Études 2012/5 Tome 416

Couverture de ETU_4165

Article de revue

Les classes moyennes : définitions et situations

Pages 605 à 616

Notes

  • [1]
    Pour deux perspectives opposées, parues dans la même collection d’ouvrages, voir Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2006 ; Dominique Goux, Éric Maurin, Les nouvelles classes moyennes, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012.
  • [2]
    Op. cit.
  • [3]
    Régis Bigot, Fins de mois difficiles pour les classes moyennes, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010.
  • [4]
    Voir France Guérin-Pace, Olivia Samuel, Isabelle Ville (dir.), En quête d’appartenances. L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités, Paris, INED, 2009.
  • [5]
    Voir l’étude « Le logement, facteur d’éclatement des classes moyennes ? » sur le site www.fondation.dauphine.fr/
  • [6]
    Pour quelques éléments de constats mais aussi de critiques politiques, voir Laurent Wauquiez, La lutte des classes moyennes, Paris, Odile Jacob, 2011 et le dossier « 2012 : la bataille des classes moyennes », Alternatives économiques, n° 311, mars 2012. Notons, pour le passé, l’ouvrage de Michèle Alliot-Marie, La Grande Peur des classes moyennes, Paris, La Table Ronde, 1996, qui rappelle, une nouvelle fois, combien le sujet n’est pas neuf.
English version

1Les classes moyennes (le pluriel est d’importance), auxquelles s’identifient majoritairement les Français, rassemblent les individus situés entre les moins bien lotis et les plus fortunés. Ces classes moyennes, ni prolétaires ni bourgeoises (pour prendre une tripartition plus traditionnelle), méritent leur pluriel, d’abord parce qu’il y a hétérogénéité des positions. Il est, en effet, bien impropre de vouloir condenser sous une appellation unique un ensemble de situations qui n’ont pas forcément toujours grand-chose à voir. Elles méritent également leur pluriel, car les diverses études ne prennent pas en considération les mêmes périmètres.

2Depuis le xixe siècle, des deux côtés de l’Atlantique, de nombreuses analyses tentent d’en délimiter les contours. Célébrées, critiquées ou méprisées selon les époques et les auteurs, les classes moyennes font régulièrement l’objet d’observations attentives. On signale à l’envi, dans les pays occidentaux, le déclassement relatif et l’inquiétude des classes moyennes, tandis que dans les pays émergents, en Inde et en Chine notamment, des classes moyennes seraient en cours d’apparition et d’affirmation. D’une certaine façon, il y aurait des dynamiques de « moyennisation » dans des pays émergents et des dynamiques de « démoyennisation » dans des pays du vieux monde.

3Certains observateurs annoncent leur inéluctable déliquescence, après un retournement de tendance qui aujourd’hui devient déclassement. D’autres les dépeignent en catégories en réalité supérieures déguisant leurs privilèges. D’autres, encore, estiment qu’elles ne vivent ni rétraction, ni paupérisation, mais, au contraire, ascension et extension [1].

4On propose, dans cet article, une synthèse des approches et délimitations, soulignant les conclusions les plus générales qui peuvent être faites sur les difficultés de ces classes moyennes, un sujet politique par excellence.

Trois approches

5De quoi parle-t-on ? Il existe un nombre incalculable d’articles et de livres sur les classes moyennes, alimentant un grand nombre de débats spécialisés et de controverses aussi bien techniques que politiques.

6La diversité est de mise au sens où l’expression de « classes moyenne » est à géométrie très variable. Il est possible et loisible de distinguer les classes moyennes « aisées », « basses », « hautes », « inférieures », « supérieures », « employées », « ouvrières », salariées », « anciennes », « nouvelles », etc. La liste des oppositions peut être longue.

7On n’entrera pas dans l’exégèse des dénominations, conceptions et délimitations. On notera, d’emblée, que le sentiment d’appartenance de classe a pu décroître en France au cours de la deuxième partie du xxe siècle, mais que le sentiment d’appartenir à une catégorie moyenne – c’est-à-dire au centre ou au cœur de l’échelle des revenus – reste très puissant. On s’intéressera donc à trois approches principales : par les appartenances socio-professionnelles, par les situations objectives (en termes de revenus) et par l’adhésion subjective. On n’épuise pas, de la sorte, le sujet. Mais on le balise.

