Notes
-
[*]
Nicola Stricker est professeur de dogmatique à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Paris.
-
[1]
Cette formule remonte à la fameuse distinction établie par Augustin dans De Trinitate, 13, 2, 5, entre les contenus de la foi et la foi comme acte.
-
[2]
Die Augsburgische Konfession/Confessio Fidei, § 20, 26, in Die Bekenntnisschriften der evangelisch-lutherischen Kirche, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 19829.
-
[3]
Le pari de Pascal suppose que la raison peut être amenée à décider qu’il est plus raisonnable de s’en remettre à Dieu.
-
[4]
« Deus […] aut vult tollere mala, & non potest ; aut potest et non vult ; aut neque vult, neque potest ; aut & vult & potest. » (Lactance, De Ira Dei, 13, 20).
-
[5]
Gottfried W. von Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, chronologie et introduction par Jacques Brunschvig, Paris, Garnier-Flammarion, 1969.
-
[6]
Voir Peter Koslowski, « Der leidende Gott – Theodizee in der christlichen Philosophie und im Gnostizismus », in Willi Oelmüller, éd., Theodizee – Gott vor Gericht ?, Munich, Fink, 1990, p. 33-66.
-
[7]
Emmanuel Kant, « Sur l’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée », in P. Festugière, éd., Pensées successives d’E. Kant sur la théodicée et la religion, Paris, Vrin, 1972, p. 193-214.
-
[8]
Voir Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique, 4 tomes, Amsterdam/Leiden, 1740, art. Pauliciens, rem. E.
-
[9]
Ibid., art. Manichéens, rem. D.
-
[10]
Voir Pierre Rétat, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au xviiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 424-427.
-
[11]
P. Bayle, op. cit., art. Pauliciens, rem. F.
-
[12]
Voir P. Bayle, Entretiens de Maxime et de Thémiste, in P. Bayle, Œuvres diverses (OD), Elisabeth Labrousse, éd., 5 tomes, Hildesheim, Olms, 1964-1982, tome IV, p. 8a.
-
[13]
Voir ibid., p. 11b, p. 20b.
-
[14]
La Confession de foy des Églises reformees du Royaume de France (Confessio gallicana, 1559), in Die Bekenntnisschriften der reformierten Kirche, E. F. Karl Müller, éd., Zurich, Theologische Buchhandlung, 1903 (réimpr. 1987), p. 223.
-
[15]
P. Bayle, Dictionaire, art. Pauliciens, rem. E.
-
[16]
Ibid., art. Jansenius, rem. G.
-
[17]
Voir P. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, OD III, p. 866b.
-
[18]
Voir ibid., p. 867a.
-
[19]
Voir ibid., p. 852b.
-
[20]
G.W. Leibniz, op. cit., § 128, p. 184.
-
[21]
Voir P. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, OD III, p. 1064b-1065a.
-
[22]
G. W. Leibniz, op. cit., § 156, p. 205.
-
[23]
Ibid., § 158, p. 206.
-
[24]
E. Kant, « Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée », op. cit., p. 199.
-
[25]
William King, An Essay on the Origin of Evil, in The Collected Works of Edmund Law, Victor Nuovo, éd., 5 volumes, Bristol, Thoemmes Press, 1997, vol. 1, p. 197 : « […] no Evil in it could be avoided, which would not occasion a greater by its absence ».
-
[26]
Voir Bernard Cottret, « L’essai sur l’origine du mal de William King. Vers une définition de l’optimisme », xviiie Siècle 18 (1986), p. 301.
-
[27]
G. W. Leibniz, op. cit., § 115, p. 168.
-
[28]
Voir P. Bayle, op. cit., OD III, p. 666b-667a.
-
[29]
G. W. Leibniz, op. cit., § 120, p. 176 : Dieu fait « ce que sa sagesse et sa bonté jointes ordonnent ».
-
[30]
Ibid., § 119, p. 174.
-
[31]
Voir P. Bayle, op. cit., OD III, p. 813b.
-
[32]
G. W. Leibniz, op. cit., § 228, p. 255.
-
[33]
Voltaire, Dictionnaire Philosophique, Julien Benda et Raymond Naves, éd., Paris, Garnier, 1954, art. Bien, Tout est Bien, p. 55.
