Études 2016/3 Mars

Couverture de ETU_4225

Article de revue

La mémoire disputée de Zheng He

Pages 17 à 28

Notes

  • [1]
    Les auteurs ont choisi d’utiliser l’orthographe usuelle en Chine populaire et donc d’écrire Zheng He et non Chang Ho, qui reste en vigueur dans de nombreux pays d’Asie comme en Malaisie, où l’écriture traditionnelle chinoise est toujours pratiquée.
  • [2]
    La « nouvelle Chine »,Xin Zhongguoest une expression fréquemment employée en Chine pour désigner le régime institué par Mao Zedong.
  • [3]
    Zhengcunba est l’une des principales batailles lors de la guerre qui oppose l’empereur Jianwen (1398-1402), à son oncle, Yongle, qui parvint à le renverser.
  • [4]
    Parmi les ouvrages relatant les explorations de Zheng He, citons :
    - Michel Didier, « Zheng He, des récits, un compas et des cartes » dans Flora Blanchon (dir.),Aller et venir. Faits et perspectives, Presse de l’Université de Paris Sorbonne, Paris, 2002, p. 44-91.
    - Edward Dreyer,China and the oceans in the early Ming dynasty, 1405-1433, Pearson Longman, 2007.
    - Louise Levathes,When China Ruled the Seas : The Treasure Fleet of the Dragon Throne, 1405-1433, Oxford University Press, 1997.
  • [5]
    Jacques Dars,La Marine chinoise du X e  au XIV e  siècle, Economica, 1992, p. 349.
  • [6]
    En septembre 1449, l’empereur Ming, Yingzhong qui avait engagé son armée contre les troupes mongoles, fut capturé par l’ennemi.
  • [7]
    Les cartes présentées par les missionnaires jésuites, établis en Chine à partir de la fin du XVIsiècle, convaincront progressivement les empereurs de Chine, de la sphéricité de la Terre.
  • [8]
    Le Britannique Gavin Menzies, dans son ouvrage1421, l’année où la Chine a découvert l’Amérique, Intervalles, 2007, soutient qu’une partie de la flotte de Zheng He aurait découvert l’Amérique du Nord avant Christophe Colomb. Une thèse qui laisse perplexe la plupart des historiens.
  • [9]
    Geoffrey Wade,The Zheng He Voyages : A Reassessment, Journal of the Malaysian Branch of the Royal
    Asiatic Society vol. LXXVII, Part 1, 2005, pp. 37-58.
  • [10]
    Comme le note Michela Fontana : « selon les reconstitutions historiques, les flottes chinoises de l’époque étaient d’une taille inconcevable pour les Occidentaux et présentaient des caractéristiques nettement supérieures à celles de tout autre pays […]. Les navires étaient déjà dotés de compartiments étanches et transportaient toutes les réserves alimentaires possibles, de même que de l’eau fraîche en abondance, conservée dans les citernes prévues à cet effet » (Matteo Ricci, Salvator, 2010, p. 45).
  • [11]
    Jean-Loup Samaan,La menace chinoise, une invention du Pentagone?, Vendémiaire, 2012, pp 98-99,.
  • [12]
    Le père de Zheng He avait effectué le pèlerinage de la Mecque et portait le titre deHaji.
  • [13]
    Françoise Aubin, le « héros ethnique des Huis ou musulmans chinois » in Claudine Salmon, Roderich Ptak,Zheng He Images & Perceptions, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 2005.
  • [14]
    Hum Sin Hoon,Zheng He’s Art of collaboration, International Zheng He Society, 2012, p. 19.
  • [15]
    L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) est une organisation fondée en 1967 qui regroupe dix pays de la région.
English version

1 Les navigateurs portugais occupent une place privilégiée dans l’histoire des grandes explorations maritimes. Vasco de Gama, Vasco de Balboa ou encore Afonso de Albuquerque sont des noms qui sont familiers au public européen. Pourtant, plus tôt que les Européens, la Chine a participé à la découverte des mers du globe. Les marins des expéditions menées par Zheng He [1] ont atteint la côte occidentale de l’Inde dès 1406 (dans l’actuelle ville de Kozhikode dénommée autrefois Calicut), et le premier européen, Vasco de Gama, ne les suivit qu’en 1498. À Mombassa, comme à Aden et à Malacca, le navigateur chinois précéda de plusieurs décennies les premiers explorateurs européens.

