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Article de revue

Un monde végane : pour quoi et pour qui ?

Pages 8 à 17

Notes

  • [1]
    La loi Égalim (Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable) a été promulguée le 1er novembre 2018.
  • [2]
    Titre décerné en 2022 par la Commission européenne.
  • [3]
    Voir le rapport en ligne sur le site de FranceAgrimer, qui dépend du ministère français de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (<https://www.franceagrimer.fr/Actualite/Etablissement/2021/VEGETARIENS-ET-FLEXITARIENS-EN-FRANCE-EN-2020#:~:text=Seuls%202%2C2%20%25%20des%20Fran%C3%A7ais,omnivores%20qui%20mangent%20de%20tout >).
  • [4]
    Voir l’interview de ce professeur de droit, spécialiste du droit des animaux, à la Rutgers University shool of law (État du New Jersey) sur le site de Vegan révolution (<http://veganrevolution.free.fr/documents/itwfrancionefrancais.html>).
  • [5]
    « LA » viande renvoie, dans les représentations collectives, à la viande rouge bovine bien plus qu’à la viande blanche de poulet. L’Organisation mondiale de la santé répertorie comme « viande rouge » la viande bovine mais également, le porc, le mouton, la chèvre et le cheval. La viande blanche comprend notamment la volaille, les lapins. Le porc peut se trouver dans les deux catégories.
  • [6]
    Ma traduction.
  • [7]
    Voir le site de l’Union européenne (<https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32022D0712 >).
  • [8]
    Voir le détail de cette initiative citoyenne européenne en ligne (<https://europa.eu/citizens-initiative/initiatives/details/2022/000003_fr>). Si elle atteint un million de signatures, la Commission européenne entame un processus de transcription législative éventuelle.
  • [9]
    L’évolution sémantique de cet objet est intéressante car elle montre comment ses promoteurs ont sorti leur produit du laboratoire (« in vitro ») pour en faire un produit propre et sain (« clean meat ») puis un produit agricole (« viande cultivée »). Or, ce à quoi prétendent les start-up et les milliardaires, fondations et fonds d’investissement qui soutiennent cette innovation, c’est bien de rompre avec le modèle agricole actuel (les productions animales) qu’ils jugent obsolètes.
  • [10]
    Composition du Beyond burger : eau, protéine de pois (16 %), huile de colza, huile de noix de coco, protéines de riz, arôme, stabilisateur (méthylcellulose), fécule de pomme de terre, extrait de pomme, colorant (betterave rouge), maltodextrine, extrait de grenade, sel, chlorure de potassium, jus de citron concentré, vinaigre de maïs, poudre de carotte, émulsifiant (lécithine de tournesol). Après avoir été très prisé par les marchés financiers, Beyond Meat connaît actuellement une forte baisse liée à un désintérêt progressif des consommateurs pour ce produit, désintérêt qui toucherait en tendance les substituts à base de plante. Voir l’article de D. Chapuis du 9 août 2022 publié dans Les Échos (<https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/la-viande-vegetale-ne-fait-pas-recette-aupres-des-consommateurs-1781234>).
  • [11]
    Ce produit contient une molécule, produite à partir de l’hème (co-facteur de l’hémoglobine), qui permet de lui donner un caractère « saignant ». La composition de cet « impossible burger » témoigne de son caractère industriel : eau, concentré de protéine de soja, huile de noix de coco, huile de tournesol, arômes naturels ; 2 % (ou moins) de : protéines de pomme de terre, méthylcellulose, extrait de levure, dextrose de sucre, amidon alimentaire modifié, léghemoglobine de soja, sel, mélange de tocophérols (antioxydant), isolat de protéines de soja, vitamines et minéraux [gluconate de zinc, chlorhydrate de thiamine (vitamine B1), niacine, chlorhydrate de pyridoxine (vitamine B6), riboflavin (vitamine B2), vitamine B12].
  • [12]
    « L’agriculture cellulaire (ou CellAg) désigne le processus d’élevage de produits animaux réels à partir de cellules et non d’animaux entiers », telle est la définition que propose Cellular Agriculture society, une association à rayonnement international de lobby de l’agriculture cellulaire créée en 2017 à Miami (<www.cellag.org>).
  • [13]
    D’ailleurs, en France la loi no 2021-1539 du 30 novembre 2021 programme la disparition des animaux sauvages dans les cirques : « Sont interdits, dans les établissements itinérants, la détention, le transport et les spectacles incluant des espèces d'animaux non domestiques » (art. 46 L. 413-10-II). Cette interdiction rentre en vigueur progressivement.
  • [14]
    Il existe des enjeux importants à propos des chevaux car de nombreux véganes leur sont attachés. Voilà pourquoi il existe une mobilisation des associations animalistes, au niveau européen, pour donner au cheval le statut d’animal de compagnie et, supposément, le sortir ainsi du travail, autrement dit des champs de course, des calèches, des centres équestres, des cirques et des salles de spectacle… mais pas du travail de compagnie ignoré en tant que travail.
English version

