Notes
-
[1]
Charles Péguy, « Prière de déférence », Les Tapisseries, Poésie/Gallimard, 2006, p. 137.
-
[2]
Colloques, publications, expositions, conférences, manifestations artistiques… Il suffit de consulter le site de l’Amitié Charles Péguy : www.charlespeguy.fr
-
[3]
Benoît Chantre, Péguy point final, Éditions du Félin, 2014.
-
[4]
Georges Bernanos, « Charles Péguy », dans Essais et écrits de Combat, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 840.
-
[5]
« Un poète l’a dit », Œuvres en prose complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, II, p. 854. Les citations qui suivent renvoient aux volumes II et III de cette édition, indiqués par O.P.C., t. II, t. III.
-
[6]
Tous les textes de Péguy sont désormais disponibles. Aux Œuvres en prose complètes viennent de s’ajouter les Œuvres poétiques et dramatiques, édition publiée sous la direction de Claire Daudin dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2014.
-
[7]
« Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet », O.P.C., III, p. 550.
-
[8]
« Ballades du cœur qui a tant battu » dans Œuvres poétiques et dramatiques, op. cit., p. 935-1 066.
-
[9]
« Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle », O.P.C., III, p. 710.
-
[10]
Ibid., p. 646-647 et 651-655.
-
[11]
« Notre Jeunesse », O.P.C., III, p. 85.
-
[12]
À ce sujet, on peut se reporter à la magnifique évocation de Francine Lenne dans Le Chevêtre. Un lecture de Charles Péguy, Presses universitaires de Lille, 1993. Et plus récemment le dossier consacré à Péguy par la revue Nunc dans son numéro 32 (février 2014).
-
[13]
« Notre jeunesse », O.P.C., III, p. 85.
-
[14]
Lettre de 1919 à G. Scholem publiée dans Correspondances 1910-1928 de Walter Benjamin, Aubier, 1979, p. 200.
-
[15]
« “L’Ève” de Péguy », O.P.C., III, p. 1236.
-
[16]
Michel Crépu, La Confusion des lettres, Grasset, 1999, p. 30-31.
-
[17]
« Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », O.P.C., III, p. 1475.
-
[18]
Ibid., p. 1444.
-
[19]
Péguy, penseur de l’Événement : deux philosophes aussi opposés qu’Emmanuel Mounier dans La pensée de Péguy, Plon, 1931, et Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1999, p. 106-108 et 147-149, l’ont considéré comme tel.
-
[20]
Voir les articles de Bruno Latour dans les Cahiers du Cerf, Charles Péguy, sous la direction de Camille Riquier, Cerf, 2014.
-
[21]
« Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle », O.P.C., III, p. 1551-1 552.
-
[22]
« Dialogue de l’histoire de l’histoire et de l’âme charnelle », O.P.C., III, p. 767.
Tant de coups de fortune et de coups de misère
N’ont pas sonné le jour de la fragilité ;
Tant de malendurance et de brutalité
N’ont pas laïcisé ce cœur sacramentaire [1].
1 En cette année 2014, le centenaire de sa mort aura valu à Charles Péguy une retentissante salve d’hommages [2] dont ne peuvent que se réjouir ses fervents et fidèles lecteurs, quand bien même persisterait en eux l’impression fâcheuse d’avoir toujours à se faire pardonner une telle admiration. Aimer Péguy « ce grand fils demi-rebelle entièrement docile », est une chose. Tenter de le faire aimer en est une autre qui vous oblige à instruire sans répit son procès en réhabilitation, tant sont tenaces les soupçons, les caricatures, les légendes et les contresens dont son œuvre et son destin continuent de faire l’objet. Et il n’est pas si simple, pour reprendre la formule de Benoît Chantre [3], de « déboutonner l’uniforme » dans lequel le lieutenant Charles Péguy est mort, « tué à l’ennemi » sur le front de la Marne le 5 septembre 1914, et a été momifié le 17 du même mois par un article nécrologique de Maurice Barrès dans L’Écho de Paris. L’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc allait devenir pour longtemps un « prédicant de la vieille France » que trente ans plus tard le régime de Vichy ne manquerait pas de réquisitionner, annexant « au parti de la déroute, à l’abjecte mystique de l’expiation par le déshonneur [4] » celui qui était mort au champ d’honneur.
