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Article de revue

L'exception d'euthanasie

Pages 35 à 39

Notes

  • [*]
    Article publié dans Études, 14, rue d’Assas, 75006 Paris, mai 2000, n° 3925, pp. 581-585.

1Le 3 mars, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) rendait public son Rapport Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie. Il a provoqué bien de remous? À lire certains commentaires, « le Comité d’éthique aurait franchi la ligne jaune », fait remarquer pour s’en plaindre son président, tout en mettant en cause une médiatisation qui aurait fait « l’impasse d’une lecture complète » et n’aurait retenu que le mot euthanasie. Un tel jugement est sans doute partiellement fondé, mais il faut lui-même « l’impasse » sur des protestations réfléchies.

2Le Rapport demande, il est vrai, une lecture attentive. Il cherche à analyser le contexte médical et socioculturel dans lequel se déroule aujourd’hui le temps de mourir, et invite, longuement, à développer les soins palliatifs et l’accompagnement des malades, ainsi qu’à s’abstenir de tout « acharnement thérapeutique ».

3Dès le début du texte, « la question de l’euthanasie » tient cependant une place centrale. Deux arguments sont spécialement invoqués. L’euthanasie est, de fait, pratiquée en France de manière illégale et clandestine, et sa légitimité fait l’objet de débats éthiques où s’affrontent deux positions inconciliables. Le Comité affirme avoir poursuivi deux objectifs: réduire l’écart entre « la réalité vécue » et la loi; trancher le dilemme éthique « en faisant droit aux justes convictions des uns et des autres ».

4Le droit peut-il définir l’exception? – Quelles que soient les interprétations qui en ont été données et les intentions de ses auteurs, le Rapport du CCNE fait une proposition d’ordre juridique. Tout en recommandant de ne pas changer le Code pénal, qui qualifie les actes d’euthanasie de meurtres ou même « assassinats », il préconise de modifier le Code de procédure pénale en y insérant une « exception d’euthanasie », qui vaudrait dans des cas rares, « exceptionnels ».

5La proposition paraît donc avoir une portée limitée, pour qui en fait une lecture rapide. Mais la double référence à la notion d’exception est ici trompeuse. Le terme exception d’euthanasie est pris dans un sens juridique. Il désigne une latitude accordée, ou même une invitation faite au juge, de mettre fin à toute poursuite judiciaire, en fonction des circonstances et des mobiles des auteurs d’un acte d’euthanasie. Circonstances et mobiles qui seraient préalablement examinés par « une commission interdisciplinaire ». Il s’agit donc d’une catégorie juridique portant sur un processus judiciaire (…Et extra-judiciaire!) qui, en elle-même, ne laisse rien prévoir de sa fréquence d’application. Pour le Comité, cela ne devrait valoir que pour des cas rares, exceptionnels. Mais comment les déterminer? Le droit peut-il définir – et circonscrire – l’exception? Telle est la question majeure que le Comité aurait dû se poser dans la logique de son propre Rapport? Or, le texte montre la difficulté d’inscrire dans le droit des limites, dès lors que le repère majeur qu’est l’interdit du meurtre est remis en question.

6Comme circonstances exceptionnelles, le rapport évoque les cas où « la mise en œuvre résolue des soins palliatifs, de l’accompagnement et du refus de l’acharnement thérapeutique, se révèle impuissante à offrir une fin de vie supportable ». Comment apprécier, après la mort du malade, cette « mise en œuvre résolue », et surtout celle de l’accompagnement, c’est-à-dire d’une relation attentive et discrète témoignant à la personne respect et attachement? Et comment juger du caractère « insupportable » d’une fin de vie, alors que l’on sait qu’une telle appréciation est aujourd’hui faite lorsque, une fois la mort annoncée, le malade continue à vivre plus longtemps que prévu? Insupportable pour qui? Pour la famille et l’équipe soignante, projetant cette souffrance sur le malade lui-même?

