Notes
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[1]
Cité par Catherine Maire dans « Les jésuites, maîtres du monde », L’histoire, n° 84, 1986, p. 71.
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[2]
Augustin Barruel (1741-1820), jésuite, a publié pendant la Révolution française un ouvrage de polémique, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, qui connut un immense succès, répandant la thèse d’un complot maçonnique antichrétien dont la Révolution serait le fruit.
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[3]
Voir P.-A. Taguieff, Les Protocoles des sages de Sion : faux et usages d’un faux, Berg International/Fayard, Paris, 2004, p. 158.
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[4]
Voir R. Healy, The Jesuit Specter in Imperial Germany, Brill Academy Publishers, Boston et Leyde, ch. 4.
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[5]
Cité par E. Franco, Le mythe jésuite au Portugal, ArkéEditoria, Sao Paulo, 2008, p. 649.
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[6]
R. Healy, The Jesuit Specter, p. 126.
-
[7]
Ibid., p. 129.
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[8]
Voir L. Poliakov et P.-A. Taguieff.
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[9]
Voir l’excellent article de Maurice Olender, « La chasse aux évidences », dans son recueil Race sans histoire, Paris, 2009, Points Seuil n° 620.
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[10]
« Les jésuites en France du xixe au xxe siècle », dans Les Jésuites à Lyon, xvie-xxe siècles (dir. E. Fouilloux et B. Hours), Éditions École Normale Supérieure, 2005.
1Nous publions les bonnes feuilles du Pape noir, Genèse d’un mythe, de Frank Damour, paru chez Lessius en mars 2013.
2Le terme même de « jésuites », dont on affubla rapidement les Compagnons de Jésus, participe au façonnement du mythe. Car ce mot n’a ni été utilisé par Ignace, ni officialisé dans les Constitutions, ou dans un document pontifical avant le Concile de Trente. Et pour cause : il est péjoratif, désignant par antiphrase dès le Moyen Âge le faux dévot, le pharisien. C’est donc de façon négative que l’on nomme d’emblée les compagnons d’Ignace, comme l’écrit amèrement Pierre Canisius dès 1545. « Jésuite » a d’ailleurs conservé cette connotation péjorative, et ce dans toutes les langues européennes, comme le confirment les dictionnaires depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours qui font du jésuite un « hypocrite », voire un « retors ». Ainsi le nom même des jésuites porte-t-il la trace du mythe qui a hanté une partie de leur histoire.
3La nouveauté suspecte de la Compagnie. – Si le mythe jésuite – on le verra – est avant tout un mythe politique, la polémique anti-jésuite des premiers temps est liée de prime abord à la nouveauté incarnée par la Compagnie de Jésus, dont la forme de vie religieuse échappe à toute définition établie. Dès 1554, l’humaniste Étienne Pasquier publie un réquisitoire très complet, le Plaidoyer de l’université de Paris encontre les Jésuites, où il n’hésite pas à qualifier la Compagnie de « Monstre qui, pour n’être ni Séculier, ni Régulier, était tous les deux ensemble, et partant introduisait dedans notre Église un Ordre Hermaphrodite [1] ». Cette attaque, à peine quinze ans après la création de l’Ordre, témoigne d’un élément clef du mythe jésuite : l’ennemi doit, par nature, échapper aux catégories en place ; il est nécessairement « monstrueux » au sens où, incapable d’invention, il ne peut être que pervers en brouillant les frontières et les catégories. Si les jésuites ont d’abord été jugés dangereux, c’est qu’ils incarnaient la modernité, ces nouvelles valeurs de mobilité et d’action que leurs contemporains suscitaient tout en les craignant.
4Il faut dire que la Compagnie de Jésus diffère radicalement des autres Ordres religieux. Elle appartient à un mouvement de « réforme » conçu pour relever les défis des temps nouveaux. Depuis son arrivée en Occident, le mouvement monastique n’a jamais cessé de se réformer pour s’adapter aux changements sociaux et culturels : moines itinérants, ermites, monastères conçus comme des petites villes, implantations urbaines, priorité donnée à la prière, au travail ou à la prédication, etc. Au début du xvie siècle, le monde vient brutalement de s’agrandir, non seulement du fait de la découverte de l’Amérique et des voyages d’exploration, mais aussi parce que les Européens ont élargi leur champ d’action politique, économique et religieux. Le monde connaît ainsi une première accélération des rythmes de vie, une extension des savoirs portée par une nouvelle élite cultivée, et enfin une pluralité des voies religieuses. Ce n’est pas un hasard si au début de ce siècle, le mot « religion » commence à prendre le sens qu’il a aujourd’hui, ce terme désignant jusqu’alors l’appartenance à un ordre religieux ou à la foi catholique à l’exclusion de toute autre foi. Qu’il n’y ait plus la religion, mais des religions est un bouleversement majeur.
