Études 2017/1 Janvier

Couverture de ETU_4234

Article de revue

De la Réforme à la réforme des images

Pages 85 à 96

Notes

  • [1]
    Charles Garside, Zwingli and the Art, Yale University Press, 1966.
  • [2]
    On ne différenciait pas ces termes à l’époque, de même qu’image et idole étaient identiques. Cette confusion linguistique et sémantique avait des conséquences sur la réception pratique et plastique.
  • [3]
    M. Luther, Œuvres, T. IX, Labor et Fides, 1961, pp. 78-90.
  • [4]
    M. Luther, Weimarer Ausgabe (WA, édition de référence de ses œuvres), 10/II, 458.
  • [5]
    M. Luther, WA, 18, 80, 7s.
  • [6]
    M. Luther, WA, 18, 82, 27s.
  • [7]
    J. Cottin, « Lucas Cranach et le protestantisme », Arts sacrés, n° 7, Faton, 2010, pp. 28-35.
  • [8]
    C’est la thèse du livre de Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Cerf, 1998. Parallèlement à la Réforme, l’humanisme contribue à la transformation de l’image qui, d’objet de dévotion, devient objet de contemplation esthétique. On passe d’une histoire de l’image à une histoire de l’art.
  • [9]
    J. Calvin, Traité des reliques (1543), présentation et notes de Bernard Cottret, Les éditions de Paris – Max Chaleil, 2008.
  • [10]
    Cette confusion avait été préparée, voulue même, par une concentration de l’art sur l’autel, dont la fonction principale était de dupliquer visuellement le moment du sacrifice eucharistique : Tobias Frese, Aktual und Realpräsenz. Das eucharistische Christusbild von der Spätantike bis ins Mittelalter, Gebr. Mann Verlag, 2013.
  • [11]
    Contrairement au catholicisme et au luthéranisme, la tradition réformée fait de l’interdit de la représentation du Décalogue un commandement à part entière, lequel devient « le deuxième commandement ».
  • [12]
    J. Calvin, Institution de la religion chrétienne (ou IRC) (1559), I, 11, 12.
  • [13]
    J. Cottin, « “Ce beau chef-d’œuvre du monde". L’esthétique théologique de Calvin », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 89, (2009/4), pp. 489-510.
  • [14]
    J. Calvin, IRC (1559), I, 5, 1.
  • [15]
    J. Calvin, Commentaire du psaume 104 (CO 32,85).
  • [16]
    J. Calvin, IRC (1559), I, 5, 3 (à propos du psaume 8,5).
  • [17]
    Par exemple, Genèse 28,9 ; 1 Rois 12,28-29 ; Juges 17,3-5.
  • [18]
    J. Calvin, IRC (1541, 1re édition). Édition critique d’Olivier Millet, Droz, « Textes littéraires français », 2008.
  • [19]
    Corinthiens 15,49 ; 2 Corinthiens 3,18.
  • [20]
    J. Calvin, IRC (1559), III, 25, 10.
  • [21]
    J. Cottin, Le regard et la Parole. Une théologie protestante de l’image, Labor et Fides, 1994 (traduction allemande, 2001).
  • [22]
    On qualifie souvent, et par erreur, de « symbolique » la compréhension de Calvin concernant la cène. Il s’agit en fait de celle de Zwingli. Il y a bien un réalisme sacramentaire chez Calvin, mais rendu effectif par la seule manifestation du Saint-Esprit.
  • [23]
    Pierre Vaisse, Jean Wirth, « Dürer et la Réforme », dans Roland Recht (édit.), De la puissance de l’image. Les artistes du Nord face à la Réforme, La documentation française, 2002, pp. 57-100.
  • [24]
    Un très bel exemple d’une façade maison bourgeoise du XVIIe – XVIIIsiècle, entièrement décorée de sculptures bibliques en ronde-bosse : la Haus der Bibel (« maison de la Bible ») à Görlitz, en Saxe.
  • [25]
    J. Calvin, IRC (1559), I, XI, 12.
  • [26]
    M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Seuil, « Point Histoire », 2004, pp. 151-193.
  • [27]
    Fr. Muller, « Les premières apparitions du tétragramme dans l’art allemand et néerlandais des débuts de la Réforme », dans Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, LVI, 1994/2, pp. 327-346.
  • [28]
    Par exemple, dans l’église luthérienne de Großschönau (en Saxe orientale), on trouve des peintures bibliques de la mort de Siresah par Jaël (Juges 4,17-24), de la mort d’Absalon (2 Samuel 18) et du combat de Samson (Juges 14).
  • [29]
    Llyod DeWitt, « La tradition à l’épreuve de la nature. Rembrandt et son image radicalement neuve du Christ », dans Rembrandt et la figure du Christ (catalogue d’exposition), Louvre éditions – Officina libraria, 2011, pp. 109-146.
English version

