1Notre but n’est pas, à travers ces quelques lignes, de dresser un tableau ou une liste des causes du suicide au Japon. Elles sont bien évidemment multiples, mais la plupart tournent autour de la notion d’honneur, honneur exigeant, rigoureux, honneur qui se concrétise dans l’abnégation et le sacrifice de soi, mais aussi honneur qui plonge ses racines dans l’esprit guerrier des samouraïs, synthétisé dans leur code bien connu, le Bushid, enfin honneur qui, par-dessus tout, revêt un impérieux caractère social. La terminologie du suicide ou jisatsu en témoigne et des expressions comme inseki jisatsu (pour éviter la honte) ougyokusai (pour l’honneur) sont éloquentes.
2Alors que les Français, comme la majorité des occidentaux, parlent pour le désigner de « hara-kiri », les Japonais n’utilisent jamais ce terme ou seulement lorsqu’ils entendent désigner le suicide des petites gens, avec une connotation quelque peu méprisante. Dès que l’on s’élève tant soit peu dans la hiérarchie de la société nippone, le suicide est « seppuku », et toujours, quand le suicidé est un samouraï ou appartient à la caste des aristocrates. Les deux termes ont pourtant le même sens, et désignent l’acte principal du suicide ainsi que la manière de l’exécuter : coupure du ventre (setsu, couper et fuku, ventre) ou ventre coupé ( ventre, hara et kiru, couper) ; dans les deux cas, il s’agit de s’ouvrir l’abdomen et de s’attaquer à cette partie de l’anatomie où les Bouddhistes, comme de nombreux peuples asiatiques fixent des composantes essentielles de la personnalité, tels que la conscience, la volonté, les vertus, le courage. L’ouverture volontaire du ventre a donc une très profonde signification puisqu’il s’agit de montrer sa détermination, sa loyauté et la sincérité de ses sentiments.
3Dès l’origine, le suicide, au Japon, fut donc marqué par ce double caractère : guerrier et honorable.
Seppuku : une affaire de femmes
4Cependant, tel qu’il fut initié et codifié au XIIe siècle, le seppuku venait de Chine et était le fait des femmes. Le mot est, d’ailleurs, originairement chinois et désignait ce sacrifice que les femmes, accusées à tort d’adultère, exécutaient pour prouver leur bonne foi et laver leur honneur d’épouse et de mère. Origine qui explique sans doute que les dames nobles, au Japon, puissent, à l’égal des hommes, des guerriers, pratiquer seppuku avec de notables variantes toutefois. Dans la tradition aristocratique, les dames n’avaient plus à démontrer, par l’éventration, qu’elles ne portaient pas un enfant adultère, et les causes qu’elles avaient de se suicider étaient, la plupart du temps, toutes autres : partager le sort de leur mari ayant fait seppuku, ou condamné à mort, geste fort comparable au sati des femmes hindoues, protester contre un mariage imposé, de mauvais traitements et, par amour, tout simplement. Il y eut une véritable mode en ce sens, et les courtisanes de l’époque Edo, malgré leur statut peu enviable, se rendirent célèbres et, pour certaines, furent respectées pour s’être donné la mort pour leur amant de cœur. Les grandes dames s’ouvraient la jugulaire ou la carotide dans le rituel du jigai, à l’aide d’un petit poignard (tanto ou kaiken que les dames portaient sur elles, dans les plis du kimono) et les jambes entravées par un lien afin de conserver une attitude digne dans la mort. Les estampes, du XIXe siècle particulièrement, ont fait du jigai des grandes dames, un de leurs sujets favoris (voir notamment celle qui représente la femme d’un des 47 r nins, dans la série des « Histoires des cœurs fidèles » - Seichu gishin - de Kuniyoshi, 1848).
5Mais il existe au Japon, une autre tradition légendaire qui rapporte l’histoire de la princesse Ototachibana qui, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, se jeta dans les flots pour sauver du naufrage le navire du seigneur Yamato Takeru no Mikoto, héros, tueur de dragons. De ce premier sacrifice de soi, vient sans doute la tradition qui firent se précipiter des dizaines de femmes japonaises, avec ou sans leurs enfants, du haut de falaises, pour échapper à l’ennemi et au déshonneur.