5Si les jésuites veulent être des religieux au milieu du monde, c’est que les temps nouveaux l’exigent. Leur vocation pastorale prime sur tout. La vie doit être certes portée par la méditation et la contemplation, mais rien ne doit entraver l’action. Ce qui pousse Ignace à renoncer à la récitation de l’office choral – la prière commune et régulière, supposant une résidence fixe. Il ne conserve de la tradition des Ordres religieux que ce qui sert son projet de mobilité : l’indépendance à l’égard des évêques, une règle propre, le maintien d’une vie communautaire mais sous des formes adaptées. Les jésuites sont des « clercs réguliers », mêlant les deux modes de vie établis par la tradition ecclésiastique pour quiconque souhaite servir l’Église : celui des prêtres (séculiers) et celui des moines (religieux). Ces deux ordres existent depuis le ive siècle, et l’Église a toujours été soucieuse de les distinguer avec soin. Soit on est un « religieux », appartenant à la tradition monastique de retrait du monde et de vie commune ; soit on est un « séculier », soumis à un évêque et attaché à une paroisse, au milieu du monde. Les jésuites sont les deux à la fois, et donc ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. On comprend par là que la Compagnie de Jésus n’ait pas constitué une simple réforme, à la suite de toutes celles que le mouvement monastique a déjà connues, depuis la fondation de l’Ordre de Cluny jusqu’à celle des dominicains et des franciscains au xiiie siècle en passant par les cisterciens de saint Bernard de Clairvaux au siècle précédent. La nouveauté jésuite est si radicale sociologiquement, cette hybridation si inquiétante, que deux siècles plus tard, dans l’article « Jésuites » de L’Encyclopédie, Diderot s’en fait encore l’écho : « Qu’est-ce qu’un Jésuite ? Est-ce un prêtre séculier ? Est-il un prêtre régulier ? Est-ce un religieux ? Est-ce un moine ? C’est quelque chose de tout cela, mais ce n’est point cela. » […]
Quand l’État moderne emboîte le pas des jésuites (xviie et xviiie siècles)
6L’opposition entre les États modernes et la Compagnie de Jésus met en présence deux institutions jumelles et concurrentes, fortement hiérarchisées, jalouses de leur indépendance et soucieuses d’ubiquité, centralisées et omniprésentes. Avec toutefois une différence majeure : alors que les États modernes ne peuvent tolérer la présence d’autres États à l’intérieur de leurs frontières, la Compagnie ne peut tolérer d’être enfermée dans des frontières. Opposition entre deux logiques : celle du territoire et celle de la mobilité. Cette proximité et cette différence essentielles expliquent les relations complexes entre les États modernes et les jésuites, faites d’imitation et d’opposition. […] La volonté de contrôle des États modernes sur leur territoire et leur population, clergé y compris, passe par la mise sous tutelle des jésuites, « avant-garde » du projet universaliste de l’Église romaine. La domination exercée par les collèges jésuites sur le monde de l’éducation, on l’a dit, et leur forte présence auprès des dirigeants, notamment à travers la figure du confesseur du roi, exacerbent l’animosité de leurs adversaires. Tout cela aboutira à l’expulsion des jésuites de la plupart des États catholiques et à la suppression de l’Ordre en 1773 par la papauté. Événement qui confirme, s’il en était besoin, que le mythe de la puissance jésuite est de nature politique.