1 Avant d’évoquer la possibilité, la postérité et la modernité possibles d’une esthétique issue de la Réforme, il est nécessaire de faire un arrêt sur les rapports différenciés et conflictuels de la Réforme aux images, porteurs de conflits d’interprétations stimulants. Quelques précisions d’ordre historique et sémantique s’imposent toutefois, afin d’éviter les simplifications, anachronismes ou amalgames.

2 La Réforme protestante fut plurielle. Elle eut trois têtes de file : Martin Luther à Wittemberg, pour les pays germaniques et scandinaves, son contemporain Ulrich Zwingli à Zurich, pour la Suisse alémanique (et certaines régions d’Alsace et du sud de l’Allemagne) ; et, une génération plus tard, Jean Calvin, Français exilé à Genève, qui diffusa sa pensée dans la francophonie (France, Suisse romande), en Europe centrale (Hongrie, Moldavie), aux Pays-Bas et en Écosse, avant que celle-ci n’émigre dans le Nouveau Monde, avec les puritains et les « Pères pèlerins ». On ne peut donc pas parler d’une Réforme, il faut différencier, car ces mouvements de rénovation de l’Église avaient entre eux autant de points communs que de différences. Parmi ces différences, justement, il y avait la relation aux images. Leur compréhension, comme celle de la cène et des sacrements, fut l’objet de positions non seulement différentes, mais opposées, comme on va le voir.

3 Enfin, on ne saurait identifier les actes iconoclastes avec la Réforme. Aucun des trois réformateurs n’appuya et n’approuva sincèrement les mouvements iconoclastes : Luther les combattit vigoureusement (en 1522) ; Calvin n’arriva à Genève qu’après les événements iconoclastes (en juillet 1536). Quant à Zwingli, il ne prit des positions iconoclastes en 1523 que pour couper l’herbe sous le pied des revendications populaires, donc pour des raisons essentiellement politiques. Des trois réformateurs, il était sans doute celui qui avait la plus grande sensibilité artistique [1]. Il faudrait donc parler d’iconophobie et d’aniconisme protestants, plus que d’iconoclasme.

Les trois réformateurs et les images

4 Il convient d’esquisser brièvement la position des réformateurs sur l’art et les images [2]. Par souci de simplification, je regrouperai les pensées de Zwingli et de Calvin (même si elles ne furent pas identiques), dans la mesure où ces deux courants se sont unis par la suite. Je montrerai que l’on peut comprendre aujourd’hui de manière complémentaire ces pensées autrefois opposées sur l’image et sur l’art.

Luther, l’image dans sa fonction pédagogique

5 Le réformateur de Wittemberg se méfia d’abord des images car il voyait en elles de nouvelles idoles, dénoncées par la Bible. Un incident historique l’oblige toutefois à prendre leur défense : tandis qu’il est réfugié en secret dans le château de la Wartbourg, il apprend que des troubles iconoclastes, fomentées par son ancien disciple Andreas Carlstadt, ont lieu à Wittemberg. Ces événements risquent de mettre en péril l’avancée de la Réforme en lui faisant perdre le soutien du prince-électeur Frédéric le Sage (grand admirateur de Luther, mais aussi grand collectionneur de reliques). Il quitte alors sa retraite forcée, arrive à Wittemberg et prononce, en mars 1522, une série de prédications sur les images (Invocavit Predigten[3]) : il prend clairement position pour leur maintien, à condition que l’on cesse de les adorer. Il défend en outre leur neutralité : les images ne sont ni bonnes ni mauvaises ; elles sont des adiaphora, c’est-à-dire qu’elles ne relèvent pas des questions de foi. On peut être libre de les utiliser ou non, comme on peut être libre de se marier ou non. L’important est d’en faire un bon usage. Luther est pragmatique et pastoral dans son raisonnement : on peut faire un bon ou un mauvais usage du vin ou des femmes, dit-il, ce n’est pas une raison suffisante pour les rejeter ou les condamner. Il en va de même pour les images.

