Couverture de ETTH_054

Article de revue

Le langage commun de la scénographie

Pages 73 à 77

1Chacun sait que le théâtre est le berceau de la scénographie et qu’il a évolué hors de son cadre traditionnel au gré des nouveautés artistiques, littéraires et techniques. Le cinéma, l’opéra, l’exposition, la scénographie d’architecture empruntent cependant au théâtre leurs pensées, leurs modes d’expression et leurs formes de narration. Quel est le langage commun de la scénographie ? Qu’est-ce qui distingue un scénographe ?

2Je souligne fréquemment ce qui distingue les scénographes des architectes : les architectes bâtissent pour accueillir la vie alors que les scénographes bâtissent sur la vie. J’ai en commun avec les architectes l’importance accordée au bâti : j’aime la construction. Lors des repérages de lieux pour les tournées du Théâtre du Soleil, je m’attachais plus à la signifiance des lieux qu’à la technique. On trouve toujours une solution technique. Le plus important pour un scénographe, c’est le sens du spectacle, le « message ». Ce double processus – adaptation à l’espace et adaptation de l’espace –, je l’ai connu longuement et pratiqué au Soleil sur tous les continents. Cela ne m’effraie pas, au contraire, c’est une source d’enrichissement. Le lieu de représentation dans sa conformation et son identité peut être très différent : quand le Théâtre du Soleil est en tournée, je ne cherche pas à transporter le lieu à l’identique mais à le transposer de façon analogue. C’est l’esprit et le sens qui comptent. Cette démarche de transposition caractérise au fond le travail du scénographe, quel que soit le domaine dans lequel il intervient, afin de favoriser le sens à advenir.

3On sait aussi qu’un décor de théâtre est nourri d’un texte, d’une réflexion autour de ce texte, de recherches de toutes sortes, et ensuite d’un espace disponible, de techniques plus ou moins élaborées et du travail des constructeurs. Le texte est l’indispensable source inspiratrice. Ce sont les mêmes ingrédients qui font la base des autres disciplines (cinéma, opéra, etc.), même s’il est entendu que des connaissances propres à chacune d’entre elles doivent être acquises. Il s’agit en deux mots des publics auxquels on s’adresse, de sémantiques particulières, voire de traditions singulières. Mais cela est rapidement obtenu et connu. Ce qui importe, c’est le résultat artistique !

4Cependant, le processus de travail du scénographe est essentiel. Décrivons précisément ce qu’il en est au théâtre, au cinéma, pour une exposition, en architecture, à l’opéra. Toutes ces étapes et opérations paraîtront bien humbles : elles sont décisives par ce qu’elles mettent en œuvre et il est intéressant de voir ce qu’elles ont en commun.

Théâtre

5Rappelons les étapes que sont la conception, la fabrication, le montage et finalement la vie d’un décor de théâtre au cours des représentations.

6Le metteur en scène ou/et le producteur invite(nt) le scénographe à créer le ou les décors d’une pièce de théâtre. Commence alors le travail de conception. Le scénographe s’entretient avec le metteur en scène pour s’enquérir de l’esprit qui présidera à l’élaboration de son travail (référence à des peintres, à une époque s’il s’agit d’une pièce historique, par exemple). Il réalise quelques esquisses. Après d’autres entretiens avec le metteur en scène, il passe à l’établissement d’une maquette et de plans/coupes/élévations (dans certains cas, c’est le constructeur qui se charge de cette tâche).

7Le constructeur est choisi soit parce qu’il est connu et apprécié du scénographe (c’est le cas la plupart du temps dans le théâtre privé) soit après un appel d’offre (c’est la procédure pratiquée en France dans le théâtre public). Dans les deux cas, un atelier de construction de base est composé de menuisiers, serruriers, peintres, patineurs, sculpteurs ; selon les besoins inhérents à l’aspect du décor ces spécialistes peuvent être renforcés par d’autres ouvriers.

8Une fois achevé, le décor est monté dans l’atelier en présence du metteur en scène et du producteur. S’il y a accord, on passe au montage sur le plateau du théâtre, en présence du scénographe. Sa présence est importante parce qu’il peut devoir apporter des ajustements esthétiques. C’est aussi le moment du « meublage » et de « l’accessoirisation ». Cette partie du montage s’effectue, bien entendu, en dernier lieu.

9Le scénographe assiste à la première représentation (voire à la deuxième). Il vient de temps à autre pour contrôler si tout va bien.

10Le scénographe est un « ayant droit » dans le théâtre privé, à savoir qu’il touche des émoluments de droits d’auteur tenant compte de la quantité de spectateurs par représentation. Ce n’est pas le cas dans le théâtre public où, généralement, il est salarié.

Cinéma

11Cette discipline est relativement différente, fonctionnellement et administrativement.

12Le scénographe est nommé chef décorateur en France, scenografo en Italie, director artistico en Espagne, production designer aux USA, etc.