2 La témérité de ses navigateurs aurait pu permettre à la Chine de devenir comme les Provinces unies au XVIIou l’Angleterre au XIXe, une puissance navale dominant les océans. Mais les expéditions menées par Zheng He s’interrompirent après son décès (1433). Et la contribution de cet homme à la découverte du monde resta longtemps ignorée ou minorée.

3 En Chine, la figure de Zheng He sort d’un long purgatoire et sa mémoire est désormais honorée. Mais cette réhabilitation a surtout une dimension politique et idéologique, et elle vise à appuyer la politique étrangère et intérieure de la République populaire de Chine (RPC). Pour convaincre les pays riverains de l’océan Indien de lui offrir des facilités navales, la Chine se revendique de cet illustre navigateur. Comme au XV siècle, elle ne mène pas de prosélytisme religieux, s’affirme respectueuse de la souveraineté des États et cherche à nouer des relations, fondées non sur un rapport de force mais sur des intérêts économiques mutuels. En Afrique, la « nouvelle Chine [2] » se garde de pratiquer l’ingérence dans les affaires intérieures des États, ou de leur imposer certaines règles de gouvernance. À ce titre, elle se prétend l’héritière des idées de l’amiral Zheng He, qui avait toujours refusé de coloniser les terres découvertes et de réduire en esclavage leur population. La geste de Zheng He, qui présente la Chine comme une puissance animée de sentiments pacifique et même altruiste, est savamment entretenue et interprétée pour servir la politique étrangère de la Chine.

Navigateur, explorateur et ambassadeur

4 Zheng He reste sans nul doute le navigateur chinois le plus célèbre en Occident. Né en 1371 dans la province du Yunnan, il est issu de la minorité musulmane des Huis. Comme dans de nombreuses familles de confession musulmane, son prénom à la naissance était Ma (en hommage au prophète Mahomet) mais, placé au service de l’empereur Yongle (1402-1424), il dut adopter le prénom de He. Quand le Yunnan, jusque-là sous domination mongole, fut conquis par les Ming (à partir de 1381), l’adolescent fut alors arrêté puis castré et envoyé pour servir dans l’armée. Le jeune eunuque sut progressivement gagner la confiance de l’empereur Yongle, notamment après s’être distingué lors de la bataille de Zhengcunba [3] (1399). À partir de 1405, Zheng He, ministre de la Navigation maritime qui avait été élevé au rang d’amiral, organisa sept expéditions maritimes qui le conduisirent à découvrir le détroit d’Ormuz, la mer Rouge et à longer les côtes orientales de l’Afrique.

5 Les circumnavigations de Zheng He ont été relatées dans plusieurs récits [4], qui offrent des sources d’informations précieuses et fiables. De 1405 à 1433, l’amiral et son équipage traversent l’océan Indien, puis entrent en contact avec les sultanats d’Asie du Sud-Est (comme ceux établis sur les îles de Java et de Sumatra), et plus tard avec les royaumes d’Afrique orientale. La décision de l’empereur Yongle d’organiser ces expéditions répond à plusieurs objectifs. Après un siècle d’occupation mongole (sous la dynastie des Yuan de 1279 à 1368), les nouveaux maîtres de la Chine veulent affirmer leur légitimité. Comme le remarque Jacques Dars [5] : « les grandes expéditions maritimes sont à la fois des entreprises de prestige, des expéditions militaires, des voyages diplomatiques et de grandes tournées commerciales destinées à procurer à la Cour, contre des produits de luxe chinois, des denrées exotiques, et des produits de luxe étrangers ». La Chine des Ming recherche des débouchés commerciaux pour sa production artisanale de porcelaines, de pièces de cuivre et de soie. La protection du territoire chinois contre les invasions étrangères et les exactions commises par les pirates japonais et coréens, les Wako, justifient également de constituer une puissante marine.

6 Ces sept expéditions sont soutenues par l’empereur qui met à contribution les ressources forestières et humaines du pays, afin de construire les jonques de la « Flotte aux trésors », qui quittent le 11 juillet 1405, le port de Longjiang, situé près de Nankin. Ces voyages ne sont pas à proprement parler des missions d’exploration, puisque ces navires suivent les routes maritimes empruntées par les marchands arabes depuis le VII siècle. Ces expéditions onéreuses qui mobilisent une grande partie des artisans du pays, font l’objet de nombreuses critiques parmi les membres de l’entourage de l’empereur, d’autant que les bénéfices en termes politiques et commerciaux se révèlent plutôt minces. Les eunuques qui occupent des postes essentiels dans l’appareil d’État suscitent une certaine jalousie, parmi les hauts fonctionnaires. Nombre d’entre eux sont convaincus que la Chine par sa supériorité intellectuelle, morale et technique doit demeurer isolée du reste du monde.