-
[34]
Voir Isaac Jaquelot, Examen de la théologie de Mr. Bayle, Répandue dans son Dictionnaire Critique, dans ses Pensées sur les Comètes, & dans ses Réponses à un Provincial ; où l’on defend la Conformité de la Foi avec la Raison, contre sa Réponse, Amsterdam 1706, p. 314.
-
[35]
Voir P. Bayle, op. cit., OD III, p. 809b.
-
[36]
Jean Leclerc, « Remarques sur les Entretiens posthumes de Mr. Bayle, contre la Bibliothèque Choisie », in J. Leclerc, Bibliothèque choisie, 28 volumes, Amsterdam 1703-1713, vol. 12 (1707), p. 340.
-
[37]
Voir P. Bayle, Entretiens de Maxime et de Thémiste, OD IV, p. 70b-73b, p. 79a.
-
[38]
P. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, OD III, p. 868b.
-
[39]
P. Bayle, Dictionaire, art. Pauliciens, rem. E.
-
[40]
Ibid., art. Synergistes, rem. B.
-
[41]
G. W. Leibniz, « Discours de la conformité de la foi avec la raison », § 32, in G.W. Leibniz, op. cit., p. 70.
-
[42]
P. Bayle, Réponse pour Mr. Bayle à Mr. Le Clerc, OD III, p. 997b.
-
[43]
Léon Brunschvicg, « L’idée critique et le système kantien », Revue de métaphysique et de morale 31 (1924), p. 138, désigne les articles du « Dictionnaire » qui concernent la théodicée comme « une véritable Somme antithéologique » (c’est l’auteur qui souligne).
-
[44]
Voir John Spink, French Free Thought from Gassendi to Voltaire, Londres, Athlone Press, 1960, p. 285. Pourtant, Paul Hazard, dans « Le problème du mal dans la conscience européenne du dix-huitième siècle », The Romanic Review 32 (1941), p. 152-157, souligne que l’explication rationnelle du mal par le topos leibnizien du mundus optimus continue à exister, entre autres chez Wolff, Pope et Haller.
Introduction
1Comment penser une création par un principe bon, alors que l’expérience du mal semble si douloureuse, si étendue ? Il faut bien préciser : penser et non pas croire. La foi en un Créateur bienveillant a sa propre logique. Croire en Dieu n’est pas un choix de la raison. Surtout lorsque, comme dans la perspective protestante, la fides qua creditur [1] (la foi par laquelle on croit) se comprend comme une fiducia [2], une confiance sans réserve, sans calcul [3].
2La question que se pose la raison face au mal dans la création est la suivante : si Dieu était bon, n’aurait-il pas été obligé d’empêcher le mal d’entrer dans son œuvre ? Comment concilier la bonté divine avec le mal exercé et le mal subi par ses créatures, le mal moral et le mal physique ? Ce problème n’est certes pas nouveau. Selon Épicure, il y a quatre réponses possibles : « Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut [4]. » Cependant, ces réponses ont de graves conséquences théologiques. La première réponse implique que Dieu est bon mais impuissant. La seconde pousse à nier sa bonté ou, du moins, à supposer que quelque chose devient prioritaire, l’emporte sur sa bonté. Dans la perspective de la troisième réponse, Dieu n’est ni bon ni puissant. Selon la quatrième réponse, Dieu veut et peut supprimer le mal. Il est bon et puissant. Cette possibilité se trouve contredite par l’expérience. L’expérience du mal et la bonté d’un Dieu omnipuissant semblent s’exclure l’une l’autre, au point de mettre en question l’existence divine elle-même.
Deux stratégies de justification
3À part la solution athée du problème – susceptible d’engendrer d’autres questions –, on peut relever deux stratégies d’argumentation servant à justifier la permission du mal par Dieu : (1) la négation ou la limitation de la puissance divine ; (2) la subordination de sa bonté. Nous n’en retiendrons que les arguments principaux tels qu’on les retrouve dans la discussion de Bayle, à laquelle Leibniz oppose sa théodicée [5]. Ainsi, nous ne nous attarderons pas, entre autres, sur la conception du Dieu souffrant, qui relève cependant des deux stratégies principales, justifiant d’une part les limites de la bonté divine (comme le gnosticisme avec sa notion d’un Dieu déchu), d’autre part les limites de la puissance de Dieu (dont témoignent la gnose chrétienne, l’idéalisme allemand avec Hegel, Schelling [6] mais aussi la théologie de Moltmann). Le schéma d’argumentation des deux stratégies de justification se présente ainsi.
