Couverture de EGER_270

Article de revue

Le 17 juin 1953 dans Rotter de Thomas Brasch – un non-événement ?

Pages 227 à 241

Notes

  • [*]
    Florence BAILLET, Professeur en études germaniques, Sorbonne Nouvelle, 22 bis avenue Victor Hugo F-92340 Bourg-la-Reine ; courriel : florence.baillet@gmail.com
  • [1]
    Thomas Brasch : Rotter Und weiter – Ein Tagebuch, ein Stück, eine Aufführung, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1978, p. 113-122.
  • [2]
    Thomas Brasch : « Das Fest der Besiegten », in Martina Hanf, Kristin Schulz (Hrsg.) : Das blanke Wesen – Arbeitsbuch Thomas Brasch, Berlin : Theater der Zeit, 2004, p. 110-111.
  • [3]
    Thomas Brasch : « Ich merke mich nur im Chaos » - Interviews 1976-2001, Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 2009, p. 54 et p. 84.
  • [4]
    Voir (entre autres) Matthias Braun : « Der 17. Juni in der Prosaliteratur in der DDR », in Carsten Gansel (Hrsg.) : Gedächtnis und Literatur in den « geschlossenen Gesellschaften » des Real-Sozialismus zwischen 1945 und 1989, Göttingen : V & R unipress, 2007, p. 107-120.
  • [5]
    Brasch dépeint son projet de film sur le 17 juin 1953, Das Fest der Besiegten, de la manière suivante : « [Der Film] muß […] ein Epos über Geschichte, Auflehnung, Hoffnung und Verwirrung sein, auch über die Entstehung von Geschichtsklitterung und Mythen ». Cf. Hanf, Schulz (note 2), p. 110.
  • [6]
    Bernard Ludwig parle à ce sujet d’une « poussée mémorielle », ainsi que d’un « boom médiatique et éditorial ». Cf. Bernard Ludwig : « Le soulèvement du 17 juin 1953. Enjeux politiques, mémoires concurrentes et construction identitaire », in Jean-Paul Cahn et Ulrich Pfeil (dir.) : Allemagne 1945-1961 – De la « catastrophe » à la construction du Mur, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 173.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Brasch (note 3), p. 304.
  • [9]
    Text + Kritik Thomas Brasch V/12, n° 194 (2012).
  • [10]
    Il existe néanmoins des tentatives en ce sens. Cf. Jens Ponath : Spiel und Dramaturgie in Thomas Braschs Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann, 1999.
  • [11]
    Brasch (note 1), p. 115.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Klaus Schroeder : Der SED-Staat. Geschichte und Strukturen der DDR, München : ECON-TB Verlag, 1998, p. 123-124.
  • [14]
    Pour le personnage de Rotter, Thomas Brasch s’est inspiré de la vie de Siegfried Graupner, qui fut d’abord un nazi convaincu avant de participer à l’édification du socialisme réel. Cf. Brasch (note 1), p. 10.
  • [15]
    Ibid., p. 118.
  • [16]
    Ibid., p. 116.
  • [17]
    Thomas Wild : « 17. Juni 1953 », in Michael Opitz, Michael Hofmann (Hrsg.) : Metzler Lexikon DDR-Literatur, Stuttgart, Weimar : Metzler, 2009, p. 315.
  • [18]
    Brasch (note 1), p. 121.
  • [19]
    Mikhaïl Bakhtine : L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit par Andrée Robel, Paris : Gallimard, 1970.
  • [20]
    Brasch (note 1), p. 113-114.
  • [21]
    Ibid., p. 113. Dans les brouillons de Rotter, Brasch insiste sur cette dimension grotesque en qualifiant les ouvriers de « Eierfresserclowns ». Cf. Akademie der Künste, Berlin, Thomas-Brasch-Archiv, Nr 261.
  • [22]
    Brasch (note 1), p. 113.
  • [23]
    Ibid., p. 115.
  • [24]
    Gerald Stieg : « Versuch einer Philosophie des Hanswurst », in Zurück zur Natur – Materialien und Dokumentation, 5. Duisburger Akzente (1981), p. 139.
  • [25]
    Ludwig (note 6), p. 178 et p. 183.
  • [26]
    Brasch (note 1), p. 116.
  • [27]
    Ibid., p. 117 et p. 118.
  • [28]
    Juste après son arrivée en RFA, Brasch déclarait : « Zum politischen Fall bin ich lange genug gemacht worden, das reicht […]. Ich stehe für niemand anders als für mich ». Cf. Brasch (note 3), p. 17. Lackner citerait donc quasiment des propos de l’auteur dramatique. Néanmoins, cela n’empêche pas Brasch de prendre ses distances par rapport à son personnage, en jugeant Lackner aussi « psychopathe » que Rotter. Cf. Brasch (note 1), p. 142.
  • [29]
    Brasch (note 3), p. 21.
  • [30]
    Brasch (note 1), p. 117.
  • [31]
    Brasch souligne à cet égard le modèle qu’ont constitué pour lui les concerts de rock : « Erfahrungen wurden nicht mehr von der Bühne vermittelt, sondern auf der Bühne gemacht ». Cf. Brasch (note 3), p. 22.
  • [32]
    Ibid., p. 16.
  • [33]
    Ibid., p. 156-157. La déclaration de Brasch a une dimension biographique, son propre père étant un cadre du SED.
  • [34]
    Jürgen Verdofsky constatait ainsi, peu avant la chute du Mur, que les auteurs dramatiques est-allemands ni publiés ni joués étaient restés éternellement « jeunes » aux yeux du régime. Cf. Otto Fritz Hayner, Jürgen Verdofsky : « Gespräch über Lothar Trolle », in Theater der Zeit, n° 11 (1987), p. 40.
  • [35]
    Ce motif des frères ennemis peut renvoyer à la lutte fratricide entre les deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice, ou encore, dans la Bible, à la rivalité fraternelle entre Caïn et Abel. Heiner Müller s’appuie également sur cet archétype dans ses pièces Die Schlacht, Germania Tod in Berlin et Zement. De manière générale, comme le souligne Gérard Laudin (qui se penche pour sa part sur le motif des frères ennemis chez les Stürmer), « le thème de Caïn et Abel a été très productif en Allemagne. » Cf. Gérard Laudin : « Caïn au 18e siècle. Discontinuité tragique ou arbitraire des lois successorales », Études germaniques 55 (1990), 3, p. 274.
  • [36]
    Brasch (note 3), p. 36-37.
  • [37]
    Cf. Konrad H. Jarausch : « Deux fois l’Allemagne – une seule histoire ? Pour l’intégration des deux histoires allemandes d’après-guerre », in Jean-Paul Cahn, Ulrich Pfeil (dir.) : Allemagne 1961-1974 – De la construction du Mur à l’Ostpolitik, vol. 2/3, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 373-389, et Christoph Kleßmann, Hans Mittelwitz, Günter Wichert (Hrsg.) : Deutsche Vergangenheiten – eine gemeinsame Herausforderung. Der schwierige Umgang mit der doppelten Nachkriegsgeschichte, Berlin : Links, 1999.
  • [38]
    Brasch revient souvent sur ce sujet dans ses entretiens : « [Es bestehen] Schwierigkeiten […], dieses Land als Teil der allgemeinen Industriegesellschaft zu verstehen, mit all den weiter wirkenden Gesetzen, Schmerzen, die ideologisch nicht auflösbar sind ». Ou encore : « Es gibt außer der Mauer und ihren Auswirkungen keine spezifische DDR-Problematik. Alle anderen gegenwärtigen Probleme (Nachlassen des Fortschrittsglaubens, Bürokratie, Ohnmacht) finden sich vermutlich auch in Finnland oder Japan ». Cf. Brasch (note 3), p. 13 et p. 21.
  • [39]
    Brasch (note 1), p. 116-117.
  • [40]
    Hanf, Schulz (note 2), p. 11.
  • [41]
    Brasch (note 1), p. 119.
  • [42]
    Brasch (note 1), p. 115.
  • [43]
    Ibid., p. 122.
  • [44]
    Hanf, Schulz (note 2), p. 110.
  • [45]
    Ibid., p. 111. Dans la première version de ce scénario, Brasch précise explicitement : « Robert […] interessiert sich für den Aufstand wenig ». Cf. Akademie der Künste, Berlin, Thomas-Brasch-Archiv, Nr 333.
  • [46]
    Brasch (note 1), p. 9.
  • [47]
    Ibid., p. 119.
  • [48]
    Brasch (note 3), p. 184.
  • [49]
    Brasch (note 1), p. 113.
  • [50]
    François Dosse : Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris : Presses Universitaires de France, 2010.
  • [51]
    Brasch (note 1), p. 121.
  • [52]
    Ibid., p. 120 et p. 96-102.
  • [53]
    Ibid., p. 117.
  • [54]
    Brasch (note 3), p. 84 et p. 242-243.
  • [55]
    Ponath (note 10), p. 107.
  • [56]
    Ibid., p. 105.
  • [57]
    Brasch (note 1), p. 193.