8Trois types de critères, qui ne se recoupent pas forcément mais qui peuvent se combiner, sont retenus pour définir ces groupes intermédiaires qui se trouvent entre les moins bien lotis et les plus favorisés. Le thème et l’expertise en la matière sont assez connus. Il importe d’y revenir car c’est du choix des définitions et des délimitations que vont dépendre les observations et conclusions sur les liens entre classes moyennes et logement.

9Un critère sociologique : profession, valeurs et modes de vie. – Les classes sociales, dans la tradition marxiste, ce ne sont pas seulement des positions dans la hiérarchie des revenus. Ce ne sont pas uniquement non plus des parties de nomenclatures des catégories socioprofessionnelles. Ce sont aussi une conscience de classe, des modes de vie et des croyances en commun. Une entrée pour approcher ces classes est de passer par la profession, qui reste un critère important de classement. Selon la nomenclature française des professions et catégories socioprofessionnelles, les classes moyennes peuvent regrouper les « professions intermédiaires », une partie des « cadres supérieurs » et également des « employés ».

10Pour affiner cette approche, d’autres éléments doivent également être pris en compte, comme ceux qui caractérisent la situation de travail d’un individu (secteur d’activité, type de contrat de travail, niveau de qualification).

11Dotées de capitaux économiques, mais aussi scolaires et culturels, les strates intermédiaires françaises aspireraient à une mobilité sociale ascendante et à une certaine qualité de vie. Elles développeraient un rapport particulier à l’éducation, l’école étant perçue comme un moyen d’ascension sociale efficace, tout comme le ait de devenir propriétaire de son logement.

12La localisation du logement devient un critère plus déterminant, une partie importante des catégories intermédiaires de la population ne pouvant plus rester dans des centres villes devenus trop chers et ne souhaitant pas vivre dans des quartiers d’habitat social dépréciés. On observerait une périurbanisation des classes moyennes. Ces constats méritent le conditionnel car ils ne sont pas documentés par des séries statistiques fouillées décrivant les évolutions sur le long terme. Mais les mouvements sont, en tout état de cause, difficilement contestables.

13Ces approches par nomenclatures de catégories socio-professionnelles ne sont ni les plus aisées, ni les plus usitées maintenant. C’est pourtant ce à partir de quoi ont travaillé récemment les économistes Dominique Goux et Éric Maurin [2]. Tous les deux considérèrent que ces catégories centrales de la population, au carrefour de bien des dynamiques, tenaillées entre crainte du déclassement (que les auteurs relativisent vigoureusement) et aspiration à la promotion sociale (toujours à l’œuvre), progressent. Mais de qui parlent-ils ? Avec leur approche, en 2009, la moitié des Français relèvent des classes populaires (agriculteurs, employés, ouvriers), 20 % des classes supérieures (cadres, chefs d’entreprise), et 30 % des classes moyennes (contre 20 % au début des années 1960). Parmi elles, on trouve les artisans et commerçants, qui ont vu leur part relative diminuer de moitié en un demi-siècle, et, surtout, les professions intermédiaires (11 % de l’emploi en 1962, 24 % en 2009).

14Ces classes moyennes sont dites nouvelles car elles ne sont plus l’avant-garde des Trentes Glorieuses, mais un socle bien installé au cœur de la société. Sur le plan territorial Goux et Maurin (qui passent alors à une analyse par revenus, en quatre classes) ne relèvent pas, sur la dernière décennie, de séparatisme croissant des plus aisés, ni d’aggravation de la relégation des catégories modestes vers les quartiers déshérités. Les déclassements territoriaux « par exil » (déménagement) ou par « envahissement » (dégradation du quartier d’habitat) ont été moins nombreux que les progrès résidentiels. Et nos deux économistes de préciser que si les classes apparaissent plutôt figées, les individus et ménages qui les composent bougent sur les territoires et entre les groupes. Le propos souligne la centralité du salariat intermédiaire (peut-être faudrait-il ici bien distinguer le public du privé) et son surclassement éducatif (par rapport à la génération précédente). Surtout, les auteurs notent que ces classes moyennes, à niveau élevé de ressentiment, n’ont pas décroché.