2 Péguy a contre lui d’avoir été lu à l’envers, si on peut dire, à partir de sa mort héroïque et de sa fin glorieuse, quand il aurait fallu l’aborder à partir de son insurrection première et de son insoumission d’« inglorieux ». « L’accès, l’abord, la présentation, l’entrée, l’accueil est beaucoup », disait-il lui-même, « dans la valeur même et dans la teneur et dans la signification [5] ». L’heure est enfin venue où Péguy peut être véritablement « abordé » après avoir été si longtemps « anthologisé » par les manuels et « séquencé » par les biographies, récupéré par les politiques et instrumentalisé par les clercs [6]. Il faut dire que lui-même s’est employé à « s’insituer », comme dit Roger Dadoun, ne se laissant qualifier que par des antithèses et des oxymores associant révolution et ordre, rébellion et fidélité, catholicisme et anticléricalisme, nationalisme et internationalisme… Qu’on en juge.
« Une révolution mentale, sentimentale, politique et religieuse »
3 Entré à l’École Normale Supérieure en 1894, il demande l’année suivante un congé sabbatique pour fonder un groupe socialiste et apprendre la typographie. En 1897 il publie sa première Jeanne d’Arc dédiée « à tous ceux qui seront morts pour l’établissement de la République socialiste universelle », pour aussitôt démissionner de l’École, se marier civilement, engloutir la dot de sa femme dans la création d’une librairie socialiste, devenir un ardent militant dreyfusard et bien sûr échouer à l’agrégation de philosophie et compromettre définitivement la carrière d’enseignant à laquelle il était promis. En 1900, refusant de se soumettre au diktat du Congrès des organisations socialistes qui vise à sacrifier la liberté de la presse à l’unité idéologique, il rompt avec Lucien Herr et Jean Jaurès et se lance en solitaire dans l’aventure des Cahiers de la Quinzaine pour « dire la vérité… dire bêtement la vérité bête » et dénoncer sans relâche « les arrière-pensées du monde moderne » fondé sur le règne implacable de l’argent, traquer « l’idée de derrière la tête de la science moderne », combattre l’orgueil de l’historien fait Dieu et la terreur sociométrique des sociologues, pourfendre l’esprit du système et tous les -ismes du parti intellectuel, alerter le siècle sur la menace totalitaire que font peser sur l’avenir ceux qui veulent « faire un cloître à l’humanité »… Il va se battre aux frontières, il va se battre sur tous les fronts.
4 On ne peut rien comprendre à la colère de ce mécontemporain si l’on sous-estime ce qu’a été « le plus grand événement de [sa] vie morale » : son adhésion au socialisme. Il s’y est converti comme on entre en religion, une religion de salut temporel, une véritable mystique que l’affaire Dreyfus qui éclate en 1898 va porter à incandescence. C’est dans l’exaltation de ce qu’il appellera lui-même « un dreyfusisme forcené » que naît le Péguy combattant dont toutes les prises de position et tout le labeur d’écrivain seront animés par le seul désir de ne jamais en finir avec l’affaire Dreyfus. Il refusera l’amnistie que le parti veut accorder aux anti-dreyfusistes de gauche pour sauver son unité. Refuser l’amnistie, c’est pour lui la seule manière de « refuser l’amnésie ». L’effritement progressif de son amitié avec Jaurès correspond à ce qu’il appellera dans Notre jeunesse « la décomposition du dreyfusisme en France », cas éminent de la dégradation de la mystique en politique.