1Dans sa pièce de théâtre Rotter, dont la rédaction est entamée en RDA en 1976 et terminée en 1977 peu après son émigration en RFA, Thomas Brasch consacre une longue scène intitulée « Streik » au 17 juin 1953. [1] Cet événement historique est également au cœur d’un projet de film, intitulé Das Fest der Besiegten, qu’il conçoit en 1983, mais ne réalisera pas. [2] L’écrivain fait en outre référence aux journées du 16 au 21 juin 1953 au cours de divers entretiens. [3] Là où le discours officiel du régime est-allemand passait sous silence l’existence même d’un soulèvement ou bien préférait l’attribuer, sous la dénomination du « jour X », à une tentative de putsch contre-révolutionnaire, là où la littérature et les arts de la RDA suivirent, en grande partie, cette omerta et ces interprétations, [4] Brasch n’hésita donc pas à aborder ce « tabou ». Conscient de l’enjeu politique et mémoriel que constituait le 17 juin 1953, à l’Est comme à l’Ouest, il en explora les méandres, en se penchant sur l’écriture de l’histoire et sa « falsification ». [5]

2Après le flot de parutions suscité par le cinquantenaire, en 2003, de cet événement historique, [6] il serait intéressant de relire Rotter. Son auteur, né en 1945, n’a pas partagé, à la différence de la génération précédente, l’élan utopique ayant présidé à la fondation de la RDA, dont il a surtout connu le quotidien désenchanté, avant de la quitter, à la suite de l’affaire Biermann, pour une RFA qui ne suscita pas davantage son enthousiasme. Il semble par conséquent avoir toujours cherché à définir une position singulière, entre les fronts, en évitant, autant que possible, toute « récupération ». Face à un 17 juin 1953 sur-investi et sur-occupé par les interprétations et les discours, aujourd’hui transformé, après avoir été un « tabou », en un « lieu de mémoire » et en objet de débat identitaire, [7] l’écriture dramatique de Brasch pourrait offrir un éclairage original, afin, d’une part, de souligner malgré tout l’existence d’une diversité de voix qui se sont exprimées à ce sujet dans les arts et la littérature est-allemands, et, d’autre part, d’en interroger les enjeux susceptibles d’alimenter des débats, jusqu’à aujourd’hui encore.

3Par ailleurs, il nous semble important de reconsidérer l’œuvre de Brasch. Celle-ci a d’abord connu une réception subite et intense en RFA, à la fin des années 1970, principalement en raison de l’émigration de l’écrivain de RDA en RFA, qui éveilla la curiosité des médias avec, pour corollaire, une tendance à la construction, contre son gré, de représentations quelque peu univoques de ses textes et de sa personne comme autant de figures d’une « dissidence » face au régime est-allemand. Après cet intérêt biaisé, Brasch eut droit de nouveau, à partir de la réunification et notamment du début des années 2000 (après sa mort en 2001) à un regain d’attention permettant un renouvellement de la recherche à son sujet : à partir de ses archives conservées à l’Académie des Arts de Berlin, des textes inédits sont mis au jour, une édition critique serait envisagée, [8] tandis qu’une relecture de ses écrits, prenant davantage en compte leur singularité et leur dimension esthétique, semble s’amorcer dans de récents travaux scientifiques. Or ces derniers nous paraissent enclins à privilégier les manuscrits les plus récents de Brasch, en particulier, comme en témoigne le numéro de Text + Kritik consacré à l’écrivain en avril 2012, le roman Brunke, [9] au détriment des œuvres antérieures, déjà commentées à la fin des années 1970 mais n’en nécessitant pas moins, peut-être justement en priorité, un réexamen. [10] C’est par conséquent dans une telle perspective que nous souhaiterions observer comment, dans Rotter, Brasch s’empare de la question du 17 juin 1953, tout en renouvelant l’écriture dramatique.