15Un critère économique : revenus et niveau de vie. – Le critère des revenus peut être utilisé en assimilant les classes moyennes au groupe de ménages situé au cœur de la distribution des revenus. Tout est dès lors affaire de convention sur ce qu’est le centre de la distribution des revenus et l’importance de sa périphérie. L’étendue de la classe moyenne varie ainsi fortement.

16Avec une définition extensive, on peut considérer que les classes moyennes rassemblent 80 % de la population. Les 10 % les plus modestes et les 10 % les plus riches n’appartiennent pas aux classes moyennes. Si la population englobée paraît considérable, cette approche a une certaine pertinence en France. Un tel intervalle rassemble en effet la population dont les ressources proviennent essentiellement d’un revenu salarié. Avec une définition plus restrictive, on peut considérer que les classes moyennes rassemblent 60 % de la population. Les 20 % les plus modestes et les 20 % les plus riches en sont exclus.

17Une autre orientation, développée dans plusieurs travaux, consiste à distinguer les catégories aisées (les 20 % les plus favorisés), les catégories populaires (les 30 % les moins favorisés), et une classe moyenne rassemblant la moitié de la population totale, entre les plus aisés et les moins aisés. Sous cette hypothèse – utilisée pour de nombreux travaux portant sur les situations de logement – les revenus disponibles de la classe moyenne sont (pour une personne seule), en 2008, compris entre 1 163 et 2 127 euros par mois.

18Il s’ensuit un tableau de situation, en termes de niveaux de vie, pour 2008, différent bien entendu selon la situation des ménages.

Frontières des niveaux de vie selon trois configurations familiales

tableau im1
Célibataire Couple sans enfant Couple avec 2 enfants Les 20 % les plus aisés 2 127 € et + 4 068 € et + 5 174 € et + Les classes moyennes de 1 163 à 2 127 € de 2 174 à 4 068 € de 3 057 à 5 174 € Les 30 % les plus modestes de 0 à 1 163 € de 0 à 2 174 € de 0 à 3 057 €

Frontières des niveaux de vie selon trois configurations familiales

19Il n’y a pas avec ces approches une classe moyenne homogène, mais des catégories de la population qui se trouvent dans la moyenne (ou autour de la moyenne).

20Dans cette optique, un spécialiste du CREDOC, Régis Bigot, a proposé une analyse de l’évolution des conditions des classes moyennes aboutissant à des conclusions moins pessimistes que ce qui est généralement martelé (rejoignant d’ailleurs en cela les travaux de Goux et Maurin) [3].

21Bigot propose sa partition de la société, en tranches de 10 %. Les « pauvres », en 2007, disposent mensuellement (pour une personne seule) de moins de 780 €. Suivent les « modestes », avec moins de 1 120 €. Les classes moyennes (30 % de la population) « inférieures » dépassent ce seuil et se trouvent sous un plafond de 1 750 €. La limite pour les classes moyennes « supérieures » (20 % de la population) est à 2 600 €. Les « aisés » se situent entre 2 600 € et 3 010 €. Au-dessus, on trouve les 10 % de « hauts revenus ». Bigot précise que les Français considèrent que l’on est riche à partir de 4 660 € de revenus mensuels (ce qui, en termes de niveaux de vie, concerne 3 % de la population).

22L’auteur présente la célèbre et discutée « courbe en U », qui consiste à décrire un système socio-fiscal favorable aux deux extrêmes de la distribution des niveaux de vie. Les plus aisés bénéficient des réductions d’impôts ; les plus défavorisés des revenus d’assistance. Au centre, les classes moyennes seraient, relativement, délaissées.

23Bigot soutient qu’il n’y a ni déclin, ni paupérisation des classes moyennes. La France se distingue en effet dans la zone OCDE par le resserrement de la distribution des revenus autour de la moyenne. Par ailleurs, le niveau de vie médian est passé de 1 220 € par mois en 1996, à 1 384 € en 2005. Des conditions de vie améliorées et un pouvoir d’achat croissant n’empêchent pas une morosité plus prononcée.