7 La mort de Yongle (1424) prive Zheng He d’un précieux soutien et un an plus tard, son successeur Hongxi interdit les missions maritimes dans les mers occidentales. Cette interdiction ne sera levée que sous Xuande (1425-1435), ce qui permet à Zheng He de mener une septième et dernière expédition, huit longues années après la précédente. La menace que constituent les armées mongole et mandchoue amène les empereurs chinois à mettre un terme à cette découverte des océans [6]. La poursuite de la construction d’une ligne de fortification au nord du pays (la Grande muraille) devient alors une priorité. Enfin, la découverte de nouveaux territoires risquait de révéler les contradictions de la cosmogonie chinoise, qui plaçait la Chine et son empereur au centre du monde. La Terre était considérée comme plate et de forme circulaire, recouverte du dôme du Ciel. Les doutes des mandarins quant à la véracité de cette représentation, suscités par leurs observations astronomiques, s’aggravèrent avec les récits des premières expéditions maritimes [7].

8 Zheng He, âgé et malade, décéda sur le chemin du retour de son septième voyage, probablement au large de Calicut en Inde. Son corps aurait été incinéré et ses cendres dispersées dans l’océan Indien. Sa mort met un terme définitif à ces pérégrinations et l’abandon de cette politique d’expansion navale va modifier le cours de l’histoire de la Chine. La construction de nouveaux navires est interdite sous la dynastie des Ming et, en 1525, un édit impérial ordonna même la destruction des bâtiments existants.

Entre hommage et instrumentalisation de la mémoire de Zheng He

9 Zheng He est resté ignoré dans la « nouvelle Chine » qui rejetait les figures du passé, et dans laquelle la doxa officielle a longtemps assimilé les préceptes moraux de Confucius ou de Lao Tseu à un ordre moral bourgeois donc condamnable. Mais ce purgatoire fut bref. À la fin de l’année 1963, Zhou Enlai, alors Premier ministre, effectua un long voyage en Afrique, et dans plusieurs de ses discours, notamment celui prononcé à l’OUA, fit référence au célèbre navigateur de l’époque des Ming.

10 La figure de Zheng He sortit d’un certain oubli à partir des années 1980. Son cénotaphe situé à Nankin fut restauré (1983) et plusieurs ouvrages lui furent consacrés. Lors de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques (août 2008), le spectacle chorégraphique évoquait longuement les pérégrinations de Zheng He. Et en 2009, CCTV diffusa une série télévisée, intitulée Zheng He, navigateur dans la mer de l’Occident.

11 Son nom est de plus en plus fréquemment évoqué par les responsables politiques. En février 2005, lors de la visite officielle du chef d’État de la Malaisie à Pékin, le roi Tuanku Syed Sirajuddin, Hu Jintao rappelait dans son discours prononcé à l’Assemblée du peuple, que Zheng He avait été un vecteur du rapprochement des peuples chinois et malais. Le navigateur devient le symbole de l’ouverture pacifique de la Chine sur le monde. En 2007, les pouvoirs publics célébrèrent le 600anniversaire de la date du départ de sa première expédition. Une exposition temporaire relatant les différentes pérégrinations de l’amiral s’est tenue dans le Musée provincial des minorités à Kunming.