Seppuku : bushi et échec
6À la fin de la période des Heian (c. fin VIIIe siècle – fin XIIe siècle), les clans guerriers ou bushidan (de bushi : guerriers) s’organisent autour des grandes familles des Taira et des Minamoto, clans rivaux dont l’affrontement s’acheva par la défaite des Taira et la mise en place, par Minamoto no Yoritomo, du Bakufu (litt. : gouvernement de la tente ou gouvernement des guerriers) de Kamakura. En même temps que se structuraient les bushidan, émergeait une morale (d : voie) propre aux guerriers, le Bushid. Issue de la loyauté offerte par un vassal à son seigneur (meibun) en contrepartie de l’octroi de terres, comme dans l’hommage de la féodalité occidentale, la voie des guerriers nipponne s’en distingue par le caractère absolu et indéfectible du dévouement qui s’en dégage. On ne connaît pas, dans le Moyen Age occidental, de cas d’un vassal se suicidant pour suivre son seigneur dans la mort, après une défaite ou un outrage. La raison en est simple : nous sommes dans un monde chrétien dont le suicide est formellement banni, véritable canon dogmatique, énoncé par Saint Augustin, renforcé par l’interdiction du suicide, édictée par le Concile d’Arles, en 452 et beaucoup d’autres par la suite. Au Japon, l’évolution ne fut pas influencée de manière comparable, par la religion, Bouddhisme initial et Shintoïsme étant cependant opposés à cette pratique, et le Bushido trouva son expression la plus extrême dans ces termes : « la voie du samouraï, c’est la mort ». Ce fut le résultat du renforcement de l’éthique guerrière et de sa théorisation par le confucianisme, ce qui aboutit à la rédaction du Hagakure, au tout début du XVIIIe siècle. Ce recueil des notes prises par Tashiro Matazaemon Tsuramoto, à partir des conversations qu’il eut avec son maître, le prêtre-samouraï Yamamoto Kamiuemon Tsunetomo, glorifiait la mort au service du seigneur ce qui demeura le véritable credo de la société, au moins jusqu’à l’ère Meiji, et, plus sûrement, jusqu’à la seconde guerre mondiale où l’on substitua au seigneur, l’empereur et la nation pour lesquels il était beau de donner sa vie, ce qui justifia le sacrifice des kamikaze. Faire seppuku devenait le couronnement de la vie.
7Le premier suicide reconnu comme seppuku, fut, sans doute, celui de Minamoto no Tametomo pour lequel on ne possède que peu de précisions. Le suicide, rapporté comme source et prototype de la pratique, fut celui de Minamoto no Yorimasa qui s’ouvrit le ventre en 1180, après la défaite qu’il avait subie lors de la bataille d’Uji contre les Taira, lancés à la poursuite de l’héritier du trône, le prince Mochihito.
8Les gestes qu’il exécuta alors devinrent les étapes ritualisées du seppuku. Parce-qu’il était peut-être plus poète que guerrier, Yorimasa voulut rédiger un dernier poème avant de mourir. Il le fit sur l’étendard de son clan. Depuis, parmi les objets qui sont nécessaires à la cérémonie, figurent une feuille de papier de riz et un pinceau. On y trouve, bien sûr, l’instrument du sacrifice, le sabre court ou wakizashi, la tasse de saké, le tatami avec un tabouret où se place le candidat au suicide, accroupi dans la position seiza, vêtu du kimono blanc, symbole de pureté et de vertu, qu’il entrouvrira pour accomplir seppuku.
9Mais si ce suicide fut exécuté dans le temple By d -in, ce fut parce que le général s’y était réfugié de long temps et avait tout naturellement commis le seppuku dans ce lieu sacré et calme où il vivait, ce qui donnait, de surcroît, tout le caractère solennel qu’il désirait pour son acte, mais en aucun cas, pour lui donner un caractère religieux. Les suicides célèbres qui suivirent, d’ailleurs, n’eurent plus lieu systématiquement dans des temples et certainement jamais dans un temple shinto, mais toujours en public.