- Nier/limiter le pouvoir
Arguments :- Dualisme
- Liberté
- Imperfection
- Subordonner la bonté
Arguments :- Sagesse
- Gloire
- Pouvoir
1 – Nier/limiter le pouvoir
4La première stratégie consiste à nier ou du moins à limiter le pouvoir du Dieu bon. Il vaut mieux sauver la bonté divine que d’arriver à un Dieu puissant mais méchant, auteur de la souffrance humaine. Le mal existe parce que le Dieu bon n’a pas pu l’empêcher.
5a) Ce raisonnement fonde le dualisme qui affirme qu’il y a deux principes divins à force égale, l’un bon, l’autre mauvais. Cette conception est celle du zoroastrisme classique. Omazd, le bon principe, se dispute le pouvoir avec Ahriman, le mauvais principe. Aucun des deux principes n’a le dessus. Ainsi s’explique le mélange du bien et du mal sur terre.
6b) Une autre raison est avancée dans la tentative de moraliser le problème, afin de souligner que le mal est avant tout un mal moral. Cette raison s’appuie sur la nécessité de la liberté de la créature. Selon cette vue, Dieu aurait besoin d’être aimé par des créatures libres disposant du choix entre le bien et le mal. Ainsi, la liberté humaine devient une nécessité qui restreint le pouvoir de Dieu vis-à-vis du mal.
7c) L’imperfection nécessaire de tout ce qui est fini, est un argument qui limite implicitement le pouvoir de Dieu. Si le mal est ancré dans l’imperfection de la créature, en tant que possibilité s’actualisant avec la chute, cela implique que le Créateur ait été impuissant devant l’existence de cette imperfection et son actualisation.
2 – Subordonner la bonté
8La seconde stratégie consiste à nier la priorité de la bonté divine. Dieu est toujours considéré comme bon, mais il possède un autre attribut qui subordonne sa bonté.
9a) Un argument consiste à renvoyer à la sagesse. C’est elle qui demande que Dieu choisisse le meilleur monde possible, bien que celui-ci contienne aussi le mal. Mais ce mal est en quelque sorte le moindre mal. Cette argumentation s’appuie sur une minimisation ontologique du mal comme privatio boni (le mal n’est pas une réalité propre, il n’est que privation du bien) mais aussi sur une vue optimiste qui tente de minimiser le mal (il y plus de bien que de mal sur terre).
10b) Un autre argument consiste à instrumentaliser le mal en invoquant la gloire de Dieu qui se reflète dans ce monde, jusque dans la damnation de la massa perditionis et l’élection d’un petit groupe d’élus.
11c) On trouve finalement l’argument de la priorité du pouvoir même, qui s’exprime dans la création de toutes sortes de possibles, dont les êtres libres.
12Bien sûr, ces deux stratégies – la négation ou limitation du pouvoir de Dieu et la subordination de sa bonté – ne s’excluent pas a priori. Mais si l’on peut trouver un mélange de plusieurs arguments dans une seule justification, l’explication de la fin de la création est souvent bien exclusive : la création comme arène de deux principes opposés, théâtre de l’amour libre de la créature pour son Créateur, transmission de la bonté divine, reflet de la sagesse et de la gloire de Dieu et laboratoire de sa toute-puissance.
Les positions de Bayle et de Leibniz
13Comment sauver l’intégrité de la nature divine face à la question du mal ? Cette question qui deviendra avec Leibniz, la question de la théodicée, de la justification de Dieu face au problème du mal, est un des sujets qui régissent l’œuvre de Pierre Bayle, penseur critique et polémiste, enfant terrible du protestantisme français, dont nous fêtons le tricentenaire de la mort en 2006. La réponse qu’il apporte à cette question dans son œuvre consiste à nier la possibilité d’excuser Dieu, de sauver ses attributs de manière rationnelle. C’est une réfutation de toutes les explications rationnelles du mal qui s’inscrit dans sa critique sans compromis de la théologie rationaliste. Presque cent ans plus tard, Kant affirmera de nouveau les conclusions bayliennes sur l’impossibilité principielle des essais de théodicée [7].