1 En moins d’une décennie, l’antispécisme et le véganisme se sont brutalement imposés dans l’espace intellectuel, médiatique et politique occidental. En plein cœur d’un chaos social et environnemental mondial, livres, articles de journaux et de revues, documentaires, vidéos sur les réseaux sociaux portent quasi unanimement la « cause animale » comme un nouvel étendard civilisationnel et nos choix alimentaires comme un élément central de la lutte contre le changement climatique. L’antispécisme se présente comme une position théorique radicale d’opposition à l’exploitation des animaux au même titre que l’antiracisme et l’antisexisme. Ce qui lui permet de se positionner à la gauche de la carte politique, voire à l’extrême gauche, de mobiliser ainsi des jeunes en perte de cause à défendre et de mettre en avant un activisme agressif emprunté aux militants animalistes ou environnementalistes états-uniens. Le véganisme, issu de différents courants historiques et religieux, représente de fait le vade-mecum des conduites vertueuses, non spécistes, dans nos relations aux animaux d’un point de vue alimentaire mais aussi plus largement pour ce qui concerne la vie quotidienne (vêtements, loisirs, spectacles…).

Tract de l’association L214, distribué aux passants parisiens (septembre 2022).

Figure 0

Tract de l’association L214, distribué aux passants parisiens (septembre 2022).

2 Le terme « végane », à peu près ignoré du grand public il y a encore cinq ou six ans, emplit aujourd’hui les rayons des supermarchés et leurs espaces culturels. Écrivains, journalistes, philosophes, artistes, sportifs, personnel politique deviennent prosélytes de ce qui se présente comme une orientation alimentaire autant qu’un louable mode de vie. Se dire végane, c’est afficher des vertus morales, un respect de la Planète et des animaux, qui vous distinguent du commun. Plus concrètement, le terme « végane » renvoie pour beaucoup à une alimentation végétarienne, c’est-à-dire à l’exclusion de la viande de l’alimentation. Ce qui explique que l’on peut se déclarer « croyant végane mais non pratiquant », comme l’a récemment fait un dirigeant politique, ou « être à 90 % végane », comme l’affirme un journaliste militant antispéciste. On comprend que ces personnes ne sont pas véganes mais que, pour autant, dans le déni du réel de leurs pratiques alimentaires –pour eux-mêmes ou pour leurs enfants –, elles persistent à être prosélytes du véganisme et à laisser penser que celui-ci est une alternative à la violence industrielle contre les animaux, un bienfait pour la Planète et un projet de société désirable.

3 Ce point est important car historiquement, le véganisme vise à lever les contradictions du végétarisme du point de vue des rapports aux animaux. En effet, le végétarisme ne change absolument rien à la vie des animaux. Si vous excluez la viande de vos repas tout en continuant à consommer des œufs et des produits laitiers, vous contribuez tout autant que les mangeurs de viande à la mort des animaux (veaux, agneaux, brebis, vaches et poules de réforme…). Plus encore, les végétariens n’existent que parce qu’il y a des consommateurs de viande. Car, si, selon le souhait de certains, tout le monde devenait végétarien, que ferait-on des veaux, agneaux, chevreaux issus de la production laitière ? Manger des fromages de chèvres ou de brebis en refusant de consommer la viande d’agneau ou de chevreau est une conduite incohérente et mène à ce que ces animaux deviennent des sous-produits embarrassants qu’il vaut mieux tuer à la naissance. Ce qui est un contresens du point de vue de la déontologie de l’élevage et plus largement de nos relations collectives aux animaux de ferme. La proposition qui consiste à prolonger la période de production laitière – et à repousser le tarissement – peut permettre de diminuer le nombre de naissances mais elle ne les annule pas. Par ailleurs, il faut noter que cette prolongation de la production est de fait une prolongation du travail des animaux et elle a des conséquences sur leur niveau d’alimentation et sur leur santé.