1 – Le démontage des versions « officielles » des faits

4L’événement historique de 1953 fait irruption, dans la scène « Streik », par la radio, qui interrompt son programme musical :

5

In Berlin haben unverantwortliche Gruppen von Bauarbeitern die Arbeit nierdergelegt und sich zu Demonstrationen gegen die Regierung versammelt. Ihr Aufruf zum Generalstreik ist von einzelnen Baustellen der Republik in provokatorischer Absicht übernommen worden. Die Arbeitsniederlegungen stellen einen Versuch dar, den friedlichen Aufbau zu stören und die alte Ordnung wiederherzustellen. [11]

6Brasch ne reprend pas directement des matériaux d’archives, mais il mime la langue de bois du pouvoir et sa rhétorique : des périphrases masquent la réalité, qui est filtrée et retranscrite selon le point de vue du gouvernement, à l’aide de ses termes fétiches (« friedlich », « Aufbau »), fonctionnant comme autant de signaux pour le lecteur/l’auditeur averti, ainsi qu’à partir d’oppositions caractéristiques, affirmant le contraste entre les deux « blocs », l’Est et l’Ouest (« den friedlichen Aufbau » versus « die alte Ordnung »). À travers cette parole radiophonique, vectrice de propagande, l’auteur dramatique fait donc entendre en premier lieu la version « officielle » du 17 juin 1953. La gravité des faits y est volontairement atténuée, grâce à des euphémismes, afin d’éviter de s’appesantir sur la déstabilisation du pouvoir et sur la répression mise en œuvre : il est simplement question de « prendre le contrôle » de la situation, [12] là où l’intervention des chars et des troupes soviétiques, à la suite de la proclamation de l’état d’urgence, fera en réalité au moins 90 morts le 17 juin et plus de 15 000 arrestations au total. [13] En plus de la voix radiophonique anonyme, le discours officiel résonne à plusieurs reprises au cours de la scène « Streik », dans la mesure où il est en outre incarné par le personnage principal et éponyme de Rotter qui, du début à la fin de la pièce, traverse différents régimes politiques, qu’il s’agisse de la République de Weimar, du Troisième Reich ou de la RDA, en se faisant à chaque fois la chambre d’écho de la propagande de l’époque. [14] Face aux ouvriers qui souhaitent se mettre en grève, il devient ainsi le porte-parole du gouvernement, martelant ses phrases comme autant de slogans : « Der Bau gehört uns allen […]. Wer andres als wir braucht die Maschinen, die aus dem Stahl gemacht werden im nächsten Jahr ». [15]

7Or Brasch ne se contente pas de représenter la « légende » officielle concernant le 17 juin 1953, il en opère également le démontage. La scène « Streik » se déroule sur un chantier, si bien que la nouvelle du soulèvement retentit précisément dans l’un des endroits d’où a pu partir le mouvement de protestation, chez les ouvriers du bâtiment. L’auteur dramatique développe alors une succession de montages contrastifs, grâce auxquels il juxtapose, sur les planches du théâtre, d’une part le discours de propagande et d’autre part la « réalité » des ouvriers (qui n’en est pas moins, au demeurant, elle aussi une représentation) : un autre point de vue sur les faits, une perspective « de l’intérieur », est ainsi offert au lecteur/spectateur. Si, à la radio, aucun motif n’était évoqué pour expliquer les manifestations, sinon la volonté de nuire à la République est-allemande, les ouvriers mis en scène par Brasch expriment en revanche les raisons de leur mécontentement : « Ich kenn den neuen Staat : Er ist der neue Text zur alten Melodie. Ab heute wird das anders. Jetzt spielen wir die erste Geige […]. Zusatzration für uns, Abzug bei der Verwaltung, mehr Decken in die Baracken, Dienstwagen abschaffen, und so weiter ». [16] Ils traduisent de la sorte leur souhait de bénéficier, eux aussi, de la construction du socialisme. De fait, ce furent principalement les difficultés économiques et leurs répercussions sur la vie quotidienne, le déficit en biens de consommation et l’augmentation des normes de production qui alimentèrent un mécontentement sous-jacent, depuis plusieurs mois, et motivèrent les grèves ouvrières, à partir du 11 juin 1953. [17] Dans Rotter, la critique du régime est-allemand est donc effectuée par les ouvriers eux-mêmes, contredisant de manière manifeste l’hypothèse selon laquelle ils auraient été manipulés par des comploteurs étrangers. La fin de la scène « Streik » témoigne par ailleurs concrètement, sur les planches, de la répression éludée par la voix radiophonique et pourtant subie par les manifestants : après que le personnage du « premier ouvrier » a narré l’arrivée des chars et l’arrestation des meneurs, deux policiers en armes font leur apparition, qui conduisent en prison des ouvriers du chantier. [18] Ils sont en vain apostrophés par Rotter, qui souligne alors l’inanité de telles violences, même dans la perspective d’un partisan du régime, puisqu’elles privent en définitive l’édification du socialisme de forces qui lui auraient été utiles.

8Brasch a également recours au principe du montage contrastif pour offrir un commentaire grotesque et satirique de la ligne officielle. L’annonce du soulèvement intervient alors que la pièce a déjà commencé : les ouvriers du chantier assistent au spectacle de l’un d’entre eux, Bertin, qui a parié qu’il arriverait à gober cent œufs, mais qui finit par se tordre de douleur sur le sol, une fois son objectif atteint, son estomac menaçant d’éclater. Ce début de la scène « Streik » peut se lire comme une parodie de l’augmentation des normes de production qui a été infligée aux ouvriers du bâtiment et qu’ils ne parviendraient pas à avaler ou à digérer, au sens propre du terme. Face aux grands discours et aux idéaux proclamés par le pouvoir en place, l’auteur dramatique fait appel au corps et en particulier au ventre, à la sphère du bas, autrement dit à la dimension subversive du rire grotesque. [19] Outre le champ lexical lié à l’acte de se nourrir, qui est dépeint la plupart du temps dans un registre familier (« kotzen », « säufen », « Maul » [20]), le domaine animal est convoqué par les différentes comparaisons employées :

9

Krüger : […] Das hält der stärkste Bulle nicht aus […].
Lackner : […] Heute hundert Eier und morgen Klee fressen, wie die Kühe auf der Weide […].
2. Arbeiter : Gemolken wirst du nicht schlechter als wir, Kollege Oberschlau. [21]

10Dans le cadre d’un pareil renversement carnavalesque, ce sont ainsi l’idéologie et le vocabulaire du socialisme réel qui sont tournés en ridicule : quand Bertin, plutôt que de gober les œufs un à un, se met à les casser dans un seau afin de les ingurgiter tous d’un seul coup, le deuxième ouvrier applaudit en parlant de « rationalisation », comme s’il s’agissait d’une production industrielle, si bien que le jeu auquel se livrent les ouvriers et, plus généralement, l’ensemble de leur activité de « construction du socialisme », sur le chantier, n’en paraissent que plus absurdes. Le « chœur » des ouvriers, selon ce qu’indique la didascalie ouvrant la scène, ne témoigne en définitive d’une dimension collective que pour compter d’une seule voix le nombre d’œufs avalés par Bertin. [22]