7Cette dernière remarque est d’autant plus importante qu’une des principales recommandations du Comité est d’exiger, pour l’acceptation d’un acte d’euthanasie, « une réflexion aussi consensuelle que possible au sein d’une équipe (soignante) et d’un entourage ». Certes, le Rapport parle aussi de consentement. Consentement de qui? Du malade, est-il dit à certains endroits, et même « demande authentique ». Mais on peut s’interroger sur « l’authenticité » et le caractère strictement personnel de cette demande dans les cas où l’entourage ne supporte plus la longueur de la « fin de vie »; et, en outre, dans certains passages du Rapport, il n’est parlé que du consentement de tiers. Ainsi le Comité accepte-t-il l’euthanasie de nouveau-nés atteintes de séquelles neurologiques extrêmes et n’exclut-il, de façon surprenante, que « les personnes sans domicile fixe », en raison de « l’absence de tiers »!

8Plus inquiétant encore, le Comité approuve l’euthanasie dans les cas où « la personne irrémédiablement privée de capacités relationnelles a demandé à ne pas voir sa vie prolongée ». On a vite fait d’affirmer cette perte de capacités relationnelles. Et la « démence » fait peur. Bien des personnes en bonne santé en viendraient à signer de tels « testaments de vie », si ceux-ci étaient légalement reconnus et faisaient place à la demande de mort. Une pression sociale s’instaurerait sans doute à ce propos; ce qui permettrait de mettre fin à la vie lorsque la personne ne serait plus à même d’exprimer un jugement, même en l’absence d’une véritable souffrance…

9Réserver « l’exception » juridique à des cas « exceptionnels » est donc bien problématique, et ce n’est pas le texte du rapport qui prouve le contraire; c’est aussi montré par l’expérience d’un pays proche de la France. Une chose est paradoxale dans le Rapport. Il comprend une annexe résumant « l’avis de comités étrangers ». Il n’y est fait aucune mention de la législation et des pratiques néerlandaise. Or, le 2 décembre 1993, les Pays-Bas adoptaient une loi très proche de ce que recommande le Comité. Le Code pénal était maintenu tel quel, inchangé, et l’euthanasie continuait ainsi à être réprouvée par le droit. Mais était prévue la latitude pour le juge, le Procureur de la reine, de ne pas engager de poursuites judiciaires dans les cas où l’euthanasie, déclarée au médecin-légiste municipal (ou, ultérieurement, à une commission), aurait été pratiquée dans certaines circonstances et suivant certaines règles. Dans le formulaire à remplir par le médecin, on trouve à peu près les mêmes termes que dans le rapport du Comité: « souffrance insupportable et sans issue », « demande constante et réfléchie du patient »… Or, les enquêtes qui ont été menées aux Pays-Bas ont montré que cela n’a pas mis fin à la pratique clandestine de l’euthanasie et que cet acte est pratiqué sur des personnes qui n’ont pas formulé de demande explicite. Dans ce pays de 15 millions d’habitants, le nombre des morts provoquées par euthanasie ou assistance au suicide aurait, en 1995, été compris entre 3200 et 6500, soit 2,4 % à 4,9 % de tous les décès. On ne peut donc parler de pratique « exceptionnelle », alors que la législation repose sur la notion d’« état de nécessité représentant un cas de force majeure ». De plus, bien des Néerlandais reconnaissent que les soins palliatifs sont très insuffisamment développés aux Pays-Bas; cela n’empêche pas d’y parler de souffrance sans remède ou « sans issue ».

10Il est vraiment très surprenant que le Comité français ne fasse strictement aucune allusion à ces faits, qui auraient pu l’aider à réfléchir au concept d’exception, au double sens déjà signalé.