24Bigot l’explique par le déclassement des jeunes et par la précarisation de l’emploi. Surtout, il avance une explication en termes de « dépenses contraintes » (celles qui, chaque mois, ne peuvent être arbitrées). Rassemblant les remboursements d’emprunts, les impôts directs, les dépenses d’assurance et de logement, elles sont significativement plus lourdes maintenant. Exposées plus frontalement à l’augmentation des prix, dans l’immobilier principalement, les classes moyennes (notamment inférieures) ont l’impression, fondée, de disposer de moins d’argent en fin de mois.

25Un critère subjectif : l’auto-évaluation. – Une dernière approche consiste à prendre au sérieux les perceptions des individus quant à leur propre position sociale. En France, les résultats de sondages d’opinion indiquent que deux personnes sur trois s’identifient spontanément aux classes moyennes. Le résultat, toujours actuel, confirme ce que Valéry Giscard d’Estaing résumait dans le titre d’un de ses ouvrages : « deux Français sur trois ».

26Cette forte identification française aux classes moyennes est à relativiser dans la mesure où, comme on l’a déjà indiqué, le sentiment d’appartenance à des classes sociales diminue. La moitié seulement des personnes vivant en France estiment appartenir à une classe sociale, la propension étant plus élevée d’ailleurs pour les cadres que chez les ouvriers [4].

27Ce niveau élevé d’adhésion spontanée à l’idée d’appartenir aux classes moyennes s’explique en partie par la sous-déclaration des individus appartenant aux catégories les moins bien loties, qui préfèrent l’image valorisante des classes moyennes à celle plus ternie attachée aux classes défavorisées. Les déclarations des groupes les plus favorisés sont victimes d’un biais symétrique. Peu conscients de leur aisance, ceux-ci se considèrent en grande majorité comme faisant partie des classes moyennes.

28Des enquêtes récentes menées par le CREDOC ou pour la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), il ressort que les deux tiers des Français veulent bien se classer dans cette catégorie. Ceci ne leur confère pas une identité de classe, mais confirme que les Français se représentent, pour les deux tiers d’entre eux, au centre de la distribution des revenus et des positions sociales.

Deux tiers de Français estiment appartenir aux classes moyennes

tableau im2
Enquête Ifop, Fondation pour l’Innovation politique (2010) Les défavorisés Les catégories modestes Les classes moyennes Les classes moyennes supérieures Les favorisés ou les aisés 4 % 29 % 52 % 13 % 2 % Total « classes moyennes » : 65 % Enquête « Conditions de vie et Aspirations des Français » CREDOC, 2008 Défavorisés Classes populaires Classe moyenne inférieure Classe moyenne supérieure Aisés, privilégiés 6 % 21 % 44 % 22 % 5 % Total « classes moyennes » : 66 %

Deux tiers de Français estiment appartenir aux classes moyennes

Sources : Fondapol, CREDOC

29L’enquête de 2010 pour la Fondapol nous indique que le sentiment d’appartenance à telle ou telle catégorie varie selon la catégorie socioprofessionnelle. 90 % des cadres supérieurs se reconnaissent dans l’expression classes moyennes, 42 % des ouvriers. Selon le statut d’occupation du logement, la variation est également élevée : 74 % des propriétaires se voient appartenir aux classes moyennes ; ce n’est le cas que de 53 % des locataires. En matière de localisation, 63 % des ruraux se comptent dans les classes moyennes. C’est le cas de 76 % des habitants de l’agglomération parisienne.

30Cette importance subjective des classes moyennes, en France, se retrouve en comparaison internationale, européenne au moins. Dans une récente enquête Eurobaromètre, il apparaît que 60 % (soit presque deux tiers) des Français estiment que leur ménage se trouve dans une situation « ni riche, ni pauvre ». En moyenne dans l’Union, c’est le cas de 49 % des ménages. La France, sur ce plan, est au premier rang européen.

31Il y a là illustration de la place particulière que revêtent, en France, le sujet des classes moyennes, celui des constats qui peuvent être faits de leurs progrès ou de leurs difficultés, et celui des politiques qui les distinguent, les oublient ou les défavorisent (relativement).

Part de la population estimant que son ménage est dans une situation… (en %)

figure im3

Part de la population estimant que son ménage est dans une situation… (en %)

Source : Eurobaromètre, décembre 2010

Situations et stratégies résidentielles

32Une autre étude, publiée en 2010 par le sociologue François Cusin, a pris en considération à la fois une approche en catégories socioprofessionnelles et une approche en revenus [5].