14Nous allons maintenant confronter les stratégies de justification et leurs arguments principaux aux positions opposées de Bayle et de Leibniz.
1 – Bayle et Leibniz face à la première stratégie
15a) Le dualisme, nous l’avons dit, admet deux principes pour expliquer le mal. La bonté du bon principe n’est pas mise en question, puisque le mal vient du fait que le mauvais principe empêche le bon de dominer le monde. Et Bayle remarque que cette aptitude du dualisme à expliquer le mélange du bien et du mal sur terre le rend fort [8]. L’objection dualiste consiste à souligner qu’une seule cause bonne n’aurait donné que du bien à ses créatures, ce qui leur permettrait de mener une vie agréable.
La souveraine bonté peut-elle produire une créature malheureuse ? La souveraine puissance, jointe à une bonté infinie, ne comblera-t-elle pas de biens son ouvrage, & n’éloignera-t-elle point tout ce qui le pourrait offenser ou chagriner [9] ?
17Notons que d’Holbach se servira des mêmes objections dualistes contre la thèse déiste d’une première cause [10]. Bien que la doctrine chrétienne ait une plus grande pertinence métaphysique – puisqu’elle postule que Dieu est nécessairement parfait et unique – le dualisme semble mieux adapté pour expliquer l’expérience.
18De même, si c’est la liberté humaine qui produit le mal moral, cette liberté ne peut pas être le don d’un Dieu bon et unique, car « tout ce qui peut produire le mal est mauvais, puisque le mal ne peut naître que d’une cause mauvaise [11] ». En effet, la raison qui raisonne de manière dualiste considère qu’un Dieu tout-puissant doit être l’auteur du mal et donc l’auteur du péché. La sensibilité de la raison aux idées dualistes constitue et sa force et sa faiblesse : les arguments dualistes la rendent forte, tandis que son impuissance à défendre l’unité du premier principe, reconnue a priori, révèle sa faiblesse. À cause de sa faiblesse métaphysique, le dualisme n’est pas un argument valable en soi. Il ne sert que d’arme de combat contre les autres arguments de justification. Les difficultés qu’éprouve la théologie, et surtout la théologie rationaliste, face aux objections dualistes, peuvent être considérées comme un appel à la raison de se taire devant le divin [12]. Il faut que la raison reconnaisse que la conformité de la nature de Dieu avec la permission du mal est un mystère [13]. La légitimation théologique de cet appel au fidéisme se trouve confirmée par l’article 8 de la « Confession de foy » de 1559.
Et ainsi en confessant, que rien ne se faict sans la providence de Dieu, nous adorons en humilité les secrets, qui nous sont cachez, sans nous enquerir par dessus nostre mesure, mais plustost appliquons à nostre usage, ce qui nous est monstre en l’Escripture saincte, pour estre en repos et seurete [14].
20La raison de la misère humaine se trouve dans l’Écriture qui est la seule chose qu’on puisse opposer au dualisme.
Il n’y a, selon l’Écriture, qu’un bon principe ; & cependant, le mal moral & le mal physique se sont introduits dans le Genre humain : il n’est donc pas contre la nature du bon principe qu’il permette l’introduction du mal moral, & qu’il punisse le crime [15].
22b) La notion de liberté implique la responsabilité morale de l’homme. Si le principe du mal – comme dans le dualisme – se trouve à l’extérieur de l’âme humaine et la contraint de façon irrésistible, l’homme ne peut que pécher, mais il ne peut pas être tenu coupable du péché. Le mal moral constitue le problème principal de toute théodicée
Tout se réduit enfin à ceci : Adam a-t-il péché librement ? Si vous répondez qu’oui ; donc, vous dira-t-on, sa chute n’a pas été prévue ; si vous répondez que non ; donc, vous dira-t-on, il n’est point coupable [16].