12 Peut-on parler d’une instrumentalisation et/ou d’une interprétation idéologique des expéditions de Zheng He ? La Chine rappelle à juste titre que ses missions se sont limitées à prendre contact avec les peuples de l’océan Indien, sans volonté de conquête territoriale et d’asservissement. Un tel discours souligne le contraste avec les périples entrepris par les Européens. Mais les expéditions maritimes menées par Zheng He peuvent être interprétées comme une forme de reconnaissance préalable du terrain, que les Européens aussi avaient menée avec des objectifs souvent similaires, commerciaux et scientifiques (découvrir de nouveaux continents et en établir une cartographie plus précise). Mais à cette première période de découverte succéda une politique de conquête coloniale par les armes, que la Chine n’a pas suivie. Et son choix fut dicté davantage par la contrainte que par la volonté. L’image de Zheng He, dessinée par l’historiographie officielle chinoise et relayée par des historiens occidentaux, dont certaines théories sont jugées parfois farfelues [8], est celle d’un explorateur aux intentions purement pacifiques. Pourtant l’armada qui quitte le port de Longjiang en 1407, compte 27 000 hommes répartis sur 317 vaisseaux, dont 62 étaient des « bateaux-trésor ». Ces Bǎo Chuán désignent les bâtiments les plus imposants destinés à rapporter des objets précieux, et équipés de canonnières rudimentaires. Une véritable petite armée. Rappelons que les trois caravelles de Christophe Colomb, parties d’Andalousie pour relier les Indes orientales et qui fortuitement atteindront l’Amérique, ne transportaient que moins d’une centaine d’hommes. Quant à Vasco de Gama, il n’était accompagné que de deux cents marins quand il partit de Lisbonne en 1497, pour relier l’Inde. La mise à jour de vestiges des navires de la flotte de Zheng He à Quanzhou en 1980, a permis de mieux comprendre la conception de ces bâtiments (notamment l’aménagement de compartiments étanches).

13 Contrairement à l’historiographie officielle diffusée par la Chine populaire, et complaisante à l’égard de Zheng He, ses pérégrinations ne sont pas exemptes d’épisodes violents. L’historien Geoffrey Wade [9] rappelle qu’au moins à trois reprises, les marins de Zheng He se sont engagés dans des actions armées à Java, à Sumatra (1407) et à Ayutthaya alors capitale du royaume de Siam. Lors de son premier voyage, Zheng He livra plusieurs batailles contre des pirates commettant leurs méfaits au large du détroit de Malacca. Près de 5 000 d’entre eux périrent, et leur chef Chen Zuyi fut arrêté puis exécuté.

14 Pour l’empereur Yongle, les voyages de Zheng He purent permettre d’élargir à de nouveaux États le système tributaire qui régissait alors les relations entre la Chine et ses proches voisins. Ce système désignait une organisation des relations interétatiques, selon une hiérarchie consentie entre puissances participantes. La Chine reconnaissait la souveraineté et la légitimité des États vassaux, à l’égard desquels elle assumait certaines obligations comme d’assurer leur protection en cas de menace extérieure. Les États soumis se voyaient accorder l’autorisation de pouvoir commercer avec la Chine. Étant assurés d’être défendus par la puissance tutélaire, ils pouvaient libérer des ressources financières pour faire fructifier leur commerce. Les vassaux comme la Corée, le Siam ou le royaume Ryu Kyu (les actuelles îles d’Okinawa) se voyaient également promettre que leur territoire ne serait pas envahi par la Chine, qui n’abuserait pas non plus de son hégémonie. En échange, les nations vassalisées reconnaissaient les idées confucéennes et adoptaient partiellement des caractéristiques de la culture chinoise, comme les idéogrammes.

15 La puissance de l’empereur chinois et sa capacité à honorer ses engagements à l’égard de ses vassaux, se révélèrent à travers la magnificence de la flotte de Zheng He [10]. Sa mission consistait à accompagner des émissaires des pays étrangers pour qu’ils reconnaissent la légitimité du Fils du Ciel et se placent sous sa protection. Les navires chinois rapportaient d’Afrique et de la péninsule arabique, de l’ivoire, des herbes médicinales, du bois tropical et des animaux, comme des zèbres, des léopards et des chevaux.

Les objectifs de la renaissance de Zheng He : une mémoire et des visées politiques

16 L’évocation des voyages de Zheng He n’est pas restreinte à la Chine populaire, puisque la plupart des pays d’Asie perpétuent ce même souvenir. Trois principales raisons peuvent expliquer ce regain d’intérêt.

Le paravent d’une ambition maritime

17 L’indifférence de la Chine à l’égard de la mer a longtemps été perçue comme paradoxale, puisque la population du pays est concentrée dans sa partie orientale, et les principales villes comme Nankin, Shanghai, Canton s’ouvrent sur la mer Jaune. Les inventions du gouvernail axial comme de la boussole, auraient pu encourager les aventuriers d’entreprendre la découverte des océans à la suite de Zheng He. Mais le renversement de la dynastie des Ming (1644), puis les soubresauts que le pays connaîtra (les guerres de l’opium au XIXe, l’invasion japonaise à partir de 1931, puis le conflit civil jusqu’en 1949) détourneront la Chine de cette ambition. Il faut attendre 1848 pour que le premier navire chinois le Keying franchisse le cap de Bonne-Espérance, pour rejoindre Londres. Dans la seconde moitié du XX siècle, la RPC confrontée principalement à une menace terrestre (l’Union soviétique, l’Inde, le Vietnam) n’a pas considéré comme prioritaire la définition d’une stratégie navale.

