1Dans la préface au lecteur de son édition de 1603 des Essais de Montaigne, John Florio définit le parcours mythique de la traduction. Ce passage est demeuré célèbre en raison de la référence à Giordano Bruno qu’il contient :
My olde fellow Nolano tolde me, and taught publikely, that from translation all Science had it’s of-spring. Likely, since even Philosophie, Grammar, Rhetorike, Logike, Arithmetike, Geometrie, Astronomy, Musike, and all the Mathematikes yet holde their name of the Greekes: and the Greekes drew their baptizing water from the conduit-pipes of the Egiptians, and they from the well-springs of the Hebrews or Chaldee.
3Florio, suivant en cela la tradition des traducteurs humanistes, donne à la traduction une origine qui va chercher le savoir à sa source, chez les Hébreux ou les Chaldéens, via les Grecs. Il existe donc dans cette perspective, partagée par de nombreux traducteurs de cette époque, une langue archétypale qui serait un modèle originel commun à toutes les langues, tradition qui doit beaucoup aux notions de translatio imperii et translatio studii, appliquées à la langue et au savoir (Cohen). Le grammairien français Jacques Bourgoing décrit plus précisément cette origine commune aux langues, ainsi que le processus historique au cours duquel la langue originelle que constitue la Tour de Babel voit sa pureté altérée :
Et encore que par la mesme permission divine, l’orgueil eust engendré confusion en Babilone, & diversité de langues, & que la pureté de la premiere ayt esté altérée ; toutesfois est a bon droit appellée la langue divine et mere, par laquelle Dieu a parlé & escrit, continuée es Hebrieux & Juifs jusqu’à ce temps. De la vient que leurs maistres, Rabbins & Thalmudistes, recherchent tant les mots, leur origine, analogie, propriété, fondent sur eux & sur chascune lettre plusieurs excellences et mystères, & y establissent leur seule & grande doctrine Caballique, que, peut estre trop superstitieusement. Mais par la donnent à entendre que la parolle & les mots enseignants, les choses doivent contenir leurs vertuz & propriétés.
5De la même façon, le savoir aurait été à l’origine contenu dans un modèle commun et absolu, celui des Anciens, qui aurait ensuite été redistribué dans diverses cultures, au gré des traductions effectuées. Par exemple, le préfacier anonyme du Worthy Tract, traduction de Paolo Giovio par Samuel Daniel, dit à ce sujet : « The Hebrews hatched knowledge, Greece did nourish it, Italie clothed and beautified it, & the artes which were left as wards in their minoritie to the people of Rome, by Translators as most carefull Gardiners, are now deduced to perfect age and ripenesse » (Daniel 1976). Mais, selon les humanistes, si la traduction est une donnée indispensable au savoir, il lui est impossible de reconstituer la langue de départ dans le parcours de multiplication des langues accompli depuis cette origine. Elle aboutit donc nécessairement à une perte. Florio ajoute à ce paradoxe en soulignant que le savoir qu’il offre à ses lecteurs s’écrit et se traduit en langue non savante, français chez Montaigne, et anglais pour lui, et que, de fait, l’archétype originel du savoir, conçu dans une langue savante, est devenu un ouvrage en langue vulgaire offert au commun des lecteurs :
Why but Learning would not be made common. Yea but Learning cannot be too common, and the commoner the better. Why but who is not jealous, his Mistresse should be so prostitute? Yea but this Mistresse is like ayre, fire, water, the more breathed the clearer; the more extended the warmer; the more drawne the sweeter. It were inhumanitie to coope her up, and worthy forfeiture close to conceale her.
