Couverture de ETRU_206

Article de revue

Les mondes apicoles entre agriculture et environnement

Pages 8 à 26

Notes

  • [1]
    Voir V. Tardieu, L’étrange silence des abeilles. Enquête sur un déclin inquiétant, Paris, Belin (« Alpha »), 2015.
  • [2]
    Parmi les publications récentes en langue française, l’ouvrage coordonné par D. Dussy et E. Faugère [2019], dont un compte rendu figure dans ce numéro.
  • [3]
    Voir Synthèses filière apiculture, juin 2019, France Agrimer (<https://www.franceagrimer.fr/content/download/61229/document/SYN-MIEL%202019%20-%20Observatoire%20miel%20et%20GR%202018%20.pdf>).
  • [4]
    Voir S. G. Potts et al., Rapport d’évaluation sur les pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire. Résumé à l’intention des décideurs, 2016, Intergovernmental science-Policy platform on biodiversity and ecosystem services, Bonn (<https:/www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/rapport_evaluation_pollinisateurs-IPBES.pdf>).
  • [5]
    Celle-ci renvoie à des « états d’anormalité » et fait référence aux notions de dépérissement, d’affaiblissement, de dépeuplement et d’effondrement des colonies. Les causes de ce déclin sont multiples : utilisation des pesticides, développement des maladies et des pathogènes, diminution de la variété des ressources florales, changement climatique… Voir le rapport Mortalités, affaiblissements et effondrements des colonies d’abeilles, avril 2009, Agence française de sécurité sanitaire des aliments, 2009, Maisons-Alfort (<https://www.anses.fr/fr/system/files/SANT-Ra-MortaliteAbeillesEN.pdf>), p. 28-29.
  • [6]
    Voir P. Roubaux, 1992, « Abeille & apiculture hier… », Bulletin technique apicole, 1992, no17 (1), p. 8.
  • [7]
    Voir L. Corn, L’apiculture familiale. Ruches productives, Paris, Flammarion, 1941, p. 13.
  • [8]
    Voir C. Mousinho, L’élevage des abeilles dans le Gâtinais au xixe siècle, tome 1, mémoire de diplôme d’études approfondies d’archéologie médiévale, Paris, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2003.
  • [9]
    Voir P. Roubaux, 1992, « Abeille & apiculture hier… »…, p. 6-16.
  • [10]
    À travers notamment le développement de la ruche à cadres mobiles qui constitue une forme de rationalisation de l’activité.
  • [11]
    Ces explications mériteraient d’être confrontées à des témoignages émanant des paysans eux-mêmes, les écrits apicoles étant essentiellement le fait des érudits.
  • [12]
    Voir L. Corn, L’apiculture familiale. Ruches productives
  • [13]
    Voir F. Jéanne, « Le développement en apiculture », Bulletin technique apicole, 1997, n°24 (4), p. 165.
  • [14]
    Cette volonté d’instituer l’unité paysanne n’est pas sans rappeler la Corporation paysanne instaurée sous le régime de Vichy [Alphandéry et al. op. cit].
  • [15]
    Ce clivage ne doit pas masquer des divergences internes notamment au sein du SNA, qui rassemble une grande diversité d’apiculteurs amateurs.
  • [16]
    Voir L’Abeille de France, décembre 1944, p. 2.
  • [17]
    Voir L’Abeille de France, mars-avril 1945, p. 2-3.
  • [18]
    Le SNA quitte l’Unaf en 1948.
  • [19]
    Voir M. Saddier, Pour une filière apicole durable. Les abeilles et les pollinisateurs, rapport parlementaire au Premier ministre, octobre 2008 (<https://www.vie-publique.fr/rapport/30127-pour-une-filiere-apicole-durable-les-abeilles-et-les-pollinisateurs-sa>).
  • [20]
    Voir M. Aureille, Faire parler l’abeille, mémoire de master en sociologie politique, Toulouse, Institut d’études politiques de Toulouse, 2014.
  • [21]
    Voir P. Fert, Évolution de la représentation des intérêts apicoles français, mémoire de master, Bordeaux, Sciences-Po Bordeaux, 2015.
  • [22]
    Voir C. Mousinho, L’élevage des abeilles dans le Gâtinais au xixe siècle, t. 1…, p. 25.
  • [23]
    L’apiculture a été durablement associée au monde végétal et domestique des jardins, des vergers et de la basse-cour, avant d’être intégrée aux institutions agricoles sous la rubrique « autres petites productions », au côté du tabac, de la truffe et des escargots.
  • [24]
    Voir H. Clément, « L’apiculture française et ses aspects économiques », séance du 16 février 2005, Académie d’agriculture de France, Paris (<https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/abeilles-pollinisation-et-pesticides>).
  • [25]
    Ecosystems and Human Well-being : Biodiversity Synthesis, 2005, Millennium Ecosystem Assessment, World Resources Institute, Washington D.C. (<https://www.millenniumassessment.org/documents/document.354.aspx.pdf>).
  • [26]
    Les cultures d’amandiers, pommiers, myrtilles, courges et autres légumes recourent aux services de pollinisation.
  • [27]
    À l’exception de la filière semence oléagineuse (colza, tournesol) à l’origine de la création, en 2012, d’une plateforme baptisée Beewapi, destinée à faciliter la mise en relation des apiculteurs et des agriculteurs multiplicateurs de semences.
  • [28]
    Voir A. Police, Construire la valeur des services de pollinisation, mémoire de master, Rennes, Science Po Rennes, 2019.
  • [29]
    Voir A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, p. 3484.
  • [30]
    Voir le Plan de développement durable de l’apiculture, 2013, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Paris (<https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/pddapiculture_vf.pdf>).
  • [31]
    Propos recueillis le 23 février 2016 lors d’une matinée dédiée à l’apiculture à l’Assemblée nationale.
  • [32]
    Voir 12 clés pour comprendre l’agro-écologie, 2016, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt (<https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/ae-12cles-v4_150.pdf>).
English version

1À qui les a connues, à qui les a aimées, un été sans abeilles semble aussi malheureux et aussi imparfait que s’il était sans fleurs et sans oiseaux. [Maeterlinck 1977 : 47]

2Lorsqu’il écrit ces lignes en 1901, Maurice Maeterlinck, auteur d’un ouvrage remarqué sur l’apiculture, est loin de soupçonner combien ses propos anticipent la réalité mondiale qui est la nôtre un siècle plus tard. Après l’alerte lancée en 1962 par Rachel Carson qui s’inquiète d’un printemps « où nul oiseau ne chante » [2005 : 115], c’est « l’étrange silence des abeilles » qui se fait désormais entendre [1]. Les abeilles domestiques et sauvages ont cessé de bourdonner parce qu’elles disparaissent de façon massive et inquiétante, et rarement un silence a suscité un tel déferlement médiatique.