7Les « tueurs de rois ». – Un premier point de fixation apparaît avec le régicide, thème très efficace pour mobiliser l’opinion publique contre les jésuites, tout particulièrement en France. À partir de la décennie 1580, la polémique anti-jésuite, en prenant une tournure résolument politique, franchit un cap : les jésuites ne sont plus accusés seulement d’intentions régicides mais de véritables attentats. Face à cela, Claudio Acquaviva, quatrième successeur d’Ignace de Loyola au rang de préposé général, préfère adopter prudemment une attitude neutre, en interdisant aux jésuites toute activité politique… Las, ce refus de prendre parti ne fait qu’attiser les soupçons – d’autant plus que nombre de jésuites apportent leur soutien public à la Ligue catholique, qui entend restaurer l’autorité de l’État en chassant le protestantisme de France. […]
À l’heure des méta-complots : le pape noir (1850-1940)
8[…] C’est à partir des années 1850, en effet, que les théories du complot prolifèrent en Europe, et, comme à la fin du xviiie siècle, elles sont accompagnées par une montée de l’occultisme sous diverses formes, du spiritisme à la théosophie en passant par un orientalisme et un goût prononcé pour le primitivisme. La première globalisation se met alors en place, avec son cortège de crises, ses inégalités sociales croissantes, le sentiment d’impuissance des États, la corruption, l’écart entre le peu de pouvoir donné au peuple et l’intense circulation de l’information politique… Terrain propice à la diffusion de théories d’un complot mondial et global, que l’on peut appeler « méta-complot ». Dans ce contexte fleurissent les « complots anti-maçonniques » et « antisémites » et aussi, on l’a souvent oublié, « anti-jésuites ». À la différence des complots du début du siècle, ceux-ci se situent à une échelle mondiale et se nourrissent des théories raciales. « Le complot jésuite » connaît alors son ultime métamorphose avec l’apparition de la figure du « pape noir ». […] Pape noir par opposition au pape tout de blanc vêtu. Noir à cause de la couleur de l’habit jésuite, mais aussi pour signifier le versant obscur de son pouvoir. D’éminence grise, conseiller des puissants, le jésuite devient le pape noir, le puissant par-dessus les puissants.
9Anti-jésuitisme et antisémitisme. – L’essor des théories raciales est un autre élément qui explique l’apparition des méta-complots à la fin du xixe siècle. Dans ce contexte, les ressemblances entre l’antisémitisme et l’anti-jésuitisme ne relèvent plus de la simple anecdote littéraire. Dans sa Constitution de 1814, dès l’article 2 portant sur le luthéranisme comme religion d’État, la Norvège ne frappait-elle pas Juifs et jésuites du même interdit de séjour ? Et après la révision de cette Constitution en 1906, seuls les jésuites sont encore visés par cette interdiction : ils le resteront jusqu’en 1956…
10Le rapprochement entre Juifs et jésuites est presque aussi ancien que la Compagnie. En 1554, dans sa plaidoirie pour l’Université de Paris, Étienne Pasquier affirmait qu’« il y avait dans la jésuiterie beaucoup de juiverie ; voire que tout aussi que les anciens Juifs avaient fait le procès de notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi ces nouveaux Juifs en faisaient autant aux Apôtres ». On a souvent reproché aux jésuites d’avoir introduit « l’esprit rabbinique » dans le catholicisme, notamment du fait que nombre des premiers membres de la Compagnie de Jésus, on l’a dit, étaient espagnols, dont certains d’origine juive, avec donc une foi supposée « impure ».
11Les liens entre les jésuites et les juifs se renforcent dans l’imaginaire conspirationniste, parfois de façon contradictoire. Sous le premier Empire, Augustin Barruel [2], toujours occupé à démasquer le complot maçonnique contre l’Église catholique, reçoit une lettre d’un certain capitaine Simoni qui lui reprochait de ne pas avoir parlé de la « secte des Juifs », plus puissante que toutes les autres. Barruel fait suivre ce courrier à la police impériale et à celle du pape Pie VII, en marquant son total accord. Barruel en est-il lui-même l’auteur, ou est-ce la police impériale qui a fabriqué ce faux en l’attribuant à Barruel pour profiter de son autorité en la matière ? Le point n’a jamais été éclairci. Les lettres sont publiées en 1882 dans la Civiltà Cattolica, revue jésuite et principal organe de presse du Vatican [3]. Mais le premier rapprochement est encore dû à Eugène Sue dans Le Juif errant, où le P. Rodin fait maintes fois obstacle au juif Samuel dans sa quête de justice et de liberté. Dans l’imaginaire ambiant, les deux figures, du Juif et du jésuite, se retrouvent liées au moment où la question des identités raciales est à l’ordre du jour.