6 À partir de 1525, Luther se préoccupe davantage de pédagogie, de la transmission de la nouvelle foi, fondée sur une relation directe à la Bible. Il veut atteindre le plus grand nombre et propager partout l’Évangile, y compris auprès d’une population rurale largement analphabète. Il découvre alors les vertus positives de l’image, son pouvoir de persuasion qui frappe l’imaginaire et soutient la mémoire. Les gens simples et les enfants, dit Luther, « sont plus aptes à retenir les histoires simples quand elles sont enseignées par des images et des paraboles, que quand elles sont enseignées par des discours et des instructions » [4]. Alors que, trois ans plus tôt, Luther disait des images qu’elles n’étaient ni bonnes ni mauvaises, il découvre maintenant qu’elles sont utiles « pour voir, pour témoigner, pour se souvenir, pour signifier » [5]. Emporté par son élan pédagogique, il voudrait même faire peindre la Bible tout entière à l’extérieur comme à l’intérieur des maisons des riches, imaginant des sortes de panneaux publicitaires avant l’heure. Et il ajoute : « Ce serait une œuvre chrétienne. » [6]

7 Pour être complet, il faut également évoquer l’amitié, puis la collaboration, entre Luther et l’un des plus grands peintres allemands de l’époque, Lucas Cranach [7]. Ces deux hommes d’exception étaient liés par des parrainages croisés et habitaient la même rue, au centre de Wittemberg. On peut parler à ce propos d’une conversion réciproque entre le peintre et le réformateur : Cranach est devenu un fervent disciple de Luther ; et le réformateur, au contact de son ami chez qui il faisait imprimer ses tracts illustrés, s’est ouvert au langage de l’art, et particulièrement à celui de la gravure.

8 Ces témoignages sont suffisamment clairs pour que l’on puisse affirmer que la Réforme luthérienne fut finalement favorable aux images. Mais avec une limite importante : les images que Luther prône sont toujours soumises à l’Écriture, ancillæ theologiæ (« servantes de la théologie »). Il s’agit d’images avant tout didactiques et pédagogiques. Elles ne sont là que pour renforcer le pouvoir de persuasion de la Parole, c’est-à-dire du texte de l’Écriture. Du reste, les images de l’art luthérien sont toujours accompagnées de versets bibliques peints : il s’agit autant d’images d’écritures que d’écritures d’images. La notion d’œuvre d’art, avec toute la liberté thématique et esthétique que cela implique, était une notion totalement étrangère à Luther. Celui-ci s’est certes intéressé à l’image, mais il est resté indifférent à l’art.

Zwingli et Calvin : casser le lien entre l’image et le sacré

9 Par rapport à Luther, Zwingli (son contemporain) et Calvin (à la génération suivante) font de prime abord pâle figure. Ils n’ont jamais rien écrit de positif sur l’image religieuse. Contrairement à sa situation en Allemagne, la Réforme en Suisse ne peut pas non plus s’enorgueillir d’avoir intéressé – et encore moins suscité – des artistes de renom. Au contraire : Hans Holbein le Jeune a quitté Bâle pour aller travailler en Grande-Bretagne, tandis qu’à Berne un artiste brillant, Nicolas Manuel, renie sa vocation artistique pour se consacrer entièrement à la cause de la Réforme. Il n’y a donc à première vue pas plus ennemis des arts visuels que ces deux réformateurs. Pour eux, l’image religieuse n’est rien d’autre que l’idole dénoncée par les prophètes bibliques. Il ne faudrait toutefois pas en rester à cet aspect négatif du rapport des réformateurs suisses et français à l’image, pour les raisons suivantes.