24Aux théodicées qui avancent la nécessité de la liberté humaine, Bayle oppose plusieurs arguments dont les deux suivants.
25? Dieu aurait pu préserver Adam de la chute sans détruire sa liberté. Il aurait fallu une toute petite modification de l’âme pour que la volonté humaine soit liée au sentiment du bonheur et au devoir d’obéissance à Dieu. Une petite intervention divine aurait empêché que le mal, contenu dans la liberté comme possibilité, devienne réalité [17].
26? Dieu, qui connaît les choses futures, a prévu l’abus de la liberté. C’est pourquoi il aurait dû choisir un autre moyen plus efficace, d’autres circonstances, dans lesquelles Adam aurait réagi autrement [18].
27Il semble au contraire, dit Bayle, qu’Adam n’aurait pas eu la liberté d’obéir [19]. En effet, Leibniz reprochera à Bayle de parler comme si Dieu avait corrompu l’âme d’Adam. Notons en passant que la permission du mal chez Leibniz est caractérisée de façon très positive comme résultat d’une nécessité morale qu’il appelle « heureuse [20] ». Elle est « heureuse » puisque cette nécessité morale est en vérité le plus haut degré de liberté (qui consiste à être déterminé par la raison).
28c) Selon Bayle, le mal physique et la capacité humaine de commettre le mal moral ne viennent pas de l’imperfection en tant que nécessité naturelle de l’homme, comme le proclament, entre autres, Leibniz et le théologien rationaliste King, mais d’un choix du Créateur. Si le péché était en quelque sorte une nécessité naturelle, cela imposerait une nécessité à Dieu, qui limiterait sa puissance et sa liberté. Tout est réglé par le Créateur, la manière de sentir, de penser, de se mouvoir [21]. Tout est déterminé par des lois que Dieu a librement établies. Si le mal tant physique que moral résultait nécessairement de l’imperfection humaine, l’homme ne serait pas coupable. Mais ceci est justement le point de départ de la « Théodicée » de Leibniz. Comme l’origine du péché se trouve « dans l’imperfection des créatures [22] », Dieu permet le mal en suivant « la règle du meilleur [23] ». À la manière de Bayle, Kant critiquera les justifications de Dieu qui se fondent sur les « limites de la nature humaine », car le mal y perd sa nature de mal moral devenant « malheur » ; ainsi « les hommes ne peuvent être incriminés [24] ».
2 – Bayle et Leibniz face à la seconde stratégie
29a) Selon le théologien William King, Dieu ne veut ni ne peut supprimer le mal. Il choisit simplement et sagement le mal le plus petit. Le monde est tel qu’« aucun mal ne pourrait y être empêché sans que son absence ne soit cause d’un mal encore plus grand [25] ». Le choix du mal le plus petit ressemble en effet à la conception du meilleur des mondes chez Leibniz [26]. Celui-ci déclare que Dieu choisit – avec une nécessité morale – parmi un nombre infini de mondes possibles le meilleur monde, celui qui possède le plus d’ordre tout en présentant la plus grande diversité. Cette conception optimiste postule une plus grande présence du bien que du mal sur terre et admet la priorité de la sagesse sur la bonté. Leibniz renvoie à la volonté antécédente de Dieu, par laquelle Dieu veut le bien, mais « dont l’exécution ne saurait avoir toujours lieu dans le plan général des choses [27] », parce que Dieu choisit le meilleur à cause de sa sagesse. L’objection de Bayle montre en effet l’aspect problématique d’un tel argument : la raison ne peut pas comprendre que Dieu permette à ses créatures de mal choisir et de souffrir afin de donner plus d’effet à (l’un de) ses attributs [28]. Pour lui, ce n’est pas la sagesse, mais la bonté divine, qui est la cause de la création. Leibniz approuve cette thèse, tout en y apportant sa distinction entre volonté antécédente (visant tout le bien possible) et volonté conséquente, qui fait le choix du meilleur en suivant la sagesse. Il établit ainsi la priorité de la sagesse bien qu’il juxtapose sagesse et bonté [29]. Qui plus est, Leibniz reprochera à Bayle l’orientation anthropocentrique de son argumentation en soulignant la grandeur de l’univers.