33Dans cette étude, sur la base du revenu déclaré, trois strates de tailles voisines ont été distinguées au sein des classes moyennes. Classiquement, mais avec des bornes qui correspondent aux particularités de l’enquête, on discerne ainsi des classes moyennes inférieures, intermédiaires, et supérieures.

tableau im4
Trois classes moyennes (CM) Revenu des célibataires Revenu des couples Poids de chaque strate dans les classes moyennes (%) Part des cadres et professions intellectuelles sup. dans chaque strate (%) CM Inférieure moins de 1 800 € moins de 2 700 € 35,4 13,7 CM Intermédiaire de 1 800 à 2 500 € de 2 700 à 3 750 € 32,8 25,8 CM Supérieure de 2 500 à 4 400 € de 3 750 à 6 600 € 31,8 50,1
Source : François Cusin, 2010

34Cette étude permet la mise en évidence de trois logiques.

  • Une logique d’amélioration croissante. Contre l’idée d’un affaiblissement généralisé des classes moyennes, une partie d’entre elles continuent à voir leurs conditions de logement s’améliorer et leurs aspirations satisfaites par un mouvement ascendant, notamment en continuant à pouvoir devenir propriétaire. En vocabulaire simple, on a confirmation du fait que les classes moyennes supérieures se rapprochent des catégories les plus aisées.
  • Une logique de subsistance. Des ménages comptés dans les classes moyennes vivent des trajectoires sociales et résidentielles bloquées, voire descendantes. Les déménagements espérés sont repoussés. D’autres sont obligés, au sens de forcés. Les effets à la fois du chômage et des séparations sont, à ces égards, puissants. Dans certains de ces cas le projet d’accession à la propriété n’est plus vécu comme un aboutissement mais comme un coût qui devient insupportable.
  • Une logique de sécurisation. Des ménages « moyens », dans la hiérarchie des revenus et des catégories socioprofessionnelles cherchent à se défendre, à se protéger, économiquement, par la constitution d’un patrimoine (la propriété est parfaitement plébiscitée parmi les classes moyennes interrogées) et, géographiquement, par des lieux de vie qui sécurisent (dans un périurbain ou dans des espaces plus denses, mais toujours éloignés des catégories populaires).
Une observation de ce travail tient dans l’éclatement des classes moyennes, dans les fractures internes de cette grande catégorie, avec le déclassement objectif de la strate inférieure. L’étude confirme l’évolution positive pour une partie des classes moyennes supérieures, et une détérioration pour une partie des classes moyennes inférieures. Alors que ces dernières ressemblent de plus en plus (dans leur profil économique) aux catégories les moins aisées, elles cherchent de plus en plus à s’en distancer, que ce soit par le souci de ne pas voir scolarisés ensemble leurs enfants, par l’effort consenti pour éviter le parc social ou par le vote.

35Une autre conclusion notable est de rappeler que les situations varient fortement selon les régions. De ce poncif il faut garder à l’esprit que l’Île-de-France et Paris tout particulièrement, en matière de logement, se différencient de toutes les autres régions. Au regard de critères nationaux de catégorisation, être compté comme classes moyennes en Île-de-France, sur tout le spectre de situations qui peuvent être réunies de la sorte, ne fait pas partager grand-chose avec le fait d’être compté comme classes moyennes dans d’autres régions. Ici jouent à plein les coûts du logement.

36Une remarque encore relève des moteurs d’évolution des situations de logement des classes moyennes. Bien entendu le chômage joue, tout comme la production immobilière, plus ou moins bien formatée par les promoteurs. Mais une dimension essentielle est à souligner : l’évolution des structures familiales. Séparations et remises en couple sont deux dynamiques qui transforment les ménages moyens, et leurs conditions de logement.

Les quatre difficultés des classes moyennes

37La situation et les évolutions des classes moyennes dépendent, on l’a vu, largement de la définition, et, plus précisément, de la circonférence que l’on donne à cette catégorie de population. À chaque échéance électorale ce sont leurs difficultés et leur déclin qui sont érigés en sujet d’actualité et de controverse. L’élection présidentielle de 2012 aura été un moment d’accentuation de cette problématique traditionnelle [6]. Si le constat d’augmentation ou de rétrécissement de la classe moyenne est difficile à établir sans longues discussions des définitions, on peut tenter une synthèse des difficultés des catégories centrales de la distribution des revenus et des positions sociales.