Apiculteurs effectuant le suivi des colonies d’abeilles en forêt de Rambouillet.

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Apiculteurs effectuant le suivi des colonies d’abeilles en forêt de Rambouillet.

Photo : Charlotte Chiarelli

3Devenu un problème public mondial, le déclin des abeilles a ravivé l’intérêt pour l’apiculture et a suscité une multiplication de travaux dans le champ des sciences du vivant, dans celui des sciences humaines et sociales qui avaient jusqu’alors peu investi cet objet [2], sans oublier les nombreux ouvrages et manuels réalisés à l’initiative de praticiens divers. Cette mise en visibilité de l’apiculture vient rompre le silence autour d’une activité économiquement marginale qui, en France, réunit tout au plus quelques dizaines de milliers d’apiculteurs aux statuts très hétérogènes. Si l’on adopte les catégories produites par le ministère de l’Agriculture, sur une population totale estimée, en 2018, à 57 000 apiculteurs, les amateurs (moins de 50 ruches) prédominent largement avec 92 % des effectifs. Les semi-professionnels (entre 50 et 149 ruches) et les professionnels (plus de 150 ruches) représentent à peine 8 % de l’ensemble et assurent, à eux seuls, 77 % de la production de miel [3]. L’intérêt porté à l’abeille et à l’apiculture a de quoi étonner par son ampleur et par le renversement de situation qu’il opère. Comment et pourquoi cet insecte qui suscitait peu d’attention au cours des dernières décennies est-il devenu une espèce à ce point emblématique que sa préservation semble désormais concerner tout un chacun ?

4L’engouement pour l’apiculture ne peut se comprendre et s’analyser indépendamment des menaces que le déclin des abeilles et des insectes pollinisateurs – au sens large – fait peser sur le devenir de l’humanité à l’ère de l’anthropocène [Bonneuil et Fressoz 2013]. Le sort des abeilles domestiques et sauvages est désormais un enjeu écologique majeur étant donné leur rôle essentiel dans la pollinisation des plantes à fleurs, le fonctionnement des écosystèmes et l’alimentation humaine [4]. L’abeille apparaît dès lors comme un objet frontière [Star et Griesemer 1989], à la jonction de plusieurs mondes, d’autant plus puissant qu’il s’accompagne de la production d’un discours rhétorique chargé de sensibilité et d’émotion à même de mobiliser et de fédérer un large éventail d’acteurs. De fait, la mortalité massive [5] des abeilles a fait entrer l’apiculture de plain-pied dans les questions environnementales en agissant comme un révélateur des changements profonds liés à la modernisation agricole, des transformations de l’espace rural et de la remise en cause de notre rapport au vivant. Dans ce contexte, l’abeille est consacrée « sentinelle de la biodiversité » et l’apiculture occupe une position charnière, à la croisée d’enjeux environnementaux et agricoles.

5En réunissant des travaux conduits en France, mais également au Maroc et en Chine, le présent dossier intitulé Apicultures : des mondes en recomposition vise, d’une part, à éclairer et à analyser les relations étroites, anciennes, complexes et conflictuelles entre agriculture et apiculture et, d’autre part, à montrer en quoi la montée en puissance des questions environnementales entraîne une recomposition de l’activité apicole et une reformulation des enjeux autour de l’abeille. Ces mutations sont, bien sûr, à replacer dans le temps long. C’est précisément l’objet de cette introduction : fournir un éclairage historique et des repères chronologiques permettant de mieux comprendre la place singulière de l’apiculture, évoluant au fil du temps entre agriculture et environnement. Pour en rendre compte, nous analysons d’abord le processus historique de dissociation entre ces deux activités « sœurs » [Decourtye 2018] – l’apiculture et l’agriculture – sous l’effet du « progrès agricole » qui met fin à l’existence de l’« apiculture paysanne » et entérine la rupture entre deux mondes dont les rapports oscillent entre complémentarité et antagonisme. Puis, nous revenons sur le basculement des années 1990 qui ouvrent une période caractérisée par deux phénomènes majeurs. Le premier renvoie à l’effondrement des colonies d’abeilles dans les élevages apicoles ; le second à l’émergence des préoccupations environnementales à l’échelle internationale autour du déclin des abeilles sauvages et à l’irruption dans l’espace public des enjeux de pollinisation. Enfin, nous examinons les conséquences de ce double processus sur l’exercice de l’activité apicole en montrant qu’elle oscille entre deux tendances : celle de « l’agricolisation » associée à une professionnalisation et celle du développement d’une apiculture au plus près de la nature. L’apiculture apparaît alors plus diversifiée que jamais dans ses formes, ses objectifs, ses pratiques et ses publics.

Apiculture et agriculture : histoire d’une rupture

6L’apiculture que l’on connaît aujourd’hui en France est le produit d’une rupture avec l’activité agricole à laquelle elle a longtemps été associée. Cette dissociation va de pair avec le processus de modernisation agricole qui a suscité des transformations radicales dans l’agriculture et au sein de l’espace rural. La multiplication des conflits entre agriculture et apiculture qui en a résulté, le statut de l’abeille, le fonctionnement institutionnel de cette activité et les modes de production de connaissances ont donné lieu à un développement singulier de ce secteur.