12En contexte nationaliste et raciste. – Le terrain avait été préparé par des constructions historiques au long cours, telles que les Considérations sur l’histoire de France (1834) d’Augustin Thierry, qualifié par Marx de « père de l’historiographie des luttes de classes en France ». L’historien français raconte l’histoire de son pays comme celle d’un conflit séculaire entre deux races : celle des Francs vus comme des tyrans et celle du peuple gaulois – les jésuites étant du côté des Francs. À partir des années 1860, ces oppositions se racialisent de plus en plus. En Allemagne, les jésuites sont présentés comme anti-germaniques, opposés à la Kultur. Hostiles à la liberté, insincères, ils apparaissent donc comme un élément dissolvant pour l’identité germanique. Des historiens, notamment ceux de « l’école de Borussia » qui font de l’unification allemande une nécessité historique, s’attachent à montrer l’antagonisme ancestral qui existe entre l’identité germanique et les jésuites. Parce qu’irrationnelle et immorale, la Compagnie de Jésus constitue un corps étranger dans la nation allemande, et donc néfaste à son développement. En créant une division religieuse dans le pays, selon ces historiens, elle aurait ralenti l’unification allemande. Dans son ouvrage sur la pédagogie jésuite daté de 1898, Georg Mertz n’hésite pas à écrire : « Pour la grande majorité des Allemands, le jésuitisme est l’opposé de la germanité, du christianisme et de l’humanité [4]. » Au début du xxe siècle, l’idée n’a pas disparu en Allemagne : un historien catholique comme Hugo Koch, dans Katholizismus und Jesuitismus (1913), affirme que les jésuites sont antigermaniques, et il va jusqu’à dire que « le jésuitisme est la destruction de l’individu, car comme les gitans ils dénient toute Patrie, et partant tous les liens d’amour avec les parents et avec le peuple ». Cette thèse est d’ailleurs reprise par Philipp Funk, rédacteur du journal catholique libéral Das Neue Jahrhundert, dans son Ignatius von Loyola publié en 1913 chez un éditeur protestant.
13Toujours au début du xxe siècle, mais cette fois au Portugal, les jésuites, avant leur expulsion décidée par la Ière République, sont soumis à des examens phrénologiques. En effet, le psychiatre Miguel Bombarda définit la condition jésuite comme une maladie mentale : « Il faut admettre la nécessité de la prédominance dans le résultat final d’un cerveau congénitalement taré. Je pense que ne peut pas être Jésuite qui le veut ; il y a des cerveaux prédisposés à ce mal, comme il y en a certains faits pour le crime ordinaire, comme il y en a taillés pour la folie vulgaire. [5] » Les journaux montrent les photographies de ces jésuites que des psychiatres examinent en mesurant la dimension de leur crâne… Cette forme d’examen médical correspond parfaitement à cette biologisation de la pensée qui commence à se répandre.
14Le « judéo-jésuitisme ». – Au fur et à mesure que le nationalisme se fait raciste, les jésuites apparaissent non seulement comme antinationaux mais comme inaptes à toute appartenance nationale, ce qui explique qu’ils aient été rapprochés des Juifs. À cet égard, l’essayiste allemand Ottomar Beta publie en 1875 un essai au titre évocateur : Darwin, l’Allemagne et les juifs, ou le judéo-jésuitisme. Cette première formulation synthétique de la fusion de deux complots, le « judéo-jésuitisme [6] », annonce les futurs « judéomaçonnique » (1882) et « judéo-bolchevique » (1917). En 1888, le pasteur Eugen Eisele, dans Jesuitismus und Katholizismus [7], accuse les jésuites d’avoir judaïsé le christianisme. Le théoricien de l’antisémitisme Houston Stewart Chamberlain, quant à lui, prétend que les Exercices spirituels sont le fruit d’un esprit sémitique. Dans un essai de 1913 sur Ignace de Loyola, le physicien nationaliste Georg Lomer affirme que la physionomie de ce dernier le rend définitivement étranger au monde germanique et qu’à n’en pas douter il a « du sang juif ».