11Parmi ces personnages, se détache, à côté de Rotter, son double contradicteur, Lackner, qui semble le poursuivre tout au long de la pièce, en incarnant la veine d’un comique populaire et carnavalesque, dans la mesure où il se préoccupe avant tout de ses besoins corporels, ne se souciant guère ni du gouvernement, ni de la grève des ouvriers : « Jetzt kann ich mich endlich einmal richtig ausschlafen » déclare-t-il en éteignant la radio qui vient de commenter les événements du 17 juin 1953. [23] Lackner serait en ce sens à appréhender comme un héritier de la figure du « Hanswurst », dont Gerald Stieg souligne la récurrence dans la littérature de langue allemande et les potentialités de démontage critique, en particulier face au régime est-allemand :

12

Hanswurst als populäre theatralische Figur [ist] ein lebendes ideologisches Relativitätsprinzip […]. Intransigente Ideologien als Vorstufe der Diktatur verhalten sich gleich und hassen das Prinzip der Relativität. Sie hassen nämlich den unabdingbaren Anspruch des Körperlichen und scheuen sich nicht, es zu quälen und zu vernichten, da es Quelle der Relativität schlechthin ist. [24]

13Ainsi, la simple présence de Lackner sur la scène, le plus souvent d’ailleurs en position allongée, suffirait à introduire un contrepoint satirique face au discours du pouvoir.

14Si la lecture du 17 juin 1953 par les dirigeants est-allemands est mise à mal dans Rotter, Brasch n’en plébiscite pas pour autant la version ouest-allemande des mêmes faits. La RFA avait certes essayé de tirer parti des événements en faisant de cette date le « jour de l’unité allemande » et, chez les sociaux-démocrates, en convoquant le mythe d’une révolution ouvrière manquée. [25] Or pareille thèse se trouve invalidée par la représentation des grévistes que propose l’auteur dramatique, du moins ne montre-t-il guère la lutte d’ouvriers unis contre le gouvernement, mais davantage les dissensions régnant en leur sein : quand les monteurs incitent les ouvriers du bâtiment à se joindre à la grève, deux d’entre eux leur emboîtent le pas, mais le « premier ouvrier » refuse de participer. [26] Lackner se tient de même à l’écart. « Ich bin einer von mir » répond-il aux monteurs, tout en récusant également le point de vue du gouvernement, incarné par Rotter : « Daß ich mit denen nicht in einem Boot sitz, heißt noch lange nicht, daß ich mit dir Dampfer fahre ». [27] Même si Lackner n’est pas à concevoir comme un porte-parole de l’auteur dramatique, il n’en est pas moins symptomatique de la position complexe de Brasch, s’efforçant d’éviter toute assimilation à un « camp » ou à un autre. [28]

2 – Une autre conception de l’événement historique

15Face aux interprétations divergentes est- et ouest-allemandes du 17 juin 1953, l’auteur de Rotter refuse de raisonner en termes binaires et de s’enfermer dans une opposition frontale, ce qui comporterait le risque de réduire son œuvre à une « pièce à thèses », prenant parti pour ou contre la RDA (versus la RFA). Dans le premier entretien donné par Brasch en 1977 aux médias ouest-allemands alors qu’il vit encore de l’autre côté du Mur, il dépeint son malaise en RDA à ce propos :

16

Theater kommt hier [d.h. in der DDR] in Schwierigkeiten, sobald es politische Probleme behandelt, aber nicht gleichzeitig klar ablesbare Absichten offenlegt, das heißt : für die Regierung oder gegen sie. Im Zweifelsfall heißt es dann oft : gegen sie […]. Indem Kunst, besonders die in diesem Land, immer wieder auf Polemik reduziert wird, kommt sie in die Gefahr der Pubertät. [29]

17L’auteur dramatique évoque de la sorte les difficultés que rencontrerait toute velléité d’émettre une parole dissensuelle en RDA, sans être pris au piège de la division entre les deux Allemagnes, ainsi que de la vision du monde schématique qui en découla, d’où la propension à reformuler toute critique en termes manichéens. Dans la scène « Streik », Lackner répond d’ailleurs au monteur, partisan de la grève, en ironisant sur une pareille situation « Ich weiß : Wer nicht für uns ist, ist gegen uns ». [30] Brasch s’efforce donc d’échapper à cette alternative ou plutôt de souligner la distinction entre discours polémique et activité artistique.

18En effet, pour l’auteur de Rotter, le théâtre n’a pas, en premier lieu, à dévoiler ou proclamer une vérité : il n’a aucune leçon à donner, ni aucun message à délivrer, mais se conçoit davantage comme une pratique, proposant, dans le cadre de son dispositif, à chacun d’y faire son « expérience ». [31] Brasch a récusé, lors d’interviews effectuées après son arrivée en RFA, le rôle d’un « briseur de tabous » qu’auraient voulu lui faire jouer les médias ouest-allemands, le cantonnant en définitive, tout autant que le gouvernement est-allemand, dans la position de l’opposant au régime, et ne prenant finalement en compte, dans son œuvre, que sa seule dimension de provocation à travers l’énoncé de réalités tues jusque-là, sous l’effet de la censure : « Mir scheint, im Westen betrachtet man die DDR-Literatur zu sehr im Hinblick auf den Tabu-Wert : je höher der Tabu-Wert, desto interessanter die Literatur – damit stößt man sie in eine pubertäre Situation zurück […] ». [32] La continuité que l’auteur dramatique peut établir avec sa situation en RDA et les raisons qui l’ont poussé à quitter ce pays est frappante :

19

[…] in der DDR galt [ich] als Geheimtip, als Oppositioneller und sonst was […]. In dieser Situation war es so, daß ich sagte, ich bin jetzt 31 Jahre und habe keine Lust, immer als pubertierender Oppositioneller, der immer dem Papa die Zunge rausstreckt, in die Geschichte einzugehen […]. [33]

20Tout se passe par conséquent comme si la critique ouest-allemande, en insistant sur une pareille fonction de « briseur de tabous », même si cette dernière était alors perçue, en RFA, de façon positive, ne faisait que le confiner dans la figure de l’auteur « pubertaire » qui lui avait déjà été attribuée auparavant, en RDA, où les auteurs non conformes à la ligne officielle étaient en effet taxés d’« immaturité » du point de vue du socialisme. [34] Pour Brasch, il s’agit avant tout de ne pas en rester à une conception étroite de l’activité artistique comme d’une manière de contribuer au discours de la propagande ou, au contraire, de le combattre en jouant les « ersatz » et en se substituant à un espace public censuré. Par conséquent, le démontage des diverses versions du 17 juin 1953, tel que l’opère l’auteur de Rotter, ne marque aucune prétention de sa part à informer le lecteur/le spectateur sur ce qu’aurait été le vrai visage de cet événement historique. Il préfère renvoyer dos à dos les interprétations du soulèvement alors en cours en RDA et en RFA, sans pour autant proposer de troisième lecture. Au-delà de la polémique entre les « légendes » est- et ouest-allemandes, Brasch cherche plutôt à s’interroger, justement dans le cadre du théâtre et de ses possibles jeux avec la représentation, sur la façon dont se bâtissent les représentations de l’histoire.

