datation de la prédication allemande ; ce problème fut souligné avec insistance par Joseph Quint (Munich, 1963), l’un des pionniers à la suite de Franz Pfeiffer (Leipzig, 1857), pour l’édition et la traduction des sermons et traités. G. Steer, dans « De l’authenticité et de la datation des Sermons 101 à 106 » (p. 15-25), apporte à son tour des preuves capables de renouveler les perspectives sur les Sermons 101 à 106, avec l’ouvrage collectif Eckharts Predigten, hrsg und übersetzt von Georg Steer unter Mitarbeit von Wolfgang Klimanek und Freimut Löser, in Meister Eckhart, Die deutschen und lateinischen Werke. Die deutschen Werke, Band IV, 2 (DW IV, 2), Stuttgart, Kohlhammer, 2003. Il se fonde pour cela sur trois critères : la tradition manuscrite, les rapports avec l’œuvre latine, « la prise en compte des schémas de pensée, de comparaison, d’images, concepts, utilisés à des moments précis » (p. 17). Selon G. Steer, les Sermons 101-104, écrits à Erfurt, seraient antérieurs à 1305, portant en germe les grands thèmes à venir, par exemple l’intérêt pour l’Évangile de Jean et le thème de la filiation divine mis en correspondance avec la naissance de Dieu dans l’âme ou naissance éternelle (êwige geburt) : « Je redis, comme je l’ai souvent dit, que la naissance éternelle se produit dans l’âme tout à fait de la même manière que dans l’éternité, ni plus ni moins, car c’est seulement une naissance, et cette naissance se produit dans l’être et dans le fond de l’âme » (p. 25).
44Marie-Anne Vannier dans « L’apport des Sermons 101-104 aux études eckhartiennes » (p. 27-38) souligne que la question de la naissance de Dieu dans l’âme forme l’épicentre de la pensée eckhartienne et chrétienne à la fois. De ce fait, elle émet à juste titre de fortes réserves contre les fréquentes dérives de récupération par le New Age. Il est nécessaire cependant de les distinguer d’études comparatistes sérieuses ou des propos de certains bouddhistes par exemple, qui font référence à Maître Eckhart avec une grande pertinence, notamment sur le dépassement radical des images, des concepts, etc. Cette attitude apophatique, l’intuition d’une réalité indicible et inconnaissable, ne se limite certes pas à la pensée judéo-chrétienne, on la retrouve notamment dans l’hindouisme, le bouddhisme ou le taoïsme, chaque tradition conservant son identité propre. La spécificité chrétienne, quant à elle, tient au mystère de l’Incarnation exprimé dans la phrase célèbre d’Irénée ou d’Athanase « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » (p. 28). M.-A. Vannier retrace les grandes étapes de la vie de Maître Eckhart et les périodes successives d’enseignement. Elle met en évidence le lien qui relie les Entretiens spirituels et les Sermons 101-106, ainsi que le rôle de la période de jeunesse à Erfurt, où se dessine en fin de compte tout le développement futur de son œuvre. La valeur du dominicain comme maître spirituel, ou maître de vie (lebemeister), se fait déjà sentir alors qu’il est provincial à Erfurt, en charge des novices auxquelles il conseille d’« avoir l’esprit libre et [d’]accueillir la naissance du Verbe » (Entretiens spirituels, 1303-1305). On peut également trouver dans ces sermons les germes de la voie négative, ou de la docte ignorance selon Nicolas de Cues, la conception de l’Essence de l’âme comme Fond sans fond, creuset de la naissance divine.
45Selon Jean Devriendt, « La naissance de Dieu dans l’âme dans les Sermons latins de Maître Eckhart » (p. 39-54), la réflexion théologique du maître thuringien a trouvé dès ses débuts un axe essentiel dans le thème de la naissance divine dans l’âme, qu’il met en relation avec le « soubassement christologique et trinitaire » ainsi que la théologie de l’image, présents dans son œuvre, dans les Sermons latins (XL notamment). L’auteur traite les thèmes de la filiation, de l’incarnation, du rôle prééminent de l’Esprit, en s’appuyant sur trois paragraphes en latin extraits du Sermon XL, 3, qui font référence à une profondeur de l’âme « qui échappe aux catégories du créé et porte en soi une ressemblance et une filiation avec Dieu ». Une étude s’ensuit, sur le sens de l’amour (p. 48-51) et ses nuances de sens en latin (amor, caritas) et en allemand (minne, liebe). « L’amour par lequel Dieu nous aime, c’est l’Esprit Saint », « unifiant et se diffusant » (quia amor est uniens diffusivus S. VI) (p. 51).
46Annie Noblesse-Rocher, « “La formation du Christ en nous” selon Guerric d’Igny » (p. 55-72), montre comment le thème de la filiation divine, cher à Eckhart, trouve probablement sa source dans l’Évangile de Jean, ainsi que dans la lecture des Pères grecs (Origène, Augustin) et des auteurs médiévaux, tels Thomas d’Aquin et Guerric d’Igny, encore méconnu, qui défend la doctrine des trois formes du Christ, corporelle, intellectuelle, morale, liées au thème de la connaissance, ainsi que celle de la connaissance par l’amour (p. 69).
47Les études suivantes, portant sur Jean Tauler, Nicolas de Cues et le philosophe contemporain Michel Henry, font état de l’influence et du rayonnement de la pensée eckhartienne.
48Avec son contemporain Henri Suso, Jean Tauler, auteur du célèbre Premier sermon pour Noël, nous est connu comme étant le plus proche disciple de Maître Eckhart. Dans ce sermon, Tauler discerne trois naissances : génération du Fils dans la Trinité, Incarnation et naissance du Verbe dans l’âme. En se fondant sur son étude de 1 Rois 19 évoquant l’expérience d’Élie, Rémy Valléjo, « L’utilisation de 1 Rois 19 comme paradigme de la naissance de Dieu dans l’âme chez Jean Tauler » (p. 73-84), montre que pour Tauler l’acte contemplatif se ramène en essence à la naissance de Dieu dans l’âme. Le développement intitulé « Élie à l’entrée de la grotte et la vision exemplaire » (p. 80) souligne le rôle essentiel du « retour » de l’âme « en Lui-même [le Père] dans et par son Fils qui représente le chemin. La réponse à cet appel consiste à imiter l’“Image”, bild, qui demeure dans le fond, grund ». Dans ce « fond vivant » se révèle l’Image du Fils « en une vision directe et immédiate ». Telle est pour Tauler la naissance de Dieu en l’âme, qui s’accompagne (p. 82) d’un « anéantissement par suspension des facultés » ; et ce dépouillement qui ne laisse subsister que l’essence est identifié à la « transformation substantielle » selon Maître Eckhart et Thierry de Freiberg (p. 84).
49Klaus Reinhardt, directeur de l’Institut für Cusanus-Forschung de l’Université de Trèves, souligne, dans « L’idée de la naissance de Dieu dans l’âme chez Nicolas de Cues et l’influence d’Eckhart » (p. 85-99), que le Cusain, tout en reconnaissant la valeur d’Eckhart dont il fit copier pour lui-même plusieurs des œuvres latines, a néanmoins discerné dans sa doctrine des éléments trop subtils pour le profane, tout en reconnaissant leur haute valeur pour les connaisseurs (p. 85). Reinhardt présente les deux principales périodes qui ont marqué la vie et l’œuvre de Nicolas de Cues, tout d’abord, de 1430 à 1444, celle où prévaut le thème des trois naissances, puis celle de la naissance éternelle et de la filiation divine pour le Christ et les hommes. Dans les premiers sermons (1430-1444), la naissance spirituelle en l’homme ne se réalise que lorsque le monde en son entièreté est ressaisi par la ratio (p. 90) ; le recueillement succédant au retrait des sens, l’être alors « se reconnaît comme une belle image de la vérité éternelle » (p. 91), mais ce processus de la naissance du Verbe divin où la grâce joue un rôle clef, ne se parachève dans l’unité que dans l’éternité. Dans les pages qu’il consacre à la période postérieure à 1444, Reinhardt aborde le thème de la ressemblance fondamentale entre le Christ, « être personnel distinct en Dieu », et les chrétiens (p. 96), « créatures spirituelles contenues dans la force créatrice de Dieu ». Ceux-ci peuvent devenir Fils de Dieu par participation au Christ (christiformitas), selon une vision proche d’Eckhart, tout en conservant « individualité et liberté » (p. 99).
50Harald Schwaetzer, dans « L’importance d’Eckhart dans la genèse du concept cuséen de filiatio Dei » (p. 101-120), reprend le thème de la theosis (divinisation) selon Jean, qui place le Logos au commencement près de Dieu, et confère à l’être humain la lumière de l’esprit « pour qu’il soit une viva similitudo », tout en maintenant la distinction entre Christ et homme, c’est-à-dire entre filiation divine et filiation adoptive. Cet article traite de l’art divin, celui du Créateur, et de l’homme qui en est aussi le dépositaire et l’acteur « lorsqu’il se réalise lui-même » (p. 101) ; ce thème sera développé quelques pages plus loin (p. 108-110) avec la métaphore du miroir : « L’homme est comme le miroir de son image originelle » (p. 109). Selon Nicolas de Cues, liberté et puissance créatrice distinguent l’homme, en tant qu’image vivante (viva imago), du reste du monde-déploiement (explicatio). C’est dans le traité De filiatio Dei, que le principe de filiation divine est mis pour la première fois en corrélation de façon évidente avec celui de la similitude. La dernière partie de l’article aborde « la réception d’Eckhart par Nicolas de Cues » (p. 106-120) et s’achève par une analyse, dans cette perspective, du concept de filiatio dei concluant sur deux points : d’une part, une distinction marquée entre créature et créateur (pareille à celle existant entre l’original et l’image reflétée), d’autre part, la ressemblance divine de l’homme, due à l’intellect, capable, mieux que toutes les autres créatures, de « percevoir » Dieu.
51Isabelle Mandrella, « La liberté de la volonté d’après Eckhart et Nicolas de Cues » (p. 121-136), analyse le rapport existant entre la liberté de la volonté et l’obéissance à Dieu, chez Eckhart et Nicolas de Cues. Le fait que ce dernier accorde une importance fondamentale à la volonté de l’homme ressort dans les expressions secundus deus ou humanus deus (p. 123), ou encore dans la proximité de sens qu’il accorde aux deux adjectifs noble et libre (p. 125). Ainsi l’homme est défini comme « un être libre, créatif et dynamique, non déterminé à une vie définie », mais co-créateur de sa vie (p. 126) ; la conception de l’obéissance relève alors bien plus d’un processus de « prise de conscience de soi », de re-connaissance de sa vocation à devenir une « image vivante de Dieu », dans une attitude d’humilité (p. 130) « car l’humilité est le seul chemin entre l’humain et le divin ». Par ailleurs, il semble que Nicolas de Cues privilégie l’idéal contemplatif, contrairement à Eckhart pour lequel contemplation et action doivent s’harmoniser dans le monde (cf. le Sermon « Marthe et Marie »).
52L’avant-dernier article, « Nicolas de Cues sur la vision de Dieu » (p. 137-158), de Bernard McGinn, étudie le rapport entre amour et connaissance dans l’union à Dieu. Ce sujet essentiel du Moyen Âge tardif est abordé par Nicolas de Cues sous l’angle de la vision de Dieu dans le De visione dei « en contrepoint du De filiatione dei ». Il est l’un des premiers (voir note 1 p. 140) à poser la question de la vision possible de Dieu, tout en maintenant le principe d’invisibilité ou incogniscibilité. L’auteur rappelle les paroles fondamentales, issues de l’Ancien puis du Nouveau Testament, autour du thème de la vision de Dieu ; par exemple Paul, dans 1 Corinthiens 13, 12 : « Nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À présent je connais d’une manière partielle, mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » Imprégné de la philosophie de Platon et de la pensée chrétienne, Clément d’Alexandrie (fin iie s.), constitue une source d’inspiration pour Nicolas de Cues, notamment dans sa réflexion sur la relation entre la vision de Dieu et la filiation divine ; selon le catéchiste alexandrin, la vision divine a pour finalité la divinisation de l’homme (p. 141) : « Le Verbe de Dieu s’est fait homme pour que vous appreniez de l’homme comment l’homme peut devenir Dieu », déclare-t-il dans Protreptique, I, 8. L’auteur donne également un aperçu de la manière dont le sujet fut abordé par la suite avec Origène, les Pères de l’Église, Denys l’Aréopagyte, Jean Scot Érigène (p. 140-144), Eckhart enfin (p. 145-146) avec sa théorie du regard réciproque de Dieu et de l’homme : « Le fond de Dieu est le fond de l’âme, et le fond de l’âme est le fond de Dieu. » Nicolas de Cues souligne par ailleurs la nature inintelligible de la réalité divine, infinie en essence, et surpassant de ce fait la raison ; or cet infini seul peut répondre à son désir d’intelligibilité (p. 153). En conclusion, l’auteur souligne la synthèse originale opérée par le Cusain depuis les néoplatoniciens jusqu’à Eckhart, et résume sa théorie de la vision de Dieu en ces termes : « Ce n’est qu’en comprenant comment Dieu nous voit que nous pouvons saisir comment nous voyons Dieu » (p. 158).
53Jean Reaidy, « Une relecture contemporaine de la naissance de Dieu dans l’âme par Michel Henry » (p. 159-181), aborde un champ de recherche original en mettant en évidence le lien profond, inattendu, entre la mystique de Maître Eckhart, « ce penseur d’exception » et la phénoménologie de la vie de Michel Henry (p. 159), dont quelques articles et livres essentiels à cette étude sont cités. L’auteur souligne d’emblée le rôle du détachement (Abgeschiedenheit), qui dépouille des représentations surimposées d’ordinaire à la réalité divine, et laisse « jaillir en nous d’un seul coup la vérité de sa Déité dans sa nudité primordiale et son unité ». Dans ce cas, « connaître Dieu […] n’est autre que l’éprouver en éprouvant constamment notre naissance dans sa vie » (p. 160) ; en d’autre termes, en participant à la vie divine, de l’intérieur (p. 161). Une étude des expressions eckhartiennes suggérant la vie qui, toujours nouvelle, se (re-)connaît elle-même, montre les correspondances thématiques avec celles de M. Henry : auto-engendrement, « s’éprouver soi-même » (p. 164) dans le cœur (désigné par Eckhart comme l’origine de la vie), auto-révélation (p. 166). En note 2, p. 160, se trouve une référence précieuse à un article de M. Henry, paru dans Archivio di Filosofia, p. 521-553, intitulé « Acheminement vers la question de Dieu : preuve de l’être ou épreuve de la vie ». L’idée de dépassement de tout concept, illustré par la non-naissance chez Eckhart (« je suis non-né » [ungeboren] n. 1 p. 173) contribue à mettre en lumière l’unité intrinsèque de la Vie qui se révèle ainsi comme « unique voie pour être le divin de la vie » (p. 175), fécondité infinie et éternel présent (cf. n. 1 p. 177 citant Eckhart « parce que le temps est toujours dans l’instant présent »), renouant ainsi avec le thème de la Naissance à la Parole de Vie.
54L’Épilogue de M.-A. Vannier (p. 183-185), intitulé « Le cœur de l’œuvre d’Eckhart : la naissance de Dieu dans l’âme » clôt ce remarquable ouvrage, alliant rigueur et érudition, audace et originalité de pensée. Tous ceux qui s’intéressent à la mystique médiévale, à Maître Eckhart bien sûr, mais plus largement à une nouvelle compréhension des textes et de la philosophie médiévale, y trouveront une source de références essentielles pour aborder des œuvres qui continuent de fournir des ferments à la pensée contemporaine, comme le montre le dernier article. Le rattachement définitif des Sermons 101-104 à l’œuvre de jeunesse de Maître Eckhart, mettant au premier plan « la naissance de Dieu dans l’âme », ainsi que la mise en perspective de leur thématique avec la réflexion de Nicolas de Cues, constitue sans aucun doute une étape marquante dans l’investigation de la pensée médiévale.
55Colette Poggi