15Les commentateurs ont souvent souligné le parallèle entre les Monita secreta et les Protocoles des Sages de Sion [8], ce faux qui imaginait une conspiration mondiale des juifs : même phobie du complot, même critique d’extrême machiavélisme, même stratégie du faux document à usage interne. Le premier éditeur, russe, des Protocoles des Sages de Sion (1903), dénonce le danger d’une union des « Juifs du monde entier en une seule organisation, plus étroite et plus dangereuse que les jésuites ». Et à l’intérieur des Protocoles, on peut trouver cet hommage douteux : « Seuls les jésuites pourraient nous égaler sous le rapport de la manipulation politique ; mais nous avons pu les discréditer aux yeux de la foule stupide, parce qu’ils formaient une organisation visible, tandis que nous restons nous-mêmes dans l’ombre avec notre organisation secrète. » Certains historiens, dont Léon Poliakov, expliquent d’ailleurs les origines des Protocoles par l’anti-jésuitisme qui sévit en Russie au xixe siècle. On peut aussi y voir l’influence des milieux occultistes. En effet, la Société de Théosophie, fondée en 1875 par Helena Blavatski, voit la vérité dans toutes les religions « excepté la juive » et va jusqu’à accuser le premier ministre britannique Gladstone d’être un agent des jésuites. Or elle comptait parmi ses initiées Youliana Glinka et Juliette Adam, qui appartiennent au milieu où furent compilés les Protocoles des sages de Sion, que Glinka avait introduits en Russie.
16Effet pervers : des jésuites eux-mêmes participent à cette époque à la contamination des complots. Le 5 février 1898, un an après le premier Congrès sioniste tenu à Bâle, la Civiltà Cattolica publie un article qui fait date, car la mention d’un « complot sioniste » y apparaît pour la première fois : « La condamnation de Dreyfus a été pour Israël un coup terrible ; elle a marqué au front tous les Juifs… Avec leur subtilité ordinaire, ils ont imaginé d’alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Bâle, au Congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs pour la constitution d’un syndicat. » Comme le montrent de nombreux articles publiés dans la revue Études entre 1880 et 1914, les jésuites ont eux aussi cultivé un anti-maçonnisme et accueilli avec faveur les thèses antisémites de l’écrivain Édouard Drumont.
17Et en même temps, la plus vive réplique à ces mensonges est venue de leur rang. Que ce soit un jésuite, Pierre Charles, qui ait le premier démontré la fausseté des Protocoles des Sages de Sion [9] ne doit rien au hasard. Cet esprit brillant et ardent, professeur de dogmatique à Louvain, participe activement à la lutte contre ce faux. Dans une série d’articles courageux publiés à partir de 1921, il dresse la généalogie des Protocoles, prouvant qu’ils sont une reprise quasi littérale d’un pamphlet anti-bonapartiste de Maurice Joly, Le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864). Il fait en outre observer : « Les Juifs ne sont pour rien dans la rédaction de ces Protocoles. Il faut le dire, et même le répéter, parce que le démenti court toujours moins vite et va moins loin que la calomnie. » Et de s’affliger de ce que ce texte « incohérent et odieux » ait reçu si bon accueil dans l’opinion catholique. Non content de cette démonstration, le P. Charles, dans d’autres articles, élargit ses recherches à la généalogie du racisme moderne afin de démonter les théories de ses protagonistes Vacher de Lapouge et Houston Stewart Chamberlain, anticipant ainsi le travail de Léon Poliakov. Les jésuites ont ainsi été étroitement mêlés à la montée de l’antisémitisme en Europe, à la fois accusés par les antisémites et se trouvant à d’autres moments de leur côté. Sans doute l’action de Pierre Charles a-t-elle contribué à briser ce cercle vicieux, préparant le travail de ses compagnons Rupert Mayer (opposant de la première heure, dès 1923, au nazisme), Antonio Messineo (dont les articles dans la Civiltà Cattolica dénoncent l’inanité du racisme) ou John La Farge (fondateur du Mouvement catholique interracial, héraut des droits civiques aux États-Unis) dans leur lutte contre le racisme des années trente. […]
La légende dorée de la Compagnie
18Malgré les efforts des régimes totalitaires, surtout du régime nazi, et de quelques esprits de plus en plus isolés, le mythe jésuite, après la Première Guerre mondiale, perd de sa force. S’il ne disparaît pas totalement, il est à présent équilibré par une légende dorée de la Compagnie qui se consolide sans cesse.