5 Ceux qui n’ont jamais lu Péguy le présentent généralement comme un déçu du dreyfusisme qui renie son socialisme pour épouser à partir de 1905 la cause d’un nationalisme virulent et d’un catholicisme conservateur dont saura tirer parti le régime de Vichy à partir de 1940. Péguy avait par avance récusé cette caricature, en 1911, dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet : « C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n’est nullement par une évolution, ce n’est nullement par un rebroussement que nous avons trouvé la voie de la chrétienté […], c’est pour cela que nous ne renierons jamais un atome de notre passé. […] Nous avons pu être avant la lettre. Nous n’avons jamais été contre l’esprit. [7] » La seule conversion dans laquelle il se reconnaisse c’est celle qu’a produite en lui l’affaire Dreyfus, « une révolution mentale, sentimentale, politique et religieuse » qui n’eut pas pour conséquence de le faire changer d’avis, mais selon ses propres mots, de le transporter essentiellement dans un monde nouveau. L’affaire Dreyfus est le moment hautement symbolique où son socialisme peut tendre la main à la Jeanne chrétienne, où la solidarité des damnés de la terre peut s’ouvrir à la Communion des Saints, où la vocation républicaine de la France peut contribuer à l’avènement du Royaume de Dieu.
6 Péguy s’était éloigné de la religion de son enfance qui lui avait enseigné la réalité de l’enfer éternel qui se présente comme l’effet d’une ex-communication divine et qui a pour équivalent, dans l’ordre temporel, la misère économique qui exclut des humains de la cité terrestre. C’est pour sauver l’humanité de la misère que précisément il avait adhéré au socialisme. Le héros dreyfusard qu’il a été va progressivement entrer en contact avec la réalité de cet enfer contre lequel il a voulu mobiliser toutes ses forces. Par une double expérience : celle de sa propre exclusion du monde moderne et celle de l’expulsion du monde moderne hors de la vie vraiment vivante. Au fil des années, il va éprouver dans sa chair ce qu’il appelle « l’enfer social moderne laïcisé », cette solitude où l’ont rejeté les modernes, ceux du parti socialiste et ceux du parti intellectuel. On fait peser sur lui et sur ses activités de gérant des Cahiers, sur ses œuvres elles-mêmes un impénétrable silence. Il connaît l’anxiété des échéances, les budgets difficiles d’une famille qui s’agrandit, le souci d’un enfant gravement malade. En 1908 c’est lui qui tombe malade, comme par un excès de déception dont témoigne le fameux texte Nous sommes des vaincus. Cette année-là il connaît dans un « grand épuisement d’espérance » la tentation suprême du suicide, à laquelle succédera, dans les affres de l’amour impossible qu’il voue à Blanche Raphaël, celle de l’infidélité conjugale dont les Quatrains qu’il écrivit en 1911-1912 sont l’aveu poignant et ironique [8]. C’est durant ces années d’épreuve que Péguy va se tourner, non pas vers le christianisme, mais vers le Christ et relire le récit de sa Passion dans l’évangile de saint Matthieu.
« Il faut se méfier de la grâce »
7 Comme il le raconte dans le Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, en 1909, il se cogne littéralement à ce « texte de l’appréhension de la mort » où se révèle l’humanité d’un Dieu qui a craint la mort, d’un Dieu vulnérable et blessé, un Dieu caché dans la détresse humaine. La mort de Jésus n’a de valeur rédemptrice que parce qu’elle fut celle d’un homme à part entière qui par « les fils innombrables » et les « points douloureux » qui nous unissent à lui nous ouvre au secret de l’inépuisable tendresse de Dieu. Mais Péguy va interrompre ce grand texte qui ne sera publié qu’après sa mort pour faire paraître sa seconde Jeanne d’Arc, dix ans après la première : la hantise du mal universel est transfigurée par le mystère de la charité et la présence au pied de la croix d’une autre femme, Marie, à laquelle Péguy ira offrir à la cathédrale de Chartres ses Tapisseries et ses suppliques d’homme vaincu par la miséricorde.