10 L’image qu’ils dénonçaient n’était pas l’image esthétique moderne et humaniste, mais l’image de dévotion médiévale [8], support d’une piété pleine de superstitions. À cela s’ajoutait le trafic des reliques [9] qui accordait un pouvoir miraculeux aux images et aux objets. Rien à voir, donc, avec l’image comme lieu d’une contemplation esthétique, spirituellement éclairée.

11 Le refus des réformateurs suisses par rapport aux images n’était que la conséquence d’un refus plus fondamental, sur lequel ils concentraient toute leur attention, celui du sacrifice eucharistique de la messe. Ils ne faisaient pas vraiment la différence entre image et sacrement, la première n’étant que le prolongement du second [10]. Dans la mesure où ils refusaient le réalisme sacramentaire, ils ne pouvaient que rejeter sa transcription esthétique dans le réalisme plastique. La théologie et la pratique ecclésiale de la fin du Moyen Âge avaient d’ailleurs tout fait pour brouiller les frontières entre image et eucharistie, la première n’étant souvent que la transcription visuelle de la seconde (par exemple, le thème iconographie de la messe de saint Grégoire).

12 La pensée de Zwingli sur les images est moins radicale qu’on ne le pense, quand on la resitue dans son contexte. Le réformateur de Zurich a pensé cette question dans l’urgence, sous la pression populaire (il siégeait au Grand Conseil de la ville quand, en 1523, fut prise la décision d’éloigner les idoles des églises). Il était opposé à toute participation humaine dans l’expression du divin. Mais, de manière plus personnelle, il lui est arrivé de confier qu’il était ami et admirateur des arts : « Il n’y a pas plus grand admirateur de tableaux, de statues et d’images que moi. » On sait par ailleurs qu’il était un grand amateur de musique. Il savait également faire la différence entre image et idole. Du reste, il n’a jamais interdit les vitraux dans les églises, car il avait remarqué qu’on ne les adorait pas. Sa mort précoce, sur un champ de bataille (à Cappel, en 1531), fait qu’il n’a pas pu développer une pensée esthétique sur laquelle on pourrait aujourd’hui s’appuyer.

13 Calvin a suivi son aîné de Zurich, même s’il n’admet pas (contrairement à Zwingli) la présence de vitraux dans les temples. Il souligne que le deuxième commandement du Décalogue a une valeur exemplaire et pérenne [11] : toutes les images y sont interdites, et non les seules images adorées (ce que contredirait Luther). Même une image humaine du Christ contredit le commandement biblique. Mais, sur ce point, Calvin n’a pas toujours été d’une clarté exemplaire. On ne sait pas s’il interdit toutes les images, ou seulement celles qui ont un caractère idolâtre ou qui pourraient susciter l’idolâtrie. Il admettait et appréciait en effet un art séculier – peintures historiques et paysages – en dehors des églises. Il dira même que « l’art de tailler et celui de peindre sont dons de Dieu » [12].

Calvin, la découverte de l’« image spirituelle »

14 Ce n’est pas tout. À ces considérations qui relativisent l’iconophobie du réformateur de Genève, s’ajoute une découverte de taille : ses écrits contiennent une pensée esthétique riche, articulée à la question de Dieu. Quand Calvin parle de Dieu, les métaphores esthétiques abondent. Pour Calvin, Dieu dans toute sa gloire (Soli Deo Gloria) ne peut être que beau. On découvre chez lui une esthétique théologique développée, moderne même, et qui n’a pas son pareil chez les autres réformateurs [13]. Si l’image est totalement niée dans sa réalité matérielle et plus encore liturgique et ecclésiale, elle est pensée dans sa réalité spirituelle. On a ainsi l’élaboration d’une nouvelle image, mais il s’agit d’une image mentale, conceptuelle et spirituelle.

