Notes
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[*]
«Vieux» est ici employé comme terme générique non péjoratif et recouvre évidemment l’élément féminin.
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[1]
Devereux G., Ethnopsychiatrie des indiens Mohaves, page 433.
-
[2]
Ibid., page 433.
-
[3]
De Saussure C., Vieillards martyrs, vieillards tirelire, p. 3-4.
-
[4]
Thomas L.-V., Anthropologie de la mort, page 85.
Bref aperçu de la prise en charge des personnes âgées dans les sociétés modernes
1Dans nos sociétés, dites contemporaines, le «vieux [*]», à la longévité croissante reste bien souvent maintenu hors du social dans des institutions dites «spécialisées». Au contraire des sociétés traditionnelles, s’il inspire un respect sans crainte, il est néanmoins devenu le sujet des spécialistes (de la médecine, de l’hygiène, de l’éthique, etc.). Spécialistes gérontologues, car la personne âgée est en augmentation croissante et «coûte» de plus en plus cher. Le vieux appartient aussi au médecin, et même si son pouvoir économique est grand, il est néanmoins improductif et son autorité contestée. Nous sommes loin de la gérontocratie.
2En effet, compressés par le mythe du jeunisme et allongement de l’espérance de vie, le «rôle» des «vieux» a évolué avec le statut que nos sociétés leur accorde actuellement et qui semble s’orienter vers l’absence. Nous sommes passés du troisième âge où si l’on a plus d’activité professionnelle, il est de bon ton de maintenir une certaine verdeur et où subsiste encore une reconnaissance sociale au travers notamment du rôle familial, des activités et du pouvoir économique, vers le quatrième âge où celui de la retraite s’efface… Pour laisser place à l’apparition d’un handicap et/ou d’une dépendance extérieure. C’est ainsi que dans presque 80 % des cas, «la personne âgée» de maintenant attend avec plus ou moins d’angoisse sa mort en institution (hôpital, long séjour, maison de retraite…) et non plus chez elle.
3Peu de respect pour un vieux maintenu hors du social. Le «vieux» s’objectise d’autant qu’il ne génère pas de crainte contrairement à ce qui se passe dans les sociétés plus archaïques et que, en effet, sa longévité, le coût de son entretien, posent problèmes et lui confèrent le statut plus ou moins dissimulé, mal avoué, d’élément gênant.
4Dans une société post-moderne comme la nôtre, une personne a statistiquement l’espoir de vivre jusqu’à au moins soixante-quinze ans. Or, le «vieux» présente le plus souvent une image négative: prostré sur son banc ou couché, emmitouflé et triste, irresponsable et grincheux, agressif et culpabilisant même lorsqu’il se mêle de vouloir mourir en masse «de la canicule», ce qui montre bien que notre société actuelle n’a pas la conscience tranquille… Enfin quoi, aurait-il encore la possibilité de «manifester»? …(Peut-être un peu de crainte qui revient). La mentalité actuelle a tendance à mélanger fâcheusement l’idée de destruction progressive de l’être et sa mort.
Qu’en est-il dans les sociétés traditionnelles?
5Comme il est quasi impossible de définir une société traditionnelle, tant ce concept est chargé de projections intellectuelles ou psychologiques diverses, nous retiendrons les éléments récurrents suivants et généralement admis pour comprendre l’idée de société traditionnelle.
6Il s’agirait d’une «collection d’individus» (comme le dirait G. Gurvitch) qui s’est dotée d’un système de fonctionnement commun en adoptant des règles et la mise en place d’institutions diverses (chef, medecine-man, chairman, prêtre, policier, juge etc.). Ce qui génère plus ou moins rapidement ce que l’on peut définir comme des traditions en tant que modes de pratiques récurrentes admises et entretenues par le groupe. Cette définition n’est bien entendue pas exhaustive mais elle me semble avoir l’avantage de reprendre la compréhension courante de cette idée.
7Dans une société dite traditionnelle, la prise en charge des personnes âgées est particulière car sous-tendue par une philosophie aujourd’hui obsolète: la société traditionnelle voit le vieux comme un être appartenant au groupe en état de passage, de vie à trépas (trépasser, c’est «passer» «au-delà», c’est-à-dire «survivre» mais sous une autre forme et dans un autre état). Ce processus de transformation, fait passer le vieux du monde visible au monde invisible, permettant au vieux d’acquérir un autre statut, celui d’ancêtre.