38Le point crucial est d’avoir à l’esprit que, dans l’ensemble, les mécanismes sociofiscaux ne sont pas favorables aux classes moyennes (entendues comme les catégories situées entre les plus riches et les moins aisés). En effet, les aides sociales vont d’abord aux moins favorisés, les dépenses fiscales bénéficient aux mieux lotis. Alors qu’historiquement la politique du logement a plutôt visé les classes moyennes, celles-ci sont désormais relativement de côté par rapport, d’une part, aux ménages les plus pauvres et, d’autre part, aux investisseurs plus aisés. Dans leur diversité, les ménages ainsi rassemblés adoptent des stratégies d’adaptation, de sécurisation et de localisation qui accompagnent les transformations des territoires en France. Un éclatement structurel des classes moyennes (que l’on peut apprécier par la baisse du sentiment d’appartenance de classe) se double d’un certain émiettement des territoires.

39Au terme de ce parcours dans le monde hétérogène des classes moyennes et à travers ce déluge de données, que retenir donc pour qualifier les évolutions de ces catégories centrales ? On propose une synthèse en quatre « É » :

  • Effritement : les classes moyennes ne constituent pas une unité sociologique. Pour toutes les définitions et les approches on observe, au sein des ménages potentiellement réunis sous cette appellation, des tendances contrastées, voire opposées. Le constat n’est pas inédit. Il pouvait même être avancé il y a des décennies. Il est aujourd’hui clairement documenté.
  • Écrasement : au centre de la distribution des positions, les catégories socio-professionnelles désignables comme classes moyennes sont concurrencées par le haut et par le bas, à la fois par les plus aisés et par les moins fortunés, ne serait-ce qu’en termes de dépenses publiques.
  • Étalement : géographiquement, les classes moyennes alimentent, même si elles ne sont pas seules en l’affaire, la dynamique française de périurbanisation.
  • Émiettement : plus qu’effritement social et étalement géographique, les classes moyennes vivent un émiettement de la catégorie et un émiettement de leur positionnement sur le territoire.
En conclusion générale, on peut revenir à un peu de sagesse antique, pour se sortir des tumultes de l’actualité. Aristote soulignait, dans sa Politique, il y largement plus de deux millénaires : « Heureux sont les États dont les citoyens disposent d’un patrimoine modeste et suffisant ; car lorsque certains possèdent beaucoup alors que les autres n’ont rien […] une tyrannie peut naître de l’un des deux extrêmes. Lorsque la classe moyenne est importante, il y a moins de risques de discordes et de divisions ».

40Aristote terminait sa théorie des classes moyennes, pour une démocratie plus durable et plus tranquille, par une invitation adressée au législateur de ne pas accorder trop aux riches et de ne pas tromper les moins favorisés. Sagesse antique seulement ?


Date de mise en ligne : 07/05/2012.

https://doi.org/10.3917/etu.4165.0605

Notes

  • [1]
    Pour deux perspectives opposées, parues dans la même collection d’ouvrages, voir Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, coll. « La république des idées », 2006 ; Dominique Goux, Éric Maurin, Les nouvelles classes moyennes, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012.
  • [2]
    Op. cit.
  • [3]
    Régis Bigot, Fins de mois difficiles pour les classes moyennes, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010.
  • [4]
    Voir France Guérin-Pace, Olivia Samuel, Isabelle Ville (dir.), En quête d’appartenances. L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités, Paris, INED, 2009.
  • [5]
    Voir l’étude « Le logement, facteur d’éclatement des classes moyennes ? » sur le site www.fondation.dauphine.fr/
  • [6]
    Pour quelques éléments de constats mais aussi de critiques politiques, voir Laurent Wauquiez, La lutte des classes moyennes, Paris, Odile Jacob, 2011 et le dossier « 2012 : la bataille des classes moyennes », Alternatives économiques, n° 311, mars 2012. Notons, pour le passé, l’ouvrage de Michèle Alliot-Marie, La Grande Peur des classes moyennes, Paris, La Table Ronde, 1996, qui rappelle, une nouvelle fois, combien le sujet n’est pas neuf.
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