Décentrement

21La pièce Rotter, si elle évoque une division schématique entre « partisans » et « opposants » face à la contestation du 17 juin 1953, s’emploie aussitôt à la dépasser. Certes, l’ensemble du texte, y compris « Streik », s’organise autour du motif des frères ennemis [35] Rotter et Lackner, qui s’affrontent, scène après scène, en incarnant, pour le premier, une figure de « suiviste », toujours du côté du pouvoir, et, pour le second, un personnage à la marge, en permanence réfractaire à toute autorité. Or, au sujet de la grève du 17 juin 1953, ils se retrouvent tout à coup du même côté du front, mais ne font pas pour autant alliance : si Rotter prend fait et cause pour le gouvernement, Lackner cherche avant tout à préserver son indépendance, d’où son refus de rentrer dans quelque rang que ce soit. Les grévistes tentent alors d’enfermer Lackner, qui parvient à leur échapper, si bien qu’ils mettent Rotter à sa place, comme si ces deux figures aux antipodes pouvaient finalement se substituer l’une à l’autre. De façon générale, dans la pièce, Brasch subvertit tout système de polarités, en variant les attitudes des différents personnages face au mouvement de protestation, de l’enthousiasme au refus, en passant par l’indifférence.

22De manière analogue, l’auteur dramatique a toujours essayé de relativiser ou du moins de remettre en perspective les différences entre la RDA et la RFA. Il se réfère à son expérience personnelle, en 1977 :

23

Für mich war der Wechsel aus dem Leipziger Hörsaal in eine Berliner Werkhalle zum Beispiel ein wesentlich schärferer Bruch als die Übersiedlung aus der intellektuellen Szene der einen Hälfte Berlins in die der anderen Hälfte der Stadt […]. Ich will die Unterschiede nicht nivellieren, die zwei verschiedene Staatsformen mit sich bringen, ich will nur sagen : die Realität ist komplizierter. [36]

24Brasch annoncerait presque, de la sorte, l’« histoire intégrée » des deux Allemagnes, ainsi que tentent de l’écrire des historiens tels que Christoph Kleßmann ou Konrad H. Jarausch depuis la fin des années 1990, en identifiant les asymétries et les contrastes entre les deux pays, en se refusant à tout amalgame, mais aussi en évitant une scission du regard en deux, qui ne ferait que reproduire en définitive, dans la mémoire, la division entre deux « blocs ». [37] L’auteur de Rotter a par exemple su souligner le fait que la RDA relevait, tout autant que la RFA, des pays industrialisés et était soumise à ce titre à des problématiques analogues, concernant la course à la rentabilité et à la productivité : [38] le 17 juin 1953, engendré notamment par l’élévation des normes de production, lui permet justement, en décalant le regard, en élargissant le cadre, de pointer une question susceptible de se poser des deux côtés du Mur, celle d’un travail devenu source de déshumanisation, si bien que, dans une telle perspective, le soulèvement contre le régime est-allemand pourrait devenir un événement commun aux deux Allemagnes, en ce qu’il interrogerait, de façon différente mais tout aussi fondamentalement, aussi bien le socialisme réel que le système capitaliste.

25À travers la figure de Lackner dans « Streik », Brasch opère en effet une critique à la fois de la RDA et de la RFA, s’en prenant plus généralement à une conception occidentale du temps et du progrès, héritée des Lumières, qui requiert de chacun la participation à une organisation du travail obéissant à un principe de rendement. À l’opposé de l’activiste Rotter, Lackner refuse de travailler : dès le début de la scène, il est allongé sur le dos et proteste contre tout ce qui vient troubler son repos. Ses répliques font allusion à Diogène : « Du stehst mir in der Sonne, Monteur […]. Du stehst mir noch immer in der Sonne, Monteur ». [39] Lackner est ainsi à placer dans la lignée de ces figures qui réclament un « droit à la paresse », selon le titre de l’ouvrage de 1885 de Paul Lafargue, et auxquelles se réfère l’auteur dramatique : outre Diogène, Brasch évoque également dans son journal intime, à la date du 29 octobre 1969, Oblomov d’Ivan A. Gontcharov, autre emblème de l’oisiveté. [40] Il variera de surcroît ce motif en 1983, dans sa pièce Mercedes, à travers le personnage d’Oï, qui vit sa situation de chômage comme une vacance offrant un espace de liberté propice au jeu et à la création. Dans une telle optique, la paresse, ce temps « perdu », désigne en réalité un autre usage du temps, lequel, en n’étant plus linéaire ni planifié, pourrait s’ouvrir à la surprise de l’événement. Le non-travail de Lackner entre par conséquent en contradiction, dans la scène « Streik », aussi bien avec le système capitaliste marqué par le précepte « time is money » qu’avec le socialisme réel, lequel célébrait le Titan Prométhée en héros du travail et du progrès, « Prométhée » étant d’ailleurs le surnom conféré par l’un des monteurs à Rotter. [41] L’oisiveté assumée par le double antithétique de ce dernier, Lackner, s’oppose également à l’arrêt du travail qu’est la grève des ouvriers du bâtiment, en guise de protestation contre le régime, et qui ne pourra constituer qu’une cessation temporaire de toute activité, sans remise en cause essentielle, si bien que le marginal Lackner, tel un grain de sable dans les rouages de la machine, échappe tout autant aux grévistes qu’à la répression du gouvernement est-allemand.