7Pour Florio, cette transformation du savoir en langue vulgaire ne peut être que bénéfique et nécessaire, ainsi qu’il l’exprime par cette comparaison provocatrice. Mais ses protestations affirmées montrent que la traduction en anglais est encore ressentie, au moment où il publie les Essais en anglais, comme une version édulcorée du savoir, où le texte, en quelque sorte, s’use dans le parcours accompli. On retrouve là aussi une idée véhiculée par les humanistes. Par exemple, dans sa Défense et illustration de la langue française (1549), Joachim Du Bellay, qui défend pourtant l’idée que le latin et le grec ne sont pas supérieurs aux langues non savantes, exprime sa méfiance pour la traduction :
Mais que dirai-je d’aucuns, vraiment mieux dignes d’être appelés traditeurs que traducteurs ? vu qu’ils trahissent ceux qu’ils entreprennent exposer, les frustrant de leur gloire […] ; pour acquérir le nom de savants [ils] traduisent à crédit les langues, dont jamais ils n’ont entendu les premiers éléments, comme l’hébraïque et la grecque : et encore pour mieux se faire valoir, se prennent aux poètes.
9En Angleterre, à l’époque où traduisent Florio et George Chapman, on observe encore la même méfiance envers le processus de traduction en anglais. Dans la préface de Florio se trouve exposé le paradoxe des traducteurs anglais de la fin du xvie et du début du xviie siècle dont relève encore Chapman quand il aborde Homère. La plupart d’entre eux doivent trouver une justification à leur activité, afin de prouver que la traduction, même si elle s’éloigne du texte de départ, est un travail nécessaire à la diffusion du savoir. La justification est d’autant plus indispensable qu’ils s’expriment en langue non savante, et en anglais de surcroît. En effet, dans la vision d’une langue d’origine commune, l’anglais, plus éloigné du modèle commun que l’italien ou le français, doit trouver sa place. Jacques Bourgoing évoque ainsi l’histoire des langues : « De ladicte langue Latine laquelle a eu son origine à Rome dominatrice du monde, sont engendrées & derivées la Françoise, l’Italienne, l’Hespagnole : trois seurs d’une mere Latine, grand mere Grecque, antique mere Hebraique, s’accompaignans et aidans l’une l’autre, & communiquans de pres par les interposés pays & idiomes » (Préface). Les langues latines sont considérées dans ce modèle comme des descendantes directes des langues savantes, alors que les autres idiomes n’apparaissent pas dans ce schéma. La tâche est donc bien plus difficile pour les traducteurs anglais. Les traducteurs anglais d’Homère ont d’ailleurs commencé leur œuvre bien après leurs prédécesseurs italiens ou anglais. On éditait également Homère dans sa langue d’origine en France bien avant la première édition anglaise, établie par George Bishop en 1591 (Ford 4).
10La plupart des traducteurs préfaciers, utilisant l’étymologie latine des différents termes désignant leur pratique, envisagent la traduction comme un parcours accompli d’un pays à un autre, c’est-à-dire une naturalisation. Ce dernier terme, fréquemment employé aujourd’hui par les théoriciens de la traduction, était déjà connu à l’époque : Chapman utilise le terme « naturallized » dans The Teares of Peace (1609) à propos de sa traduction d’Homère (1998a, 323). Les préfaces, passages obligés de ce parcours, viennent affirmer le statut littéraire du texte traduit (Norton 234-35 ; Kitagaki vi). Le traducteur y décompose son acte de traduction, prenant comme point de départ le texte source et décrivant le processus, puis accomplit un parcours de reconstruction de son propre texte. C’est, ainsi que l’a noté Glyn P. Norton, par ce double procédé de déconstruction puis de reconstruction, que le traducteur peut alors montrer que sa traduction est un texte littéraire à part entière, puisqu’elle est la métamorphose d’un texte source en un autre texte véritablement littéraire (Norton 235). On l’a, en quelque sorte, changé de pays, mais sans aucune déperdition.