4 C’est le constat du problème moral posé par le seul refus de la viande qui avait poussé en 1944, par scission au sein de la Vegetarian society, à la création de la Vegan society par Donald Watson. Le même constat conduit également aujourd’hui à une forte orientation végane au sein des associations végétariennes, quoique le terme « veggie » permette de confondre un choix moral affiché, être végane, et la réalité concrète d’une alimentation qui finalement se résume à en exclure la viande. Le site de la Vegetarian society mêle les termes « vegan », « veggie », vegetarian en laissant penser que cela renvoie peu ou prou aux mêmes engagements. Ce qui n’est pas le cas. Ce que l’on retrouve dans la promotion du lundi végétarien ou des repas végétariens à l’école. La loi Égalim [1] impose, en effet, depuis novembre 2019 un menu végétarien par semaine dans les cantines scolaires. La ville de Grenoble, « capitale verte européenne » [2] affiche ainsi depuis septembre 2022 un « menu standard, vert » dans les écoles, végétarien, avec produits laitiers et œufs et un menu « rouge » comprenant de la viande (sans mention du système de production) ou du poisson.

Le renoncement à la domestication des animaux

5 Le dernier rapport de l’Ifop « Végétariens et flexitariens en France en 2020 » pour FranceAgrimer [3] montre que 2,2 % des sondés affirment avoir un régime sans viande, dont 1,1 % de pescatariens (qui consomment du poisson), 0,8 % de végétariens et 0,3 % de véganes. Ce chiffre de 0,3 % est stable par rapport aux dernières enquêtes. Il existe donc un écart important entre la réalité des pratiques alimentaires des Français, leurs relations au quotidien avec les animaux domestiques et la puissance médiatique de l’idéologie végane. C’est cet écart que le dossier se propose de donner à comprendre.

6 Les enjeux liés à cet éclairage sont importants car le véganisme n’est pas qu’une question de choix alimentaires qui concernerait des individus libres et éclairés. Il s’affiche comme un mode de vie dont la raison d’être est le renoncement à nos relations domestiques avec les animaux, par souci de compassion et de justice (le droit de ne pas être approprié). Ainsi que l’explique Gary Francione, théoricien abolitionniste végane [Francione 2015 et cf. infra] :

7

J’aime nos compagnons canins mais s’il ne restait que deux chiens sur la planète et si cela dépendait de moi si on devait ou non en faire un élevage pour faire plus d’animaux de compagnie, ma réponse serait : NON !  [4]

8 Plus récemment, la mouvance végane a étayé ses arguments en mobilisant la problématique du changement climatique. Ce n’est plus seulement pour les animaux et pour préserver sa santé qu’il faudrait devenir végane mais « pour la Planète ».

9 Les conflits actuels à propos de « LA » viande [5], et non de l’ensemble des produits animaux, éclairent les ambiguïtés des discours véganes. « LA » viande renvoie, ainsi, à un produit indifférencié, générique, comme si toutes les viandes avaient les mêmes effets sur la santé des consommateurs et sur l’environnement. Il faudrait taxer « LA » viande, d’où qu’elle vienne. Or, il existe de très fortes différences d’impacts entre les viandes issues de l’industrie internationalisée des productions animales et celles qui sont issues des systèmes d’élevage dans chaque pays. Ne pas faire la différence permet aux théoriciens et militants véganes de fermer la porte aux alternatives portées par les éleveurs, par exemple, fournir localement des produits animaux bio à la restauration collective. Ce qui reviendrait à soutenir l’élevage local, c’est-à-dire aussi les abattoirs locaux, notamment les abattoirs paysans. Cette polarisation permet également de mettre en exergue les méfaits sur la santé d’un excès de consommation de viandes et d’occulter les conséquences sur la santé d’un régime végane, c’est-à-dire sans viande et sans produits animaux. Comme le souligne Jean-Michel Lecerf (voir son article dans ce numéro) et les auteurs d’un récent article :