18 Les années 1980 marquent une profonde évolution. La Chine prend conscience qu’elle doit mieux assurer la protection de ses ressources halieutiques situées dans ses eaux territoriales, et faire face à l’effort de modernisation de la marine soviétique entrepris par l’amiral Gorshkov. Une menace d’autant plus pressante que la flotte russe s’installe dans les ports de la République socialiste du Vietnam à Da Nang et à Cam Ranh. Le contrôle de l’océan Indien est désormais l’une des priorités de la diplomatie chinoise. Ce vaste espace maritime (d’une superficie de 75 millions de km2) est un axe essentiel pour le commerce de la RPC, par lequel transitent 25 % de ses exportations et 15 % de ses importations. La préoccupation de Pékin est donc de disposer de bases navales et de facilités d’escales, dans une région où transitent plus des deux tiers de ses importations en hydrocarbures. Dans l’archipel des Maldives sur l’île de Marao, la Chine a installé des infrastructures de surveillance du trafic maritime. Depuis février 2013, la société China Overseas Port Holding Company (COPHC) s’est vu confier au Pakistan, la gestion du port de Gwadar, qui est situé sur le littoral de la province du Baloutchistan à moins de 500 km du détroit d’Ormuz. La construction de cette infrastructure en eaux profondes a été assurée grâce à un appui technique et financier de Pékin. Au Sri Lanka, l’Exim bank chinoise a financé la construction du port d’Hambatota.

19 Cette ambitieuse politique d’aménagements de bases navales a été résumée par la métaphore de « Collier de perles » par un think tank américain. Pourtant, comme le note Jean-Loup Samaan [11], la présence de la marine chinoise dans l’océan Indien est encore fort modeste et fait l’objet d’une certaine exagération, et ses bâtiments ne disposent bien souvent que de droits d’accès et non de véritables bases permanentes.

20 Cette renaissance de la marine de guerre chinoise, qui en termes de tonnage se classe désormais au quatrième rang mondial, après les États-Unis, la Russie et le Japon, suscite une réelle inquiétude en Asie, d’autant qu’elle se traduit par une recrudescence des incidents frontaliers principalement avec le Japon à propos des îles Senkaku (ou Diaoyutai) et avec le Vietnam. Car l’ambition navale de la Chine n’est pas seulement pacifique et elle répond aussi, voire surtout à la volonté de s’approprier l’espace maritime de la mer de Chine au nom de droits jugés historiques.

21 L’évocation de Zheng He vise à rassurer les nations riveraines de l’océan Indien, qui pourraient s’inquiéter d’une présence accrue de la marine chinoise au large de leurs côtes. Dissiper cette inquiétude est le leitmotiv du gouvernement chinois. En septembre 2013, le colonel Xu Hui, commandant adjoint du Collège des études de l’Université nationale de la défense s’exprimait au Sri Lanka, à l’occasion d’une conférence consacrée à la sécurité régionale. Pour lui, la politique étrangère de la RPC a les mêmes intentions qu’à l’époque des voyages de Zheng He, puisqu’elle refuse le colonialisme, l’hégémonie et l’ingérence dans les affaires intérieures des pays voisins. Il souligne également que la Chine peut apporter une sérieuse expérience à ses voisins dans la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme religieux. Depuis janvier 2009, la marine chinoise participe à des missions de surveillance et de lutte contre la piraterie maritime dans l’océan Indien et plus particulièrement dans le golfe d’Aden. Une participation qui s’inscrit selon Xu Hui, dans le même esprit que les actions menées autrefois par Zheng He au début du XV siècle.