8Avant de devenir ancêtre, la personne âgée est un «sage». Elle assure la survie du groupe, veille sur lui. Les autres membres de la société traditionnelle (pensez à l’Europe d’autrefois), ont une sorte de devoir de veiller sur les personnes âgées sans quoi ils s’attirent les foudres des «revenants» (jusqu’au xvie siècle), d’où la génération de craintes. Ainsi les relations entre groupe et personnes âgées dans une société traditionnelle sont emprunts de crainte, de respect. On ne les abandonne pas dans des mouroirs hors du champ social, sauf au moment ultime, réduit à sa plus simple expression humaine et temporelle; Le vieillard est donc partie intégrée et intégrante du champ social.
9Dans nos sociétés dites modernes, le «vieux», la plupart du temps, est confié à des institutions spécialisées, délaissé souvent ou, tant bien que mal parfois, en partie prise en charge dans la famille. C’est avec l’apparition et l’essor des systèmes de retraites que les modes d’assistances traditionnelles des «vieux» ont commencé à s’estomper.
10Dans les sociétés traditionnelles, la sphère familiale, privée revêt des caractéristiques quasi sacrales, de l’ordre de l’intouchable. Au temps de Louis xiv, l’espérance de vie moyenne n’atteignait pas quarante ans, le vieillard était donc une exception dans une société traditionnelle, il était donc rare et précieux. Depuis l’époque de Louis XIV, l’espérance de vie a doublé dans nos sociétés, aujourd’hui, les nombreux vieux coûtent cher, dit-on. Ce fait a des imbrications multiples (économiques, sociales, etc.).
11De nos jours, chez nous, pour ce qui est de nos sociétés modernes, la personne âgée a ses chercheurs, des gérontologues, intervenant auprès de l’individu dit «malade», tous occupés à ralentir la détérioration, avec l’espoir secret de le rendre réversible. On est loin de la personne âgée sujet des poètes et des philosophes. La gérontologie a pour but de déterminer les critères de l’âge biologique et s’occupe de la prophylaxie des maladies du vieillissement. Quant à la gériatrie, elle souhaite rendre à la personne âgée une résistance égale à celle des autres âges de la vie. Tout cela sous-tend l’idée d’une fin idéale dans l’esprit de nos sociétés modernes, à savoir s’éteindre dans la mort comme une bougie consumée s’éteindrait: sans faire de bruit, sans souffrir et surtout que le processus ne s’éternise pas trop. Dans les sociétés traditionnelles où l’on ne vieillit pas «trop», il faut bien envisager que les gens ne vivent comme l’on dit «pas vieux», ce qui coupe court au «problème».
12Le succès de l’hormone DHEA en est un exemple strident qui fait écho au jeunisme actuel. Si la société traditionnelle est sacrale, la société moderne, profane, laisse place au relatif, au passager, au changeable. Le vieux mourant est devenu le changeable. L’idéologie actuelle du jeunisme nous fait imaginer un vieux conservant jusqu’au bout son optimisme, sa joie, sa curiosité intellectuelle. Mathusalem ne se demandait-il pas: «Pourquoi la vieillesse serait-elle la déchéance? Nous ne le croyons que par paresse d’esprit».
13C’est que le vieux est sensé coûter cher dans nos sociétés modernes. Du troisième au quatrième âge, au lit, malade, désenchanté, sans assumer la moindre responsabilité que celle de creuser non pas sa propre tombe mais le «trou de la Sécu». Le vieux est un poids, une charge en fonction de son avis d’imposition, dont on oublie le passé actif. Le vieux est improductif, sa santé est un «problème» depuis que les sociétés modernes ne considèrent plus la vieillesse comme normale et la soigne à coup de potions visant à adoucir les effets du passage, sans fatalisme. On y sent l’angoisse, la mise à l’écart, l’infantilisation aussi dans la prise en charge, même si des professionnels luttent contre ces traitements-là, avec eux, les vieux, l’image colle à la peau: ils sont sensés être tous occupés à mourir. Et cela leur prend tout leur temps, c’est même bien trop long, ça coûte. Jamais on ne dit que la prévention, la surveillance de la santé disparaissent presque complètement avec l’âge de la retraite. C’est pourtant à la période post-professionnelle que la santé devrait être surveillée. Ce n’est pas le cas. Le vieux ne pense pas comme dans les sociétés traditionnelles au passage en train de s’opérer, mais à l’angoisse de la mort, devenue première.