Fin de l’apiculture paysanne et transformations agraires en France

7Dans la France du milieu du xixe siècle, « il n'existait guère de fermes ou d'exploitations agricoles, au sens le plus large du terme, sans la présence d'un rucher plus ou moins important, pouvant atteindre et même dépasser dans certains cas plus de 50 colonies » [6]. Ce qui fait dire à Louis Corn que « l’élevage des abeilles appartenait à la terre » [7]. Cette « apiculture paysanne » s’inscrit dans le cadre du système de polyculture élevage qui prévaut à l’époque et présente des facettes très diversifiées suivant les régions en jouant de manière complémentaire sur des logiques d’autosubsistance et de commercialisation des produits [Duby et Wallon 1977]. La présence des abeilles fournit du miel (matière sucrée) et de la cire (pour l’éclairage) tout en pollinisant les cultures et les vergers. L’activité apicole s’apparente alors le plus souvent à une cueillette consistant à surveiller les essaims et à les enrucher, autrement dit à se les approprier. Ce sont fréquemment des marchands qui procèdent à la récolte du miel et de la cire. Cependant, une fraction des apiculteurs, minoritaire, détient un cheptel conséquent pouvant atteindre plusieurs centaines de ruches. C’est le cas notamment dans le Gâtinais où l’élevage des abeilles s’appuie au xixe siècle sur la culture du sainfoin et de la luzerne [8] – plantes destinées à l’alimentation du bétail procurant d’importantes miellées – et sur l’existence d’un marché du miel lié à la proximité de Paris. D’autres régions sont également très réputées, comme dans le sud de la France avec le miel dit « de Narbonne » issu d’une grande variété de plantes sauvages ou cultivées [Dufour 1904].

8Le déclin de l’apiculture paysanne s’amorce dès la seconde moitié du xixe siècle, sous les effets conjoints de l’industrialisation qui provoque un exode rural sans précédent et de l’abandon progressif du miel et de la cire comme produits de première nécessité. Il s’amplifie au cours de la première moitié du xxe siècle, pour aboutir à sa quasi-disparition dans les années 1950 [9]. Pour autant, l’apiculture continue d’être pratiquée par une part importante de la population rurale (ouvriers, artisans, commerçants…), dans une logique d’économie domestique ou de complément de revenu, mais aussi par des catégories sociales aisées à des fins de loisirs. En marge de l’apiculture paysanne dominante, s’est en effet constituée depuis le milieu du xixe siècle une apiculture d’amateurs, portée par des urbains lettrés et tournée vers l’amélioration des techniques apicoles [10]. Cette « apiculture moderne » exercée moins par nécessité que par plaisir est diffusée dans les campagnes à partir de la fin du xixe siècle par le biais des instituteurs et des curés mais aussi à travers la mise en place de sociétés savantes et de syndicats apicoles qui connaissent alors un développement important. Ces nouvelles techniques rencontrent un écho limité auprès des paysans [11] car elles sont non seulement complexes mais également coûteuses en argent et en temps [12]. Aux yeux de nombreux observateurs, l’apiculture paysanne est disqualifiée pour son archaïsme et son incapacité à évoluer, contrairement à celle pratiquée par les amateurs et les « gens de métiers » ayant opté pour l’« apiculture moderne ».

9L’accélération du déclin de l’apiculture paysanne dans la période qui suit la Libération est à mettre en rapport avec le projet de modernisation de l’agriculture française qui vise à transformer les paysans en agriculteurs aptes au calcul et tournés vers l’efficacité productive [Alphandery et al. 1989]. Cette transformation radicale de l’agriculture sous les effets de la mécanisation et de la spécialisation des exploitations marque la fin programmée des paysans et de la polyculture élevage.

10

Ainsi, sur tous les plans, éclate la structure complexe et raffinée de l’exploitation familiale de polyproduction, qui ne pourra plus longtemps résister à la division du travail qui s’impose dans tous les secteurs de la production. [Mendras 1967 : 273]

11L’apiculture n’a plus sa place dans cette rationalisation technico-économique de l’agriculture qui aboutit, de fait, à la dissociation des deux activités. Il s’ensuit qu’à la fin des années 1950 :

12

[…] l’élevage des abeilles à la ferme a pratiquement disparu. Ceux qui pratiquent l’apiculture l’exercent en tant qu’activité agricole spécialisée ou, si cette activité est secondaire, le recrutement se fait dans les milieux sociaux ou professionnels les plus divers mais rarement agricoles. [13]

13Ce constat doit cependant être nuancé au regard de la diversité des systèmes de production régionaux. En effet, dans certaines zones, le maintien de la polyculture élevage a contribué à la persistance de ce type d’apiculture bien après les années 1960.

Des mondes en tension

14La période qui suit la Seconde Guerre mondiale constitue un moment clé dans l’histoire des rapports entre agriculture et apiculture. Elle se caractérise par la réalisation d’un vaste programme de modernisation de l’agriculture destiné à accroître les capacités productives de la France confrontée à la pénurie alimentaire. Ce projet politique fondé sur une représentation unitaire de la paysannerie s’appuie sur la constitution d’un syndicat agricole unique, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), lui-même inscrit dans le cadre de la Confédération générale de l’agriculture (CGA) qui englobe toutes les branches de l’agriculture [14]. Les apiculteurs sont invités à créer leur propre structure unifiée et à rejoindre la CGA, donnant lieu à d’importants débats mettant en lumière l’hétérogénéité de ce monde et ses divergences internes d’une part, et les tensions qui l’opposent à l’agriculture d’autre part.

15La guerre à peine achevée, l’apiculture s’interroge sur son devenir. Le monde apicole apparaît éclaté en une multiplicité de structures associatives et syndicales, implantées aux échelles locale, régionale et nationale. Deux visions de l’avenir s’y dessinent : d’un côté, une poignée d’« apiculteurs de métiers » incarnés par le Syndicat des producteurs de miel français (SPMF), fondé en 1931 et, de l’autre, une majorité d’amateurs représentés par le Syndicat national de l’apiculture (SNA), créé en 1920 [15]. Les premiers, attirés par le modèle industriel qui prévaut aux États-Unis et au Canada, tentent de promouvoir avec le soutien des pouvoirs publics une apiculture professionnelle « performante », capable de résister à la concurrence étrangère. Quant aux seconds, ils se montrent hostiles à toute forme de cloisonnement entre professionnels et amateurs et revendiquent « une défense puissante et indépendante » [16] de l’agriculture. Ces clivages internes révèlent plus fondamentalement des divergences entre la fraction des apiculteurs favorables à un rapprochement avec la profession agricole et les autres peu enclins à une telle alliance. Les responsables du SNA, encore marqués par le dirigisme de la Corporation paysanne, craignent en effet d’être placés sous le contrôle et l’autorité des instances agricoles. « Le rattachement de notre organisation apicole à une organisation agricole au point de vue économique lierait les intérêts apicoles aux intérêts généraux des agriculteurs qui sont opposés à divers points de vue » [17], écrit Hervé Dromart, secrétaire du SNA, au début de l’année 1945, faisant valoir les conséquences néfastes du développement des grandes cultures sur la production de miel et sur la mortalité des abeilles.

16En dépit de ces divergences, l’unité syndicale voit le jour en 1946, avec la création de l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf), soit l’équivalent de ce que représente au même moment la FNSEA pour l’agriculture. Ce front unifié est de courte durée [18]. L’année 1947 ouvre une ère de conflits entre agriculteurs et apiculteurs à propos des pesticides dont l’usage s’intensifie en même temps que disparaissent les paysages favorables aux abeilles [Burel et Baudry 1999]. En effet, l’accroissement de la productivité agricole, devenue priorité nationale, repose sur la combinaison de deux dynamiques. D’un côté, la spécialisation, l’amélioration des performances des plantes et des animaux, ainsi que l’utilisation d’engrais de synthèse et de produits phytosanitaires s’imposent comme normes techniques et sociales à la suite des travaux menés à l’Inra, depuis sa création en 1946. De l’autre côté, la mécanisation du travail, le développement de l’agroéquipement et l’augmentation de la taille des exploitations agricoles qui s’ensuivent entraînent une transformation radicale de l’espace agraire se traduisant par la disparition massive des habitats favorables aux abeilles (arasement des haies et des talus, remembrement) [Cornu et al. 2018].

17Au fil des années, il apparaît de plus en plus clairement que l’apiculture, composée majoritairement d’amateurs, ne peut aller contre le projet politique modernisateur de l’agriculture visant à l’autonomie alimentaire et à l’efficacité technico-économique. « Rien ne doit freiner le progrès agricole », souligne Léna Humbert [à paraître] qui analyse la prise en charge de la protection des abeilles par les pouvoirs publics, entre 1945 et 1960, comme un moyen de circonscrire l’opposition à l’utilisation massive des produits phytosanitaires. Les intoxications des abeilles apparaissent, en effet, aux « modernisateurs » comme « les dégâts inévitables du développement agricole » [idem]. Confrontée à des tensions internes et avec le monde agricole au sein duquel elle occupe une position marginale, l’apiculture adopte un mode d’organisation spécifique.

Le développement singulier du monde apicole

18La singularité de la place occupée par l’apiculture ne tient pas seulement à ses rapports ambigus avec le monde agricole. D’autres facteurs interviennent : le statut particulier de l’abeille, le faible intérêt des agronomes pour cet insecte et enfin l’hétérogénéité sociale des apiculteurs.

19L’abeille se distingue nettement des autres animaux à vocation agricole. C’est tout d’abord un insecte volant doté d’un « statut incertain » oscillant entre sauvage et domestique [Marchenay 1993] et entre végétal et animal [Tétart 2001]. Ces spécificités posent la question de la domestication de l’abeille et de la conduite d’un « cheptel » apicole (c’est-à-dire l’ensemble des colonies d’un apiculteur), qui se différencie notoirement des pratiques d’élevage ovin ou bovin. La singularité de l’apiculture tient également aux liens étroits entre l’abeille et son environnement : plus que tout autre animal d’élevage, l’abeille dépend fortement des facteurs naturels, notamment climatiques, qui conditionnent la présence des ressources mellifères. Or l’apiculteur ne peut se soustraire aux aléas naturels ou confiner les abeilles pour accroître leur capacité de production, un des principes sur lequel s’est appuyée la modernisation agricole. La nature même de l’abeille en fait donc un animal à part dans le monde agricole.

20De la même manière, les connaissances apicoles ont été produites essentiellement par des naturalistes. Ce sont principalement des entomologistes, botanistes et autres savants qui se passionnent pour l’abeille, puis pour l’apiculture au xviie et, ce jusqu’au milieu du xviiie siècle – les agronomes s’en désintéressent voire la dédaignent. Même O. de Serres, présenté comme le père de l’agronomie moderne, et qui accorde pourtant une part importante à l’abeille, semble ignorer certaines pratiques d’élevage décrites dès le ive siècle [Tavoillot et Tavoillot 2017]. Au xixe siècle, alors que les pays voisins rivalisent d’émulation pour la « culture des abeilles », les autorités françaises s’en soucient peu : ce sont les sociétés savantes qui se préoccupent de promouvoir les techniques apicoles modernes. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les pouvoirs publics manifestent un intérêt pour l’apiculture, notamment à travers la création de la station Inra de Bures-sur-Yvette (Essonne). Une petite communauté de spécialistes s’y emploie à moderniser et à professionnaliser le secteur grâce au soutien de l’État qui reste toutefois modeste. Les priorités de la recherche agronomique sont alors tournées vers l’amélioration de la productivité animale et végétale. « Pour beaucoup de responsables de l’Inra, la station de Bures était un corps étranger, inclassable, autrement dit marginal », écrit Jean Louveaux [1996 : 81], qui fut l’un des principaux responsables de cette station de recherche. Celle-ci disparaît au cours des années 1980, avec le départ à la retraite des chercheurs recrutés au sortir de la guerre. Dans le courant des années 2000, la mortalité des abeilles attire l’attention du ministère de l’Agriculture [19], qui crée notamment en 2009, l’Institut technique et scientifique de l’apiculture et de la pollinisation (Itsap). Une interprofession apicole – modèle d’organisation qui prévaut en agriculture – voit par ailleurs le jour à l’hiver 2018, après plusieurs échecs successifs.

21S’écartant des voies empruntées par le développement agricole, l’apiculture s’est donc structurée autour de sociétés savantes et de syndicats, portés notamment par des amateurs qui constituent, comme dans la plupart des pays européens, le gros des troupes. Aux structures nationales, s’ajoutent de nombreuses associations et institutions territorialisées donnant lieu à une organisation horizontale contrastant avec le modèle de la filière agricole, verticale et centralisée [20]. L’éclatement de la représentation apicole – le nombre de syndicats est passé de trois à sept en une quinzaine d’années – ne tient pas seulement aux polémiques autour des pesticides. Il renvoie également aux profondes divisions du monde apicole [21] et à sa grande hétérogénéité. De l’amateur passionné, détenteur de quelques ruches exerçant à des fins de loisirs, au professionnel vivant de son métier, en passant par le semi-professionnel qui en tire un complément de revenus, l’apiculture se prête mal à toute forme de quantification et de catégorisation. Elle a d’ailleurs longtemps été négligée par la statistique agricole en raison du statut ambigu de l’abeille [22] et de la place de cette activité dans les nomenclatures agricoles [23]. La production statistique qui a accompagné le développement de la politique agricole [Rémy 1987] s’avère de ce fait malaisée dans le cas de l’apiculture. L’activité occupe également une place singulière dans l’espace rural, comme le montre l'article de Lucie Dupré dédié au choix de l’emplacement des ruchers en apiculture professionnelle. L’auteure montre comment les apiculteurs « prennent place » au sein du territoire social et géographique, dans un entrelacs de relations ambiguës, combinant antagonisme et complémentarité avec les autres acteurs.

Le déclin des pollinisateurs, un problème public mondial

22À partir des années 1990, la mortalité importante des abeilles domestiques inquiète les apiculteurs en Europe et dans le monde. Dans le même temps, la communauté conservationniste met en lumière l’importance des abeilles et des pollinisateurs sauvages pour les écosystèmes et l’agriculture, contribuant à valoriser économiquement et socialement la pollinisation. L’apiculture française n’apparaît donc plus seulement comme une activité pourvoyeuse de miel et de produits de la ruche. Elle se voit aussi reconnue une fonction de services qui prend des formes spécifiques dans l’Hexagone.

Déclin des abeilles et crise de la pollinisation

23À la fin de la décennie 1990, les apiculteurs professionnels français sont confrontés à des intoxications massives d’abeilles, sur lesquelles Marie Aureille revient dans sa contribution. Elle analyse comment ces mortalités anormales, attribuées dans un premier temps à l’emploi de nouveaux pesticides baptisés néonicotinoïdes, ont conduit les apiculteurs à produire des savoirs « inconfortables » destinés à interpeller les pouvoirs publics. Ces derniers répondent de deux manières : en mettant l’accent sur la multi-factorialité des causes, autrement dit en fractionnant les responsabilités et en s’engageant dans l’encadrement de l’activité jusqu’ici très autonome.

24À ces intoxications ponctuelles d’abeilles s’ajoutent, ensuite, le dépérissement des colonies en sortie d’hiver, puis le phénomène de non-retour à la ruche dont la combinaison entraîne une diminution de la production de miel en France – qui occupe, en 1995, le premier rang européen [24]. L’hiver 2006-2007 constitue un « grand tournant » car le phénomène prend une ampleur sans précédent « dans les ruchers comme dans les médias » [Albouy et Le Conte 2014 : 46]. Aux États-Unis, des pertes brutales et massives d’abeilles sont observées – qualifiées de CCD (colony collapse disorder)ou syndrome d’effondrement des colonies. Et dans le monde entier, les témoignages d’apiculteurs se multiplient faisant état d’une mortalité anormale et préoccupante des abeilles.

25Dans le même temps, une autre dynamique se met en place à l’échelle mondiale, dans un contexte de crise environnementale qui questionne les dommages causés par les activités humaines sur la planète [Larrère et Larrère 1997]. Ce n’est plus seulement la disparition de l’abeille domestique mais bien celle de tous les pollinisateurs qui inquiète les milieux conservationnistes. Plusieurs approches convergent progressivement vers l’idée que la nature fournit aux êtres humains un ensemble de biens et de services indispensables au fonctionnement des écosystèmes dont ils dépendent pour vivre [Maris 2014]. Parmi ces services, la pollinisation apparaît essentielle non seulement du point de vue de la préservation de la biodiversité mais aussi de celui de l’alimentation humaine. Une part significative des cultures destinées à la production alimentaire dépend, en effet, des pollinisateurs. Des organisations internationales s’emparent de la question : la FAO (Food and agriculture organization), chargée de la sécurité alimentaire dans le monde, relaie l’alerte dès 1996 et coordonne une série d’initiatives soutenant la « conservation et l’utilisation durable des pollinisateurs ». L’Onu commandite, de son côté, une expertise internationale sur l’état de santé des écosystèmes : le Millenium Ecosystem Assesment [25]. Ce rapport impose à l’échelle planétaire l’idée que la pollinisation peut être vue comme un service écosystémique « d’approvisionnement et de soutien » (sécurité alimentaire et diversité biologique), contribuant au « bien-être humain ».

26La notion de « service écosystémique » défini comme « les bénéfices que les êtres humains tirent du fonctionnement des écosystèmes » fait l’objet de critiques car elle revient à étendre la sphère marchande au monde du vivant et à instituer une conception utilitariste et anthropocentrée de la nature [Maris op. cit. ; Boisvert 2015]. Une telle approche est justifiée par les sciences de la conservation et les membres du courant de l’économie écologique comme un moyen de sensibiliser l’opinion et les décideurs à la gravité de la situation et à la nécessité d’agir. Elle donne lieu à de multiples travaux destinés à produire une évaluation monétaire des services de pollinisation afin d’attester de leur importance économique et du danger que représente l’extinction des abeilles. Danger qu’en 2016, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémique (IPBES) confirme et actualise en évoquant « l’extinction des populations d’abeilles ». C’est dans ce contexte qu’en France, la ministre de l’Environnement S. Royal met en place le plan «France terre de pollinisateurs » (2016-2020), coordonné par l’Office pour les insectes et leur environnement.

27La mortalité des abeilles n’a donc pas uniquement conduit à une crise apicole. Elle a été saisie par de nouveaux acteurs, médiatisée et érigée en problème public mondial. Au cours de ce processus impliquant différents univers sociaux, les abeilles se sont trouvées à la croisée d’enjeux liant la production des denrées alimentaires et la biodiversité. Elles ont ainsi rendu visibles les rapports problématiques qui se nouent entre apiculture, agriculture et environnement. Une série de glissements s’est ainsi opérée : de l’apiculture et l’abeille domestique à la biodiversité et aux pollinisateurs en général, du monde apicole au monde environnemental, de la production du miel à la fourniture de services. Toutefois, les efforts déployés à l’échelle internationale en faveur de la valorisation économique des services de pollinisation n’ont connu qu’un succès limité en France. 