10

L’adhésion stricte à un régime végétalien entraîne des carences prévisibles en nutriments, notamment en vitamines B12, B2, D, niacine, fer, iode, zinc, protéines de haute qualité, oméga-3 et calcium. Un régime végétalien strict et prolongé augmente le risque de fractures osseuses, de sarcopénie, d’anémie et de dépression [O’Keefe, et al. à paraître] [6].

11 Ces auteurs soulignent la très longue histoire de l’alimentation omnivore des hominidés (2 millions d’années) et notre adaptation génétique à cette alimentation, contrairement à l’alimentation végane qui n’a, de fait, aucun précédent. Les importantes carences provoquées par une alimentation végane expliquent le fait que la Vegan society promeuve l’achat de compléments alimentaires, notamment de vitamine B12, vitamine D, iode et sélénium sous forme de comprimés (Veg1) dont elle souligne qu’il est vital de ne pas les oublier (« Notre conseil numéro un pour vous rappeler de prendre votre VEG 1 plus régulièrement est de le garder visible »).

12 « LA » viande apparaît comme un stigmate de ce qui, selon les véganes, doit disparaître de nos relations aux animaux, à savoir l’abattage, la mort des animaux. Les stratégies des associations antispécistes et véganes visent ainsi à faire de l’abattoir la figure absolue, originelle, du mal. Ce pour quoi l’on trouve sur les réseaux sociaux des vidéos récurrentes de violence envers les animaux en abattoirs. Ce pourquoi, également, l’abattoir est le mot-clé des stratégies contre l’élevage – et pas seulement contre les productions animales. Ainsi le 27 avril 2022, la Commission européenne a accepté et enregistré [7] une initiative italienne intitulée « Sortir de l’ère de l’abattage » [8] (End of the slaughter age). L’objectif de cette initiative est d’exclure l’élevage des subventions agricoles et de réattribuer celles-ci à des « alternatives éthiques et écologiques, telles que l’agriculture cellulaire et les protéines végétales ». Le site de l’initiative (« to close farms and slaughterhouses ») promeut, en effet, clairement l’agriculture cellulaire, bien davantage que les alternatives végétales.

Extrait de la première page du dossier de l’initiative citoyenne européenne End of the slaughter age, enregistrée le 27 avril 2022 (version française).

Figure 1

Extrait de la première page du dossier de l’initiative citoyenne européenne End of the slaughter age, enregistrée le 27 avril 2022 (version française).

13 En effet, un monde végane se conçoit plus aisément en substituant un mode de production de la viande (les productions animales) à un autre (la « viande cultivée ») en changeant le niveau d’extraction de la matière animale (la cellule au lieu de l’animal) plutôt qu’en prétendant transformer des territoires d’élevage incultivables en terres céréalières ou légumières et en fournissant à des milliards de terriens leur pilule quotidienne de Veg1. Les promoteurs du véganisme, à commencer par les plus grandes associations le savent fort bien. Le véganisme ne peut pas prétendre être un modèle alimentaire universel. Autrement dit, l’alimentation végane ne remplacera pas l’élevage ni même les productions animales. C’est pourquoi PETA (People for the ethical treatment of animals), la plus grande association de défense des animaux, sur la base du constat de son impuissance à rendre le monde végane, soutient l’agriculture cellulaire depuis 2008. Dès cette date, PETA a proposé un million de dollars au laboratoire capable de produire de la viande in vitro[9] de poulet, indiscernable de celle d’un « vrai poulet » (industriel car PETA ne fait aucune différence entre les systèmes de production). Depuis, les investissements sur cette innovation ont explosé et le nombre de start-up positionnées sur les substituts aux produits animaux s'est multiplié qu’il s’agisse de produits qui imitent la viande, comme Beyond meat [10] ou the Impossible burger [11], ou de produits qui la remplacent comme ce que cherchent à produire des start-up telles Mosa Meat ou Aleph farms.

14 L’agriculture cellulaire [12] est présentée, par les associations de défense des animaux comme par ses concepteurs, comme la seule voie de sortie de l’exploitation des animaux. Ce n’est, bien sûr, pas pour les véganes eux-mêmes que ces associations soutiennent le développement de la « viande cultivée » mais pour les consommateurs ordinaires qui pourront être ainsi, paradoxalement, débarrassés de leur « addiction » à la viande issue d’animaux. Car la « viande cultivée » est de la « vraie viande » selon les start-up qui visent à la produire mais elle ne sort pas des abattoirs, elle est donc moralement admissible.

15 Bien loin de l’image pacifique du végétal, qui exclurait la mort, que portent les représentations véganes, le monde alimentaire qui nous arrive est un monde végane ancré sur les biotechnologies et le capitalisme numérique [Porcher 2019]. Un monde sans exploitation animale car sans animaux. Les véganes auront participé à la disparition des animaux de ferme et, inévitablement, à terme, à la disparition des autres animaux domestiques qui pourront, eux aussi, être avantageusement remplacés par des substituts, hologrammes ou robots. Ce qui est déjà le cas dans certains cirques [13], comme l’éco-cirque Bouglione, où des hologrammes (d’ours blanc, d’orque…) ont pris la place des animaux (tigres, éléphant…).

16 Les plus importantes questions relatives à l’idée d’un monde végane sont donc, d’une part, « qu’est-ce qu’on mange ? » nous tous, les 7 milliards de terriens, mais aussi « avec qui l’on vit ? ». De nombreux véganes, conscients ou non que cela constitue une aporie – en attendant la viande cultivée–, vivent avec des animaux carnivores, des chiens ou des chats nourris avec des croquettes issues des abattoirs, tout en refusant notre compagnonnage avec les vaches ou les brebis (qui sont des ruminants). Pour un grand nombre de théoriciens et militants véganes [Kymlicka et Dolandson 2016], il s’agit de faire disparaître les animaux de ferme (vaches, cochons, couvées, chevaux [14]) mais de conserver des liens avec les animaux « non exploités », autrement dit, les animaux dits « de compagnie » et de leur conférer une citoyenneté. La « communauté » abriterait ainsi des humains, des chiens et des chats. Puis progressivement, inévitablement, de moins en moins de chiens et de chats, remplacés par des robots qui ne produiraient pas d’excréments (« l’amour sans la litière » comme le propose un fabricant) et ne dévoreraient pas les oiseaux [Porcher 2017].

17 Autrement dit, un monde végane, ce n’est pas un monde où l’on n’exploiterait pas les animaux, c’est un monde sans animaux. Construit par des gens qui prétendent agir pour les animaux et en leur nom. Un monde végane, c’est un monde resserré sur l’humain, sur la puissance des biotechnologies à re-designer la nature et à « éradiquer » la mort. Un monde végane, c’est un monde privé de présence, d’intelligence et de beauté animales, privé d’altérité, appauvri, obsédé par la vulnérabilité et la finitude des corps, gangrené par une morale simpliste que l’on peut résumer ainsi : les animaux sont nos prochains, tuer son prochain est un crime donc tuer les animaux est un crime.

Un monde végane, un monde débarrassé des animaux

18 Pourquoi et pour qui un monde végane ? Certainement pas pour les animaux domestiques qui ne tiennent aucunement à être nos prochains, ni les cochons ni les chats. Les animaux demandent que nous les respections dans leur monde et dans le nôtre, qui est celui du travail. Après dix millénaires de vie commune, les vaches, les truies, les chevaux, les chiens ne réclament pas de disparaître mais d’être considérés dans les relations que nous avons avec eux. Relations complexes qui impliquent leur vie et leur mort parce que notre propre vie physique, affective, cognitive dépend aussi d’eux.

19 Le « pour quoi » et le « pour qui » ne se comprennent qu’en regard de la dynamique du capitalisme pour qui les animaux domestiques ont cessé d’être les ressources rentables qu’elles constituaient depuis le xixe siècle. Les animaux gênent. Ils inspirent la compassion, ils polluent, ils perturbent la santé humaine. Ils peuvent sortir du travail et être avantageusement remplacés, comme nous le sommes nous-mêmes, par des algorythmes, et laisser la place à autre chose, plus rentable, plus propre. Les théories animalistes sont parfaitement cohérentes avec ce constat. Théories animalistes et capitalisme numérique sont imbriqués et se renforcent mutuellement pour construire un monde nouveau, garanti sans « meurtre animal ». La dynamique de construction d’un monde végane est collective mais elle est aussi individuelle. Elle s’appuie sur des représentations, sur des croyances, sur des enjeux de santé mais aussi sur l’ignorance, le mensonge, l’hypocrisie, l’individualisme. Les animaux, ceux qui sont dans les usines ou dans les prés, ont finalement bien peu à voir avec tout cela. Le monde végane se construit clairement sans eux.

20 Les auteurs de ce dossier pluridisciplinaire éclairent, chacun à leur façon, cette dynamique, ce qui permettra au lecteur de l’appréhender dans son histoire, ses contradictions et ses effets concrets sur la vie des individus. Marianne Celka, sociologue, explique ainsi la dynamique historique des axes argumentatifs véganes et leur actualité dans la mouvance animaliste : la compassion, la sauvageté, la sanité et la vulnérabilité. Pour l’auteure, ces axes s’implémentent et se complètent. L’analyse qu’elle fait permet de comprendre l’imbrication du véganisme dans la « convergence des luttes », féministe ou anti-colonial mais aussi, et de façon apparemment contradictoire, la religiosité et le millénarisme qui baignent ce mouvement.

21 Sébastien Mouret, sociologue également, dans le fil de la démonstration de Marianne Celka, montre que l’alimentation végane, entre ascèse, dégoût et plaisir renvoie à un travail sur soi destiné à se détacher des produits animaux et à s’attacher aux produits végétaux et ainsi à se constituer comme sujet moral, cela tout en s’efforçant de préserver sa santé. Jean-Michel Lecerf, médecin nutritionniste, s’intéresse également à l’alimentation végane mais cette fois du point de vue de son impact nutritionnel (apports en macro et micro-éléments) et de ses effets sur la santé positivement et négativement.

22 Jocelyne Porcher, à partir du cadre théorique abolitionniste et végane proposé par le juriste américain, Gary Francione, explore une thématique, le plus souvent mise sous le boisseau par le militantisme végane, les relations des véganes aux animaux de compagnie. L’auteure montre que cette relation constitue une aporie de l’engagement végane, invisibilisée grâce à l’occultation de la question du travail dans nos relations aux animaux.

Bibliographie

    • Francione, Gary, 2015, Introduction au droit des animaux. Votre enfant ou le chien ?, Lausanne, L’Âge d’Homme.
    • Donalson, Sue et Will Kymlicka, 2016 (2011), Zoopolis.Une théorie politique du droit des animaux. Paris, Alma Éditeur (« Essai-Sociétés »).
    • O’Keefe, James H. et al., (à paraître), « Debunking the vegan myth: The case for a plant-forward omnivorous whole-foods diet », Progress in Cardiovascular Diseases (<https://doi.org/10.1016/j.pcad.2022.08.001>).
    • Porcher, Jocelyne, 2017, « Elmo et Paro®, pourquoi l’un travaille et l’autre pas, et ce que ça change », Écologie et politique 54 (1) : 17-34. — 2019, Cause animale, cause du capital. Lormont, Le Bord de l’eau (« Documents »).

Notes

  • [1]
    La loi Égalim (Loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable) a été promulguée le 1er novembre 2018.
  • [2]
    Titre décerné en 2022 par la Commission européenne.
  • [3]
    Voir le rapport en ligne sur le site de FranceAgrimer, qui dépend du ministère français de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (<https://www.franceagrimer.fr/Actualite/Etablissement/2021/VEGETARIENS-ET-FLEXITARIENS-EN-FRANCE-EN-2020#:~:text=Seuls%202%2C2%20%25%20des%20Fran%C3%A7ais,omnivores%20qui%20mangent%20de%20tout >).
  • [4]
    Voir l’interview de ce professeur de droit, spécialiste du droit des animaux, à la Rutgers University shool of law (État du New Jersey) sur le site de Vegan révolution (<http://veganrevolution.free.fr/documents/itwfrancionefrancais.html>).
  • [5]
    « LA » viande renvoie, dans les représentations collectives, à la viande rouge bovine bien plus qu’à la viande blanche de poulet. L’Organisation mondiale de la santé répertorie comme « viande rouge » la viande bovine mais également, le porc, le mouton, la chèvre et le cheval. La viande blanche comprend notamment la volaille, les lapins. Le porc peut se trouver dans les deux catégories.
  • [6]
    Ma traduction.
  • [7]
    Voir le site de l’Union européenne (<https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32022D0712 >).
  • [8]
    Voir le détail de cette initiative citoyenne européenne en ligne (<https://europa.eu/citizens-initiative/initiatives/details/2022/000003_fr>). Si elle atteint un million de signatures, la Commission européenne entame un processus de transcription législative éventuelle.
  • [9]
    L’évolution sémantique de cet objet est intéressante car elle montre comment ses promoteurs ont sorti leur produit du laboratoire (« in vitro ») pour en faire un produit propre et sain (« clean meat ») puis un produit agricole (« viande cultivée »). Or, ce à quoi prétendent les start-up et les milliardaires, fondations et fonds d’investissement qui soutiennent cette innovation, c’est bien de rompre avec le modèle agricole actuel (les productions animales) qu’ils jugent obsolètes.
  • [10]
    Composition du Beyond burger : eau, protéine de pois (16 %), huile de colza, huile de noix de coco, protéines de riz, arôme, stabilisateur (méthylcellulose), fécule de pomme de terre, extrait de pomme, colorant (betterave rouge), maltodextrine, extrait de grenade, sel, chlorure de potassium, jus de citron concentré, vinaigre de maïs, poudre de carotte, émulsifiant (lécithine de tournesol). Après avoir été très prisé par les marchés financiers, Beyond Meat connaît actuellement une forte baisse liée à un désintérêt progressif des consommateurs pour ce produit, désintérêt qui toucherait en tendance les substituts à base de plante. Voir l’article de D. Chapuis du 9 août 2022 publié dans Les Échos (<https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/la-viande-vegetale-ne-fait-pas-recette-aupres-des-consommateurs-1781234>).
  • [11]
    Ce produit contient une molécule, produite à partir de l’hème (co-facteur de l’hémoglobine), qui permet de lui donner un caractère « saignant ». La composition de cet « impossible burger » témoigne de son caractère industriel : eau, concentré de protéine de soja, huile de noix de coco, huile de tournesol, arômes naturels ; 2 % (ou moins) de : protéines de pomme de terre, méthylcellulose, extrait de levure, dextrose de sucre, amidon alimentaire modifié, léghemoglobine de soja, sel, mélange de tocophérols (antioxydant), isolat de protéines de soja, vitamines et minéraux [gluconate de zinc, chlorhydrate de thiamine (vitamine B1), niacine, chlorhydrate de pyridoxine (vitamine B6), riboflavin (vitamine B2), vitamine B12].
  • [12]
    « L’agriculture cellulaire (ou CellAg) désigne le processus d’élevage de produits animaux réels à partir de cellules et non d’animaux entiers », telle est la définition que propose Cellular Agriculture society, une association à rayonnement international de lobby de l’agriculture cellulaire créée en 2017 à Miami (<www.cellag.org>).
  • [13]
    D’ailleurs, en France la loi no 2021-1539 du 30 novembre 2021 programme la disparition des animaux sauvages dans les cirques : « Sont interdits, dans les établissements itinérants, la détention, le transport et les spectacles incluant des espèces d'animaux non domestiques » (art. 46 L. 413-10-II). Cette interdiction rentre en vigueur progressivement.
  • [14]
    Il existe des enjeux importants à propos des chevaux car de nombreux véganes leur sont attachés. Voilà pourquoi il existe une mobilisation des associations animalistes, au niveau européen, pour donner au cheval le statut d’animal de compagnie et, supposément, le sortir ainsi du travail, autrement dit des champs de course, des calèches, des centres équestres, des cirques et des salles de spectacle… mais pas du travail de compagnie ignoré en tant que travail.
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