26Dans Rotter, Brasch aborde donc certes le soulèvement historique du 17 juin 1953 et ses « légendes », mais il déplace la problématique en interrogeant plus fondamentalement la conception même du travail. L’événement se trouve en fait décentré au sein de la scène « Streik ». Sur le plan dramatique, non seulement la constellation des personnages ne peut se réduire à un face-à-face entre deux « camps » au sujet de l’attitude à adopter face à la grève, mais tous ne semblent pas, en outre, véritablement concernés par le mouvement de protestation qui revêt par moments le statut d’action secondaire, voire de simple toile de fond. Le début de la scène est ainsi occupé par le pari entre Krüger et Bertin qui se solde par le malaise de ce dernier et les pousse tous les deux à reléguer à l’arrière-plan la grande histoire :

27

3. Arbeiter : Hört ihr nicht. Streik in Berlin.
Krüger : Er muß ins Krankenhaus.
3. Arbeiter (schreit) : Bring ihn ins Krankenhaus oder sonstwohin. Lackner, mach das Radio lauter.
Krüger (spuckt aus) : Der verreckt und ihr hört Radio. Komm, Bertin.
(Stützt ihn, beide ab). [42]

28Krüger et Bertin ne réapparaîtront qu’à la fin de la scène, accueillis par un propos à double sens d’un de leurs camarades : « Krüger, Bertin, so geht es manchmal. Ihr habt eine deutsche Revolution verpaßt ». [43] Les deux ouvriers, aux prises avec des soucis d’estomac, ont en effet été absents au moment crucial, tout comme Rotter emprisonné par les grévistes, et la tentative de « révolution » a par ailleurs échoué, selon le topos de la « misère allemande », que réutilise ici Brasch. En ce sens, le décentrement de l’action dramatique, laquelle ne porte pas directement sur le soulèvement mais plutôt sur ses à-côtés, constitue le symptôme de l’événement historique « manqué » : la révolution du 17 juin 1953 n’a pas eu lieu, les acteurs de cette prétendue révolution ayant parfois eux-mêmes fait défaut. De manière analogue, dans son projet de scénario « Das Fest der Besiegten », Brasch place au centre du film la figure d’un jeune ouvrier est-allemand, Robert K., qui séjourne en prison à la suite d’un cambriolage et se trouve tout à coup libéré, par les insurgés, le 17 juin 1953. [44] Or son personnage n’a guère cure du soulèvement, même s’il n’en permet pas moins à l’auteur de montrer, à travers le parcours erratique de cet (anti)- héros, à l’Est et à l’Ouest de Berlin, « la ville en révolte ». [45] Brasch va donc jusqu’à questionner le statut même d’« événement » historique.

Opacité

29Dans Rotter, le 17 juin 1953 ne constitue pas un événement « lisible », qu’il est possible d’intégrer dans le flux lissant d’un récit de l’histoire et d’une fable dramatique linéaires, clos sur eux-mêmes. L’ensemble du texte se présente comme une succession de scènes, sur le mode de la revue, sans véritable lien entre elles, loin de toute perspective téléologique : « ein Stück aus “großen rohen Blöcken”, uneinheitlich und die Formen gegeneinander führend », écrit Brasch dans son journal intime. [46] Il prend ce faisant le contrepied de la doctrine à la fois esthétique et idéologique du réalisme socialiste, laquelle préconisait, dans le cadre du théâtre, l’écriture de pièces conçues sur le modèle aristotélo-hégélien d’une totalité organique et censées célébrer, à travers leurs héros positifs et la progression de l’action, les progrès du socialisme. L’auteur de Rotter récuse tout point de vue de surplomb sur l’histoire, perspective dont se gausse d’ailleurs l’un des ouvriers grévistes en s’adressant au personnage éponyme, qu’il vient d’emmurer : « 2. Monteur : Dein Aussichtsturm ist fertig. Hier hast du guten Überblick über die historischen Ereignisse. Alle lachen ». [47] Au-delà des visions est- et ouest-allemandes de l’histoire, Brasch tenterait plutôt de retrouver la dimension d’interruption et d’irruption de l’événement, qui survient sans crier gare, sans explication, tout comme débutent et s’achèvent les différentes scènes de Rotter. Le théâtre serait justement le lieu de tels surgissements, ainsi qu’il l’explique dans un entretien de 1984 : « Man muß alle Irritationen, alles, was an Störungen und irrationalen Ausbrüchen möglich ist, in den Inszenierungen stark machen und zugleich skizzenhaft lassen ». [48] L’image qui caractérise au mieux l’écriture dramatique de Brasch est sans doute celle du chantier, où se déroule d’ailleurs « Streik » : une construction inachevée, des matériaux dans leur état premier, des moments historiques où tout est encore en friche et où tout est encore possible. [49] À travers les brèches et les ruptures dont témoigne la forme ouverte de Rotter, l’auteur dramatique mettrait ainsi en œuvre un théâtre qui, loin de reproduire les discours déjà existants sur le 17 juin 1953, ferait véritablement événement.

30Il pourrait être alors fructueux de rapprocher la pièce de Brasch de réflexions historiographiques contemporaines sur la notion d’événement. Dans son ouvrage de 2010 Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, l’historiographe François Dosse examine à cet égard les mutations récentes de l’écriture de l’histoire : [50] après l’histoire événementielle du XIXe siècle, reposant sur une conception linéaire du temps, après l’histoire longue du XXe siècle (celle des Annales), insistant au contraire davantage sur les évolutions structurelles, on assisterait, depuis la fin du XXe siècle, à un retour de l’événement, lequel évoquerait désormais le visage énigmatique du sphinx, plus que des liens de causalité. Il se présenterait comme une cristallisation de significations potentielles à déchiffrer, se métamorphosant au fur et à mesure de ses mises en récit. Or il nous semble que le 17 juin 1953 dans Rotter serait susceptible de correspondre à une telle conception, dans la mesure où il est dégagé de tout enchaînement logique, de toute explication déterministe, mais n’en est pas moins présent et revêt, dans sa matérialité brute, un caractère à la fois imprévisible et indéfini qui l’ouvre à de multiples interprétations possibles. L’événement devient un symptôme ou encore un hiéroglyphe à décrypter, dans le cadre d’un temps qui n’est plus à appréhender selon un seul axe de référence, mais qui relève de durées subjectives et se démultiplie, comme en témoigne la conversation sur le dérèglement des horloges entre deux piquets de grève dans la scène « Streik » :

31

1. Streikposten : Wie spät.
2. Streikposten : Zu spät, wie immer in diesem Land.
1. Streikposten : Ich meine, wieviel Uhr.
2. Streikposten : Zu viele Uhren zeigen zuviel verschiedene Stunden an. Die frühen Uhren schlagen fünf nach Mitternacht, die späten ticken einen neuen Tag. [51]

32Ce dialogue, qui n’est pas dépourvu d’accents shakespeariens, dépeint ainsi un temps sinon sorti de ses gonds, du moins à considérer dans sa dimension plurielle.