L’apiculture de services en France : entre marché, réciprocité et État

28Contrairement à la situation aux États-Unis où les services de pollinisation des cultures sont très développés, le marché de la pollinisation occupe une place marginale en France. S’y développent en revanche des conceptions renouvelées de l’apiculture de services. Celles-ci relèvent de trois formes d’économie qu’on examinera successivement : des économies fondées sur l’échange monétaire, sur le non marchand ou encore sur un régime d’administration publique.

29Alors qu’outre-Atlantique le marché de la location des ruches est étroitement associé au développement de l’agriculture [26] et constitue une activité très lucrative – le chiffre d’affaires lié aux prestations de pollinisation est évalué à 350 milliards de dollars en 2009 – il ne représenterait que deux à trois millions d’euros en France [Ferrus et al. 2018]. Cantonné à quelques productions spécifiques (arboriculture, maraîchage, semences oléagineuses et potagères), il se pratique le plus souvent de gré à gré (avec ou sans contrat) et fait l’objet d’une rémunération financière ou en nature [27]. La pollinisation des cultures est une préoccupation marginale pour des raisons qui tiennent à la polarisation des intérêts apicoles autour de la production de miel et à une vision souvent conflictuelle de la relation apicole à l’agriculture [28]. Ce type de prestation demeure encastré [Polanyi 1983] dans des rapports sociaux comme le montre Robin Mugnier dans son article consacré aux liens construits entre agriculteurs et apiculteurs pollinisateurs. L’auteur souligne, en effet, la difficulté pour ces derniers d’établir des relations de confiance dans un contexte de critique récurrente vis-à-vis des pratiques agricoles et en tout premier lieu la question des pesticides.

30Pour autant, l’apiculture de services connaît un nouvel essor avec la mise en place d’instruments d’action publique destinés à favoriser la pollinisation. C’est notamment le cas de la Mesure agro-environnementale et climatique (MAEC) apiculture adoptée dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) qui incite les apiculteurs à installer des ruches dans des zones de biodiversité remarquables ou fragiles comme les parcs nationaux ou encore les zones Natura 2000, afin de compenser le déficit de pollinisateurs sauvages. Les paiements alloués par la puissance publique dans le cadre des MAEC sont généralement considérés comme un moyen de compenser les pertes de revenus occasionnés par les changements de pratiques ou une façon de reconnaitre l’intérêt de pratiques favorables à la biodiversité.

31Enfin, l’apiculture de services connaît un nouveau développement en direction des entreprises, des collectivités locales et des citoyens qui s’engagent à acquérir voire à parrainer des ruches au nom de la préservation de la biodiversité et du développement durable. L’installation des ruchers en entreprise connaît un essor particulier depuis les années 2005, dans le cadre de dispositifs managériaux tels que la responsabilité sociale et environnementale (RSE). Fondés sur l’adoption de normes (Iso 2600 par exemple) et de certifications, ces instruments ne sont pas tant destinés à évaluer l’impact réel des activités des firmes sur les milieux naturels qu’à devancer les critiques dont elles pourraient faire l’objet en soignant leur image construite autour de comportements socialement et écologiquement responsables [Tordjman et Boisvert 2012]. Dans leur article consacré à l’apiculture urbaine en Île-de-France, Agnès Fortier, Pierre Alphandéry et Catalina Agnès pointent ainsi l’émergence d’une nouvelle forme d’apiculture de services qui met en relation des apiculteurs et des entreprises publiques, privées ou des collectivités locales. Pour les institutions se portant volontaires, il s’agit de communiquer sur leur engagement et de sensibiliser les citoyens à la cause des abeilles et à la préservation de l’environnement. Les auteurs montrent que la prolifération des ruchers sur les toits des entreprises ou encore sur les monuments prestigieux de la capitale s’apparente le plus souvent à une forme de verdissement.

32L’apiculture de services envisagée dans ces différentes formes oscille, on le voit, entre trois pôles. Le premier privilégie les relations personnalisées basées sur une logique de réciprocité et relève du registre de l’informel et du non-marchand. Il est fondé sur l’idée d’une complémentarité des acteurs agricoles et apicoles. Le deuxième s’inscrit dans une relation de contractualisation entre le prestataire et la puissance publique qui détermine un montant relevant davantage d’une logique de compensation ou de dédommagement. Quant au troisième pôle, il privilégie des échanges monétarisés assortis de contrats. Le recours à cette option interroge les motivations du prestataire et la nature du lien social noué avec le bénéficiaire du service. Les rapports marchandisés ne conduisent-ils pas à privilégier les intérêts financiers aux dépens de la valeur intrinsèque de la nature [Maris op. cit.] et de la pollinisation ? Par ailleurs, le lien contractuel entre prestataires et bénéficiaires, souvent assorti de cahiers des charges, est-il compatible avec l’autonomie, dimension souvent revendiquée et mise en avant au sein du monde apicole [Fortier et al. 2019] ? Si l’on suit A. Rey [29], la notion de service issue du latin servitium signifie « conditions d’esclave », « esclavage ». Elle traduit une forme d’obligation à l’égard d’un employeur, ici, le bénéficiaire de la prestation. Quelles que soient les logiques économiques associées à ces différentes formes de services, leur renouvellement participe, comme nous allons le voir, de la recomposition de l’activité apicole.

La diversité apicole entre « agricolisation » et « environnementalisation »

33Alors que les environnementalistes se préoccupent du déclin des pollinisateurs, le monde agricole productiviste travaille à réinscrire l’apiculture dans son creuset dont nous avons montré qu’elle s’était émancipée. De façon schématique, on peut dégager deux modèles d’apiculture. Le premier fait écho à celui porté par la profession agricole et œuvre à accroître la productivité – ce que nous appelons « agricolisation ». Le second émane d’une frange du monde apicole sensible aux arguments des environnementalistes et plaide en faveur de pratiques moins interventionnistes. S’il s’agit bien dans les deux cas d’élevage d’abeilles, les modalités et les objectifs de ces deux paradigmes sont radicalement différents, renouvelant ainsi la diversité apicole et donnant lieu à un continuum de pratiques.

Un monde apicole doublement polarisé

34Le ministère de l’Agriculture a accompagné la relance de l’activité apicole en élaborant un plan de développement durable de l’apiculture [30]. La professionnalisation, la formation des apiculteurs et l’organisation d’une interprofession en ont constitué les mesures phares. L’objectif étant de normaliser les pratiques apicoles notamment dans le domaine sanitaire. Un volet important de cette dynamique concerne l’amélioration de la formation apicole, avec la création de certificats de spécialisation désormais accessibles dans quelques établissements d’enseignement agricole. Une autre initiative a vu le jour en la matière avec l’inauguration, en 2019, à Dijon, de l’École des hautes études en apiculture. Cela a été l’occasion pour l’un de ses fondateurs, A. Montebourg, ancien ministre du Redressement productif, puis de l’Économie (2012-2014), de promouvoir une déclinaison entrepreneuriale de ce modèle apicole « agricolisé » fondé sur des grands cheptels, des performances économiques et une forte maîtrise technique, génétique et sanitaire des colonies. Il s’agit, selon le président du SNA, F. Alétru, de partir à la « reconquête [d’un] fleuron national » [31] malmené par la concurrence étrangère, notamment du miel chinois dont Caroline Grillot donne à voir dans son article les conditions sociales et économiques de production. En enquêtant auprès d’apiculteurs transhumants qu’elle a suivis au long de leur périple dans les provinces chinoises, elle montre comment le capitalisme mondialisé exploite les apiculteurs situés aux marges sociales de la Chine, en leur imposant un rythme toujours plus rapide, générateur de violence et de précarité.

35À l’opposé de ce premier modèle, une autre vision de l’apiculture se développe qui met en avant les questions écologiques et en appelle à une autre façon de pratiquer l’activité. Il s’agit de privilégier le bien-être de l’abeille en perturbant le moins possible son cycle de développement. L’apiculture naturelle, défendue par le biologiste américain Thomas Seeley [2019], est l’une des formes les plus radicales de ce courant, dans laquelle l’apiculteur intervient le moins possible. Quelles qu’en soient ses déclinaisons, l’apiculture naturelle tend à remettre en cause l’interventionnisme érigé en norme dans le modèle précédent et propose un nouveau type de liens domestiques avec l’abeille, plus respectueux de sa nature « sauvage ». Ici, l’accent est mis sur la préservation de son bien-être (notamment dans le choix de l’habitat de la colonie) ou encore sur le maintien d’un patrimoine génétique adapté à son environnement. Cette préoccupation première d’appréhender l’animal dans son écosystème n’exclut pas nécessairement la production de miel (comme en apiculture biologique et biodynamique). On observe dès lors un riche nuancier de pratiques au sein de et entre ces différents courants.

Le royaume de la diversité

36Entre « environnementalisation » et « agricolisation », l’apiculture se décline selon un large spectre et ne cesse de se réinventer. Devenue un support pédagogique, voire l’« instrument de communication » par excellence destiné à sensibiliser les citoyens à la disparition des abeilles et plus largement à la cause environnementale (biodiversité, changement climatique, pesticides), l’apiculture a peu à peu conquis d’autres espaces, d’autres publics, d’autres univers de sens. Apiculture de « production », de « services », « écologique », « pédagogique », « urbaine », « naturelle », « militante », de « repeuplement » ; la variété des qualificatifs rend compte de cette pluralité. Cette dernière renvoie à une grande diversité de projets (personnels ou collectifs autour de la conservation du patrimoine génétique, du sauvetage des abeilles des pollutions agricoles, d’éducation à la nature et à l’environnement), de cultures techniques (les partisans de la ruche standard, de la warré, de la ruche tronc…), de choix génétiques, de trajectoires, de profils mais aussi d’objectifs et de motivations. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre un apiculteur professionnel tourné vers la production de miel, une entreprise qui s’engage en faveur de la cause des abeilles en installant des ruches sur son toit ou un amateur passionné par cet insecte social et qui trouve dans ce passe-temps un espace privilégié d’actions et des relations de sociabilité lui permettant de se réaliser pleinement [Fortier et al. op. cit.] ? Loin d’épuiser la diversité des situations, ces quelques profils soulèvent la question de la coexistence, tantôt pacifique, rarement conflictuelle mais le plus souvent sujet à discussions, de ces différentes formes d’apicultures inscrites dans les territoires.

37Pour autant, les appellations multiples qui caractérisent l’apiculture ne rendent pas compte de l’hétérogénéité et du foisonnement des pratiques observables à l’échelle du terrain. Parce que l’apiculteur est fortement tributaire de l’environnement où il positionne ses ruches – à la fois du point de vue de la ressource, du climat, des agents pathogènes – il doit adapter en permanence sa pratique et son projet aux conditions naturelles (aléas, contraintes, mais aussi opportunités), rappelant le caractère très ancré de l’apiculture. Chacun, dès lors, en fonction de cet environnement changeant et incertain, du temps dont il dispose, de ses compétences, de ses sensibilités, d’un éventail de techniques disponibles invente, bricole, ajuste son propre système, échappant à toute forme de modèle [Dupré et al. 2019]. Ainsi, comme le soulignent A. Adam, J. -M. Sorba, A. Lauvie et G. Michon dans leur article consacré aux apicultures de Corse et du Souss marocain, les deux grands pôles « naturalistes » et « productivistes » mis en avant par les médias et les programmes agricoles ne reflètent pas les pratiques des apiculteurs. En effet, les situations analysées donnent à voir des formes d’hybridations et des dynamiques autrement plus complexes.

38Cette pluralité des façons de pratiquer l’apiculture fait écho à la diversification des manières de produire observées dans les agricultures alternatives et vient « contrebalancer l’unidimensionnalité du modèle productiviste » [Deléage 2013 : 36]. La mortalité des abeilles attire l’attention sur la nécessité de repenser les liens entre apiculture, agriculture et environnement, de décloisonner ces différents mondes et les questions essentielles qui les traversent : alimentation, santé, biodiversité, changement climatique. C’est à ce titre que le soutien à l’apiculture figure parmi les douze mesures destinées à accompagner la transition-agro-écologique [32]. Plus encore, en accédant au panthéon de l’anthropocène, les abeilles nous confrontent à la question anthropologique fondamentale de la place des hommes dans leurs environnements et des relations entre humains et non-humains.