14A cela ajoutez que la personne âgée est déséquilibrée dans ses fonctions d’assimilation/élimination, quand ce n’est pas par la sénilité appelée de nos jours «désorientation» ou «formes de démences» ou «Alzheimer». Bien des poids donc, avec le plus important pour la société moderne, le poids économique de la vieillesse. Le commun des mortels entend dire que la prise en charge de la vieillesse coûte cher, mais jamais on ne dit combien la vieillesse rapporte.
15L’idée mythique d’une société traditionnelle pourrait répondre à une société sans maison de retraite, sans SAMU, sans ventilateur ni climatisation, sans âge caniculaire donc. Bref, une société traditionnelle c’est une société où il ferait bon vieillir, naturellement, sans lifting, sans injection d’hormone de jeunesse ou de Botox, sans négation et négociation contre-nature du processus de vieillissement.
16Est-ce possible? S’éteindre au milieu des siens, dans sa maison, sans moyen artificiel de prolongation de la vie, sans «prise en charge» dans un lieu spécialisé pour «personnes âgées dépendantes», sans être dans un univers quasi concentrationnaire aux plafonds souvent blancs où l’infantilisation par les professionnels en uniformes est souvent de rigueur? Est-ce cela être vieux en société traditionnelle? N’est-ce pas plutôt une forme d’idéologie, une image idyllique de la société traditionnelle? Si, bien sûr.
17Mais quand même, il existe une autre idée de la vieillesse que des groupes humains ont tenté de réaliser.
18Il y a les descriptions de la société traditionnelle Mohave par G. Devereux qui nous laissent sans voix: les Indiens de la basse vallée du Colorado semblent avoir une autre idée de la vieillesse.
19En effet, pour le vivant Mohave, le mort est celui qui a déserté en quelque sorte le monde des vivants. Le vieux Mohave a «l’image sociale d’un individu responsable et socialement utile [1]». Il y aurait en quelque sorte «absence d’un concept culturel de détérioration, folie ou méchanceté sénile tenant au fait que, dans l’ensemble, les parents Mohaves traitent leurs enfants de façon affectueuse, déployant des trésors de patience envers eux au cours de leur premières années… Et montrent la même compréhension envers leurs expériences sexuelles… De sorte que l’image d’une «vieille génération» stupide, tyrannique et déraisonnable… N’est que rarement développée dans l’enfance [2]».
20Dans les sociétés à tradition orale empruntes de fatalisme, la vieillesse revêt donc un caractère quasi sacré, l’idée étant accentuée par le fait que l’on y meurt jeune et que peu de vieillards, à l’âge imprécis, acquièrent le statut d’ancêtre.
21Le statut d’ancêtre fait passer le vieux du monde visible au monde invisible. Avant de devenir ancêtre, la personne âgée est un sage, après sa mort, elle devient sacrée inspirant crainte et respect.
22Nous savons qu’en Afrique, par exemple, le vieux est considéré comme «une bibliothèque vivante» et que sa mort ressemble à une «bibliothèque qui brûle». Ainsi, le statut du vieillard dans la société traditionnelle est bien précis: il est une sorte de partie conservatoire en périphérie de la société active. Le concept de vieillard apparaît vers le xviie siècle. Le «sage» peut même rendre un jugement au nom du groupe social dans les sociétés de tradition plutôt orales (pensez à l’arbre à palabres en Afrique).
23Le statut de personne responsable et socialement utile du vieux tranche avec le statut du vieux dans les sociétés modernes. Dans la société traditionnelle, le vieux bénéficie de considération et inspire le respect, son rôle est aussi de rester au foyer et d’aider les mères à s’occuper de l’élevage des petits. Il a sa place, et celle-ci est même précisée par contrat. Certains contrats de la renaissance en France stipulaient que le vieux avait le droit «d’entrer par la porte principale ou de s’asseoir à la même table que le reste de la famille pour les repas, parmi d’autres clauses pas souvent réjouissantes [3]»
24Ainsi, l’on parle déjà de certaines formes de maltraitances possibles, puisque certains contrats y font allusion. Si en 1860, Jean Tardieu publiait une étude médico-légale sur les sévices et les mauvais traitements exercés à l’égard des enfants, il ne parlait pas des personnes âgées. Il faut attendre 1975 pour que la célèbre revue Index medicus évoque la question taboue.