Seppuku : un rituel public
10Puisque le déshonneur était généralement public et connu de tous, son rachat par le seppuku devait l’être également. Il fallait des témoins, peu nombreux mais choisis. Amis ou ennemis, ils devaient pouvoir témoigner de la qualité du suicide et du courage du suicidé. Avec la codification du Bushid, le seppuku se fit véritable démonstration de loyauté ou de protestation, de bravoure ou de mépris, mais à la gestuelle toujours plus précise et rigoureuse. Pour ce spectacle au public obligatoire, une mise en scène codifiée dut être respectée. Boire le verre de saké, écrire un poème (haiku) n’étaient pas obligatoires, mais ensuite, il fallait s’accroupir, entourer le sabre d’un tissu blanc et commencer à s’ouvrir le ventre de gauche à droite, à la hauteur du nombril, sur une quinzaine de centimètres, puis de bas en haut, de façon à former une croix. La douleur effroyable qui devait en résulter, ne devait pas arrêter l’accomplissement du rituel, et d’ailleurs cette souffrance ne semble pas préoccuper les candidats au seppuku, ou, du moins, on en parle fort peu ou seulement pour glorifier davantage encore l’acte et celui qui a su l’accomplir. Tout fut prévu, cependant, pour y mettre un terme rapide et, à partir du XIIIe siècle, durant l’ère Sh ky, fut institué le kaizoebara ou suicide assisté. Le bushi ne se présentait plus seul à la mort, mais aidé d’un compagnon, ami ou vassal, le kaishaku, qui, pendant le seppuku, se tenait, debout, derrière lui, le sabre à la main, chargé de lui couper la tête d’un seul coup de katana, mais jusqu’à la trachée seulement pour laisser reposer la tête sur le torse, dès que le rituel avait été accompli.
11Quand il s’agissait de montrer son courage et son dédain à un ennemi, on pouvait même lui jeter, à pleines mains, ses entrailles, geste emphatique, certes, peu évident, mais qui devait fortement impressionner les assistants et contribuer à la gloire de celui qui s’en montrait capable. Des traités furent rédigés sur les différentes manières de faire seppuku, la gestuelle et l’esthétique qu’il convenait de respecter et les bushi apprirent le rituel, au même titre que les autres conventions du savoir-vivre nippon.
12Un seppuku pratiqué sans public n’était donc pas envisageable car non honorable. Preuve en est que lorsque le seppuku était exécuté suite à une condamnation pénale, le tsumebara se faisait à huit-clos et dans un vrai silence de mort. Alors qu’en Occident, le suicide est le plus souvent une affaire privée, intime et solitaire, il fut toujours au Japon, une affaire de clan, de famille, de groupe, de caste, voire une affaire d’état qui pouvait avoir des répercussions sur le sort de toute la société.
13La littérature donna de nombreux récits de cette cérémonie, s’attardant sur les détails les plus morbides et les plus sanguinolents. Le théâtre s’empara du seppuku et le Kabuki, créé au tout début du XVIIe siècle, en fit une scène phare de ses représentations, particulièrement de style aragoto. Cela plaisait au public et aida à ancrer et à propager, dans les mentalités, des valeurs d’honneur auxquelles tous adhéraient aisément, et, d’autre part, la beauté hiératique des gestes, des attitudes, des costumes convenait parfaitement au rituel du seppuku.
14Le seppuku était définitivement devenu, à l’époque Edo, un rite social qui, réservé à la caste guerrière, avait eu le don de fédérer toutes les classes de la société japonaise.
Seppuku : un rituel collectif
15Frères d’armes ou membres d’une même famille, on se tue ensemble. Le très célèbre chef de guerre de l’époque Genko (1331-1333), Kusunoki Masashige, avait choisi de servir l’empereur retiré Go-Daigo contre le gouvernement militaire ou bakufu de Kamakura. Vaincu à la bataille de Minatogawa, mais indéfectiblement fidèle à la cause impériale, il ne voulut pas tomber aux mains de l’ennemi et c’est en compagnie de son frère, Masasue, qu’il fit seppuku, les deux frères s’étant, dit-on, porter assistance jusqu’en leurs derniers instants. Comme beaucoup d’autres suicidés glorieux, Kusunoki a une statue, mais honneur insigne, la sienne se trouve devant le palais impérial. Les frères H j étaient daimyos d’Odawara et chefs du clan Go-H j à la fin du XVIe siècle. Vaincus par un clan rival, Ujimasa et Ujiteru se suicidèrent de concert, en 1590.
16La coutume de se suicider en famille est attestée également par le vocabulaire. On appelle shinj, d’une manière générale, ces suicides conjoints, avec des variantes qui précisent qui se suicide avec qui (oyako shinju ou suicide des parents et des enfants). Amants, mari et femme se suicident presque dans les bras l’un de l’autre. Les cas sont nombreux et au hasard des siècles, les suicides de couples, tels celui formé par le papetier Jihei et la courtisane Koharu, ou celui du marchand Sankatsu et de la courtisane Hanschichi ont souvent donné naissance à des pièces de théâtre, très prisées car elles mettaient en scène des personnages plus familiers, en tout cas, moins inexpugnables que les membres des bushidan.