19En 1963, la pièce de théâtre Le Vicaire de l’Allemand Rolf Hochhuth lance la polémique sur le « silence de Pie XII » au sujet du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle met en scène le personnage du père jésuite Ricardo Fontana, inspiré de Bernhard Lichtenberg, jésuite opposant au régime nazi, qui, après s’être efforcé de convaincre le pape de dénoncer publiquement la politique criminelle des nazis, choisit de porter l’étoile jaune et de partir pour Auschwitz. Depuis lors, la polémique est régulièrement ravivée. Au début des années 2000, dans un roman qui fit date, Da Vinci Code, l’Américain Dan Brown imagine une conspiration à l’intérieur de l’Église catholique, visant à conserver quelques secrets religieux et à influencer les grands de ce monde, conspiration dont – surprise ! – les principaux artisans ne sont pas jésuites. Ces deux exemples confirment bien que le mythe anti-jésuite est moribond, tout au moins dans sa composante politique.
20De surcroît, après avoir été victimes durant des siècles d’une « légende noire », les jésuites entrent dans la « légende dorée », pour reprendre l’expression d’Étienne Fouilloux [10]. Dans les imaginaires et les consciences, l’anti-jésuitisme d’antan semble avoir fait place à un certain « philo-jésuitisme ». Expliquer ce retournement n’est pas très aisé. On peut dire toutefois qu’au tournant de la Première Guerre mondiale, les jésuites sont passés, aux yeux de la plupart, du côté des défenseurs du progrès et de la liberté. Quelques figures singulières comme celle de Pierre Teilhard de Chardin ont sans doute retenu l’attention. Mais il est sûr que le rôle joué par des jésuites en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique dans la résistance au nazisme a été décisif pour améliorer l’image de l’Ordre. Y a aussi contribué toute une génération de théologiens, comme Henri de Lubac, Jean Daniélou, Karl Rahner, John Courtney Murray, Augustin Bea, qui ont eu une grande influence sur l’aggiornamento de l’Église catholique lors du concile Vatican II.
21De même, au cinéma, la figure du jésuite apparaît le plus souvent sous un jour positif. On peut citer Sur les quais d’Elia Kazan, L’exorciste de William Friedkin, Mission de Roland Joffé, Le tombeau de Jonas McCord, Amen de Costa-Gavras… Bien que très différents, les jésuites représentés ici ont quelques points communs : plutôt francs-tireurs, capables de refuser d’obéir à leur hiérarchie ; désintéressés, agissant en leur âme et conscience pour le bien, et alliant le sens du religieux à la compétence intellectuelle. Ils sont à l’opposé des « hommes en noir », sauf pour l’intelligence, qualité qui n’a certes jamais été refusée aux jésuites…
22De plus, la figure charismatique de Pedro Arrupe, préposé général de la Compagnie de 1965 à 1981, a sans doute permis de mettre fin à la légende du « pape noir ». Les tensions bien réelles qui se sont produites entre lui et les trois « papes blancs » qu’il a connus sur les orientations pastorales de la Compagnie, la façon de la diriger, la théologie de la libération, ont été répercutées dans les médias, qui en ont durci parfois les oppositions. Toujours est-il que l’idée d’une manipulation du pape par le général jésuite ne paraissait plus tenir debout.
Notes
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[1]
Cité par Catherine Maire dans « Les jésuites, maîtres du monde », L’histoire, n° 84, 1986, p. 71.
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[2]
Augustin Barruel (1741-1820), jésuite, a publié pendant la Révolution française un ouvrage de polémique, Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, qui connut un immense succès, répandant la thèse d’un complot maçonnique antichrétien dont la Révolution serait le fruit.
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[3]
Voir P.-A. Taguieff, Les Protocoles des sages de Sion : faux et usages d’un faux, Berg International/Fayard, Paris, 2004, p. 158.
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[4]
Voir R. Healy, The Jesuit Specter in Imperial Germany, Brill Academy Publishers, Boston et Leyde, ch. 4.
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[5]
Cité par E. Franco, Le mythe jésuite au Portugal, ArkéEditoria, Sao Paulo, 2008, p. 649.
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[6]
R. Healy, The Jesuit Specter, p. 126.
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[7]
Ibid., p. 129.
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[8]
Voir L. Poliakov et P.-A. Taguieff.
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[9]
Voir l’excellent article de Maurice Olender, « La chasse aux évidences », dans son recueil Race sans histoire, Paris, 2009, Points Seuil n° 620.
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[10]
« Les jésuites en France du xixe au xxe siècle », dans Les Jésuites à Lyon, xvie-xxe siècles (dir. E. Fouilloux et B. Hours), Éditions École Normale Supérieure, 2005.