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    • Fortier, Agnès, Lucie Dupré et Pierre Alphandéry, 2019, « L’autonomie entre marché, rapport à la nature et production de soi. Approche sociologique des pratiques apicoles », Développement durable et territoires 10 (2) (<https://journals.openedition.org/developpementdurable/14580>).
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    • Larrère, Catherine et Raphaël Larrère (dir.), 1997, La crise environnementale. Paris (France), 13-15 janvier 1994. Versailles, Inra Éditions (« Les colloques »).
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    • Seeley, Thomas D., 2019, The lives of bees. The untold story of the honey bee in the wild. Princeton, Princeton University Press.
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Date de mise en ligne : 16/02/2021

https://doi.org/10.4000/etudesrurales.23382

Notes

  • [1]
    Voir V. Tardieu, L’étrange silence des abeilles. Enquête sur un déclin inquiétant, Paris, Belin (« Alpha »), 2015.
  • [2]
    Parmi les publications récentes en langue française, l’ouvrage coordonné par D. Dussy et E. Faugère [2019], dont un compte rendu figure dans ce numéro.
  • [3]
    Voir Synthèses filière apiculture, juin 2019, France Agrimer (<https://www.franceagrimer.fr/content/download/61229/document/SYN-MIEL%202019%20-%20Observatoire%20miel%20et%20GR%202018%20.pdf>).
  • [4]
    Voir S. G. Potts et al., Rapport d’évaluation sur les pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire. Résumé à l’intention des décideurs, 2016, Intergovernmental science-Policy platform on biodiversity and ecosystem services, Bonn (<https:/www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/rapport_evaluation_pollinisateurs-IPBES.pdf>).
  • [5]
    Celle-ci renvoie à des « états d’anormalité » et fait référence aux notions de dépérissement, d’affaiblissement, de dépeuplement et d’effondrement des colonies. Les causes de ce déclin sont multiples : utilisation des pesticides, développement des maladies et des pathogènes, diminution de la variété des ressources florales, changement climatique… Voir le rapport Mortalités, affaiblissements et effondrements des colonies d’abeilles, avril 2009, Agence française de sécurité sanitaire des aliments, 2009, Maisons-Alfort (<https://www.anses.fr/fr/system/files/SANT-Ra-MortaliteAbeillesEN.pdf>), p. 28-29.
  • [6]
    Voir P. Roubaux, 1992, « Abeille & apiculture hier… », Bulletin technique apicole, 1992, no17 (1), p. 8.
  • [7]
    Voir L. Corn, L’apiculture familiale. Ruches productives, Paris, Flammarion, 1941, p. 13.
  • [8]
    Voir C. Mousinho, L’élevage des abeilles dans le Gâtinais au xixe siècle, tome 1, mémoire de diplôme d’études approfondies d’archéologie médiévale, Paris, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2003.
  • [9]
    Voir P. Roubaux, 1992, « Abeille & apiculture hier… »…, p. 6-16.
  • [10]
    À travers notamment le développement de la ruche à cadres mobiles qui constitue une forme de rationalisation de l’activité.
  • [11]
    Ces explications mériteraient d’être confrontées à des témoignages émanant des paysans eux-mêmes, les écrits apicoles étant essentiellement le fait des érudits.
  • [12]
    Voir L. Corn, L’apiculture familiale. Ruches productives
  • [13]
    Voir F. Jéanne, « Le développement en apiculture », Bulletin technique apicole, 1997, n°24 (4), p. 165.
  • [14]
    Cette volonté d’instituer l’unité paysanne n’est pas sans rappeler la Corporation paysanne instaurée sous le régime de Vichy [Alphandéry et al. op. cit].
  • [15]
    Ce clivage ne doit pas masquer des divergences internes notamment au sein du SNA, qui rassemble une grande diversité d’apiculteurs amateurs.
  • [16]
    Voir L’Abeille de France, décembre 1944, p. 2.
  • [17]
    Voir L’Abeille de France, mars-avril 1945, p. 2-3.
  • [18]
    Le SNA quitte l’Unaf en 1948.
  • [19]
    Voir M. Saddier, Pour une filière apicole durable. Les abeilles et les pollinisateurs, rapport parlementaire au Premier ministre, octobre 2008 (<https://www.vie-publique.fr/rapport/30127-pour-une-filiere-apicole-durable-les-abeilles-et-les-pollinisateurs-sa>).
  • [20]
    Voir M. Aureille, Faire parler l’abeille, mémoire de master en sociologie politique, Toulouse, Institut d’études politiques de Toulouse, 2014.
  • [21]
    Voir P. Fert, Évolution de la représentation des intérêts apicoles français, mémoire de master, Bordeaux, Sciences-Po Bordeaux, 2015.
  • [22]
    Voir C. Mousinho, L’élevage des abeilles dans le Gâtinais au xixe siècle, t. 1…, p. 25.
  • [23]
    L’apiculture a été durablement associée au monde végétal et domestique des jardins, des vergers et de la basse-cour, avant d’être intégrée aux institutions agricoles sous la rubrique « autres petites productions », au côté du tabac, de la truffe et des escargots.
  • [24]
    Voir H. Clément, « L’apiculture française et ses aspects économiques », séance du 16 février 2005, Académie d’agriculture de France, Paris (<https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/abeilles-pollinisation-et-pesticides>).
  • [25]
    Ecosystems and Human Well-being : Biodiversity Synthesis, 2005, Millennium Ecosystem Assessment, World Resources Institute, Washington D.C. (<https://www.millenniumassessment.org/documents/document.354.aspx.pdf>).
  • [26]
    Les cultures d’amandiers, pommiers, myrtilles, courges et autres légumes recourent aux services de pollinisation.
  • [27]
    À l’exception de la filière semence oléagineuse (colza, tournesol) à l’origine de la création, en 2012, d’une plateforme baptisée Beewapi, destinée à faciliter la mise en relation des apiculteurs et des agriculteurs multiplicateurs de semences.
  • [28]
    Voir A. Police, Construire la valeur des services de pollinisation, mémoire de master, Rennes, Science Po Rennes, 2019.
  • [29]
    Voir A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, p. 3484.
  • [30]
    Voir le Plan de développement durable de l’apiculture, 2013, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Paris (<https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/pddapiculture_vf.pdf>).
  • [31]
    Propos recueillis le 23 février 2016 lors d’une matinée dédiée à l’apiculture à l’Assemblée nationale.
  • [32]
    Voir 12 clés pour comprendre l’agro-écologie, 2016, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt (<https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/ae-12cles-v4_150.pdf>).

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