17Le junshi était une forme très pratiquée de suicide collectif puisqu’elle entraînait dans la mort par seppuku, tout ou presque, des vassaux à la disparition de leur seigneur. Rappelant indubitablement le sacrifice des serviteurs, des épouses, des compagnons qui accompagnaient volontairement au tombeau, rois et pharaons, le junshi faisait des ravages dans les rangs des samouraïs. Il n’était pas rare de dénombrer plusieurs dizaines de suicidés au décès d’un daimy ou d’un sh gun, et le seigneur Hojo Nakatori, lorsqu’il se fait seppuku en 1333, est suivi par 432 vassaux. Devenu presque obligatoire et très fréquent, le junshi fut interdit par le bakufu de Tokugawa Mitsukuni, en 1663, très durement sanctionné quelques années plus tard, lors du seppuku d’un vassal du seigneur d’Utsunomiya et, finalement, cette interdiction fut inscrite dans les lois des guerriers, le Buke shohatto, en 1683. Le shinj fut à son tour proscrit en 1722, par édit du bakufu qui allait jusqu’à décider que ceux qui s’y livreraient, seraient privés de sépulture. Les junshi et shinj se firent donc plus rares, mais, à chaque fois que l’un d’eux était commis, il emportait l’admiration, voire l’enthousiasme de la population, et celui des époux Nogi, en 1912, après la mort de l’empereur Meiji, reste gravé dans toutes les mémoires.
18Mais le seppuku collectif le plus célèbre fut celui des 47 r nins. On est alors au début du XVIIIe siècle, en pleine période Edo. Après l’injuste suicide de leur daimy Asano Naganori, ordonné par le shogun Tokugawa Tsunayoshi, les samouraïs de la suite d’Asano entendent tirer vengeance de cette injure et en tuer la cause en la personne de l’insolent maître de cérémonie du sh gun, Yoshinaka Kira. Ces r nins, ces chevaliers sans maître désormais, ayant juré de laver l’affront, après deux années de patience, assassinent Kira malgré la haute protection dont il faisait l’objet. A leur tour, condamnés à faire seppuku (tsumebara), ils s’exécuteront, dans le vrai sens du terme, et seront enterrés, en ligne, face à la tombe de leur seigneur Asano, dans le temple Sengaku-ji - Temple de la Colline du Printemps - qui devint et demeure encore un véritable lieu de pèlerinage.
19Toute une légende romanesque vint, au fil des siècles, enjoliver, étoffer l’histoire des 47 Ak gishi, jusqu’à la constituer en véritable saga nationale. Avec la pièce écrite en 11 actes, dans sa première version, Kanadehon Ch shingura ou la revanche des 47 r nins, le seppuku devint un spectacle classique et populaire du Kabuki, à l’époque Edo et toujours représenté depuis, dans les versions des grands dramaturges Chikamatsu Monzaemon (1653-1724) et Takeda Izumo (1691-1756). Romans, poèmes, estampes, spectacle de marionnettes, plus de 60 films, ballet, séries télévisées, bandes dessinées, jeux vidéo innombrables font revivre leur épopée depuis plus de trois siècles, sans discontinuité.
20L’histoire de la vendetta Ak r shi présente un autre caractère devenu coutumier au Japon, à savoir la condamnation au seppuku. Certains n’hésitent pas à soutenir qu’étant donné les modes atroces d’exécution, à ces époques, il valait peut-être mieux pratiquer le tsumebara et l’interdiction officielle qui en fut faite tardivement, à l’époque Meiji, et qui ne fut pas ou mal respectée, montre assez à quel point la pratique emportait l’adhésion quasi unanime des populations. Dès que le maître ordonnait le suicide, il était obéi et nul ne songeait à se dérober qu’il ait été samouraï ou grand serviteur. Tel fut le cas de ce très célèbre maître de thé du XVIe siècle, Sen no Riky, entré au service du premier conseiller de l’empereur, le taik Nobunaga Oda, puis à celui de son successeur, Hideyoshi Toyotomi qui, pour des raisons restées obscures, le condamna à faire seppuku. Le maître de thé s’exécuta comme il convenait ce qui donna naissance, là encore, à toute une littérature dont, entre autres, l’ouvrage de Yasushi Inoue (1991) et des films tel le « Sen no Riky » de Kumai Kei (1989). Le taik Oda Nobunaga, un des grands unificateurs du Japon de l’époque Sengoku, fut lui-même contraint à faire seppuku, par un de ses propres généraux, peu avant le parachèvement de son œuvre, en 1582, accompagné dans la mort par deux de ses fils.