11L’un des objectifs déclarés du Comité est de mettre fin en France à « l’hypocrisie », résidant dans la distance entre le droit (qui condamne l’euthanasie) et la pratique. On peut se demander si la voie proposée ne redoublerait pas cette « hypocrisie », en ne changeant rien à la pratique (ou en augmentant sa fréquence) et en apportant, en plus, des garanties à ses auteurs, sous couvert de faire place à des circonstances « exceptionnelles »; d’autant que demeurait en France, contrairement aux Pays-Bas, ce qui apporte aux médecins pratiquant l’euthanasie la protection la plus efficace: la loi du silence…

Euthanasie et soins palliatifs

12Les réflexions qui précèdent ne portent que sur un texte et ses ambiguités, les illusions dont il témoigne. Évidemment, beaucoup serait à dire sur l’euthanasie elle-même. Une réflexion développée a déjà été proposée à plusieurs reprises dans la revue Études. Revenons seulement sur une conception du soin des malades en fin de vie présente dans le Rapport, mais soutenue aussi par d’autres. L’euthanasie représenterait un complément des soins palliatifs. Ceux-ci, est-il dit, doivent être développés résolument, quitte à recourir, dans les cas « exceptionnels » de souffrance non soulagée, au moyen ultime d’apaisement: la mort délibérément provoquée.

13Un tel raisonnement est illusoire. Il fait des soins palliatifs une technique, ou une discipline médicale parmi d’autres, qui pourrait être développée comme tout autre service de soins, le seul problème résidant dans l’affectation de ressources suffisantes. C’est oublier que les soins palliatifs mettent les professionnels de la santé au contact de la maladie grave et de la mort. Ils exigent, pour le traitement de la douleur, plus encore pour l’atténuation de la souffrance morale, une grande proximité, qui met les soignants eux-mêmes à l’épreuve. C’est un engagement de leur personne qui est alors requis, un sens aigu de la compassion et de la solidarité, une conscience de la valeur de toute personne humaine, quelles que soient les altérations qu’elle a subies et les doutes qui l’assaillent sur le sens des jours qui lui restent à vivre. Sans un tel ressort, comment faire face et ne pas déclarer que la souffrance est insupportable et sans remède? Une acceptation sociale, même apparemment limitée, de l’euthanasie signifierait que ces efforts sont considérés comme vains et que les soignants pourraient tout aussi bien s’en dispenser. Elle distendrait ou briserait le ressort même des soins palliatifs.

14En outre, ceux qui se consacrent plus spécifiquement aux soins palliatifs ont besoin eux-mêmes de repères moraux et légaux fermes dans les situations où ils sont eux-mêmes assaillis par le doute ou submergés par des cas difficiles. Dans ces moments de vacillement, la mort peut être si vite donnée, et apparaître comme une délivrance pour tous! Si les recommandations du Comité étaient adoptées, ces soignants obtiendraient facilement le bénéfice de « l’exception ». La société peut fermer les yeux. Mais on ne tue pas impunément un homme. On reste profondément marqué par un tel acte, dans son être personnel et sa manière d’agir. Une telle clef de lecture permet de comprendre bien des auto-légitimations, ainsi que les protestations à l’égard du Rapport de l’ensemble de ceux qui consacrent une grande partie de leur temps, de leur énergie et de leur cœur au soin des malades en fin de vie.

15Voilà ce qui aurait pu être pris en compte par le Comité, et ne l’a pas été. Ce qui fait que les termes exprimant le mieux le respect, la sollicitude, le don de soi-même ont, dans le Rapport, été appliqués non pas à ceux qui consacrent une partie de leur existence à soulager et maintenir une présence, mais à ceux qui en viennent à provoquer la mort. Ceux-ci sont crédités de « solidarité humaine », de « compassion », d’« engagement solidaire ». Des acteurs des soins palliatifs il n’est rien dit, sauf que le Comité les « encourage à poursuivre et développer leurs efforts ». Sans un mot de plus, et sans reconnaître que ce sont eux qui font preuve, jour après jour, d’« engagement solidaire ».

16Les soins palliatifs, avec ce qu’ils exigent des soignants et ce qu’ils requièrent de la société, ont-ils vraiment été compris par le Comité? Ce n’est pas sûr. C’est sans doute cela qui conduit à voir en l’euthanasie leur complément.

Notes

  • [*]
    Article publié dans Études, 14, rue d’Assas, 75006 Paris, mai 2000, n° 3925, pp. 581-585.
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