13Son équipe proche, « la déco » (art department aux USA), est composée d’un premier assistant qui se charge de l’engagement des ouvriers (selon l’importance du film leur nombre peut aller de cinquante à deux mille !) et de l’organisation de la production (un film moyen a souvent besoin de quarante à cinquante décors, voire quatre-vingts pour certains), d’un premier assistant dessin quand cela est nécessaire, d’une équipe d’« ensembliage », elle-même dirigée par un chef ensemblier assisté de plusieurs régisseurs d’extérieur, plutôt chargés des accessoires et assistés des « ripeurs », qui sont des déménageurs spécialisés dans le cinéma. Cette équipe, dont les membres sont des techniciens, est donc sous la tutelle du « chef déco », qui a la responsabilité artistique et technique des décors. (Il faut savoir que le réalisateur ne veut avoir comme interlocuteur que quatre « têtes » : le directeur de production, le directeur de la photographie, le créateur des costumes et le chef déco.)

14La création des décors diffère de la pratique du théâtre. Le chef déco donne quelques indications dessinées par lui-même mais les dessins d’ambiance sont réalisés par un(e) roughman(woman) sous la tutelle du premier assistant dessin. Le dessinateur de roughs est plutôt du côté de la mise en scène et particulièrement du réalisateur en période de préparation, pour pouvoir donner des indications au directeur de la photographie et à ses assistants (cadreurs et pointeurs).

15En période de tournage, le chef déco « livre » le décor puis il reste sur le plateau avec quelques assistants ; si tout va bien il part préparer le décor du lendemain en laissant sur place le peintre patineur et l’accessoiriste de plateau.

16C’est une fonction assez… stressante !

Expositions

17Cette activité fait appel aux mêmes éléments de base que ceux du théâtre et du cinéma en ce qui concerne la création ; seuls les processus de production sont différents.

18Généralement il s’agit de commandes institutionnelles ne pouvant être exécutées que par une agence constituée. Face à elle, le maître d’ouvrage qui peut être, en France : l’Europe, l’État, les Régions, les Villes. Les institutions ont l’obligation d’écrire un « programme » décrivant leurs objectifs et souhaits, qui formeront critères de choix pour la désignation des concepteurs, maîtres d’œuvre (architecte, scénographe), par le biais d’un concours. Si celui-ci est gagné, on boit du champagne !… Et on se met au travail en commençant par former une équipe (scénographe, chef de projet, consultants extérieurs à l’agence – graphiste, acousticien, éclairagiste, spécialiste en vidéo, etc.).

19Le déroulement du projet prend du temps (parfois dix ans) pour des raisons très contraignantes (validations diverses, commissaires d’exposition scrupuleux et autres réglementations propres à l’Administration française).

Scénographie d’architecture

20Dans mon activité de scénographe pour les spectacles, j’aime bien les espaces « théâtralisables », le théâtre-abri, car ce sont des lieux qui n’offrent pas un théâtre pré-formaté, même si j’ai travaillé dans de nombreux théâtres et si j’en ai beaucoup dessiné, puisque mon activité avec Jean-Hugues Manoury est également de faire de la scénographie d’architecture – que l’on appelle scénographie d’équipement – avec notre agence, Scène. Il s’agit d’accompagner l’architecte dans l’élaboration d’une salle de spectacle. Pour cela, il vaut mieux connaître sur le bout des doigts le processus qui conduit à la représentation d’un spectacle de théâtre, d’opéra, etc. La procédure est exactement la même que celle qui préside à l’élaboration d’une exposition. Le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre entretiennent les mêmes rapports que dans la discipline précédente.

21J’ai eu l’immense honneur d’intervenir deux fois sur la scénographie générale de la Cour d’honneur du Palais des Papes en Avignon : en 1982 et en 2002. En 1982, à de multiples égards, j’avais le désir d’un théâtre élisabéthain, et cela est apparu alors de façon évidente comme ce qu’il fallait faire. Lors de la réfection en 2002, curieusement le programme architectural très détaillé préconisait non pas ce qu’il fallait faire, mais ce qu’il ne fallait pas faire. La salle me semble moins intéressante qu’avant 2002. Trop de détails tue l’esprit d’ensemble.

Scénographie d’opéra

22Elle aussi ressemble fort à la scénographie de théâtre. Les différences tiennent à des écarts d’usage, voire d’habitudes. Le scénographe est contacté par le producteur qui établit sa distribution (metteur en scène, chanteurs, choristes, chef d’orchestre et créateur des costumes). Les décors sont conçus longtemps à l’avance (un an ou deux !). Les répétitions sont d’abord faites individuellement (chanteurs, choristes), et les répétitions générales, entreprises à trois semaines de la première, se divisent en plusieurs étapes : « Répétitions piano », « Répétitions orchestre », « Première ». C’est pendant cette courte période que les décors sont montés. Le scénographe salue à la fin du spectacle ! C’est l’usage à l’Opéra.

23En conclusion, je pourrais dire sous forme de boutade qu’un scénographe est un décorateur qui pense. Je pourrais aussi faire ce constat : un hôpital qui n’est plus en fonction devient un décor – il a perdu sa raison d’être. Le travail du scénographe tend à donner à un espace sa raison d’être, sans pour autant être fonctionnel.


Date de mise en ligne : 01/01/2018

https://doi.org/10.3917/etth.054.0073

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