21Le suicide rituel, dans ses différentes formes, n’a donc définitivement rien d’assimilable à la causalité à laquelle on est habitué en Occident, et l’ahurissement, puis la révolte de l’Ambassadeur de France qui dut assister, en 1867, au suicide rituel de samouraïs qui y avaient été condamnés pour avoir attaqué des navires français, disent assez la distance qui sépare le seppuku de nos morts volontaires. Malgré quelques affinités, on reste très loin de la mort de Socrate par suicide obligé ou du suicide collectif des résistants de Massada.
Seppuku : un fait contemporain
22La période finale de l’époque d’Edo et même, à sa suite, l’ère Meiji, virent encore d’assez nombreux seppuku, du moins, laissèrent-ils une forte trace dans les mémoires. Après quelques revirements, le général Takamori Saig (1828-1877), à la tête de 40 000 guerriers, s’engage dans la rébellion de Satsuma qui s’oppose à la fois aux troupes impériales, à l’instauration de l’ère Meiji et, en fait, à la perte d’influence des samouraïs. Battu par l’armée de 70 000 hommes envoyée contre lui, blessé, il fait seppuku, assisté d’un de ses lieutenants. Ainsi naquit la légende du « dernier samouraï » (film d’Edward Zwick, en 2003, avec Tom Cruise). On ne connaît pas les noms de tous les officiers qui se suicidèrent au moment de la défaite du Japon, à la fin de la seconde guerre mondiale, et si, comme pour le général Anami Korechica ou l’amiral Ônishi Takijiro, il est indubitable qu’ils ont fait seppuku au lendemain de la reddition du 14 août 1945, pour beaucoup d’autres, on parle d’incertitude sur la cause de la mort.
23Mais celui qui reste, indûment d’ailleurs peut-être, comme le dernier cas de seppuku accompli selon le rituel, et qui frappa l’Occident de stupeur, fut celui de l’écrivain Mishima Yukio. Les écrivains japonais sont coutumiers du fait, et, pour certains, par seppuku. Ainsi se donnent la mort au seul XXe siècle, l’essayiste Arishima Takee et son épouse, également femme de lettres, l’écrivain Akutagawa Ry nosuke, auteur de « Rash -mon », Hidenitsu Tanaka, Osamu Dazai, auteur de « Soleil couchant » qui se noie en 1948, Tanaka Hara qui fait seppuku en 1951, Michio Kato, Sakai Kubo, etc.
24Comme le premier suicide rituel de Minamoto no Yorimasa, au XIIe siècle, celui de Kimitake Hiraoka, dit Mishima, le 25 novembre 1970, fut la conséquence d’un échec. On sait qu’il tenta un coup d’éclat, à défaut de coup d’état. Ayant voulu rétablir la voie des guerriers, la dévotion à l’empereur, ayant permis au monde de découvrir, ou redécouvrir, le Hagakure, et achevant son œuvre avec « La mer de la fertilité », il fonde, dans les dernières années de sa vie, en 1967, une milice privée, la société du bouclier ou Tate no kai. Ces jeunes étudiants doivent défendre la personne de l’empereur et l’aider à jeter à bas la Constitution de 1947. La suite, c’est la légende de Mishima et, pour certains, celle de son triomphe dans la défaite. Il se rend, avec ses quatre plus fidèles compagnons, au quartier général des forces d’autodéfense où ils ont rendez-vous avec le général Mashita. Ils le bâillonnent, le ligotent, et exigent, pour le libérer, que Mishima puisse s’adresser aux soldats. C’est alors le discours patriotique du haut du balcon, discours que personne n’entendit vraiment, qui s’acheva par un « longue vie à l’empereur » (Tenno heïka Banzai !). Enfin, le retour dans le bureau du général marqua le début du cérémonial du seppuku et la terrible éventration. Morita Masakatsu, le kaishaku, aurait dû mais ne put exécuter le coup fatal et, par deux fois, il frappe ailleurs, ajoutant à la douleur, son inefficacité. Un autre compagnon, Koga Hiroyasu, s’en mêla et, enfin, délivra Mishima. Son seppuku avait été public, donc, et accompagné puisque son kaishaku le suivit immédiatement dans la mort, honteux de sa piètre prestation, mais incapable d’enfoncer l’arme, et prestement décapité par son propre kaishaku. On ne saura jamais quel sens exact et quelle finalité poursuivit Mishima, mais il avait accompli sa voie, le grand devoir.