8 À sa parution, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc provoque l’ironie de ceux qui, tel Lavisse, considèrent qu’il a mis « de l’eau bénite dans son pétrole », en même temps que l’admiration aussi enthousiaste qu’embarrassante de Barrès, de Maurras et de Drumont. En publiant six mois plus tard Notre jeunesse, c’est une fin de non-recevoir qu’il adresse à ces catholiques de la droite conservatrice et antisémite qui tentent de l’annexer et de transformer sa Jeanne d’Arc en héroïne de leur nationalisme et de leur monarchisme. Péguy ne fait plus mystère de son christianisme, mais ce n’est pas pour rallier les rangs d’une Église qui s’est honteusement employée à créer « cette illusion politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antichrétien ». L’Église qui a la faveur de Péguy est celle qui constitue socialement une communion, un peuple immense, « une religion peuple, la religion du tout un peuple, temporel, éternel », dans laquelle il revendique le statut d’excommunié qu’il définit comme « un témoin géographiquement mystiquement extérieur [9] », mais qui n’est pas pour autant hors de l’Église puisqu’il en subit les pénalités. Si Péguy dit cela c’est moins en référence à son refus de régulariser sa situation matrimoniale aux yeux de l’Église, comme l’y poussent avec peu d’élégance Maritain et Dom Baillet, que pour continuer à porter devant elle le témoignage des exclus et des vaincus de l’histoire, à continuer à parler en somme depuis l’enfer, à tenir fidèlement la position qui a toujours été la sienne en marge des institutions et des partis, des pouvoirs et des cléricatures. C’est aussi peut-être par refus d’être le paroissien d’un de ces curés modernes coupables de la lourde faute de mystique [10] qui est à l’origine de la déchristianisation : « Ils ont méconnu, dit-il, oublié et méprisé le temporel, ils ont refusé de faire les frais d’une révolution temporelle », ils ont travaillé à la désincarnation du christianisme, ils n’ont pas voulu voir que « dans tout notre socialisme même il y avait infiniment plus de christianisme que dans toute la Madeleine ensemble avec Saint-Pierre de Chaillot, et Saint-Philippe du Roule, et Saint-Honoré d’Eylau [11] ».
9 Ce qu’on a appelé « l’anticléricalisme chrétien » de Péguy contraste étonnamment avec l’admiration que jusque dans ses derniers écrits il a portée aux juifs. Parce qu’il fut leur allié dans la défense du juif Dreyfus, et parce qu’il a appris d’eux cette patience inquiète qui est l’autre nom de leur fidélité. Un jour, il dira à Havély : « Je marche avec les Juifs, parce qu’avec les Juifs je peux être catholique, avec les catholiques je ne le pourrais pas. » Catholique, Péguy a appris à le devenir de manière juive, si l’on peut dire, dans une tension permanente entre la colère prophétique et la patience de la fidélité, entre l’emportement du visionnaire et le retrait du scribe à sa table d’écriture. Une tension qui donne à son œuvre une incroyable sonorité : « Il écrit à tue-tête », disait Claudel très justement [12].
10 C’est Bernard-Lazare, cet « athée tout ruisselant de la Parole de Dieu », le premier à avoir porté au jour la machination dont le capitaine Dreyfus a été la victime innocente, qui aura été « l’ami intérieur, l’inspirateur secret » de sa mystique dreyfusiste. Dans le portrait inoubliable qu’il fait de lui en 1910 [13], on perçoit que ce qui le rend proche de cet homme mort dans l’oubli, c’est l’expérience de la solitude et du désabusement, une même mélancolie en laquelle se reconnaîtront nombre de ses lecteurs juifs, dont Walter Benjamin qui, en 1919, se dira touché par « cette incroyable parenté » : « une fantastique mélancolie dominée [14] ». Commentant lui-même son vaste poème Ève, dont la publication n’avait suscité qu’indifférence et circonspection, Péguy avait attiré l’attention sur la dimension comique du texte, « un comique grave et d’autant plus profond qu’il prend appui sur le fond d’une invincible mélancolie [15] ».