15 Calvin pense la beauté, et l’articule à sa vision de Dieu, un Dieu créateur, spirituel, céleste. La beauté est l’une des attributions du Dieu invisible, et fait intégralement partie de son geste créateur : « En créant le monde, [Dieu] s’est comme paré, et est sorti en avant avec des ornements qui le rendent admirable, de quelque côté que nous tournions les yeux. » [14] Commentant le psaume 104, Calvin fait de la contemplation de Dieu le signe de la rencontre du croyant avec lui : « Même si Dieu est invisible, sa gloire est quand même visible. Quand il s’agit de son essence, il habite certes une lumière inaccessible ; mais, aussi longtemps qu’il rayonne sur le monde entier, cette gloire est le vêtement dans lequel nous apparaît quand même d’une certaine façon visible celui qui, en lui-même, était caché. » [15] Le réformateur de Genève nous invite à voir Dieu dans l’écoute de sa Parole, mais aussi dans la contemplation d’une création et dans certains gestes humains porteurs de vie : « Les enfants pendant à la mamelle de leur mère ont des langues assez facondes pour prêcher la gloire de Dieu, tellement qu’il n’est point certes besoin d’autres rhétoriciens. » [16]

16 Par ailleurs, Calvin, pétri de la connaissance de l’Ancien Testament, sait que le Dieu de l’alliance abrahamique utilise de nombreux signes pour nouer ou renouer le dialogue avec son peuple et qu’à l’époque pré-exilique, les idoles domestiques, pierres sacrées et autres objets culturels visibles étaient tout à fait légitimes [17]. Même s’ils furent ensuite détruits par la réforme deutéronomiste, ces éléments plastiques et visuels, participant au culte du Dieu unique, restent présents dans les textes canoniques. Dans l’édition de l’Institution de la religion chrétienne de 1541 [18], Calvin valorise ces signes visuels de l’ancienne alliance, en les appelant même « sacrements ».

17 Enfin, la beauté de Dieu est orientée vers la vision glorieuse du Royaume à venir. L’esthétique, chez Calvin, ouvre à l’eschatologie. Aussi ne sera-t-on pas étonné de trouver encore – comme chez Paul [19] – des références à l’image spirituelle, quand Calvin parle de la résurrection future. Le royaume de Dieu est une réalité tellement merveilleuse qu’on ne peut en parler que par un langage imagé : « C’est pourquoi les prophètes, parce qu’ils ne pouvaient exprimer en paroles cette béatitude spirituelle dans sa substance, l’ont décrite et quasi dépeinte sous des figures corporelles. » [20] Il y a donc un paradoxe fondamental chez Calvin : l’image est refusée dans sa plasticité même, mais elle est spirituellement revendiquée comme pouvant, mieux encore que la Parole, exprimer la gloire de Dieu et l’attente du Royaume à venir.

18 Les positions des deux principaux réformateurs (une partie importante de la pensée de Zwingli ayant été reprise par Calvin) sont donc complémentaires. Je les ai résumées ainsi [21] : Luther revendique une image privée d’esthétique, et Calvin une esthétique privée d’images. Ces deux positions presque contradictoires sont également en cohérence avec leurs différences de théologie de la cène : Luther prône le réalisme sacramentaire, tandis que son cadet francophone revendique un réalisme spirituel [22].

L’apport esthétique de la Réforme

19 Il ne s’agit pas de surévaluer cet apport. Certains historiens pensent même que c’est la Renaissance, à l’image d’Albrecht Dürer dont la notoriété artistique a précédé la Réforme, et non cette dernière, qui contribua à la modernité esthétique de l’image dans l’Europe du Nord [23]. L’apport de la Réforme à une transformation des arts visuels – comme de la musique – ne fut toutefois pas nul. On pourra le résumer par les six points suivants.

20 L’art sort de l’espace cultuel pour investir l’espace public et privé. Luther souhaitait que les seigneurs et les riches fassent peindre des scènes de la Bible sur les murs de leurs maisons [24] ; Zwingli disait que la même sculpture qui devait être enlevée dans le Grossmünster de Zurich ne posait pas de problème à l’extérieur, sur la place ; Calvin ne voyait rien à redire à des peintures ou gravures d’histoire, des médailles de bêtes, de villes ou de pays [25].