25Cela ne date pas d’hier. Déjà, dans les sociétés antiques, les romains parlent de gérontocratie. Les vieux conseillent avec sagesse, c’est le cas de Nestor, Priman, Echeneos… Quand ce n’est pas un vieux sage qui se trouve à la tête du groupe (Moïse), puis des vieux: Aaron, Josué. Le Livre de Job (vers 400) parle même du fait que vivre vieux n’est plus une bénédiction divine car les méchants vivent aussi longtemps que les bons (Job 29 & 30).
26Un glissement s’opère donc. Si le vieux est dépositaire d’une tradition, pour cela il est respecté et vénéré, sa sagesse ne cache pas pour autant la possible possession d’un certain pécule. Pour cela aussi, le vieux est respecté.
27Le cliché des sociétés traditionnelles est bien celui du mysticisme également. La mort du vieux n’est jamais due au hasard ou à un accident, elle est même parfois savamment orchestrée. L’homicide interne à la société traditionnelle, consiste à supprimer le membre qui a cessé d’être utile à la collectivité et dont l’entretien est trop onéreux.
28C’est le sort des vieillards, des nouveaux-nés filles dans certaines sociétés traditionnelles (par exemple, en Asie du Sud-est ou en Afrique). Ce type d’homicide est impunément pratiqué. La légende du cocotier n’est pas qu’une légende.
29Il y a là quelque chose que la pensée contemporaine ne comprend pas: vénérer le sage et tuer le vieux sans trouver cela contradictoire. La mort du vieux prend diverses formes schématiquement séparées en deux types: homicide interne au groupe, impuni, et suicide.
La légende du cocotier n’est pas qu’une légende
30En effet, il s’agit ni plus ni moins d’une forme de suicide de la personne âgée, un peu comme le film japonais La Ballade de Narayama l’évoque.
31L’idée du cocotier est la suivante: le primitif africain ne peut plus, à cause de son grand âge ou de maladie, atteindre le sommet du cocotier… Sans tomber. En fait, il tombe, il est à la fois laissé tombé et tombe tout seul. Dans ce geste suicidaire, il y a l’idée des vieillards laissant le monde des plus jeunes pour s’en aller seuls, tombés du cocotier ou bien comme dans le film de La Ballade de Narayama, le vieillard devenu un poids, inutile, est porté sur la montagne sacrée et laissé seul, pour y mourir. L’abandon du vieillard sur la banquise est une variante également, comme par exemple dans le Grand nord sibérien et sur l’île d’Hokkaido où le vieux gèle sur place ou marche jusqu’à épuisement. L’abandon se pratique aussi chez les Siriono de la forêt bolivienne ou chez les Ojibwa du lac Winnipeg, proches des Iroquois.
32La société traditionnelle ne cherche pas à retenir le vieillard, ni à l’empêcher de se suicider. Sénèque l’évoque déjà dans sa Lettre lvii à Lucilius.
33Pour comprendre cette symbolique de la chute à travers l’image du cocotier, il faut savoir qu’en Afrique noire, «expérience, disponibilité, éloquence, savoir, sagesse, voilà ce qui justifie l’image idyllique que le négro-africain se fait du vieillard. Et ceci malgré la réalité des vieux séniles, égoïstes, tyranniques ou acariâtres, comme partout dans le monde. C’est qu’une société de pure oralité a besoin de ses vieux, symboles de sa continuité en tant que mémoire du groupe et condition de sa reproduction. Alors, pour rendre plus supportable leur pouvoir et aussi pour se valoriser en les valorisant, le groupe n’hésite pas à les idéaliser. Puisqu’on ne peut rien faire sans les vieux, autant leur accorder toutes les qualités. Et confondre leur somnolence avec le recueillement et la méditation [4]», nous dit L.-V. Thomas.
34Le vieillard rare en nombre est non seulement vénéré mais aussi devient intermédiaire entre sacré et profane, en devenant par exemple, sorcier, chaman, prêtre, guérisseur. Il a donc un rôle social important de médiateur.
35La signification de la chute est aussi symbolique. La tête en bas représente le renversement de la station debout qui symbolise l’hominisation. Ainsi, retourné, le vieux perd sa station debout et ce geste exprime symboliquement la fin de l’effort pour atteindre le haut, le spirituel, le ciel.
36Le lieu de passage de la chute, le «centre», induit une rupture de niveau: du haut vers le bas ou du bas vers le haut (dans La Ballade de Narayama). En passant symboliquement et réellement d’une position haute (le haut c’est la vie) vers une position basse (le bas ce sont les ténèbres, la mort, le chaos, l’enfer etc.) en passant par le «centre» (le réel), la totalité du monde connu, le réel de l’expérience humaine, le vieux subit une rupture de niveau du haut vers le bas par un passage intense d’une zone à l’autre de la structure anthropo-cosmique totale: ciel-terre-enfers (dans le monde occidental et dans le monde africain, la mort).