11 Péguy se serait-il « condamné au malheur, à la noblesse de l’intègre », comme le pense Michel Crépu ? Il dit à son propos : « C’est souvent incroyable de beauté, mais ce n’est pas heureux. Et c’est parce qu’il n’est pas heureux que Péguy est réquisitionné par le Maréchal. [16] » Mais n’est-ce pas précisément son accointance avec le malheur, sa hantise du mal, son refus de la misère, sa peur de l’inondante barbarie, son angoisse de la perte, son inquiétude du salut qui donnent à l’espérance dont il se fait le chantre l’allégresse, la légèreté et l’espièglerie qui feraient défaut à son œuvre si haletante, si harassante ? L’espérance que célèbre Le Porche du Mystère de la deuxième vertu est une petite fille intrépide qui, dans la nuit du monde, tire en avant ses deux grandes sœurs théologales si sérieuses et parfois si rigides, et réussit à faire « trembler le cœur de Dieu ». Dans les dernières pages du manuscrit qu’il a dû abandonner pour partir à la guerre, Péguy se met lui-même en scène, pèlerin sur la route de Chartres, poussé par l’espérance vers « ce domaine inconnu, étranger, le domaine de la joie ». Après un dialogue théologique serré avec le prêtre qui l’accompagne, celui-ci sourit. Car, écrit Péguy en parlant de lui-même, « il aimait ce fils demi-rebelle, entièrement docile et d’une fidélité sans nombre et d’une solidité à toute épreuve [17] ».
« L’exacte position chrétienne »
12 Que Péguy soit mort en soldat aux premiers jours d’une guerre dont les conséquences furent à l’exact opposé de ce qu’il croyait pouvoir en attendre, ne saurait faire oublier que sa vie durant il fut l’ardent combattant d’« une guerre juste » contre les dominations modernes, quand bien même il eut parfois tort d’avoir raison. Combattant, il le fut en mettant toute son énergie de philosophe et de polémiste à ébranler « les situations faites » dans le monde moderne au parti intellectuel, aux « magasins généraux de l’histoire », aux méthodes sociologiques, à la « dévorante politique ». Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’aura pas cherché à « se faire une situation » comme ces intellectuels qui courent après les chaires, « non point parce qu’on y enseigne mais parce qu’on y est assis ». Pour le dire dans les termes militaires qu’il affectionnait, son « opération » a toujours consisté à élaborer des « positions », à être en « situation », selon la signification – militaire elle aussi – du situs latin, à « être bien placé », comme il faut l’être en toute bataille. Auditeur et lecteur attentif de Bergson, il voyait en lui le fer de lance d’une révolution menée à l’encontre des grossières métaphysiques des positivistes, des matérialistes et des déterministes qui sont autant de durcissements de scléroses, de raidissements – « des esquilles et des eschares » – de la raison.
13 « Ce que l’on ne pardonne pas à Bergson, écrit-il, c’est d’avoir brisé nos fers », d’avoir fait éclater les pensées toutes faites qui assurent « la tranquillité des penseurs », d’avoir arraché la raison au préjugé selon lequel « de la raison raide [serait] plus de la raison que de la raison souple ». Pour Péguy le bergsonisme est une philosophie du réel, une philosophie qui, en portant pleine attention aux leçons de la souveraine et impérieuse réalité, a rétabli la pensée dans son rapport à la vie, a retrouvé sous les géographies les géologies, a rouvert les sources de la vie, quoi qu’en pensent Maritain et Maurras qui se sont lancés dans une violente attaque contre Bergson qui aboutira à sa mise à l’index le 1er juin 1914 par décret du Saint-Office. Péguy commente : « Que l’homme, qui a réintroduit la vie spirituelle dans le monde ait contre lui, et à ce point, les politiciens de la vie spirituelle, voilà ce que je nomme… un scandale voulu et une bataille à l’envers. »
14 La position qu’entend occuper Péguy est celle-là même que définit Bergson « quand il nous arrache aux asservissements du passé, aux infécondités d’un temps mort, quand il nous replace exactement dans le présent… et déjà par cela seul nous réintroduit dans une situation et dans une position chrétienne, dans la seule situation et dans la seule position chrétienne […]. Car il nous remet dans le précaire et le transitoire, et dans ce dévêtu qui fait proprement la condition de l’homme. [18] »
15 Dans le mouvement profond de « démystication » qui à ses yeux avait emporté et la République et le christianisme, Péguy savait sa « situation » bien « maigre », comme il le dit dans Notre jeunesse. Mais il n’a pas abandonné le combat, il l’a mené en « individualité sans mandat », de son pas de fantassin et de pèlerin, marchant à l’événement comme on marche à l’étoile, l’événement qu’il tenait pour le sacrement de la réalité [19], lui que l’Église privait de tout sacrement. Au fil d’une écriture qui jamais ne se rature, il a poursuivi inlassablement son combat contre le vieillissement et l’habitude, se répétant sans cesse sans jamais rabâcher [20], procédant de façon géniale, comme le lui dit Clio, la muse de l’histoire, « par voie de raccourci, allusion, référence, saisie, étreinte, jeu, nourriture, éclairement, interférence. Correspondance, résonance, analogie, parallélisme. Recreusement. Intelligence, entente [21] ». Il ne s’est jamais rendu si ce n’est pour s’abandonner aux « jeux incroyables de la grâce » et laisser sa fatigue de quinzenier et de père de famille se transformer en « un désistement de soi » qui allait libérer en lui les eaux lustrales de la prière et de la poésie.