21 Les arts issus d’un procédé de fabrication mécanique en vue d’une large diffusion sont privilégiés. On pense à la gravure et aux images qui accompagnent les livres imprimés. Le « tract illustré » (Flugschrift) est une invention de la Réforme. L’image imprimée a, pour la Réforme, un double avantage : elle est peu coûteuse, donc échappe à un art réservé aux cours princières ou aux riches et n’a plus besoin de mécènes ; et, par ailleurs, l’art de la gravure est efficace, dans la mesure où elle peut atteindre un large public.

22 Un aspect qui n’a pas été assez souligné est la revalorisation par la Réforme des deux « non-couleurs » que sont le noir et le blanc. On a vu dans le refus de la polychromie une faiblesse esthétique, ou un signe d’austérité. Depuis les travaux de Michel Pastoureau sur le symbolisme des couleurs et le « chromoclasme » de la Réforme [26], on sait qu’il s’agit là d’un véritable apport esthétique. Il se prolongera d’ailleurs à l’époque contemporaine avec, par exemple, le choix du noir et blanc pour la photographie d’art.

23 Les symboles et l’écriture sont introduits dans l’espace visuel de la figuration. Frank Muller a montré qu’une des premières représentations visuelles du tétragramme se trouvait dans un manuscrit anabaptiste strasbourgeois [27]. Le soleil, comme métaphore du Christ ressuscité, est devenu l’emblème de la Genève calviniste, et le baroque protestant allemand a parfaitement intégré les versets bibliques écrits (avec les références complètes des livres, chapitres et versets), dans l’espace visuel de la représentation, fait de courbes, de volutes et d’effets plastiques agréables à l’œil.

24 L’iconographie biblique s’élargit à de nouveaux thèmes, très peu sinon pas du tout représentés dans l’iconographie chrétienne avant la Réforme, comme Jésus bénissant les enfants, la prédication de Jésus (ou sermon sur la montagne), le pardon de la femme adultère, mais aussi de nombreuses scènes de l’Ancien Testament [28]. Le corollaire est l’élimination systématique de toutes les scènes non bibliques, dont certaines avaient fini par s’introduire dans des scènes bibliques elles-mêmes (par exemple, le voile de Véronique dans le récit de la Passion, ou le thème de la Pietà).

25 Enfin, la Réforme introduit l’idée – à son corps défendant parce que cela n’a pas été thématisé comme tel – qu’une image doit être interprétée pour être comprise, voire peut faire l’objet d’interprétations multiples, et même rivales. En général, le luthéranisme ne supprima pas les anciennes images liées à la foi « papiste », mais les réinterpréta autrement, selon une théologie plus conforme au message évangélique de la gratuité du salut. L’exemple le plus célèbre concerne les représentations de Marie. Luther, qui avait conservé une image de Marie dans son bureau, interprétait ces images mariales – en conformité avec son commentaire du Magnificat – comme l’expression de l’irruption de la grâce chez le simple croyant (en l’occurrence ici une croyante, fût-elle la mère de Jésus).

Modernité et postérité esthétique de la Réforme

26 Si l’on s’intéresse à la fécondité et à la modernité de ces deux positions sur l’image et sur l’art, une surprise de taille nous attend : ce n’est sans doute pas le luthéranisme qui a eu la postérité la plus féconde en matière d’art, mais bien le calvinisme. Les exemples sont nombreux dans l’art flamant. En voici un seul exemple : en 2011, eut lieu à Paris une grande exposition au Louvre sur « Rembrandt et la figure du Christ ». Pour la première fois, les nombreux « portraits » du Sauveur réalisés par le maître d’Amsterdam étaient réunis dans un même lieu. Les commentateurs du catalogue de cette exposition, qui fut ensuite présentée aux États-Unis, soulignèrent deux choses : Rembrandt créa, inventa même, une « image radicalement neuve du Christ » [29], qui ne puise aucunement dans la tradition iconographique de ses représentations et même s’y oppose ; cette nouveauté s’explique certes par le génie propre du peintre, mais aussi par sa sensibilité calviniste, autant que par le climat culturel du protestantisme réformé, devenu religion officielle et majoritaire dans les Provinces unies depuis 1648.

27 Trois des plus grands artistes de la modernité occidentale sont de confession ou de culture calviniste. Outre Rembrandt van Rijn dont on vient de parler, Vincent van Gogh en Hollande, Belgique et France au XIXsiècle, fils de pasteur, étudia la théologie, fut « évangéliste » dans le Brabant et ne devint peintre que parce qu’il ne fut pas accepté au pastorat. Au XXsiècle, le hollandais Piet Mondrian (qui vécut longtemps en France) fut très marqué par son atavisme calviniste : s’il évolua rapidement vers la théosophie, il garda une ascèse, une rigueur, un sens pour la plénitude du vide, une attirance pour la blancheur (symbole de la clarté de l’esprit) qui sont les marques d’une « ontologie calviniste ». On voit avec Mondrian, considéré comme le « père » de l’abstraction géométrique, que le refus radical de la figuration propre à Calvin, longtemps vécu comme une faiblesse, est en réalité une force. En son temps, Calvin ne pouvait certes pas l’imaginer, mais son esthétique « spirituelle » annonce et prépare sans doute l’art abstrait, lequel joue un rôle majeur dans la création artistique contemporaine.

28 L’influence du protestantisme dans la création artistique française des temps modernes est hélas fort réduite, pour des raisons essentiellement historiques : le protestantisme français fut considérablement affaibli par plus de deux siècles de guerres de religion, de persécutions et de clandestinité. Quelques grands noms, comme Bernard Palissy ou Salomon de Brosse, émergent pourtant dans ce désert.

29 Dans les cantons helvétiques réformés, en revanche, les artistes de renom, marqués par la culture protestante, sont nombreux : Ferdinand Hodler, Eugène Burnand et Albert Anker, à la fin du XIXe siècle et au début du XXsiècle. Au XXsiècle, le peintre Paul Klee, le sculpteur Alberto Giacometti et l’architecte (mais aussi peintre) Le Corbusier furent fortement marqués par le climat calviniste de leurs lieux de naissance (respectivement Berne, le val Bregaglia dans le canton des Grisons et la Chaux-de-Fond), même s’ils se détachèrent de toute foi professante.

30 L’influence du luthéranisme sur les arts des XIXet XXsiècles ne fut pas insignifiante, malgré l’indifférence de Luther au rôle esthétique de l’art. Et c’est évidemment en Allemagne et dans les pays scandinaves qu’on trouvera les plus grands artistes de culture luthérienne : le romantique Caspar David Friedrich, l’inventeur du « paysage spirituel », très marqué par le piétisme, et qui eut une correspondance avec le grand théologien Friedrich Schleiermacher ; ou Edvard Munch en Norvège. À la fin du XIXsiècle, les pré-expressionnistes Lovis Corinth et Fritz von Uhde, et, au début du XXsiècle, les expressionnistes Emil Nolde, Karl Schmidt-Rottluff, Ernst Barlach, Max Beckmann étaient façonnés par une culture biblique luthérienne centrée sur le Christ. Otto Dix, dont les différents styles traversèrent le siècle passé, était aussi très attaché à la Bible, dont il faisait une lecture à la fois personnelle et actualisée. On retrouve, dans la référence libre de ces artistes aux textes et thèmes bibliques, certains principes herméneutiques de la relation du croyant au Solus Christus et à la Sola Scriptura.