11C’est cette même problématique qui anime Chapman dans le paratexte accompagnant sa traduction d’Homère, en particulier de l’Iliade, pour laquelle il a d’ailleurs plus écrit que pour l’Odyssée, notamment parce que la traduction en est parue en plusieurs fois et dans plusieurs versions différentes. Pour Chapman, le problème du statut de sa traduction est plus épineux que pour Florio, puisqu’il réside dans la traduction d’un texte fondateur apparaissant lui-même, notamment depuis Aristote, comme un archétype littéraire, celui de l’épopée. De plus, le texte source est en langue grecque, et Chapman prend bien garde de montrer son contact direct avec le texte d’origine, au contraire de son prédécesseur anglais Arthur Hall, qui avouait dès le titre de sa traduction partielle de 1581 — Ten Books of Homers Iliades, translated out of French — que son texte source était en français (il s’agissait de la traduction établie par Hugues Salel). Il est néanmoins aujourd’hui admis que Chapman a aussi utilisé des versions latines des textes d’Homère. Il a notamment eu en mains l’édition gréco-latine de Jean de Sponde, sa source principale, publiée à Bâle en 1583 et qui contient la traduction latine d’Andreas Divus, et un lexique gréco-latin qui lui tient lieu de dictionnaire grec, le Lexicon graeco-latinum novum de Joannes Scapula (Underwood 20, Bartlett 99-101). Cela, bien sûr, n’enlève rien à la qualité et au souffle épique incontestable du texte d’arrivée, mais tel n’est pas mon propos ici.
12Fidèle à la tradition, Chapman établit un parcours du texte, d’abord à travers la terminologie employée, notamment dans deux textes particulièrement importants, l’épître (« To the Reader ») et la préface au lecteur (« Preface to the Reader ») qui accompagnent la traduction de l’Iliade dans la première édition complète de 1611 (« To the Reader » apparaissait déjà dans l’édition partielle de 1608). C’est d’abord le mouvement du texte qui est mis en évidence, mouvement que l’on peut percevoir comme suivant trois étapes : tout d’abord mouvement d’un pays à un autre, puis mouvement du texte sur lui-même, correspondant à la transformation du texte, et enfin mouvement du texte vers le lecteur. Chapman utilise indifféremment les mots « traduction » et « translation », comme c’était l’usage à l’époque (on peut d’ailleurs noter que cette concurrence entre les deux termes a existé en français à la même époque, avant que chacune des deux langues arrête son choix sur l’un ou sur l’autre). Traduire ou translater, « traduce » ou « translate », en français comme en anglais, c’est accomplir un parcours, transporter, transférer en un autre lieu. Par ce changement de lieu, Homère sera naturalisé, « As borne in England » (« To the Reader » 1998b, 11). dit Chapman. Mais, puisqu’il s’agit d’Homère, le mouvement n’en sera que plus grand, le parcours n’en sera que plus long. Chapman emploie donc l’expression « ample transmigration » (ibid.) qui donne toute la mesure du voyage effectué par le texte. Transmigratio, en latin, évoque le passage d’un lieu à un autre, changement de pays ou d’habitation. Évidemment, Chapman joue aussi sur le sens moderne de la métempsycose, récupérant ainsi, si l’on peut dire, l’âme d’Homère, et envisageant la possibilité d’une réincarnation dans le texte anglais, qui est aussi son corps à lui. D’ailleurs, il utilise plusieurs fois l’expression « my conversion » (au vers 10 de « To the Reader », par exemple), qui se réfère à ce que l’on peut considérer comme la deuxième étape du voyage, c’est-à-dire la métamorphose d’un texte en un autre texte. Dans ce sens là, « conversion » a d’abord été employé par Ramus dans son Ciceronianus (Norton 222). La « conversion », dans son étymologie, évoque un mouvement circulaire, mais aussi un changement radical. C’est chez les auteurs chrétiens que le mot a pris le sens de « l’action de se tourner vers Dieu ». Enfin, dans la préface, Chapman parle aussi de l’« interprétation » du texte — « the interpretation of any Author » (« The Preface to the Reader » 1998b, 17) — terme qui conclut le parcours par un troisième mouvement, par lequel le traducteur offre le texte au lecteur. Interpres, dans son étymologie, se réfère à un intermédiaire, ou à un commentateur. À la fin du xive siècle, l’interprète est celui qui transmet et explique la volonté des dieux, puis celui qui fait connaître ce qui est caché. Plus tard, pour Montaigne, il peut y avoir excès d’interprétation lorsque l’interprète se fait gloseur, ajoutant inutilement du sens là où il y en avait déjà. Dans « De l’expérience », il conclut sur ce sujet : « Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu’à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres, que sur autre subject : Nous ne faisons que nous entregloser » (Montaigne 1045). Pour Chapman, « the interpreter », c’est bien le traducteur, mais c’est également un gloseur ; c’est celui qui ne choisit pas la traduction mot à mot — pratique qu’il ne cesse de dénoncer — mais qui, au contraire, n’hésite pas à réécrire, à habiller sa prose de tout ce qui est nécessaire afin d’obtenir la forme appropriée :
.. . it is the part of every knowing and judiciall interpreter not to follow the number and order of words but the materiall things themselves, and sentences to weigh diligently, and to clothe and adorne them with words and such a stile and forme of Oration as are most apt for the language into which they are converted.