33Brasch souligne de la sorte la complexité d’un événement historique comme celui du 17 juin 1953. Il élabore dans Rotter une temporalité théâtrale proche de celle du rêve, lequel permet des phénomènes de condensation, de déplacement et de résurgence. Parmi les quatre saynètes qui composent « Streik », les deux tableaux centraux sont en effet consacrés à la nuit que Rotter passe tout seul, emmuré, à dormir. Le passé et ses fantômes peuvent alors resurgir, comme dans un rêve : les personnages de Kutz, Tezner et Grabow, qui étaient des soldats sous les ordres de Rotter pendant la Seconde Guerre mondiale, lors d’une scène précédente intitulée « Nachts singen die Soldaten », font tout à coup leur réapparition, sur un mode spectral. [52] Le 17 juin 1953 est ainsi mis en relation avec d’autres couches temporelles : à travers la biographie de Rotter, qui sert le gouvernement est-allemand comme il a servi le Troisième Reich, des continuités s’établissent entre l’avant et l’après 1945, en dépit du discours officiel du régime qui souhaitait tirer sa légitimité d’une RDA justement « antifasciste » et n’hésitait donc pas, au moment du soulèvement de 1953, à accuser l’autre côté du Mur de tentative de « putsch fasciste ». La rupture temporelle qu’engendre l’entrée en scène de Kutz, Tezner et Grabow est aménagée par la présence des « Vieux Enfants », dès le début de la deuxième saynète de « Streik » : ce groupe de personnages, qui font de régulières apparitions tout au long de la pièce en livrant leurs commentaires chantés et versifiés à la manière de comptines, semble tout droit sorti de quelque univers des contes et introduit un deuxième niveau dans Rotter, celui d’une réalité autre, empêchant l’assimilation de l’œuvre de Brasch à une simple « pièce historique ». Lackner, qui passe lui aussi une partie de la scène « Streik » sinon à dormir, du moins à aspirer au sommeil, souligne de même ce mélange, sur le mode du rêve, de strates temporelles : « Der alte Schnee […] Die alte Schinderei mit Zuckerguß versilbert. Seht euch doch an : Lahme Gäule vorn Karren gespannt, habt ihr ihn in den Dreck gezerrt, jetzt zerrt ihr ihn auf eine höhere Ebene ». [53] Brasch ne fait pas par hasard appel à des images évoquant le Moyen Âge : ce serait la guerre des paysans de 1525, cette tentative manquée de soulèvement révolutionnaire qui resurgirait lors du 17 juin 1953. [54] Au lieu d’interpréter l’événement historique, l’auteur de Rotter met donc en scène, curieusement, des personnages qui le « dorment » en quelque sorte, de manière que l’histoire, ainsi décentrée, somnambulique, puisse être appréhendée comme un matériau opaque, ouvert à d’autres possibles.

34Thomas Brasch qui, à l’instar de bien des artistes de sa génération en RDA, redoutait tout risque d’emprise idéologique, n’aura de cesse de renouveler ce geste de (re)mise en chantier de l’histoire et de ses histoires. Il fut en particulier mécontent de la réception de Rotter, dans la mesure où le texte eut tendance à être perçu comme un drame historique, qui proposerait la vision « braschienne » de l’histoire allemande. [55] Or, ainsi que nous avons essayé de le montrer, si l’auteur dramatique démonte dans la scène « Streik » les lectures est- et ouest-allemandes du 17 juin 1953, il n’en livre pas pour autant une interprétation antagoniste et/ou alternative. Peu après la création de sa pièce par Christof Nel à Stuttgart en 1977, Brasch a publié Rotter en y adjoignant des extraits de son journal intime, des photographies, des lettres, etc., afin de constituer un « montage hétérogène » de textes et d’images, ne permettant « aucune lecture linéaire ». [56] L’auteur justifie alors son projet de la sorte :

35

Das Buch soll eine Arbeit beschreiben, nicht ein Produkt dokumentieren […]. Ich habe dieses Buch als ein Experimentierfeld verstanden, das keine Resultate nötig hat, sondern den Prozeß zum Gegenstand macht. [57]

36Il nous semble que l’écriture dramatique de Brasch, en mettant l’accent sur le processus même de la création artistique, tenterait précisément de (re)donner à l’événement historique que constitue le 17 juin 1953, face à toute tentative pour l’intégrer dans une « histoire », la disponibilité, il est vrai peut-être illusoire, de quelque matériau.