Une évocation dans un but intérieur

22 Le culte rendu à Zheng He [12] est aussi un message à l’intention de la minorité musulmane de Chine qui comporte environ 20 millions de fidèles, principalement des Ouïghours et des Huis, qui sont des Hans islamisés. C’est une démarche nécessaire au moment où la situation politique dans la province du Xinjiang ne cesse de se détériorer. Situé dans le nord-ouest de la Chine, ce territoire, étendu sur une superficie de 1,7 million de kmet comptant une population de 22 millions d’habitants, a connu une forte croissance démographique à cause de l’arrivée de colons hans, qui représentent maintenant 40 % de la population de la province contre 6 % en 1949. Ces colons ont progressivement marginalisé le peuple turcophone, les Ouïghours installés sur ces terres depuis le IX siècle. Une frustration naturelle devant la sinisation de la région a trouvé un exutoire dans une expression fanatique de la religion musulmane.

23 La Chine a longtemps été épargnée par le terrorisme islamiste, contrairement à la Russie et aux États-Unis. Malheureusement, le pays découvre à son tour la violence d’inspiration religieuse, car il connaît depuis cinq ans une recrudescence d’actes terroristes, perpétrés par des militants d’un islam radical, comme à Ürümqi en mai 2014 et dans la gare centrale de Kunming, quelques semaines plus tôt.

24 Zheng He est le versant musulman de la Chine, comme le souligne Françoise Aubin, le « héros ethnique des Huis ou musulmans chinois [13] ». Sa célébration permet de réaffirmer l’appartenance à la nation chinoise de cette minorité musulmane et de rappeler que sa ferveur religieuse a servi le rayonnement de la Chine impériale et fut une aide spirituelle précieuse dans ces aventures périlleuses. Ses pérégrinations et son attitude donnent une image positive de la religion musulmane, présentée comme pacifique et universelle.

Le « Zheng He spirit »

25 Tan Ta Sen, le président de l’International Zheng He Society – une association installée à Singapour, dont l’objet est de perpétuer le souvenir du navigateur en finançant des expositions culturelles – revendique la paternité de l’expression « Zheng He spirit ». Cet état d’esprit qui guida le navigateur se caractérise par le refus du colonialisme, de l’ingérence politique et de l’universalisme moral et religieux, ainsi que le respect des pratiques et des différences culturelles et religieuses [14]. Ces principes sont repris aujourd’hui par la diplomatie de la Chine populaire. Lors de son voyage en France, en mars 2014, dans un discours devant les membres de l’Unesco, Xi Jinping soulignait que « les différentes civilisations de l’humanité sont les fruits du travail et de la sagesse de l’homme. Chaque civilisation est unique. De ce point de vue, l’imitation servile et l’adaptation forcée sont impossibles et surtout fort nuisibles ».

26 Les principes de Zheng He servent de lien culturel entre la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est et ceux d’Afrique, qui partagent une même critique à l’égard des valeurs de démocratie et de défense des libertés fondamentales, et dénoncent l’égoïsme et l’hypocrisie des nations occidentales. En Asie du Sud-Est, l’image de la Chine populaire, qui longtemps a constitué un facteur de déstabilisation (en finançant les mouvements communistes locaux et par ses engagements armés comme à l’encontre du Vietnam en 1979) s’est grandement améliorée. Les nations de l’ASEAN [15] perçoivent la Chine comme un partenaire économique de premier plan, soit comme cliente de leurs matières premières (comme le gaz d’Indonésie ou le caoutchouc de Malaisie), soit comme un débouché commercial prometteur. La Chine est la première destination des exportations des membres de l’ASEAN, et au-delà de cette association du Japon et de la Corée du Sud.

27 La Chine cherche à convaincre les États d’Asie du Sud-Est, comme la Malaisie, qu’une entente avec elle, fondée sur l’esprit des missions de Zheng He, plutôt qu’avec les États-Unis, leur serait plus bénéfique. La RPC offre à ses voisins son immense marché (elle accepte aussi de consentir des déficits commerciaux avec la Malaisie, l’Indonésie, la Corée du Sud et le Japon) et s’abstient de toute ingérence dans leurs affaires intérieures. Cette politique de soft power passe aussi par la formation des élites de la région dans les universités chinoises. Les Coréens du Sud forment le premier contingent parmi les étudiants étrangers.