14Ainsi, Chapman se situe, comme Florio, dans le droit fil des traducteurs humanistes. En effet, l’emploi caractéristique de mots tels que « translation », « traduction », « conversion », « interpret », « transmigration » n’est pas uniquement d’ordre pratique. Il dénote que Chapman se place délibérément dans une lignée de traducteurs dont il adopte les pratiques (Norton 334). Suivant en cela aussi la tradition, il s’efforce de démontrer en quoi il se démarque des autres traducteurs d’Homère, par quoi pèchent leurs traductions, et pourquoi la sienne est meilleure que les autres.
15Ce qui fait l’originalité du projet de Chapman, c’est, mis à part le fait qu’il est le premier traducteur à avoir donné une version complète de l’Iliade et de l’Odyssée en anglais, la relation personnelle qu’il entretient avec Homère, et qui lui permet, dans une mise en scène de lui-même, de définir un parcours traductif exceptionnel. Dans sa préface, selon la convention, il condamne les traducteurs qui l’ont précédé. Ayant évoqué le Français Hughes Salel, les Italiens Lorenzo Valla et Paolo Badessa, et l’Allemand Hessus, il montre en quoi ils ont échoué : « They fail’d to search his deepe and treasurous hart » (« To the reader », v. 139). Chapman envisage donc le texte homérique comme un mystère dissimulé, que seule une traduction adéquate pourra révéler. Pour bien traduire, c’est-à-dire pour révéler le trésor caché du texte, il faut posséder la bonne clef, « The fit key/ To Nature » (v. 140-41). Pour cela, il faut être un véritable poète, afin, dit-il, d’ouvrir la poésie avec de la poésie : « With Poesie to open Poesie » (v. 142). Lui seul, Chapman, en est capable : « Which in my Poeme of the mysteries/ Reveal’d in Homer I will clearely prove » (v. 143-44). Le parcours de la traduction aboutit donc à l’écriture d’un poème, « my Poeme », et seul un poète peut traduire la poésie.
16Il n’est pas innocent pour Chapman d’utiliser le terme de « mystère ». Tout au long de la préface, il met en évidence le caractère sacré de celui qu’il nomme « our thrice sacred Homer » (v. 180). La révélation du mystère n’appartient ainsi qu’aux seuls initiés. Les poètes sont les prêtres de cette religion homérique, dont le temple est fermé aux profanes, mauvais traducteurs ou détracteurs, pour lesquels Chapman n’a que mépris : « For my other fresh fry, let them fry in their foolish gals — nothing so much weighed as the barkings of puppies or foisting hounds, too vile to thinke of our sacred Homer or set their prophane feete within their lives’ lengths of his thresholds » (« Preface to the Reader » 1998b, 15). Ce type de rhétorique est assez fréquent chez Chapman, qui n’hésite pas à instaurer une frontière étanche entre les initiés et les profanes, et notamment en termes spatiaux, jouant bien sûr avec l’étymologie du mot « profane ». Elle est ici d’autant plus véhémente que Chapman sait qu’il livre un texte écrit en anglais, issu d’un texte écrit dans la langue savante par excellence, le grec.