Notes

  • [*]
    Florence BAILLET, Professeur en études germaniques, Sorbonne Nouvelle, 22 bis avenue Victor Hugo F-92340 Bourg-la-Reine ; courriel : florence.baillet@gmail.com
  • [1]
    Thomas Brasch : Rotter Und weiter – Ein Tagebuch, ein Stück, eine Aufführung, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1978, p. 113-122.
  • [2]
    Thomas Brasch : « Das Fest der Besiegten », in Martina Hanf, Kristin Schulz (Hrsg.) : Das blanke Wesen – Arbeitsbuch Thomas Brasch, Berlin : Theater der Zeit, 2004, p. 110-111.
  • [3]
    Thomas Brasch : « Ich merke mich nur im Chaos » - Interviews 1976-2001, Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 2009, p. 54 et p. 84.
  • [4]
    Voir (entre autres) Matthias Braun : « Der 17. Juni in der Prosaliteratur in der DDR », in Carsten Gansel (Hrsg.) : Gedächtnis und Literatur in den « geschlossenen Gesellschaften » des Real-Sozialismus zwischen 1945 und 1989, Göttingen : V & R unipress, 2007, p. 107-120.
  • [5]
    Brasch dépeint son projet de film sur le 17 juin 1953, Das Fest der Besiegten, de la manière suivante : « [Der Film] muß […] ein Epos über Geschichte, Auflehnung, Hoffnung und Verwirrung sein, auch über die Entstehung von Geschichtsklitterung und Mythen ». Cf. Hanf, Schulz (note 2), p. 110.
  • [6]
    Bernard Ludwig parle à ce sujet d’une « poussée mémorielle », ainsi que d’un « boom médiatique et éditorial ». Cf. Bernard Ludwig : « Le soulèvement du 17 juin 1953. Enjeux politiques, mémoires concurrentes et construction identitaire », in Jean-Paul Cahn et Ulrich Pfeil (dir.) : Allemagne 1945-1961 – De la « catastrophe » à la construction du Mur, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 173.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Brasch (note 3), p. 304.
  • [9]
    Text + Kritik Thomas Brasch V/12, n° 194 (2012).
  • [10]
    Il existe néanmoins des tentatives en ce sens. Cf. Jens Ponath : Spiel und Dramaturgie in Thomas Braschs Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann, 1999.
  • [11]
    Brasch (note 1), p. 115.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Klaus Schroeder : Der SED-Staat. Geschichte und Strukturen der DDR, München : ECON-TB Verlag, 1998, p. 123-124.
  • [14]
    Pour le personnage de Rotter, Thomas Brasch s’est inspiré de la vie de Siegfried Graupner, qui fut d’abord un nazi convaincu avant de participer à l’édification du socialisme réel. Cf. Brasch (note 1), p. 10.
  • [15]
    Ibid., p. 118.
  • [16]
    Ibid., p. 116.
  • [17]
    Thomas Wild : « 17. Juni 1953 », in Michael Opitz, Michael Hofmann (Hrsg.) : Metzler Lexikon DDR-Literatur, Stuttgart, Weimar : Metzler, 2009, p. 315.
  • [18]
    Brasch (note 1), p. 121.
  • [19]
    Mikhaïl Bakhtine : L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit par Andrée Robel, Paris : Gallimard, 1970.
  • [20]
    Brasch (note 1), p. 113-114.
  • [21]
    Ibid., p. 113. Dans les brouillons de Rotter, Brasch insiste sur cette dimension grotesque en qualifiant les ouvriers de « Eierfresserclowns ». Cf. Akademie der Künste, Berlin, Thomas-Brasch-Archiv, Nr 261.
  • [22]
    Brasch (note 1), p. 113.
  • [23]
    Ibid., p. 115.
  • [24]
    Gerald Stieg : « Versuch einer Philosophie des Hanswurst », in Zurück zur Natur – Materialien und Dokumentation, 5. Duisburger Akzente (1981), p. 139.
  • [25]
    Ludwig (note 6), p. 178 et p. 183.
  • [26]
    Brasch (note 1), p. 116.
  • [27]
    Ibid., p. 117 et p. 118.
  • [28]
    Juste après son arrivée en RFA, Brasch déclarait : « Zum politischen Fall bin ich lange genug gemacht worden, das reicht […]. Ich stehe für niemand anders als für mich ». Cf. Brasch (note 3), p. 17. Lackner citerait donc quasiment des propos de l’auteur dramatique. Néanmoins, cela n’empêche pas Brasch de prendre ses distances par rapport à son personnage, en jugeant Lackner aussi « psychopathe » que Rotter. Cf. Brasch (note 1), p. 142.
  • [29]
    Brasch (note 3), p. 21.
  • [30]
    Brasch (note 1), p. 117.
  • [31]
    Brasch souligne à cet égard le modèle qu’ont constitué pour lui les concerts de rock : « Erfahrungen wurden nicht mehr von der Bühne vermittelt, sondern auf der Bühne gemacht ». Cf. Brasch (note 3), p. 22.
  • [32]
    Ibid., p. 16.
  • [33]
    Ibid., p. 156-157. La déclaration de Brasch a une dimension biographique, son propre père étant un cadre du SED.
  • [34]
    Jürgen Verdofsky constatait ainsi, peu avant la chute du Mur, que les auteurs dramatiques est-allemands ni publiés ni joués étaient restés éternellement « jeunes » aux yeux du régime. Cf. Otto Fritz Hayner, Jürgen Verdofsky : « Gespräch über Lothar Trolle », in Theater der Zeit, n° 11 (1987), p. 40.
  • [35]
    Ce motif des frères ennemis peut renvoyer à la lutte fratricide entre les deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice, ou encore, dans la Bible, à la rivalité fraternelle entre Caïn et Abel. Heiner Müller s’appuie également sur cet archétype dans ses pièces Die Schlacht, Germania Tod in Berlin et Zement. De manière générale, comme le souligne Gérard Laudin (qui se penche pour sa part sur le motif des frères ennemis chez les Stürmer), « le thème de Caïn et Abel a été très productif en Allemagne. » Cf. Gérard Laudin : « Caïn au 18e siècle. Discontinuité tragique ou arbitraire des lois successorales », Études germaniques 55 (1990), 3, p. 274.
  • [36]
    Brasch (note 3), p. 36-37.
  • [37]
    Cf. Konrad H. Jarausch : « Deux fois l’Allemagne – une seule histoire ? Pour l’intégration des deux histoires allemandes d’après-guerre », in Jean-Paul Cahn, Ulrich Pfeil (dir.) : Allemagne 1961-1974 – De la construction du Mur à l’Ostpolitik, vol. 2/3, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 373-389, et Christoph Kleßmann, Hans Mittelwitz, Günter Wichert (Hrsg.) : Deutsche Vergangenheiten – eine gemeinsame Herausforderung. Der schwierige Umgang mit der doppelten Nachkriegsgeschichte, Berlin : Links, 1999.
  • [38]
    Brasch revient souvent sur ce sujet dans ses entretiens : « [Es bestehen] Schwierigkeiten […], dieses Land als Teil der allgemeinen Industriegesellschaft zu verstehen, mit all den weiter wirkenden Gesetzen, Schmerzen, die ideologisch nicht auflösbar sind ». Ou encore : « Es gibt außer der Mauer und ihren Auswirkungen keine spezifische DDR-Problematik. Alle anderen gegenwärtigen Probleme (Nachlassen des Fortschrittsglaubens, Bürokratie, Ohnmacht) finden sich vermutlich auch in Finnland oder Japan ». Cf. Brasch (note 3), p. 13 et p. 21.
  • [39]
    Brasch (note 1), p. 116-117.
  • [40]
    Hanf, Schulz (note 2), p. 11.
  • [41]
    Brasch (note 1), p. 119.
  • [42]
    Brasch (note 1), p. 115.
  • [43]
    Ibid., p. 122.
  • [44]
    Hanf, Schulz (note 2), p. 110.
  • [45]
    Ibid., p. 111. Dans la première version de ce scénario, Brasch précise explicitement : « Robert […] interessiert sich für den Aufstand wenig ». Cf. Akademie der Künste, Berlin, Thomas-Brasch-Archiv, Nr 333.
  • [46]
    Brasch (note 1), p. 9.
  • [47]
    Ibid., p. 119.
  • [48]
    Brasch (note 3), p. 184.
  • [49]
    Brasch (note 1), p. 113.
  • [50]
    François Dosse : Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris : Presses Universitaires de France, 2010.
  • [51]
    Brasch (note 1), p. 121.
  • [52]
    Ibid., p. 120 et p. 96-102.
  • [53]
    Ibid., p. 117.
  • [54]
    Brasch (note 3), p. 84 et p. 242-243.
  • [55]
    Ponath (note 10), p. 107.
  • [56]
    Ibid., p. 105.
  • [57]
    Brasch (note 1), p. 193.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions