Notes
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[1]
Parmi ces ONG, on compte Greenpeace, Instituto de Pesquisa Ambiental da Amazônia (IPAM), WWF, The Nature Conservancy.
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[2]
ADM, Cargill, Amaggi, Bunge, Louis Dreyfus Company, Cofco font notamment partie de ces négociants.
-
[3]
Voir Protocolo de monitoramento de fornecedores de gado da Amazônia, 2020, Ministère public fédéral du Brésil (<http://www.mpf.mp.br/atuacao-tematica/ccr4/dados-da-atuacao/grupos-de-trabalho/amazonia-legal/Protocolodemonitoramentodegadov.12.05.2020.pdf/at_download/file>).
-
[4]
Pour une description fine de la genèse de l’actuel code forestier, voir M. Daugeard [2021].
-
[5]
Voir, entre autres initiatives, le site de l’Observatoire du code forestier, qui publie des analyses sur le déploiement de CAR, en dénonce certaines conséquences, et maintient une veille sur l’implémentation difficile et controversée de l’instrument (<https://observatorioflorestal.org.br/>).
-
[6]
Voir M. Daugeard et F.-M. Le Tourneau, « Le Brésil, de la déforestation à la reforestation ? », Géoconfluences. Les relations nature-sociétés face au changement global, 2018 (<http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/bresil-deforestation-reforestation>).
-
[7]
Voir le site du Service forestier du ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de l’Approvisionnent (<https://www.car.gov.br/publico/imoveis/index>).
-
[8]
Voir J. Chiavari, et al., Onde estamos na implementação do código florestal: Radiografia do CAR e do PRA nos Estados brasileiros, 2021, Climate Policy Initiative, Rio de Janeiro.
-
[9]
Idem.
-
[10]
Voir « Cercas digitais : o cerco financeiro das terras agrícolas na América do Sul », 2020, Grain (<https://grain.org/pt/article/6531-cercas-digitais-cercamento-financeiro-das-terras-agricolas-na-america-do-sul>).
-
[11]
Voir A. Oviedo, et al., Conexões entre o CAR, desmatamento e o roubo de terras em áreas protegidas e florestas públicas,Nota técnica, 2021, Instituto Socioambiental (ISA).
-
[12]
Voir L. de Alcantara Machado, « O cadastro ambiental rural e as cotas de reserva ambiental no novo código florestal : Uma análise de aspectos legais essenciais para a sua implementação », in, A. P. Moreira da Silva, et al. (dir.), Mudanças no código florestal brasileiro, 2016, Instituto de pesquisa econômica aplicada/PNUD/ International policy center for inclusive growth, Rio de Janeiro, p. 45-77 (<http://www.ipea.gov.br/portal/images/stories/PDFs/livros/livros/160812_livro_mudancas_codigo_florestal_brasileiro.pdf>)..
-
[13]
Voir l’interview de Kátia Abreu sur le site de Carta de Belém, daté du 11 octobre (<https://www.cartadebelem.org.br/vitoria-de-marina-silva-seria-desastrosa-diz-katia-abreu/>), traduction des auteurs de l’article comme pour les citations suivantes.
-
[14]
Voir le communiqué de presse, daté du 23 juin 2016, du ministère de l’Agriculture (<https://ruralpecuaria.com.br/noticia/ministra-katia-abreu-assina-decreto-que-regulamenta-o-cadastro-ambiental-rural-no-rio-grande-do-sul.html>).
-
[15]
Voir l’article « Governo federal discute com Estados o Cadastro Ambiental Rural » daté du 5 février 2015, Globo Rural (<https://revistagloborural.globo.com/Noticias/noticia/2015/02/governo-federal-discute-com-estados-o-cadastro-ambiental-rural.html>.)
-
[16]
Voir l’interview de Paulo Guilherme Cabral du 14 avril 2015, publié en ligne sur Canal rural (<https://www.canalrural.com.br/sites-e-especiais/car-passaporte-para-seguranca-juridica-eficiencia-produtiva-diz-secretario-55940/>).
-
[17]
Bilan public du CAR devant la presse, 4 mai 2015, ministère de l'Environnement, Brasília.
-
[18]
Le court pamphlet d’un sociologue travaillant pour l’équivalent brésilien de l'Inra (Embrapa), résume la violence des positions des pro-agrobusiness à l’encontre de ses critiques, notamment du mouvement agroécologique [Navarro 2017]. Moins polémique, un article publié en 2013 [Buainain et al.] adoptait cependant une position similaire consistant à ne pas nier que la grande agriculture entrepreneuriale soit sur la voie de la soutenabilité.
-
[19]
En 2012, selon le World Database on Protected Areas, les aires protégées du Brésil représentaient 12 % des surfaces protégées de la planète.
-
[20]
Entretien avec Bernardo Trovão, membre de l’équipe initiale du CAR, 16 juillet 2019, Brasília.
-
[21]
Voir J. D. Rocha et L. R. Nogueira Junior, Relatório de avaliação dos impactos das tecnologias geradas pela Embrapa, 2019 (<https://bs.sede.embrapa.br/2019/relatorios/territorial_car.pdf>).
-
[22]
Voir l’article sur le site de l’Embrapa, « Síntese Ocupação e Uso das Terras no Brasil », (<https://www.embrapa.br/car/sintese>).
-
[23]
La surface des APP avancée par ces chercheurs sur la base du CAR serait, à titre d’exemple, surestimée de plus de 300 %. Voir aussi G. Sparovek, et al., Os bastidores da liderança da agricultura na preservação do Brasil,2017, WWF (<https://www.wwf.org.br/?58623/Artigo-Os-bastidores-da-liderana-da-agricultura-na-preservao-do-Brasil>).
-
[24]
Voir la transcription du discours promulgué à la Banque mondiale le 18 novembre 2019 (<https://www.gov.br/agricultura/pt-br/assuntos/noticias/no-banco-mundial-ministra-apresenta-resultados-do-abc-cerrado/DiscursoBM16111.pdf>).
-
[25]
Voir J. D. Rocha et L. R. Nogueira Junior, Relatório de avaliação dos impactos das tecnologias geradas pela Embrapa…, p. 4.
-
[26]
Bilan public du CAR devant la presse, 4 mai 2015, ministère de l'Environnement, Brasília.
-
[27]
Voir son billet intitulé « Agricultura garante a preservacão ambiental », Estadão, 21 octobre 2017.
-
[28]
Voir l’article de Ericson Cunha, « Embrapa se posiciona diante de artigo-denúncia sobre atuação de pesquisadores da Embrapa Territorial », publié le 1er février 2022 (<https://www.noticiasagricolas.com.br/noticias/meio-ambiente/308377-embrapa-se-posiciona-diante-de-artigo-denuncia-sobre-atuacao-de-pesquisadores-da-embrapa-territorial.html#.YjNuxOrS80M>).
-
[29]
24 mai 2019, « La ministre dit que le code forestier est essentiel pour accéder aux marchés » (<http://agroinforme.com.br>).
-
[30]
Déclaration le 5 juin 2021 de la ministre de l’Agriculture sur le Portail de l’Agronégoce, site d’information pro-agrobusiness (<https://www.portaldoagronegocio.com.br>).
-
[31]
Déclaration, le 13 novembre 2019, à l’émission dédiée à l’agronégoce du journal télévisé et en ligne Globo Rural (<https://revistagloborural.globo.com>).
-
[32]
30 décembre 2019 (<https://revistagloborural.globo.com>).
-
[33]
Le budget de l’INPE est de 77 millions de reais, en 2021, contre 143 millions en 2018, avant l’arrivée au pouvoir de l’actuel président.
-
[34]
D’après l’INDC (intended nationally determined contribution) de l’État brésilien en 2015, cité par M. Daugeard et F.-M. Le Tourneau, « Le Brésil, de la déforestation à la reforestation ? … ».
1 Pour saisir la complexité des enjeux de la régulation environnementale de l’agriculture par le numérique, les initiatives brésiliennes contemporaines offrent un riche cas d’étude. La réforme du code forestier du pays en 2012 a introduit un cadastre numérique, le cadastre environnemental rural (CAR), qui vise l’adéquation des exploitations agricoles à la législation et son contrôle par l’État. Celui-ci est auto-déclaratif, obligatoire pour toutes les propriétés rurales et accessible au public en open data. Paradoxalement, ce sont les segments les plus puissants de l’agriculture, désignés au Brésil sous le nom d’agronegócio ou agrobusiness, qui se sont le plus massivement inscrits au cadastre. Cette adhésion est surprenante dans le contexte de démantèlement, sans précédent, des institutions environnementales depuis l’élection de Jair Bolsonaro en 2018. Pour l’éclairer, nous proposons de revenir sur deux décennies de relations complexes et changeantes entre l’agrobusiness brésilien et les outils numériques publics.
Chaîne de nivellement d’un terrain récemment déboisé à Correntina (Bahia, Brésil, juillet 2019).
Chaîne de nivellement d’un terrain récemment déboisé à Correntina (Bahia, Brésil, juillet 2019).
2 Nous avançons deux hypothèses. La première suppose que l’agrobusiness brésilien a modifié radicalement sa position par rapport au CAR, le concevant initialement comme une menace pour son expansion, avant de se l’approprier comme un instrument à son service. La seconde hypothèse affirme que les raisons de cette appropriation massive ne sont pas à chercher principalement dans les explications communes – greenwashing par détournement des labels, quête d’accès aux marchés occidentaux – mais bien plus dans les relations difficiles que le secteur de l’agrobusiness national brésilien entretient depuis la fin des années 1990 avec l’État, les transnationales étrangères et les ONG (organisations non gouvernementales) de conservation. Le CAR permettrait à l’agrobusiness de gagner en légitimité et en marges de manœuvres territoriales pour son expansion, avec la complicité de l’État. Pour expliquer cela, il est nécessaire de comprendre comment la régulation numérique s’est articulée au discours brésilien sur la souveraineté des ressources depuis les années 1970, et l’a subverti au profit d’un nationalisme informationnel.
3 En ce sens, l’article s’attache à analyser le rôle changeant attribué au numérique par l’agrobusiness brésilien dans ses stratégies commerciales et politiques depuis les années 2000. La première partie décrit les premiers temps de la régulation environnementale de l’agriculture par le numérique au Brésil, des années 1990 à la fin des années 2010, et la mise au service de ces instruments pour un contrôle de plus en plus strict de la législation qui encadre les activités agricoles. La deuxième précise le tournant des années 2010-2015, celles où s’élabore le cadastre environnemental rural, et où le numérique devient un champ de négociation entre agrobusiness et monde de la conservation. La troisième partie, enfin, analyse les années 2015-2020 comme celles de l’appropriation stratégique des instruments de régulation numérique par l’agrobusiness, afin de gagner en légitimité politique, juridique et productive.
Le numérique dans la nouvelle régulation de l’agriculture (années 1990-2000)
4 Le Brésil du début du xxie siècle est sur une trajectoire d’accroissement de la régulation environnementale de l’agriculture. Lancée avec la nouvelle constitution de 1988, approfondie par les mesures des années 1990 qui créent la notion de « crime environnemental », cette régulation est appliquée de façon systématique à la déforestation de l’Amazonie humide avec l’arrivée du Parti des Travailleurs au gouvernement en 2003. Pour la nouvelle coalition au pouvoir, la réduction du taux annuel de déforestation est un enjeu clé au service de la légitimité internationale du Brésil, qui s’érige en symbole de la capacité des pays émergents d’être associés aux grands enjeux environnementaux globaux. Cette politique est un succès, le taux annuel de déforestation décroissant de façon marquée jusqu’en 2012 [Le Tourneau 2015].
5 Parmi les mesures phares expliquant ce succès, des accords d’exclusion de marchés pour les produits issus de la déforestation en Amazonie sont passés entre des acteurs privés, sous la pression d’ONG environnementales internationales [1]. En 2006, avec le moratoire du soja, les triturateurs et les négociants [2] représentés par l’Association brésilienne des huiles végétales et l’Association nationale des exportateurs de céréales, s’engagent à ne pas acquérir de soja issu de terres déboisées après 2006 [Tonneau et al. 2017]. En 2009, l’accord « Viande légale » est signé entre le Ministère public fédéral, des ONG et les principales entreprises frigorifiques. Il prévoit que celles-ci refusent la viande produite sur des terres déboisées illégalement après 2009 ou situées dans des aires protégées ou autochtones [3]. Ces deux programmes, très restrictifs, resserrent les contrôles sur le déboisement après une date butoir, y compris, dans le cas du moratoire sur le soja, si ce déboisement respecte les procédures légales.