17Il est important de se souvenir que la relation de Chapman à Homère est particulière. Dans la note « Of Homer », Chapman fait appel à plusieurs généalogies mythiques, qui avaient cours alors et qui faisaient d’Homère un poète sacré. Comme Aristote, qu’il cite, Chapman considère l’œuvre d’Homère comme l’archétype même de la poésie : « Of all bookes extant in all kinds, Homer is the first and best » (1998b, 14), écrit-il. Il en souligne le caractère universel, puisque les Barbares eux-mêmes le considèrent comme sacré : « Nay, even amongst the Barbarous not onely Homer’s name but his Poems have bene recorded and reverenced » (1998b, 20).
18Chapman va plus loin que les autres traducteurs en décrivant le parcours qu’il accomplit en compagnie d’Homère dans un poème indépendant de sa traduction, The Teares of Peace. Ce poème, publié en 1609 et dédié — comme l’Iliade de 1611 — au prince Henry, est écrit sous la forme d’un dialogue entre une figure allégorique de la paix, Peace, et le poète lui-même. Il est censé célébrer la trêve de douze ans tout juste conclue à Anvers entre l’Espagne et les Pays-Bas, dont Jacques Ier avait été l’un des artisans. Chapman y célèbre surtout le savoir, « Learning », sans qui cette paix ne serait rien. Plus important encore, il y fait apparaître la figure d’Homère, et y met en scène sa traduction des deux épopées grecques, opérant ainsi un détournement du parcours traductif, afin d’apparaître lui-même comme l’égal d’Homère dans l’Angleterre de son temps, et de montrer qu’il est possible d’être Homère en anglais.
19La trêve de douze ans n’est qu’un prétexte, puisque Chapman, après un éloge appuyé de Jacques Ier, passage obligé auquel il se plie dans les premiers vers de l’induction, se détourne du chemin de l’admiration, pour emprunter, comme il le dit, des voies moins pratiquées :
.. . I shund, (as is my use)The jarring preace, and all their times abuse,T’enjoy least trodden fields, and fre’est shades;Wherein (of all the pleasure that invadesThe life of man, and flies all vulgar feet,Since silent meditation is most sweet)I sat to it.. ..
21C’est dans ce lieu propice à la méditation, loin du vulgaire et du brillant de la cour, que Chapman rencontre la figure d’un homme qui surgit de l’ombre dans une douce lumière (« a comfortable light », v. 33). Apparemment, il est aveugle — « outward, blind », v. 36 — mais est néanmoins capable d’appréhender les choses passées et futures (« inward, past and future things he sawe », v. 37). Il s’adresse au poète et lui demande d’avoir plus confiance en lui-même, et de ne pas sous-estimer ce dont il est capable. Le poète entre alors en transe, et devient, comme l’homme qui est devant lui, une âme (« I brake into a trance, and then remainde/ (Like him) an onely soule », v. 65-66). Le poète lui ayant demandé son identité, cet homme lui répond :
I am (sayd hee) that spirit Elysian,That (in thy native ayre; and on the hillNext Hitchins left hand) did thy bosome fill,With such a flood of soule; that thou wert faine(With acclamations of her rapture then)To vent it, to the Echoes of the vale;When (meditating of me) a sweet galeBrought me upon thee; and thou didst inheritMy true sense (for the time then) in my spirit;And I, invisible, went prompting thee,To those fayre Greenes, where thou didst english me
23Homère — puisqu’il s’agit bien de lui — relate donc au poète le processus traductif. Il s’agit d’une véritable visite, au sens religieux du terme, qui se déroule en un lieu originel, Hitchin — lieu de naissance de Chapman, dans le Hertfordshire — et au cours de laquelle l’esprit d’Homère pénètre l’âme du poète. C’est ensuite sous son impulsion que Chapman effectue la naturalisation, non pas de l’œuvre, mais de la personne même d’Homère (« thou didst english me », mes italiques). Le parcours de la traduction, envisagé dans le paratexte comme une clef poétique ouvrant la poésie, devient ici parcours intime, au cours duquel Chapman est pénétré de l’esprit d’Homère : il devient enfin Homère, l’Homère anglais.
24Chapman prend prétexte à cette rencontre pour faire l’éloge du prince Henry — Homère devient « my Princes Homer », v. 87 — ce qui lui permet de s’adjoindre une caution politique. Puis Homère fait apparaître à Chapman la figure allégorique de la Paix, avec qui le poète va s’entretenir. Homère est — comme Chapman s’était décrit lui-même dans le paratexte de l’Iliade, révélant les mystères de la poésie homérique — celui qui fait apparaître la vérité dissimulée derrière les apparences : « how I now shoulde knowe, the hidden Truthe / (As Homer promist) » (v. 125-26). À partir du moment où l’âme d’Homère a pénétré celle de Chapman, la vision intérieure de celui-ci s’enrichit : « there did shine/ A Beame of Homers fre’er soule, in mine, / That made me see » (v. 174-76).
25Le poème tout entier semble s’écrire autour de ce double motif des fausses apparences et de la véritable substance, en accord avec l’esthétique de Chapman en général : d’une part, la découverte de ce qui est dissimulé sous les apparences (et que Chapman applique aussi à la découverte du savoir dans l’acte de traduction), et d’autre part, la dénonciation des fausses apparences qui ne dissimulent que le vide. La rhétorique néo-platonicienne qui sous-tend ce motif, et dont on a montré depuis longtemps qu’elle était caractéristique de Chapman, me semble ici l’indice d’une idéologie exprimant bien sûr une vision du monde, mais visant aussi à la justification de soi. Les traducteurs préfaciers utilisent d’ailleurs fréquemment cette rhétorique. Philemon Holland, dans sa préface à The Historie of the World (1601), traduction de Pline l’Ancien, emploie l’image du mystère révélé lorsqu’il critique les détracteurs de la traduction en langue vernaculaire : « What should Plinie (saith another) bee read in English, and the mysteries couched in his books divulged ». En dénonçant les fausses apparences, Chapman se présente comme un corps doté d’une âme archétypale, celle d’Homère. Cela lui permet, par contrecoup, de présenter son texte anglais comme une métempsycose directe du texte grec, une « transmigration ». C’est pourquoi il est si important pour lui de prouver qu’il a traduit directement du grec, sans l’intermédiaire du latin ou du français. Ainsi, son texte apparaîtra comme découlant directement du modèle d’origine, et n’en aura que plus de valeur, n’ayant subi aucune déperdition.
26C’est la raison pour laquelle, dans la préface à l’Iliade, Chapman adopte une rhétorique si violente contre ceux qui ont osé insinuer que son texte n’était pas issu directement du modèle grec :
But there is a certain envious Windfucker, that hovers up and downe, laboriously engrossing al the aire with his luxurious ambition and buzzing into every eare my detraction—affirming I turne Homer out of the Latine onely, etc.—that sets all his associates and the whole rabble of my maligners on their wings with him to beare about my empaire and poyson my reputation.
28Chapman est coutumier des préfaces assassines, mais ce passage est particulièrement virulent, probablement parce que l’oiseau dont il est question ici a osé mettre en doute le contact direct du traducteur avec le texte grec, et donc la transmigration effective et directe d’Homère à Chapman. D’après Phyllis Bartlett, par ailleurs éditrice des poèmes de Chapman, il pourrait s’agir de Ben Jonson (Bartlett 103). Néanmoins, rien ne prouve que cet oiseau ait une identité particulière et de plus, à la lecture du poème écrit par Ben Jonson en préface à la traduction par Chapman des Travaux et les jours d’Hésiode (1618), on est en droit d’avoir des doutes sur l’hypothèse de Bartlett. Ce poème est particulièrement élogieux, et s’il m’intéresse ici, ce n’est pas uniquement pour cette raison, mais c’est surtout parce qu’il se réfère aussi à la traduction d’Homère :
Whose worke could this be, Chapman, to refineOlde Hesiods Ore, and give it us; but thine,Who hadst before wrought in rich Homers Mine?What treasure hast thou brought us! and what storeStill, still, dost thou arrive with, at our shore,To make thy honour, and our wealth the more!If all the vulgar Tongues, that speake this day,Were askt of thy Discoveries; They must say,To the Greeke coast thine onely knew the way.Such Passage hast thou found, such Returnes made,As, now, of all men, it is call’d thy Trade:And who make thither else, rob, or invade.
30Ben Jonson résume, pour ainsi dire, le parcours en trois étapes de Chapman traducteur tel que celui-ci l’avait défini et mis en scène. Le premier mouvement apparaît dans la métaphore du voyage maritime, aller puis retour, accompli depuis les rivages anglais jusqu’aux côtes grecques, selon l’image habituelle des traducteurs préfaciers. Le second mouvement est exprimé par l’image alchimique de la transformation dans la première strophe, qui indique une métamorphose du texte. Le troisième est celui par lequel Chapman livre son trésor à ses lecteurs. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est que Ben Jonson détourne le parcours de Chapman, d’Angleterre en Grèce — « Passage » — puis de Grèce en Angleterre — « Returnes » — lorsqu’il utilise le vocabulaire dévolu à l’époque aux voyages des explorateurs du Nouveau Monde. Il s’agit d’un voyage exploratoire, dont seul Chapman connaît l’itinéraire. Ainsi la Grèce, autrefois territoire de l’archétype linguistique et savant, devient une terre vierge à explorer. Chapman, grâce à Ben Jonson, et deux cents ans avant Keats, quitte le territoire ancien des traducteurs humanistes pour aborder les côtes inexplorées de la traduction moderne, celle qui s’accomplit dans la langue parlée dans le pays du traducteur.
31L’intérêt des métaphores territoriales et géographiques tient à ce qu’elles établissent un terrain symbolique de la traduction. Ainsi, lorsque Chapman décrit sa rencontre avec Homère sur la colline d’Hitchin, il transforme son lieu de naissance en un territoire originel qui contiendrait l’essence du savoir et de la poésie, revenant ainsi au concept de savoir originel décrit par Florio. Cette affirmation, nécessaire, on l’a vu, pour le traducteur en langue non savante, associe le retour à une Arcadie perdue à l’exploration de territoires nouveaux, comme dans le poème de Ben Jonson. Le terrain même de l’origine du langage, du savoir et de la poésie se confond désormais avec une topographie de la modernité. Ce télescopage métaphorique reflète la juxtaposition — par le processus de la traduction — d’un langage perçu comme originel et d’une langue anglaise que l’on tente de moderniser et d’enrichir. Chapman traducteur fait l’éloge de l’évolution de sa propre langue, et n’hésite pas à la décrire dans Achilles Shield (1598) non comme un ensemble de signes figés, mais comme un corps vivant s’enrichissant de « sang neuf » :
For my varietie of new wordes, I have none Inckepot, I am sure you know, but such as I give pasport with such authoritie, so significant and not ill-sounding that if my countrey language were an usurer, or a man of this age speaking it, hee would thanke mee for enriching him.. .. All tongues have enricht themselves from their originall (onely the Hebrew and Greeke, which are not spoken amongst us) with good neighbourly borrowing and as with infusion of fresh ayre and nourishment of newe blood in their still growing bodies: and why may not ours?