25Quelques mois plus tard, le 27 juin 1971, un jeune étudiant, Tsukamoto, se rend dans un musée, saisit un des sabres exposés et, en hommage à Mishima, s’ouvre le ventre devant les visiteurs.
26En 1972, Kawabata Yasunari, premier et seul prix Nobel de littérature japonais, se suicide par le gaz, à 72 ans.
Seppuku : un rite de la société nippone
27Malgré les interdictions officielles, malgré la disparition de certains mots des dictionnaires nippons et en dépit de ce que les sondages, les études et les statistiques japonais, mais effectués à « l’occidentale » veulent accréditer, le suicide demeure une pratique courante et le taux des suicides au Japon, un des plus élevés au monde. Il sera intéressant, à cet effet, de connaître les taux de suicides que le pays aura enregistrés après les temps tragiques qu’il vit depuis mars 2011, marqués par le séisme, le tsunami, les risques nucléaires et les destructions en tous genres.
28Force est d’ailleurs de constater que le suicide au Japon n’est réductible à aucune des causalités ou des circonstances invoquées en Occident. Ni folie, ni maladie, ni péché, le suicide s’apparente, encore aujourd’hui, plus à une solution, à une potentialité ouverte, comme le seppuku s’apparentait au sacrifice, à l’abnégation et finalement à une forme de gloire, triomphant du déshonneur et de la mort elle-même. On est très loin des oppositions subtiles entre suicide et sacrifice des penseurs occidentaux du XIXe siècle et, là, où Durkheim ne voyait qu’un phénomène sociologique circonstanciel créant les conditions d’un « courant suicidogène », où Halbwachs n’aurait voulu voir qu’un « suicide fataliste », par excès de réglementation sociale, le samouraï ne voit que l’expression de l’éthique de son rang, l’exaltation de son honneur et la normale conformation aux règles de sa société.
29Les comportements nippons n’entrent dans aucune catégorie recensée dans les statistiques, ni au point de vue de l’âge, de l’origine sociale, de l’activité professionnelle ou de l’état de conscience. D’où vient cette singularité ? Peut-être de l’insularité du Japon et de l’isolement, longtemps voulu, qui en résulta, du durcissement des mœurs durant sa longue période féodale, d’une générale indifférence à la mort…
30De nos jours, la société nippone a subi, comme le reste du monde, de profondes évolutions, et on tend à voir le suicide rituel remplacé par la démission, chez les dirigeants et les hommes politiques, sans parler des innombrables séances d’excuses publiques et télévisées.
31Mais dès que le mot honneur est prononcé, le seppuku redevient un recours dans les mœurs et une parcelle de la gloire historique, dans la mémoire sociale collective.
Bibliographie
Bibliographie sommaire
- Dictionnaire historique du Japon, (2002), Maison Franco-Japonaise, Maisonneuve et Larose, Paris, 2002.
- HERAIL Francine (1985), Histoire du Japon des origines à la fin de l’ère Meiji, Paris, Publications orientalistes de France.
- MISHIMA Yukio, (1985), Le Japon moderne et l’éthique samouraï. Paris, Gallimard.
- MONESTIER Martin, (1996), Suicides. Histoire, techniques et bizarreries de la mort volontaire des origines à nos jours, Paris, le cherche midi éditeur.
- MORON Pierre, (2006), Le suicide, Paris, P.U.F. Que sais-je ? n° 1569.
- PINGUET Maurice, (1984), La mort volontaire au Japon. Paris, Gallimard.
- YOURCENAR Marguerite, (1980), Mishima ou La vision du vide, Paris, Gallimard.
Mots-clés éditeurs : Société, Rituel, Samouraï, Suicide, Japon
Date de mise en ligne : 15/04/2012.
https://doi.org/10.3917/eslm.140.0113