Faudra-t-il gâter son système ? Faudra-t-il qu’il y ait moins de beauté, de perfection et de raison dans l’univers, parce qu’il y a des gens qui abusent de la raison [30] ?
31En revanche, Bayle souligne que si Dieu acceptait péché et souffrance par amour de sa sagesse, le péché deviendrait nécessaire et se trouverait lié à la sagesse qui en tirerait quelque utilité. La subordination de la bonté divine à la sagesse rend la bonté impuissante. Si la sagesse règne sur toutes choses, tout ce qui n’arrive pas n’est pas digne de la sagesse [31]. Ainsi, la désobéissance d’Adam et le mal étaient nécessaires. Qui plus est, dire que le monde est optimus implique la nécessité pour Dieu de permettre la réalité du mal et limite sa toute-puissance. Leibniz n’y voit pas une limitation, puisqu’il souligne qu’il ne s’agit pas d’une nécessité métaphysique, mais morale, qui ne correspond pas à l’« esclavage », mais, nous l’avons dit, à « l’état de la plus grande et parfaite liberté [32] ». Pour Leibniz, le désavantage d’un refus de la catégorie du mundus optimus consiste dans le fait que les œuvres divines seraient présentées comme susceptibles de correction. Qui plus est, ce refus manifesterait l’échec de la rationalité en matière de théodicée. Pourtant, cette rationalité attribuée à la catégorie du mundus optimus sera attaquée par Voltaire, partisan de Bayle à plusieurs égards et qui jugera âprement : « Leibniz sentait qu’il n’y avait rien à répondre : aussi fit-il de gros livres dans lesquels il ne s’entendait pas [33]. »
32b) Bayle s’oppose à la doctrine de la gloire divine comme fin de la création (mundus conditus est ad Dei gloriam), tout comme il s’oppose à une théorie du mal qui lierait péché et gloire. Dieu qui est parfait et qui jouit d’une béatitude plénière n’a pas besoin des êtres raisonnables pour le glorifier, comme le proclame le théologien rationaliste Isaac Jaquelot [34]. Il n’a pas non plus besoin d’augmenter sa gloire par la domination d’un monde déréglé. Même si le monde était conditus ad Dei gloriam, Dieu devrait plutôt maintenir la vertu et l’ordre entres les hommes que montrer sa gloire en dominant le désordre et le vice, et en sauvant une minorité [35]. Bayle, pour qui l’attribut de la bonté est l’attribut le plus important de Dieu, adhère à la doctrine de la bonté comme fin de la création : Deus creavit ad suam bonitatem communicandam. Notons simplement qu’une création par bonté peut s’appuyer sur le Nouveau Testament, selon lequel l’attribut divin le plus important est l’amour.
33c) Souligner le pouvoir de Dieu au détriment de sa bonté, c’est ce que Bayle reproche au théologien rationaliste Jean Le Clerc. Selon ce théologien, la création ne manifesterait pas la toute-puissance si elle ne contenait pas d’êtres libres.
Si Dieu n’avoit fait aucune Créature Libre, ç’auroit été une espece particuliere d’Etre très-remarquable, qu’il n’auroit pas produite & sa Puissance n’auroit pas si fort paru. Car enfin plus grande est la varieté des Etres, plus la Puissance, qui les a produite (sic), paroît grande & étendue [36].
35Un Dieu jaloux de son pouvoir et de sa sagesse semble à Bayle impuissant devant le péché ou malveillant [37]. Dire que Dieu n’est pas obligé de veiller sur le bon usage de la liberté humaine, par l’intermédiaire d’une grâce qui influencerait la volonté sans la contraindre, « ce seroit prétendre que Dieu n’est obligé d’agir entant que bon [38] ».
Conclusion
36Selon Bayle, devant la question de la théodicée, « il vaut mieux croire & se taire [39] ». La seule réponse qu’on pourrait légitimement donner à cette question serait un aveu d’incompréhension qui serait en même temps une confession de confiance.
Je vois aussi bien que vous la liaison de mon principe avec cette conséquence, & ma Raison qui la voit ne me fournit point assez de lumieres, pour me faire comprendre comment je me trompe en voiant cela ; mais je ne laisse pas d’être fortement persuadé, que Dieu trouve dans les thrésors infinis de sa sagesse un moien certain de rompre cette liaison, un moien, dis-je, certain & très-infaillible, quoi qu’il me soit inconnu, & qu’il surpasse toute la portée de mes lumieres [40].