28 Le souvenir de Zheng He est également une pièce essentielle dans la construction d’une communauté culturelle associant la Chine et les pays africains. Au Kenya, vit une petite communauté chinoise, dont certains de ses membres sont des descendants de l’équipage de Zheng He. Depuis 2010, des missions archéologiques y sont menées pour mettre à jour des vestiges de la présence chinoise, puisque Zheng He a entretenu des relations commerciales régulières avec le sultan de Malindi. À la différence des anciennes puissances coloniales, la Chine ne partage ni de langue et ni de culture avec les pays africains. Elle célèbre et enjolive une brève histoire commune avec l’Afrique, en prétendant que, sans la conquête européenne, elle aurait pu nouer une profonde relation amicale et pacifique avec le continent noir, lui épargnant les longues et douloureuses années de colonisation.

29 La mémoire de Zheng He est désormais un outil dans la diplomatie de la République populaire de Chine, destinée à la présenter sous un jour plus favorable, et à souligner sa proximité culturelle et historique avec les nations d’Afrique et d’Asie du Sud-Est.


Date de mise en ligne : 01/03/2016.

https://doi.org/10.3917/etu.4225.0017

Notes

  • [1]
    Les auteurs ont choisi d’utiliser l’orthographe usuelle en Chine populaire et donc d’écrire Zheng He et non Chang Ho, qui reste en vigueur dans de nombreux pays d’Asie comme en Malaisie, où l’écriture traditionnelle chinoise est toujours pratiquée.
  • [2]
    La « nouvelle Chine »,Xin Zhongguoest une expression fréquemment employée en Chine pour désigner le régime institué par Mao Zedong.
  • [3]
    Zhengcunba est l’une des principales batailles lors de la guerre qui oppose l’empereur Jianwen (1398-1402), à son oncle, Yongle, qui parvint à le renverser.
  • [4]
    Parmi les ouvrages relatant les explorations de Zheng He, citons :
    - Michel Didier, « Zheng He, des récits, un compas et des cartes » dans Flora Blanchon (dir.),Aller et venir. Faits et perspectives, Presse de l’Université de Paris Sorbonne, Paris, 2002, p. 44-91.
    - Edward Dreyer,China and the oceans in the early Ming dynasty, 1405-1433, Pearson Longman, 2007.
    - Louise Levathes,When China Ruled the Seas : The Treasure Fleet of the Dragon Throne, 1405-1433, Oxford University Press, 1997.
  • [5]
    Jacques Dars,La Marine chinoise du X e  au XIV e  siècle, Economica, 1992, p. 349.
  • [6]
    En septembre 1449, l’empereur Ming, Yingzhong qui avait engagé son armée contre les troupes mongoles, fut capturé par l’ennemi.
  • [7]
    Les cartes présentées par les missionnaires jésuites, établis en Chine à partir de la fin du XVIsiècle, convaincront progressivement les empereurs de Chine, de la sphéricité de la Terre.
  • [8]
    Le Britannique Gavin Menzies, dans son ouvrage1421, l’année où la Chine a découvert l’Amérique, Intervalles, 2007, soutient qu’une partie de la flotte de Zheng He aurait découvert l’Amérique du Nord avant Christophe Colomb. Une thèse qui laisse perplexe la plupart des historiens.
  • [9]
    Geoffrey Wade,The Zheng He Voyages : A Reassessment, Journal of the Malaysian Branch of the Royal
    Asiatic Society vol. LXXVII, Part 1, 2005, pp. 37-58.
  • [10]
    Comme le note Michela Fontana : « selon les reconstitutions historiques, les flottes chinoises de l’époque étaient d’une taille inconcevable pour les Occidentaux et présentaient des caractéristiques nettement supérieures à celles de tout autre pays […]. Les navires étaient déjà dotés de compartiments étanches et transportaient toutes les réserves alimentaires possibles, de même que de l’eau fraîche en abondance, conservée dans les citernes prévues à cet effet » (Matteo Ricci, Salvator, 2010, p. 45).
  • [11]
    Jean-Loup Samaan,La menace chinoise, une invention du Pentagone?, Vendémiaire, 2012, pp 98-99,.
  • [12]
    Le père de Zheng He avait effectué le pèlerinage de la Mecque et portait le titre deHaji.
  • [13]
    Françoise Aubin, le « héros ethnique des Huis ou musulmans chinois » in Claudine Salmon, Roderich Ptak,Zheng He Images & Perceptions, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 2005.
  • [14]
    Hum Sin Hoon,Zheng He’s Art of collaboration, International Zheng He Society, 2012, p. 19.
  • [15]
    L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) est une organisation fondée en 1967 qui regroupe dix pays de la région.
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