16 Péguy n’a pas attendu les sociologues du XXIe siècle pour annoncer la naissance d’« une société inchrétienne, postchrétienne », mais il est toujours là pour convaincre les chrétiens d’aujourd’hui de la beauté inédite des « saintetés modernes », pour peu qu’ils se souviennent que le christianisme, cet « exact ajustement du temporel et de l’éternel », ne peut se vivre que sur « le tranchant de la liberté » et que la christianisation relève d’« une opération moléculaire, intérieure, histologique [22] ».
Notes
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[1]
Charles Péguy, « Prière de déférence », Les Tapisseries, Poésie/Gallimard, 2006, p. 137.
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[2]
Colloques, publications, expositions, conférences, manifestations artistiques… Il suffit de consulter le site de l’Amitié Charles Péguy : www.charlespeguy.fr
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[3]
Benoît Chantre, Péguy point final, Éditions du Félin, 2014.
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[4]
Georges Bernanos, « Charles Péguy », dans Essais et écrits de Combat, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 840.
-
[5]
« Un poète l’a dit », Œuvres en prose complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, II, p. 854. Les citations qui suivent renvoient aux volumes II et III de cette édition, indiqués par O.P.C., t. II, t. III.
-
[6]
Tous les textes de Péguy sont désormais disponibles. Aux Œuvres en prose complètes viennent de s’ajouter les Œuvres poétiques et dramatiques, édition publiée sous la direction de Claire Daudin dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2014.
-
[7]
« Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet », O.P.C., III, p. 550.
-
[8]
« Ballades du cœur qui a tant battu » dans Œuvres poétiques et dramatiques, op. cit., p. 935-1 066.
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[9]
« Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle », O.P.C., III, p. 710.
-
[10]
Ibid., p. 646-647 et 651-655.
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[11]
« Notre Jeunesse », O.P.C., III, p. 85.
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[12]
À ce sujet, on peut se reporter à la magnifique évocation de Francine Lenne dans Le Chevêtre. Un lecture de Charles Péguy, Presses universitaires de Lille, 1993. Et plus récemment le dossier consacré à Péguy par la revue Nunc dans son numéro 32 (février 2014).
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[13]
« Notre jeunesse », O.P.C., III, p. 85.
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[14]
Lettre de 1919 à G. Scholem publiée dans Correspondances 1910-1928 de Walter Benjamin, Aubier, 1979, p. 200.
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[15]
« “L’Ève” de Péguy », O.P.C., III, p. 1236.
-
[16]
Michel Crépu, La Confusion des lettres, Grasset, 1999, p. 30-31.
-
[17]
« Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », O.P.C., III, p. 1475.
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[18]
Ibid., p. 1444.
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[19]
Péguy, penseur de l’Événement : deux philosophes aussi opposés qu’Emmanuel Mounier dans La pensée de Péguy, Plon, 1931, et Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1999, p. 106-108 et 147-149, l’ont considéré comme tel.
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[20]
Voir les articles de Bruno Latour dans les Cahiers du Cerf, Charles Péguy, sous la direction de Camille Riquier, Cerf, 2014.
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[21]
« Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle », O.P.C., III, p. 1551-1 552.
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[22]
« Dialogue de l’histoire de l’histoire et de l’âme charnelle », O.P.C., III, p. 767.