1 Karim Arezki, doctorant àl’EPHE, est à l’initiative d’une rencontre à la Haute école de théologie de Saint-Légier (Suisse) en décembre 2021 avec Mohammad Ali Amir-Moezzi et Paul Neuenkirchen, à la suite de la parution du collectif Le Coran des historiens (Paris, Cerf, 2019). La publication rassemble les interventions des deux précités ainsi que celle d’ Arezki.
2 Neuenkirchen rend compte de son travail doctoral et souligne l’intérêt de l’intertextualité dans la compréhension de l’eschatologie coranique. En considérant le Coran comme un corpus, il retrouve des traces d’oralité liturgique typique des « homélies tardo-antiques chrétiennes de langue syriaque » (p. 90-91). Pour lui, les récits, expressions ou images eschatologiques dans le Coran ne sont pas des « emprunts » de Muhammad à des informateurs juifs ou chrétiens – comme on l’a au siècle dernier souligné –, mais ils renvoient à une dimension homélitique que le Coran entretient avec ces sous-textes (subtexts) bibliques. En comparant les v. 1 à 7 de la sourate al-Wāqi‘a avec deux homélies de Jacques de Saroug, Neuenkirchen retrouve la même forme rhétorique d’adresse au public, d’interpellation, d’effets psychologiques par l’inspiration de la crainte. Son analyse renouvelle ainsi la compréhension du genre apocalyptique dans le Coran, même si, à notre avis, elle ne se substitue pas forcément à l’approche orientaliste en termes d’« emprunts » mais la complète.
3 La dimension apocalyptique du Coran est aussi le point d’entrée de la contribution d’ Amir-Moezzi. Il la relie à son aspect nécessairement messianique dans un univers culturel de « sensibilités judéo-chrétiennes », où les sources šī’ites ont identifié le Messie à ‘Alī. Sa lecture de ces sources conduit à une relecture des débuts de l’islam et de la constitution du Coran sensiblement différente du récit historique traditionnel qui épouse en grande partie le récit sunnite. Si, pour le chercheur, les sources šī’ites sont « aussi orientées que les sources sunnites et la “réalité” historique semble complètement perdue dans les contradictions des textes et la multiplicité des “représentations” que ceux-ci cherchent à donner de la réalité» (p. 76-77), il trouve néanmoins un intérêt à puiser dans les sources šī’ites pour renouveler l’appréhension de l’histoire du Coran et de son élaboration dans un contexte de violence fratricide aiguё. Ainsi, dans une expression sans concession, Amir-Moezzi fait sien le caractère falsifié du Coran officiel et ce faisant légitime, par l’histoire, le point de vue ši’ite. Dans un exposé clair et synthétique de ses travaux ultérieurs, il pose certaines interrogations de bon sens – mais qui ne sont pas probantes en soi – comme la quasi absence des membres de la famille du prophète Muhammad dans le Coran, alors même que les membres familiaux des prophètes antérieurs y sont toujours mentionnés. Enfin, il énumère plusieurs aspects problématiques du Coran qui reprennent les chapitres des sciences coraniques : sa structure ou sa composition (naẓm) et l’impossibilité de la justifier de manière consensuelle, la chronologie incertaine des versets, les divergences quant aux circonstances rapportées de la révélation, la question de l’abrogation. En raison de l’aspect opaque de l’histoire du Coran, Amir-Moezzi peut conclure à la nécessité pour les théologiens d’une lecture herméneutique (et donc d’inspiration šī’ite) contre les lectures littéralistes (typiques du monde sunnite). Il s’ensuit par conséquent une légitimation de l’ésotérisme ši’ite non seulement pour la compréhension de l’histoire du Coran mais aussi pour la théologie aujourd’hui.
4 Enfin, le chapitre de Karim Arezki sur « le Coran officiel » expose les données classiques de la constitution de la Vulgate de ‘Uthmān. Ce chapitre est un peu confus dans la mesure où l’auteur juxtapose à l’histoire traditionnelle sunnite à la fois des travaux historico-critiques datant pour une bonne part de plus d’un siècle et des recherches récentes sans toujours relever les différences ou nuances qui s’imposeraient. Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle « le Coran se présente comme Parole de Dieu, non pas pour révéler Dieu – ce qui serait une atteinte à sa transcendance – mais pour exprimer sa volonté consignée, avec toute sa connaissance éternelle et infinie » (p. 14) est pour le moins discutable, comme en atteste la tradition théologique islamique quant à la méditation des plus beaux noms divins révélés dans le Coran.