37L’arbre représentant le monde naturel, spirituel (feuillage), l’image d’une dynamique verticale ascensionnelle et le fruit (la noix de coco), l’arbre est le centre du monde, sacré, la chute implique aussi un passage par un seuil, vers la mort. Pensons à l’Arbre de vie, à l’Arbre de la connaissance et au fruit défendu de la Genèse. La symbolique de l’arbre est donc quasi universelle, de cocotier africain en passant par chez nous jusqu’au bouleau sacré sibérien.
38Rien ne nous dit que le vieillard soit abandonné, démuni. Par exemple en Sibérie, si l’on cherche bien, des détails intéressants apparaissent. En effet, pour le sibérien, il n’est, à première vue, pas de substance chimique anti-douleur à disposition pour adoucir le passage au trépas. Les pratiques culturelles et les croyances des peuples sibériens font que l’utilisation de certaines plantes (amanita muscaria) ingérées d’une certaine façon, peut-être utile. Les Siriono, les Ojibwa et les sibériens l’utilisent. On peut imaginer que les vieux abandonnés sur la banquise ingèrent des champignons hallucinogènes ou toute autre substance pour adoucir leur trépas. P. Spencer évoque d’ailleurs le fait que les eskimos de l’Alaska du nord, savent quel champignon est capable de paralyser et/ou d’empoisonner.
39Mais, tout de même, on ne peut s’empêcher de penser que l’abandon sur la banquise ou en un lieu désertique ou encore l’accident provoqué (chute du haut d’un cocotier) peut éventuellement s’effectuer à l’aide de certaines substances psychotropes. Les coïncidences sont néanmoins troublantes. On retrouve en effet les mêmes types de substances naturelles ingérées, les mêmes types de rituels associés à la vie de ces sociétés traditionnelles, et les mêmes manières de marquer ces seuils de la vie de la communauté: rites de chasses, mythes d’origine, cosmogonie, vie et mort (voir Spencer, Griaule, Levi-Strauss etc.). En effet, le champignon amanita muscaria est partout présent (teinture corporelle, nourriture, médicament, poison, etc.) et nous savons que le champignon entretient une relation au monde sacré et surnaturel évident, comme le précise C. Levi-Strauss in Anthropologie structurale.
Entre peur révoltée et soumission
40Dans le film de Keisuke Kinoshita, La ballade de Narayama, l’idée de la résignation du «vieux» fait son chemin. En effet, il y a la vieille O R’in de soixante-dix ans, transportée en silence sur le dos de son fils Tappei vers la montagne japonaise de Narayama qui accepte son sort. Le fils acquiert là le statut d’un fils digne et dévoué offrant à sa mère une mort traditionnelle bénie des Dieux. Il est étonnant que l’histoire du film ne retienne pas le roman du même nom, antérieur, de Fukasawa, dans lequel la révolte et la peur prennent le pas sur la soumission, contrairement au film de Kinoshita. Le romancier Fukasawa décrit l’histoire de la mauvaise mort du vieux Matayan, qui ne se prépare pas au voyage pour la montagne sacrée de Narayama. Le fils de Matayan veut se débarrasser de lui et le précipite dans un vallon, ligoté. C’est une mort criminelle, mais «méritée» parce que tout nous dit que le vieux Matayan n’a pas bien préparé sa mort, il s’est révolté et a eu peur. La peur révoltée du «vieux» et/ou sa soumission aux traditions font apparaître également la notion de culpabilité.
Pour conclure
41Comme il existe déjà des régulateurs électroniques de vitesse sur nos véhicules modernes, la direction assistée, le freinage assisté, les cousins d’airs en cas d’accident, il existera peut-être prochainement dans nos sociétés un régulateur de vieillesse.
42Chacun se voile la face, tentant à la fois et simultanément d’être dans le paysage et d’en avoir la vue, même si c’est impossible.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
«Vieux» est ici employé comme terme générique non péjoratif et recouvre évidemment l’élément féminin.
-
[1]
Devereux G., Ethnopsychiatrie des indiens Mohaves, page 433.
-
[2]
Ibid., page 433.
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[3]
De Saussure C., Vieillards martyrs, vieillards tirelire, p. 3-4.
-
[4]
Thomas L.-V., Anthropologie de la mort, page 85.