Notes

  • [1]
    Charles Garside, Zwingli and the Art, Yale University Press, 1966.
  • [2]
    On ne différenciait pas ces termes à l’époque, de même qu’image et idole étaient identiques. Cette confusion linguistique et sémantique avait des conséquences sur la réception pratique et plastique.
  • [3]
    M. Luther, Œuvres, T. IX, Labor et Fides, 1961, pp. 78-90.
  • [4]
    M. Luther, Weimarer Ausgabe (WA, édition de référence de ses œuvres), 10/II, 458.
  • [5]
    M. Luther, WA, 18, 80, 7s.
  • [6]
    M. Luther, WA, 18, 82, 27s.
  • [7]
    J. Cottin, « Lucas Cranach et le protestantisme », Arts sacrés, n° 7, Faton, 2010, pp. 28-35.
  • [8]
    C’est la thèse du livre de Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Cerf, 1998. Parallèlement à la Réforme, l’humanisme contribue à la transformation de l’image qui, d’objet de dévotion, devient objet de contemplation esthétique. On passe d’une histoire de l’image à une histoire de l’art.
  • [9]
    J. Calvin, Traité des reliques (1543), présentation et notes de Bernard Cottret, Les éditions de Paris – Max Chaleil, 2008.
  • [10]
    Cette confusion avait été préparée, voulue même, par une concentration de l’art sur l’autel, dont la fonction principale était de dupliquer visuellement le moment du sacrifice eucharistique : Tobias Frese, Aktual und Realpräsenz. Das eucharistische Christusbild von der Spätantike bis ins Mittelalter, Gebr. Mann Verlag, 2013.
  • [11]
    Contrairement au catholicisme et au luthéranisme, la tradition réformée fait de l’interdit de la représentation du Décalogue un commandement à part entière, lequel devient « le deuxième commandement ».
  • [12]
    J. Calvin, Institution de la religion chrétienne (ou IRC) (1559), I, 11, 12.
  • [13]
    J. Cottin, « “Ce beau chef-d’œuvre du monde". L’esthétique théologique de Calvin », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 89, (2009/4), pp. 489-510.
  • [14]
    J. Calvin, IRC (1559), I, 5, 1.
  • [15]
    J. Calvin, Commentaire du psaume 104 (CO 32,85).
  • [16]
    J. Calvin, IRC (1559), I, 5, 3 (à propos du psaume 8,5).
  • [17]
    Par exemple, Genèse 28,9 ; 1 Rois 12,28-29 ; Juges 17,3-5.
  • [18]
    J. Calvin, IRC (1541, 1re édition). Édition critique d’Olivier Millet, Droz, « Textes littéraires français », 2008.
  • [19]
    Corinthiens 15,49 ; 2 Corinthiens 3,18.
  • [20]
    J. Calvin, IRC (1559), III, 25, 10.
  • [21]
    J. Cottin, Le regard et la Parole. Une théologie protestante de l’image, Labor et Fides, 1994 (traduction allemande, 2001).
  • [22]
    On qualifie souvent, et par erreur, de « symbolique » la compréhension de Calvin concernant la cène. Il s’agit en fait de celle de Zwingli. Il y a bien un réalisme sacramentaire chez Calvin, mais rendu effectif par la seule manifestation du Saint-Esprit.
  • [23]
    Pierre Vaisse, Jean Wirth, « Dürer et la Réforme », dans Roland Recht (édit.), De la puissance de l’image. Les artistes du Nord face à la Réforme, La documentation française, 2002, pp. 57-100.
  • [24]
    Un très bel exemple d’une façade maison bourgeoise du XVIIe – XVIIIsiècle, entièrement décorée de sculptures bibliques en ronde-bosse : la Haus der Bibel (« maison de la Bible ») à Görlitz, en Saxe.
  • [25]
    J. Calvin, IRC (1559), I, XI, 12.
  • [26]
    M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Seuil, « Point Histoire », 2004, pp. 151-193.
  • [27]
    Fr. Muller, « Les premières apparitions du tétragramme dans l’art allemand et néerlandais des débuts de la Réforme », dans Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, LVI, 1994/2, pp. 327-346.
  • [28]
    Par exemple, dans l’église luthérienne de Großschönau (en Saxe orientale), on trouve des peintures bibliques de la mort de Siresah par Jaël (Juges 4,17-24), de la mort d’Absalon (2 Samuel 18) et du combat de Samson (Juges 14).
  • [29]
    Llyod DeWitt, « La tradition à l’épreuve de la nature. Rembrandt et son image radicalement neuve du Christ », dans Rembrandt et la figure du Christ (catalogue d’exposition), Louvre éditions – Officina libraria, 2011, pp. 109-146.
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