38Il est évident que le désaccord entre les penseurs vient de leur évaluation divergente du rapport entre foi et raison. Pour Bayle, la raison est incapable de saisir les vérités de la foi. Elles peuvent même paraître contra rationem.
39Pour Leibniz, les vérités qui sont supra rationem ne peuvent pas être démontrées mais elles ne contredisent pas la raison qui ne leur oppose pas d’objections insolubles. Toutefois, Leibniz se trompe en supposant que Bayle demande « que Dieu soit justifié d’une manière pareille à celle dont on se sert ordinairement pour plaider la cause d’un homme accusé devant son juge [41] ». Bayle lui-même pourrait corriger Leibniz : « […] n’y aïant pas de proportion entre le fini & l’infini, il ne faut point se promettre de mesurer à la même aune la conduite de Dieu & la conduite des hommes [42] ». Si l’on peut qualifier le discours de Bayle d’anti-théodicée [43], ce n’est pas pour lui reprocher de se retourner contre la bonté divine. Contrairement à Leibniz, il est persuadé de la nécessité de renoncer à justifier Dieu de manière rationnelle afin de ne pas perdre sa cause. Dans ce sens, on pourrait voir dans le refus baylien des deux stratégies de justification et dans son propos à la fois fidéiste (quant à sa solution) et hyperrationaliste (critique impitoyable des stratégies de justification) une troisième stratégie de justification qui correspondrait à une mise à l’abri des attributs de Dieu par la déconstruction de toute approche rationnelle.
40Les objections hyperrationalistes de Bayle à la théodicée seront reprises par le xviiie siècle. On peut y voir le triomphe des objections de Bayle sur la théodicée de Leibniz [44]. Pourtant, il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus, car les philosophes du xviiie siècle ne tiennent plus compte de la réponse fidéiste de Bayle mais utilisent sa critique pour souligner l’absurdité de la religion.
Notes
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[*]
Nicola Stricker est professeur de dogmatique à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Paris.
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[1]
Cette formule remonte à la fameuse distinction établie par Augustin dans De Trinitate, 13, 2, 5, entre les contenus de la foi et la foi comme acte.
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[2]
Die Augsburgische Konfession/Confessio Fidei, § 20, 26, in Die Bekenntnisschriften der evangelisch-lutherischen Kirche, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 19829.
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[3]
Le pari de Pascal suppose que la raison peut être amenée à décider qu’il est plus raisonnable de s’en remettre à Dieu.
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[4]
« Deus […] aut vult tollere mala, & non potest ; aut potest et non vult ; aut neque vult, neque potest ; aut & vult & potest. » (Lactance, De Ira Dei, 13, 20).
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[5]
Gottfried W. von Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, chronologie et introduction par Jacques Brunschvig, Paris, Garnier-Flammarion, 1969.
-
[6]
Voir Peter Koslowski, « Der leidende Gott – Theodizee in der christlichen Philosophie und im Gnostizismus », in Willi Oelmüller, éd., Theodizee – Gott vor Gericht ?, Munich, Fink, 1990, p. 33-66.
-
[7]
Emmanuel Kant, « Sur l’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée », in P. Festugière, éd., Pensées successives d’E. Kant sur la théodicée et la religion, Paris, Vrin, 1972, p. 193-214.
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[8]
Voir Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique, 4 tomes, Amsterdam/Leiden, 1740, art. Pauliciens, rem. E.
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[9]
Ibid., art. Manichéens, rem. D.
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[10]
Voir Pierre Rétat, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au xviiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 424-427.
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[11]
P. Bayle, op. cit., art. Pauliciens, rem. F.
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[12]
Voir P. Bayle, Entretiens de Maxime et de Thémiste, in P. Bayle, Œuvres diverses (OD), Elisabeth Labrousse, éd., 5 tomes, Hildesheim, Olms, 1964-1982, tome IV, p. 8a.
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[13]
Voir ibid., p. 11b, p. 20b.
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[14]
La Confession de foy des Églises reformees du Royaume de France (Confessio gallicana, 1559), in Die Bekenntnisschriften der reformierten Kirche, E. F. Karl Müller, éd., Zurich, Theologische Buchhandlung, 1903 (réimpr. 1987), p. 223.
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[15]
P. Bayle, Dictionaire, art. Pauliciens, rem. E.
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[16]
Ibid., art. Jansenius, rem. G.
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[17]
Voir P. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, OD III, p. 866b.
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[18]
Voir ibid., p. 867a.
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[19]
Voir ibid., p. 852b.
-
[20]
G.W. Leibniz, op. cit., § 128, p. 184.
-
[21]
Voir P. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, OD III, p. 1064b-1065a.
-
[22]
G. W. Leibniz, op. cit., § 156, p. 205.
-
[23]
Ibid., § 158, p. 206.
-
[24]
E. Kant, « Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée », op. cit., p. 199.
-
[25]
William King, An Essay on the Origin of Evil, in The Collected Works of Edmund Law, Victor Nuovo, éd., 5 volumes, Bristol, Thoemmes Press, 1997, vol. 1, p. 197 : « […] no Evil in it could be avoided, which would not occasion a greater by its absence ».
-
[26]
Voir Bernard Cottret, « L’essai sur l’origine du mal de William King. Vers une définition de l’optimisme », xviiie Siècle 18 (1986), p. 301.
-
[27]
G. W. Leibniz, op. cit., § 115, p. 168.
-
[28]
Voir P. Bayle, op. cit., OD III, p. 666b-667a.
-
[29]
G. W. Leibniz, op. cit., § 120, p. 176 : Dieu fait « ce que sa sagesse et sa bonté jointes ordonnent ».
-
[30]
Ibid., § 119, p. 174.
-
[31]
Voir P. Bayle, op. cit., OD III, p. 813b.
-
[32]
G. W. Leibniz, op. cit., § 228, p. 255.
-
[33]
Voltaire, Dictionnaire Philosophique, Julien Benda et Raymond Naves, éd., Paris, Garnier, 1954, art. Bien, Tout est Bien, p. 55.
-
[34]
Voir Isaac Jaquelot, Examen de la théologie de Mr. Bayle, Répandue dans son Dictionnaire Critique, dans ses Pensées sur les Comètes, & dans ses Réponses à un Provincial ; où l’on defend la Conformité de la Foi avec la Raison, contre sa Réponse, Amsterdam 1706, p. 314.
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[35]
Voir P. Bayle, op. cit., OD III, p. 809b.
-
[36]
Jean Leclerc, « Remarques sur les Entretiens posthumes de Mr. Bayle, contre la Bibliothèque Choisie », in J. Leclerc, Bibliothèque choisie, 28 volumes, Amsterdam 1703-1713, vol. 12 (1707), p. 340.
-
[37]
Voir P. Bayle, Entretiens de Maxime et de Thémiste, OD IV, p. 70b-73b, p. 79a.
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[38]
P. Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, OD III, p. 868b.
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[39]
P. Bayle, Dictionaire, art. Pauliciens, rem. E.
-
[40]
Ibid., art. Synergistes, rem. B.
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[41]
G. W. Leibniz, « Discours de la conformité de la foi avec la raison », § 32, in G.W. Leibniz, op. cit., p. 70.
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[42]
P. Bayle, Réponse pour Mr. Bayle à Mr. Le Clerc, OD III, p. 997b.
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[43]
Léon Brunschvicg, « L’idée critique et le système kantien », Revue de métaphysique et de morale 31 (1924), p. 138, désigne les articles du « Dictionnaire » qui concernent la théodicée comme « une véritable Somme antithéologique » (c’est l’auteur qui souligne).
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[44]
Voir John Spink, French Free Thought from Gassendi to Voltaire, Londres, Athlone Press, 1960, p. 285. Pourtant, Paul Hazard, dans « Le problème du mal dans la conscience européenne du dix-huitième siècle », The Romanic Review 32 (1941), p. 152-157, souligne que l’explication rationnelle du mal par le topos leibnizien du mundus optimus continue à exister, entre autres chez Wolff, Pope et Haller.