33Ainsi, Chapman considère que l’hébreu et le grec sont des langues figées dans leur excellence première, alors que toutes les autres ont la possibilité, et même l’obligation, de s’enrichir. Chapman tente aussi de devancer d’éventuelles accusations de pédantisme quant à son apport de mots nouveaux. Il s’agit d’ailleurs d’une critique assez ancienne, que l’on trouve déjà chez Thomas Wilson dans The Arte of Rhetorique (1560). Wilson — utilisant, lui, l’expression « straunge ynkehorne termes” — condamne un trop grand raffinement de la langue anglaise, tout en l’associant avec la recherche de mots venus d’autres territoires, les termes « inkhorn » ou « inkpot » étant souvent associés à l’époque à l’importation de termes étrangers dans la langue anglaise. À l’époque où traduit Chapman, Samuel Daniel, dans A Defence of Ryme (1603), tout en affirmant que la langue anglaise a autant de valeur que les langues savantes comme le latin et le grec, condamne lui aussi l’importation de termes étrangers qui viennent heurter la forme pure de la langue anglaise : « we alwayes bewray our selves to be both unkinde, and unnaturall to our owne native language, in disguising or forging strange or unusuall wordes » (Daniel 1965, 158). S’il est encore nécessaire à Chapman de justifier son travail de traducteur, c’est qu’il existe encore une véritable opposition entre les tenants de cette aventure intellectuelle qu’est la traduction en anglais, et ceux qui s’y opposent. Philemon Holland, par exemple, pourfend dans sa préface à The Historie of the World ses détracteurs invétérés, en donnant à son combat une valeur politique :
such Momi as these.. . thinke not so honourably of their native countrey and mother tongue as they ought; who if they were so well affected that way as they should be, would wish rather and endeavour by all means to triumph now over the Romans in subduing their literature under the dent of the English pen, in requitall of the conquest sometime over this Island, atchieved by the edge of their sword.
35Lorsque Holland écrit « the Romans », il est évident qu’il effectue, sans le dire, un télescopage temporel entre la romanité antique et celle, contemporaine, du catholicisme, la traduction devenant ici un moyen de venger par la plume une éventuelle invasion « romaine », cet adjectif pouvant être lu selon ses deux acceptions. On note également que le traducteur — comme le fait Chapman — considère la traduction comme une affirmation de l’amour de sa propre langue, ou du moins, qu’il se sent obligé d’affirmer qu’il aime sa propre langue pour justifier sa traduction. Quelques années avant Holland, Giordano Bruno avait déjà effectué cette critique d’un usage pédant du savoir (Bruno qui est cité, rappelons-le, par Florio, mais aussi par le préfacier anonyme de The Worthy Tract), tout d’abord dans Le Chandelier (1582) en particulier à travers la figure de Mamfurio, tout imbu d’une culture archaïque, et toujours prêt à proposer une étymologie absurde lorsqu’on l’interroge sur le sens d’un mot. Il exprime la même critique dans L’Expulsion de la bête triomphante (publié à Londres en 1584) en dénonçant aussi les fausses apparences de savants ridicules qui dissimulent leur ignorance sous des dehors sérieux. Bruno utilise d’ailleurs fréquemment dans son œuvre la figure du dieu bouffon Momus.
36Pour Chapman, comme pour Holland, la traduction s’inscrit dans un processus idéologique qui vise à revendiquer la valeur de la langue anglaise, à lui faire changer de statut afin de la mettre à égalité avec les langues savantes. Préface après préface, les traducteurs anglais réaffirment les mêmes droits à révéler des mystères archétypaux dans leur propre langue et condamnent les mêmes détracteurs. Ce processus idéologique a également un aspect politique : Holland, publiant son Historie of the World en 1601, en appelle à la reine Élisabeth et à son Privy Council ; Chapman, on l’a vu, se place sous l’égide du prince Henry et du roi. Cette revendication idéologique connaît son affirmation la plus véhémente avec la publication, en 1611, de la Bible de Jacques Ier, dont les traducteurs justifient leur travail dans une préface, « The translators to the readers », véritable manifeste de la traduction, dans la langue anglaise, d’un texte archétypal s’il en fut. Cette publication ne met pas fin au débat sur la traduction, mais affirme haut et fort la nécessité pour la langue anglaise de s’affranchir de sa dépendance à l’égard des langues savantes.
Bibliographie
Bibliographie
- Bartlett, Phyllis. « Chapman’s Revisions in his Iliads ». A Journal of English Literary History 2 (1935) : 92-119.
- Bourgoing, Jacques. De origine usu et ratione vulgarium vocum linguae Gallicae, Italicae, & Hispanicae libri primi sive A, Centuria una. Paris : Steph. Prevosteau, 1583. Consulté sur http:// www. bvh. univ-tours. fr/ (10 novembre 2004).
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