6 Outre ces programmes, l’une des clés du succès a tenu à l’enrôlement des programmes nationaux d’observation par satellite des changements d’occupation du sol. Lancés en 1988, ils ont permis très vite au pays de quantifier avec ses propres données la déforestation, mais aussi de localiser avec une précision spatiale et temporelle croissante les points affectés. Combiné à une répression policière efficace sur le terrain, le numérique devient ainsi dans les années 2000 une pièce centrale de la régulation de l’agriculture sur les fronts forestiers. Cette époque est donc celle d’un alignement a priori contre-intuitif entre plusieurs acceptions de la souveraineté sur les ressources dans la société brésilienne. À l’ancienne revendication de la souveraineté sur l’Amazonie, développée par le régime militaire (1964-1984), s’ajoute une vision « informationnelle » de la souveraineté, qui stipule qu’un pays souverain est un pays qui est autonome dans la production d’informations sur l’état de son environnement [Gautreau 2021]. Le numérique ayant été décisif pour atteindre cette souveraineté informationnelle, il constitue donc un facteur central de cet alignement. Pour le nouveau gouvernement brésilien de centre-gauche, la régulation environnementale forte grâce à l’information et la souveraineté sur les ressources sont désormais pensées comme complémentaires. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’intérêt stratégique, pour les grands producteurs agricoles, du déploiement du CAR au début des années 2010. Surveillés à distance mais placés sur le banc des accusés, ils acceptent mal le resserrement des contrôles sur leurs activités et vont chercher les moyens de les assouplir.
Le numérique comme champ de marchandage (2010-2015)
7 Au moment de son élaboration puis de son adoption en 2012, le cadastre environnemental rural est d’abord un instrument subi par l’agrobusiness, instrument qu’il accepte à contrecœur en échange de mesures de réduction sensibles de sanctions pour tous les exploitants en infraction par rapport aux lois environnementales.
8 Le code forestier régule la couverture et l’utilisation du sol dans les propriétés rurales [4] en soustrayant deux catégories d’espaces à l’exploitation : d’une part les aires de préservation permanente (APP) sur les bords des cours d’eau et les éléments de relief sujets à érosion et, de l’autre, et la réserve légale (RL), qui couvre une part fixe de la superficie des exploitations : 20 % pour la grande majorité du territoire, jusqu’à 80 % en Amazonie. La loi prévoit que la RL et les APP soient maintenues avec un couvert végétal arboré ou spontané et que les excédents dits de « végétation naturelle » – par rapport aux 20 % légaux – pourront, à terme, être transformés en crédits de réserve environnementale (CRA) et échangés sur un marché de la compensation à instituer.
9 Après des années de tractations, un nouveau code forestier est promulgué en 2012 sous le gouvernement de Dilma Roussef, par la loi 12.651/2012. Cette nouvelle mouture répond à une demande exprimée par les propriétaires ruraux depuis la fin des années 1990, pour une législation plus permissive. Sa négociation a opposé les environnementalistes (journalistes, scientifiques, ONG) aux ruralistes (associations de producteurs et d’industriels, parlementaires), tandis que l’État est tiraillé entre son aile progressiste, qui défend une position ferme (ministère de l’Environnement), et l’aile ruraliste (ministère de l’Agriculture, de l'Élevage et de l’Approvisionnement en tête), acquise aux représentants de l’agrobusiness [Daugeard op. cit.]. Les dispositions de la nouvelle loi réduisent ainsi la déforestation passible de répression et amnistient 58 % de la déforestation illégale commise avant 2008 [Soares-Filho et al. 2014]. C’est dans ce contexte que le CAR est inséré dans la loi de 2012. Il se présente comme un registre auto-déclaratoire, réalisé par le propriétaire auprès des autorités environnementales de chaque État (fig. 1). Il consiste en la mise en ligne d’un ensemble d’informations géo-référencées sur la propriété comme son contour, la localisation de la réserve légale et des APP, sur une plate-forme digitale dont les données sont ensuite centralisées dans le système national du cadastre environnemental rural (Sicar). Ces déclarations doivent ensuite, en principe, être analysées et vérifiées par des techniciens. Les propriétaires en infraction pourront s’inscrire à un programme de régularisation environnementale (le PRA) une fois leur déclaration analysée et validée, moyennant un engagement à restaurer ou compenser la forêt coupée illégalement et selon des conditions qui doivent être fixées par chaque État. Point essentiel, la partie cartographique de ce cadastre est en accès libre sur Internet, ses « couches » géographiques pouvant être téléchargées et analysées par tous, ce dont chercheurs et ONG ne se privent pas [5]. D’un point de vue strictement réglementaire, le CAR se présente ainsi comme un outil de transparence, de coercition et de régularisation dans le cadre du nouveau code forestier.
Figure 1 : Procédure de l’enregistrement au cadastre environnemental rural (CAR) jusqu’au programme de régularisation environnementale.
Figure 1 : Procédure de l’enregistrement au cadastre environnemental rural (CAR) jusqu’au programme de régularisation environnementale.
10 Il répond à un jeu de compromis, en étant censé donner à l’État les moyens de faire enfin appliquer un code forestier jusqu’alors largement ignoré par les propriétaires, en échange d’assouplissements notables de la portée du texte antérieur [6]. Pour le camp environnementaliste, le CAR est donc présenté comme un garde-fou, un compromis pragmatique puisque l’État pourra s’appuyer sur ce cadastre pour identifier les espaces mis en réserve et contrôler l’application de la loi, via la lecture d’images satellites.
11 Bien que la profession agricole ait d’abord nourri une grande méfiance envers le CAR, qui rend visibles à tous des informations précises sur les propriétés et facilite les contrôles, celui-ci rencontre pourtant un rapide succès qui s’explique par les avantages dont bénéficient les déclarants. Il ouvre en effet à l’accès aux financements bancaires : dans le périmètre de l’Amazonie légale, la résolution 3.545/2008 de la Banque centrale avait contribué à réduire la déforestation en conditionnant l’accès au crédit à la preuve de la régularité environnementale des exploitations [Le Tourneau op. cit.]. Avec le nouveau code forestier, cette disposition est étendue à toutes les exploitations du pays, transformant, à terme, l’inscription au CAR en un préalable à toute demande de crédit [Daugeard op. cit.]. Très vite, les banques la demandent aussi pour obtenir les contours des exploitations et vérifier les garanties offertes par les producteurs en échange du crédit. Au-delà de cet intérêt immédiat, les filières y trouvent, également, un intérêt, puisqu’une bonne couverture des régions de l’agrobusiness permet de communiquer auprès des marchés en présentant les produits qui en sont issus comme provenant d’exploitations pour une large part régularisées d’un point de vue environnemental.
12 La lecture des données en open data du CAR [7] démontre que les régions de l’agrobusiness y ont adhéré plus massivement que les autres (fig. 2 et 3). Ces espaces sont, en effet, soigneusement couverts par le cadastre, tandis que les régions d’agriculture familiale, plus vivrières, font partie des blancs de la carte : leurs exploitants n’ont souvent pas les moyens de saisir en ligne les contours de leurs terres et, pour les plus petits d’entre eux, y ont peu d’intérêt étant donné qu’ils recourent peu aux financements bancaires.
13 Un deuxième facteur d’adhésion tient au fait qu’une simple inscription (en indiquant ses parcelles dans le Sicar) fait immédiatement office de régularisation environnementale provisoire, levant les barrières d’accès à un certain nombre de services publics. L’inscription au Sicar permet d’obtenir un certificat attestant que l’exploitation a effectué les démarches qui mèneront, au bout du compte, à sa régularisation environnementale. En attendant la vérification et la validation définitive, ce certificat est accepté par les administrations et vaut, temporairement, régularisation, offrant dans le même temps une relative sécurité juridique aux agriculteurs. Cette régularisation provisoire dure depuis les débuts de l’instrument, puisque l’analyse de la validité des déclarations n’a été amorcée que des années plus tard et ne concerne, à ce jour, qu’une infime portion des quelque 7 millions de déclarants [8]. Partant, les effets réellement coercitifs du CAR, à savoir les mesures de restauration et de compensation, se font encore attendre.
14 Ce retard est à l’origine d’une troisième catégorie de raisons pour lesquelles le cadastre environnement rural est très suivi, qui tient au dévoiement de son objectif environnemental. Depuis quelques années en effet, de multiples rapports et articles dénoncent un usage massif du CAR à des fins d’accaparement foncier [9] [Korting] que certains assimilent à un phénomène d’enclosure digitale [10]. Le certificat de dépôt de CAR est, dans ce cas, joint à un dossier que les exploitants utilisent pour attester de leur possession foncière. En l’absence de cadastre foncier pleinement renseigné, ces documents forment un faisceau de preuves de possession ou de propriété, souvent accepté par les administrations. Antonio Oviedo et ses co-auteurs [11], par exemple, estiment à 29 millions d’hectares le nombre de terres illégalement enregistrées dans des aires protégées de l’Amazonie légale en 2020, en hausse de 56 % par rapport à 2018, tandis que la déforestation illégale sur ces terres nouvellement enregistrées s’élève à 69 000 ha. Les auteurs dressent un même constat dans les territoires indigènes (TI) amazoniens.
Figure 2. La zone d’étude porte sur l’ouest de l’État de Bahia (Brésil).
Figure 2. La zone d’étude porte sur l’ouest de l’État de Bahia (Brésil).
Figure 3. Adhésion au CAR dans l’ouest de l’État de Bahia.
Figure 3. Adhésion au CAR dans l’ouest de l’État de Bahia.
15 Outre les opportunités offertes par le CAR, il est aujourd’hui clair que cet instrument est largement inefficace pour réguler la déforestation dans les grandes exploitations [L’Roe et al. 2016]. Il ouvre, au contraire, la voie à la déforestation « légale » [Gibbs et al. 2015] puisque, une fois l’exploitation enregistrée, les autorisations de coupe en dehors de la réserve légale et des aires de préservation permanentes sont faciles à obtenir. Britaldo Soares et ses co-auteurs [2014] évaluent à 88 millions d’hectares la surface des terres encore couvertes de végétation naturelle qui pourraient être ainsi mises en exploitation suite à la publication du nouveau code forestier. La déforestation légale s’ajoute donc à la déforestation illégale, qui n’a pas disparu. Au vu du bilan dressé lors de la mise en place d’instruments similaires déployés au cours de la décennie 2000 dans certains États amazoniens (Mato Grosso, Pará, l’Acre, le Rondônia, l’Amazonas ou le Tocantins), cette inefficacité était, en outre, tout à fait prévisible : aucun d’entre eux n’avait conduit à un véritable contrôle de la déforestation [12] [Daugeard op. cit. ;Azevedo 2009].
16 Dans un premier temps cependant, il y a chez une partie des protagonistes du gouvernement Dilma Roussef (2011-2015) une réelle croyance dans les vertus de l'instrument pour la conservation et pour une possible conciliation entre conservation et agrobusiness. L’État fédéral reste à la manœuvre, la promotion publique du CAR étant surtout portée par les ministres de l’Agriculture et de l’Environnement. Ces derniers vont insister sur l’importance que revêt l’instrument pour positionner le pays sur la scène et les marchés internationaux, en communiquant sur le rôle joué par l’agrobusiness et les propriétaires privés pour la conservation, et sur le professionnalisme de l’État brésilien dans la régularisation de ses plus de 5 millions d’exploitants. Dès 2013, la présidente de la Confédération nationale de l’agriculture et principale porte-parole des ruralistes au Congrès lors de la révision du code forestier, la sénatrice, Kátia Abreu, présente le CAR comme « une identité, un passeport, une radiographie des exploitations du pays […]. Cela va être un motif d’attraction des investissements d’entreprises » [13]. Devenue ministre de l’Agriculture de 2015 à 2016, elle a défendu régulièrement l’outil comme « un énorme actif pour les producteurs et pour le pays, face aux changements environnementaux et aux enjeux de conservation » [14]. Celui-ci, à ses yeux, est une vitrine internationale et géopolitique avant d’être un dispositif de régulation nationale :
Avec le CAR, on ne cherche pas seulement à débusquer les erreurs, nous voulons montrer au monde nos actifs environnementaux […] Nous avons un instrument puissant au service du Brésil. [15]
18 C’est en des termes similaires que le secrétaire au Développement rural soutenable du ministère de l’Environnement a défendu l’outil, en rappelant que :
De plus en plus d’acheteurs de produits de l’agrobusiness exigent le respect des normes environnementales et sociales. Le CAR est une façon effective et pratique de prouver qu’un exploitant est en règle. [16]
20 La ministre de l’Environnement du gouvernement de Dilma Roussef argumentait en ce sens en public à Brasília en 2015. Selon elle, grâce au CAR, « on ne pourr[ait] plus dire qu’on produit des aliments en déboisant [au Brésil] » [17]. Ce discours était donc à destination de deux publics : dans le pays, il soutenait l'important groupe des contempteurs des mouvements socio-environnementaux pour démontrer l’inanité de leurs critiques du caractère insoutenable et socialement injuste de l’agrobusiness [18]. Hors du pays, il s’agissait de maintenir le capital international de sympathie gagné par le Brésil depuis la fin des années 1990 grâce à la mise en défends environnementale de près de 20 % de son territoire, puis à ses succès dans la réduction des taux de déboisement à partir de 2004 [19]. Ce capital, qualifié par certains de « leadership environnemental » [Ferreira et al. 2014], était alors lourdement contesté à l’intérieur du pays par les mouvements dénonçant l’orientation nettement productiviste des gouvernements de Dilma Roussef et leur inaction en matière de conservation. À un niveau plus international, dans le contexte encore flamboyant des années 2014-2015 où rien ne semblait arrêter la progression du Brésil sur la voie de l'émergence, ce type de discours s'inscrivait probablement dans un éventail d'actions géopolitiques visant à positionner le pays parmi les leaders mondiaux des solutions vertueuses et « innovantes » dans le nouveau paradigme de l'économie verte. Le ministre du Développement agraire, Patrus Ananias, lors de la réunion publique à Brasília évoquée précédemment, faisait ainsi du CAR « une clé pour la compétitivité, les paiements pour services écosystémiques ».
21 Cette vision extrêmement positive du rôle du CAR dans la clarification des tenures rurales, et donc de la régularisation du secteur, était encore partagée en 2019 par un des membres de l’équipe à l’origine de la conception technique de l’outil. Celui-ci minimisait les effets de légitimation de l’accaparement foncier par le cadastre en insistant, au contraire, sur les opportunités qu’il offrait pour détecter ces accaparements et les dénoncer [20].
22 Au vu des faits qui s’ensuivront, les années 2010 marquent la fin d’une période d’intense créativité et d’espoir, au Brésil, dans la vertu de l’information environnementale numérique comme nouveau pilier de la régulation agricole [Gautreau op. cit.] au point qu’actuellement, seuls les périmètres de protection territoriaux ethniques semblent offrir encore une très relative résistance à l’avancée des fronts agricoles [Soares-Filho et Rajão 2018]. L’année 2012 scelle ce basculement, avec une courbe de la déforestation qui repart à la hausse après huit ans de décroissance remarquable, alors même que l’adoption du nouveau code forestier marque la première victoire de la contre-offensive de l’agrobusiness brésilien envers une régulation de plus en plus stricte.
Le CAR comme nouvelle régulation pour l’agrobusiness (2015-2022)
23 Au-delà d’un objectif de verdissement institutionnel principalement tourné vers les marchés agricoles internationaux, le CAR s’est par la suite consolidé comme une pièce maîtresse dans le jeu de forces établi entre l'agrobusiness national vis-à-vis, d’une part, du secteur des ONG de conservation et, de l’autre, des transnationales agro-industrielles présentes dans le pays. D’une façon là encore très paradoxale, nous argumentons que l’agrobusiness aurait trouvé dans le CAR un moyen de récupérer des marges de manœuvre sur la scène nationale, utilisant le numérique pour gagner une autonomie sectorielle. Cette dernière section analyse les discours publics utilisés comme matériau empirique pour démontrer notre thèse.
24 La période qui s’ouvre vers 2016 jusqu’à aujourd’hui ne constitue donc pas une rupture nette dans l’usage que fait l’agrobusiness du CAR, mais un approfondissement de son instrumentalisation à son profit, et un changement d’usage, par l’État, des dispositifs numériques de contrôle de la déforestation et de la communication environnementale.
25 La complète mise en œuvre du CAR et des dispositifs qui en découlent est, d’un point de vue opérationnel, en suspens. De fait, l’analyse des déclarations, étape indispensable et préalable à leur validation définitive, est actuellement considérée comme le goulet d’étranglement du processus de régularisation. Le lancement du module d’analyse dynamique AnalisaCAR par le Service forestier brésilien pour automatiser le traitement des données n’est inauguré qu’en mai 2021, soit près de sept ans après le lancement opérationnel de la plateforme, et connaît un démarrage poussif. En attendant, les analyses se font au cas par cas par les équipes techniques des États fédérés et selon des modalités qu’ils définissent.
26 Malgré ces retards dans la validation des données, la publicisation de l’usage massif du CAR par les exploitants brésiliens permet, dès à présent, d’intégrer la durabilité au récit épique de la contribution de l’agrobusiness au combat contre la faim [Cabral et al. 2021] et à la croissance économique. Ce récit est porté par les tenants de la réconciliation entre hausse de la production et conservation. En la matière, c’est l’Entreprise brésilienne de recherche agronomique et agricole (Embrapa) qui a joué un rôle primordial. Principale institution publique de recherche agronomique, elle a produit des analyses et des synthèses distillées auprès des pouvoirs publics et des médias visant à démontrer, à partir de la base de données du CAR, le rôle positif que joue le secteur agricole pour la conservation.
27 Cette mission a été spécifiquement assumée par une des antennes de l’Embrapa, chargée de la gestion des données géographiques, basée à Campinas (État de São Paulo). À la demande du ministère de l’Agriculture et d’acteurs agricoles [21], ses chercheurs se sont employés à démontrer l’adoption de bonnes pratiques agricoles par l’agrobusiness et à convaincre l’opinion que les mesures agri-environnementales adoptées par le gouvernement depuis 2012 ont atteint leur but. Un chercheur en particulier, Evaristo de Miranda, se distingue par des publications allant dans ce sens : « Environnement : le salut par l’agriculture » [2017], ou encore « Number, maps and facts: Agriculture leads environmental Preservation » [de Miranda et al. 2017]. Données du CAR à l’appui, ces publications insistent sur le fait que l’agriculture est le premier opérateur privé de la conservation de l’environnement au Brésil, grâce aux zones de mise en défends prévues par le code forestier. S’adressant indirectement aux ONG, aux consommateurs et aux acquéreurs étrangers, les données publiées sont reproduites sur le site internet de l’unité et utilisent habilement des comparaisons internationales qui marquent les esprits. Elles sont agrémentées de cartes montrant, dos à dos, la surface cumulée des réserves légales et des aires de préservation permanente avec une carte d’Europe :
Les producteurs ruraux brésiliens (agriculteurs, sylviculteurs, éleveurs, extractivistes etc. cadastrés au CAR) préservent, à l’intérieur de leurs exploitations, un total de 218 millions d’hectares, soit l’équivalent de la superficie de dix pays d’Europe. [22]
29 Ces démonstrations utilisent directement les données tirées de la plateforme du CAR, bien que celles-ci soient le produit d’auto-déclarations non vérifiées, et non de statistiques publiques. Malgré une fiabilité contestable, ces données sont recueillies par les chercheurs de l’Embrapa dans le cadre d’un projet intitulé Analyse du CAR. En dépit de méthodes de compilation ou d’interprétation sujettes à caution [23] [Rajão et al. 2022], leurs résultats sont repris par les représentants de l’État et de l’agrobusiness dans les différentes sphères de négociation internationales [24]. L’équipe du projet se congratule, dans un rapport de 2019, de « l’impact » des technologies de l’information utilisées à l’Embrapa, du fait que leurs travaux ont permis de « démontrer » grâce au CAR que « l’exploitant agricole » brésilien est bien un « environnementaliste qui produit » [25]. Dans le même esprit, dès 2015, lors de l’une des présentations publiques des premières données du CAR, la ministre de l’Environnement avait explicitement estimé que ces « résultats » allaient enfin faire cesser la critique contre les « mauvais » (vilões) agriculteurs, et démontrer que le Brésil avait trouvé la voie pour rendre enfin compatibles croissance agricole et conservation. Pour elle, le CAR permettait de contredire les « fausses » accusations selon lesquelles les agriculteurs refusaient l’innovation environnementale. Elle y voyait un moyen d’opérer une réparation morale d'un groupe qu’elle estimait injustement accusé de négliger l'environnement du pays [26].
30 Cet argumentaire sera largement repris, en 2017, par le ministre de l’Agriculture du gouvernement post-impeachment, Blairo Maggi, ex-gouverneur du Mato Grosso, par ailleurs exploitant agricole surnommé « le roi du soja » :
Personne n’investit autant dans la préservation de l'environnement que l’agriculteur brésilien. Les données CAR […] ont prouvé leur rôle unique et décisif dans le maintien de la biodiversité [...]. La surface consacrée à la préservation de la végétation naturelle par les agriculteurs brésiliens est supérieure à celle de n'importe quel pays de l'Union européenne ou d’Amérique latine… [27]
32 En dépit du manque évident de fiabilité des données primaires utilisées, ces chercheurs de l’Embrapa disposent de forts soutiens. C’est ainsi que, attaqué dans un article collectif publié dans la revue Biological Conservation [Rajão et al. 2022], E. de Miranda est défendu par un message officiel de son institution, qui met en avant l’objectivité des données numériques pour légitimer ses analyses controversées :
Cela fait des décennies que cette équipe de chercheurs, analystes et techniciens produit des informations numériques et cartographiques inédites, publiques et ouvertes, à partir d’images satellite et de techniques de géomatique et de cartographie digitale […]. [Ces informations] ont aussi fait perdre tout fondement aux accusations contre l’agriculture brésilienne sur le thème environnemental […]. [Ces données] ont guidé le Congrès national dans l’élaboration du code forestier brésilien, dont le résultat a équilibré le passé, le présent et le futur dans l’interface entre production et préservation de l’environnement, éliminant les faux antagonismes. Elles ont vidé de son sens le discours qui consiste à voir un conflit entre monde rural et ressources naturelles, production et préservation. En somme, les travaux tecnico-scientifiques développés par l’Embrapa démontrent depuis des années qu’il est possible de produire, d'alimenter plus de 800 millions de personnes dans le monde et de préserver l’environnement. Tout cela sans conflits et dans l’harmonie. [28]
34 La transparence et la technologie seraient donc, en soi, gages de rigueur et de fiabilité. Elles sont mises au service d’un discours très politique sur les vertus de l’agrobusiness envers l’environnement et suffiraient à réduire tout détracteur au silence.
35 Le CAR a fourni des ressources argumentatives à l’agrobusiness national afin de desserrer des contraintes à la fois domestiques et internationales en matière environnementale. À ce titre, il aurait joué un rôle de contre-pouvoir aux firmes transnationales dans la régulation environnementale, en opposant à des initiatives présentées comme obsolètes (Moratoire du Soja ; TAC Carne Legal) la base de données nationale récemment créée. Plusieurs discours de l’actuelle ministre de l’Agriculture, Tereza Cristina, prononcés entre 2019 et 2021, ont ainsi construit cette image de l’instrument. Celui-ci, « est extrêmement important pour qu’on accède aux marchés en interne, en externe, et qu’on participe à tous ces accords dans le monde » [29] ; il permet d’avoir « les chiffres pour montrer que la production est durable, qu’elle respecte le code [forestier] et qu’elle répond aux attentes du monde » [30]. Enfin, elle insiste sur le fait qu’avoir le CAR permet au Brésil de se passer dorénavant d’instruments internationaux :
Nous avons les moyens de montrer où notre soja est produit et si on est autorisé à produire à cet endroit. Nous avons aujourd’hui le code forestier, qui est une des lois les plus rigoureuses au monde, où le producteur doit maintenir de 20 à 80 % de sa propriété en forêts natives. [...] Nous devons montrer cela. Avoir des données claires pour avoir des preuves et pour que le Brésil n'ait plus à endurer cela. [31]
37 C’est à ce titre que nous parlons d’une recherche de souveraineté « nationaliste » dans cet usage politique du CAR, dans la mesure où il permet d’alimenter une rhétorique couplant dénonciation d’une ingérence étrangère et valorisation d’un savoir-faire national présenté comme unique au monde.
38 Aujourd’hui, les grandes associations d’exploitants, dont la puissante Aprosoja, s’associent à cette interprétation, comme en témoigne un entretien sur le moratoire du soja réalisé par un journaliste avec son président, A. Galvan en 2020 [32]:
– A. Galvan : Si la loi brésilienne ne vaut rien, alors qu’elles [les transnationales européennes] prennent leurs affaires et qu’elles s’en aillent. On n’accepte pas cette excuse, de dire que c’est le marché qu’il l’exige. Ce n’est pas vrai. C’est une demi-douzaine de grands complexes commerciaux européens qui gagnent de l’argent avec ça. Vous voulez quoi ? Un bon produit, sain et à un prix accessible. Comment obtiendrons-nous cela si on restreint l’augmentation de la production ?
– Journaliste : Et qu’attendez-vous du gouvernement ?
– A. Galvan : Que le gouvernement fasse valoir sa souveraineté et envoie un message clair à ces entreprises : ici, vous êtes tenues de suivre la loi. [...] Si l’Europe annonce qu’elle ne nous achètera plus de soja, qu’elle aille en chercher ailleurs.
42 Le CAR est ainsi appelé à « libérer » les grands producteurs de la tutelle des filières et des outils de surveillance « intrusifs » et scelle une alliance entre l’État et les agriculteurs en faveur d’une gestion environnementale par et pour les acteurs ruraux les plus puissants, aux forts effets de communication à destination des marchés et des organisations environnementales.
43 Pour ce travail d’émancipation, l’agrobusiness national tire un parti direct des données numériques produites par le CAR, qui lui permettent de diffuser auprès des marchés internationaux le récit écoresponsable d’un secteur qui se veut le représentant de la nation brésilienne, sur la foi d’une information géo-référencée et donc (abusivement présentée comme) objective. De fait, cette base représente aujourd’hui un instrument fondamental de production d’informations environnementales sur le Brésil rural. Dans la mesure où les données sont produites par les agriculteurs eux-mêmes, elle constitue une reprise en main, au moins partielle, de l’information par la profession agricole. Dans le discours déjà cité de la ministre de l’Environnement en 2015, le CAR était ainsi présenté comme un instrument fournissant de meilleures données que la statistique agricole publique, plus à jour que les recensements sur la localisation des exploitations, leur nombre, ou encore sur l’extension de la végétation « native ». Cette reprise en main est corroborée par le transfert de la gestion de la base du CAR du Service forestier brésilien (relevant du ministère de l’Environnement) au ministère de l’Agriculture, à la requête de l’agrobusiness au moment de la prise de fonction de l’actuel président.
44 Sous le gouvernement Bolsonaro, cette valorisation du CAR va aller de pair avec un travail constant de sape de la crédibilité des données de déforestation fournies par l’Institut national de recherches spatiales, l’INPE (Instituto nacional de pesquisas espaciais). Les chiffres mensuels de déforestation, qui permettent de saisir d’emblée sa hausse sous le nouveau gouvernement, sont la preuve tangible des contradictions du discours de verdissement de l’agrobusiness national. Après la démission forcée du directeur de l’INPE en 2019, le gouvernement a annoncé la création d’un système d’information concurrent et plus en phase avec les thèses défendues par le président de la République. Bien que n’ayant pas osé stopper la production de données de déforestation par l’INPE, ce dernier a régulièrement réduit son budget [33], au point qu’il risque d’abandonner le suivi de certaines régions parmi les plus touchées du pays, comme le Cerrado (savanes).
Conclusion
45 En somme, la dimension politique du déploiement du cadastre environnemental rural brésilien peut être analysée à plusieurs niveaux. D’un point de géopolitique, il a sans nul doute servi à un Brésil en quête de reconnaissance internationale, tant sur le plan commercial que dans la lutte contre le changement climatique. La base de données a d’ailleurs été utilisée pour chiffrer les engagements du pays lors de l’accord de Paris, en estimant sur la foi des déclarations en ligne, que 12 millions d’hectares pouvaient être reboisés par les exploitants d’ici à 2030 et 21 millions à plus long terme [34]. Mais à l’échelle du pays, il a servi les intérêts de l’agrobusiness, conçu comme un secteur productif et comme une force parlementaire immiscée dans les rouages de l’État.
46 Par rapport à la littérature qui analyse les rapports entre régulation par le numérique et agrobusiness dans la région sud-américaine, ces résultats permettent d’identifier un nouveau type de stratégie des grands acteurs agricoles. Que ce soit au Brésil, en Argentine ou en Bolivie, des études antérieures ont montré que l’entrisme de l’agrobusiness dans les arènes où ont été conçues les plateformes numériques de régulation environnementale lui a permis de miner de l’intérieur ces dispositifs, les vidant de portée concrète tout en construisant une image de respectabilité [Gautreau et al. 2016 ; Rajão et al. 2012 ; Gautreau et Vélez 2011]. Avec le CAR, apparaît un nouveau modus operandi, consistant à adopter comme sienne et promouvoir une régulation dès lors plus perçue comme subie, dans une logique de création de marges de manœuvre vis-à-vis d’acteurs nationaux et internationaux considérés comme faisant preuve d’ingérence.
47 À la différence de la longue période d’acquisition d’une souveraineté informationnelle par le Brésil (1988-2016), fondée sur la scientificité et la rigueur des procédures techniques, l’époque actuelle se caractérise, au contraire, par la subversion de l’open data, dont l’usage partisan masque toutes les carences d’une base numérique devenue politiquement centrale. Le maintien en ligne de données expurgées des éléments susceptibles d’identifier les agriculteurs permet de jouer sur la transparence tout en préservant les infracteurs de la vindicte publique. Le CAR autorise ainsi la tenue d’un méta discours sur les vertus d’un secteur national, dont sa capacité d’innovation technologique, tout en réduisant drastiquement les capacités de contrôle des chiffres en appui. Dix ans après sa mise en ligne, le cadastre environnemental rural n'est toujours composé, pour l’essentiel, que de données purement déclaratives, n’ayant encore pas fait l’objet de vérifications administratives systématiques. Cependant, sa productivité politique s’avère, d’ores et déjà, gigantesque.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Brésil, cadastre, agrobusiness, régulation, numérique, environnement, open data, politique
Mise en ligne 10/10/2022
https://doi.org/10.4000/etudesrurales.29568Notes
-
[1]
Parmi ces ONG, on compte Greenpeace, Instituto de Pesquisa Ambiental da Amazônia (IPAM), WWF, The Nature Conservancy.
-
[2]
ADM, Cargill, Amaggi, Bunge, Louis Dreyfus Company, Cofco font notamment partie de ces négociants.
-
[3]
Voir Protocolo de monitoramento de fornecedores de gado da Amazônia, 2020, Ministère public fédéral du Brésil (<http://www.mpf.mp.br/atuacao-tematica/ccr4/dados-da-atuacao/grupos-de-trabalho/amazonia-legal/Protocolodemonitoramentodegadov.12.05.2020.pdf/at_download/file>).
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[4]
Pour une description fine de la genèse de l’actuel code forestier, voir M. Daugeard [2021].
-
[5]
Voir, entre autres initiatives, le site de l’Observatoire du code forestier, qui publie des analyses sur le déploiement de CAR, en dénonce certaines conséquences, et maintient une veille sur l’implémentation difficile et controversée de l’instrument (<https://observatorioflorestal.org.br/>).
-
[6]
Voir M. Daugeard et F.-M. Le Tourneau, « Le Brésil, de la déforestation à la reforestation ? », Géoconfluences. Les relations nature-sociétés face au changement global, 2018 (<http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/bresil-deforestation-reforestation>).
-
[7]
Voir le site du Service forestier du ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de l’Approvisionnent (<https://www.car.gov.br/publico/imoveis/index>).
-
[8]
Voir J. Chiavari, et al., Onde estamos na implementação do código florestal: Radiografia do CAR e do PRA nos Estados brasileiros, 2021, Climate Policy Initiative, Rio de Janeiro.
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[9]
Idem.
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[10]
Voir « Cercas digitais : o cerco financeiro das terras agrícolas na América do Sul », 2020, Grain (<https://grain.org/pt/article/6531-cercas-digitais-cercamento-financeiro-das-terras-agricolas-na-america-do-sul>).
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[11]
Voir A. Oviedo, et al., Conexões entre o CAR, desmatamento e o roubo de terras em áreas protegidas e florestas públicas,Nota técnica, 2021, Instituto Socioambiental (ISA).
-
[12]
Voir L. de Alcantara Machado, « O cadastro ambiental rural e as cotas de reserva ambiental no novo código florestal : Uma análise de aspectos legais essenciais para a sua implementação », in, A. P. Moreira da Silva, et al. (dir.), Mudanças no código florestal brasileiro, 2016, Instituto de pesquisa econômica aplicada/PNUD/ International policy center for inclusive growth, Rio de Janeiro, p. 45-77 (<http://www.ipea.gov.br/portal/images/stories/PDFs/livros/livros/160812_livro_mudancas_codigo_florestal_brasileiro.pdf>)..
-
[13]
Voir l’interview de Kátia Abreu sur le site de Carta de Belém, daté du 11 octobre (<https://www.cartadebelem.org.br/vitoria-de-marina-silva-seria-desastrosa-diz-katia-abreu/>), traduction des auteurs de l’article comme pour les citations suivantes.
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[14]
Voir le communiqué de presse, daté du 23 juin 2016, du ministère de l’Agriculture (<https://ruralpecuaria.com.br/noticia/ministra-katia-abreu-assina-decreto-que-regulamenta-o-cadastro-ambiental-rural-no-rio-grande-do-sul.html>).
-
[15]
Voir l’article « Governo federal discute com Estados o Cadastro Ambiental Rural » daté du 5 février 2015, Globo Rural (<https://revistagloborural.globo.com/Noticias/noticia/2015/02/governo-federal-discute-com-estados-o-cadastro-ambiental-rural.html>.)
-
[16]
Voir l’interview de Paulo Guilherme Cabral du 14 avril 2015, publié en ligne sur Canal rural (<https://www.canalrural.com.br/sites-e-especiais/car-passaporte-para-seguranca-juridica-eficiencia-produtiva-diz-secretario-55940/>).
-
[17]
Bilan public du CAR devant la presse, 4 mai 2015, ministère de l'Environnement, Brasília.
-
[18]
Le court pamphlet d’un sociologue travaillant pour l’équivalent brésilien de l'Inra (Embrapa), résume la violence des positions des pro-agrobusiness à l’encontre de ses critiques, notamment du mouvement agroécologique [Navarro 2017]. Moins polémique, un article publié en 2013 [Buainain et al.] adoptait cependant une position similaire consistant à ne pas nier que la grande agriculture entrepreneuriale soit sur la voie de la soutenabilité.
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[19]
En 2012, selon le World Database on Protected Areas, les aires protégées du Brésil représentaient 12 % des surfaces protégées de la planète.
-
[20]
Entretien avec Bernardo Trovão, membre de l’équipe initiale du CAR, 16 juillet 2019, Brasília.
-
[21]
Voir J. D. Rocha et L. R. Nogueira Junior, Relatório de avaliação dos impactos das tecnologias geradas pela Embrapa, 2019 (<https://bs.sede.embrapa.br/2019/relatorios/territorial_car.pdf>).
-
[22]
Voir l’article sur le site de l’Embrapa, « Síntese Ocupação e Uso das Terras no Brasil », (<https://www.embrapa.br/car/sintese>).
-
[23]
La surface des APP avancée par ces chercheurs sur la base du CAR serait, à titre d’exemple, surestimée de plus de 300 %. Voir aussi G. Sparovek, et al., Os bastidores da liderança da agricultura na preservação do Brasil,2017, WWF (<https://www.wwf.org.br/?58623/Artigo-Os-bastidores-da-liderana-da-agricultura-na-preservao-do-Brasil>).
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[24]
Voir la transcription du discours promulgué à la Banque mondiale le 18 novembre 2019 (<https://www.gov.br/agricultura/pt-br/assuntos/noticias/no-banco-mundial-ministra-apresenta-resultados-do-abc-cerrado/DiscursoBM16111.pdf>).
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[25]
Voir J. D. Rocha et L. R. Nogueira Junior, Relatório de avaliação dos impactos das tecnologias geradas pela Embrapa…, p. 4.
-
[26]
Bilan public du CAR devant la presse, 4 mai 2015, ministère de l'Environnement, Brasília.
-
[27]
Voir son billet intitulé « Agricultura garante a preservacão ambiental », Estadão, 21 octobre 2017.
-
[28]
Voir l’article de Ericson Cunha, « Embrapa se posiciona diante de artigo-denúncia sobre atuação de pesquisadores da Embrapa Territorial », publié le 1er février 2022 (<https://www.noticiasagricolas.com.br/noticias/meio-ambiente/308377-embrapa-se-posiciona-diante-de-artigo-denuncia-sobre-atuacao-de-pesquisadores-da-embrapa-territorial.html#.YjNuxOrS80M>).
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[29]
24 mai 2019, « La ministre dit que le code forestier est essentiel pour accéder aux marchés » (<http://agroinforme.com.br>).
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[30]
Déclaration le 5 juin 2021 de la ministre de l’Agriculture sur le Portail de l’Agronégoce, site d’information pro-agrobusiness (<https://www.portaldoagronegocio.com.br>).
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[31]
Déclaration, le 13 novembre 2019, à l’émission dédiée à l’agronégoce du journal télévisé et en ligne Globo Rural (<https://revistagloborural.globo.com>).
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[32]
30 décembre 2019 (<https://revistagloborural.globo.com>).
-
[33]
Le budget de l’INPE est de 77 millions de reais, en 2021, contre 143 millions en 2018, avant l’arrivée au pouvoir de l’actuel président.
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[34]
D’après l’INDC (intended nationally determined contribution) de l’État brésilien en 2015, cité par M. Daugeard et F.-M. Le Tourneau, « Le Brésil, de la déforestation à la reforestation ? … ».